Leadership et culture sont les deux considérations primordiales pour les entreprises qui visent lexcellence en matière de sécurité. Une politique de prévention peut être jugée importante ou non selon la perception que le travailleur a de lintérêt réel manifesté par la direction pour cette politique et du soutien quelle lui apporte au quotidien. Il nest pas rare, en effet, que la direction élabore une telle politique de sécurité, mais néglige, par la suite, de sassurer quelle est appliquée au jour le jour, sur le terrain, par les cadres et les agents de maîtrise.
On avait coutume de penser quun «programme de sécurité» devait comporter certains «éléments essentiels». Ainsi, aux Etats-Unis, les autorités fournissent des directives sur la nature de ces éléments (politique, procédures, formation, contrôles, enquêtes, etc.). Au Canada, certaines provinces considèrent quil existe vingt éléments essentiels de ce type, tandis que des organismes britanniques proposent den faire figurer trente dans les programmes de sécurité. Si lon examine de près les raisonnements qui sous-tendent les différentes listes déléments essentiels, on saperçoit quelles ne font que reprendre le point de vue de quelque auteur du passé (Heinrich ou Bird, par exemple). Il en va de même pour les réglementations relatives aux programmes de sécurité qui, bien souvent, ne font que refléter lavis dun auteur dantan. En fait, ces points de vue sont rarement le fruit dun effort de recherche; il en résulte que les éléments essentiels retenus peuvent être valables dans une organisation, mais non dans une autre. Si lon examine les études relatives à lefficacité des systèmes de sécurité, on constate que, même si de nombreux éléments essentiels interviennent dans les résultats obtenus en matière de prévention, cest néanmoins la perception que le travailleur a de la culture de lorganisation qui détermine si tel ou tel élément va être efficace. Il existe un certain nombre détudes citées dans les références bibliographiques en fin de chapitre qui permettent de conclure quil ny a, dans un programme de sécurité, ni «impératifs absolus» ni éléments «essentiels».
Cette réalité pose de sérieux problèmes, car les réglementations de sécurité se contentent généralement denjoindre aux entreprises «davoir un programme de sécurité» composé de cinq ou sept éléments, ou même davantage, alors quil est évident que plusieurs des actions prescrites vont être inopérantes et vont constituer une perte de temps et un gaspillage defforts et de moyens qui pourraient être affectés à des activités de prévention proactives. Les résultats obtenus en matière de sécurité sont déterminés bien plus par la culture qui imprègne lorganisation que par la nature des éléments qui constituent le programme de prévention. Dans une culture de sécurité positive, nimporte quel élément, ou presque, jouera un rôle actif, alors que dans une culture négative, il est fort probable quaucun élément ne donnera de bons résultats.
Si la culture dune organisation revêt autant dimportance, la gestion de la sécurité devrait sefforcer avant tout de créer une culture telle que les activités de prévention donnent des résultats. Le terme culture peut être défini librement comme «la façon dont ça se passe chez nous». Une culture de sécurité est positive dès lors que les travailleurs sont sincèrement convaincus que la sécurité est une valeur capitale de lorganisation et quelle y occupe une priorité de haut rang. Pour que le personnel puisse parvenir à cette perception, il est indispensable quil juge la direction crédible, que les mots inscrits dans la politique de sécurité soient vécus au quotidien, que les décisions de la direction en matière de dépenses montrent quelle consacre de largent aux travailleurs (et quelle na pas pour seul objectif la recherche du profit), que les mesures et les récompenses prévues par la direction poussent les cadres moyens et les agents de maîtrise à des niveaux de performance satisfaisants, que les travailleurs aient un rôle à jouer dans la résolution des problèmes et la prise de décisions, quun climat de confiance règne entre la direction et le personnel, que la communication soit franche et que le travail accompli par le personnel soit apprécié à sa juste valeur.
Dans une culture de sécurité positive comme celle qui vient dêtre définie, la quasi-totalité des éléments du programme de sécurité sont efficaces. Si une organisation, en fait, possède une telle culture, elle naura guère besoin dun «programme de sécurité», car la prévention fait alors partie intégrante de la gestion. Pour parvenir à une culture de sécurité positive, un certain nombre de conditions doivent être remplies:
Ces six conditions pourront être remplies quel que soit le style de gestion de lorganisation autoritaire ou participatif et quelle que soit la manière daborder le problème de la sécurité.
En soi, lexistence dune politique de sécurité ne suffit pas: il faut en assurer le suivi et lui donner une impulsion. Ainsi, le fait que cette politique stipule explicitement que les agents de maîtrise sont responsables de la sécurité ne veut strictement rien dire en labsence des dispositions ci-après:
Ces conditions valent pour tous les niveaux de lorganisation. Les tâches doivent être définies, les critères dévaluation des performances doivent être justes et les bons résultats doivent être récompensés. Ainsi, ce nest pas la politique de sécurité qui détermine les performances, mais la responsabilisation des intéressés. Cest elle qui est la véritable clé de la création dune culture. Ce nest que lorsque les travailleurs voient les cadres exécuter quotidiennement leurs tâches de sécurité quils seront persuadés de la crédibilité de lencadrement et du fait que la direction générale na pas agi à la légère lorsquelle a entériné la politique de sécurité.
Il est dès lors évident que le leadership joue un rôle capital en matière de sécurité, car il façonne la culture qui va déterminer le succès ou léchec des efforts de prévention de lorganisation. Un bon meneur déquipes définit clairement les objectifs recherchés et les dispositions qui vont être prises concrètement pour y parvenir. Le leadership est infiniment plus important que la politique; en effet, par leurs actes et leurs décisions, ceux qui lexercent envoient des messages très clairs dun bout à lautre de lorganisation quant aux mesures qui sont importantes et à celles qui ne le sont pas. Il arrive que des entreprises déclarent dans leur politique que la sécurité et la santé sont des valeurs fondamentales, puis élaborent des mesures et favorisent des structures qui encouragent exactement le contraire.
Par les actions et les programmes quil entreprend, par les mesures quil adopte et les encouragements quil dispense, le leadership détermine le succès ou léchec des efforts de prévention. Cette constatation na jamais été aussi manifeste aux yeux des travailleurs de lindustrie quau cours des années quatre-vingt-dix. A aucun moment, en effet, il ny eut dallégeance plus déclarée à la sécurité et à la santé quau cours de la décennie écoulée. Dans le même temps, il ny eut jamais autant de réductions ou dajustements deffectifs, ni autant de pressions exercées pour augmenter la production et réduire les coûts avec, pour conséquences, davantage de stress, plus dheures supplémentaires imposées, plus de travail pour moins de travailleurs, plus dappréhension pour lavenir et moins de sécurité de lemploi quauparavant. Lajustement des effectifs a décimé les rangs des cadres moyens et des agents de maîtrise et imposé davantage de travail à un nombre plus restreint de travailleurs (les personnes clés en matière de sécurité). On a une impression généralisée de surcharge ou de surmenage à tous les niveaux de lorganisation. Or, la surcharge provoque davantage daccidents, occasionne plus de fatigue physique ou psychologique, plus de stress, plus de situations multipliant les mouvements répétitifs et davantage de troubles dus à des effets traumatiques cumulés. On constate également, dans de nombreuses organisations, une dégradation des rapports entre lentreprise et le travailleur, caractérisés jusque-là par des sentiments réciproques de confiance et de sécurité. Auparavant, un travailleur restait parfois à son poste même lorsquil était «blessé». En revanche, lorsquun travailleur a peur pour son emploi et quil voit que les rangs des cadres sont si clairsemés et quil nest plus encadré comme cest le cas de nos jours , il en vient à se dire que lorganisation ne se soucie plus de lui; ce sentiment se traduit par une dégradation de la culture de sécurité.
De nombreuses organisations appliquent une méthode simple que lon appelle analyse de lécart («gap analysis») et qui comprend trois étapes: 1) définir la situation que lon veut atteindre; 2) définir la situation où lon se trouve; 3) définir comment passer de lune à lautre, cest-à-dire la manière de combler lécart.
Définir la situation que lon veut atteindre . Quel programme de sécurité veut-on pour son organisation? Six critères ont été proposés pour lévaluation dun tel programme. On peut en choisir dautres ou préférer, par exemple, les sept variables «climatiques» de lefficience dune organisation établies par Likert (1967), lequel a montré que plus une organisation est performante dans certains domaines, plus elle est susceptible dêtre performante sur le plan économique et donc sur celui de la sécurité. Ces variables sont les suivantes:
Il existe dautres critères dévaluation, tels ceux proposés par Zembroski (1991) pour déterminer la probabilité dévénements catastrophiques.
Définir la situation où lon se trouve. Cest sans doute létape la plus délicate. On considérait à lorigine que lefficacité dun programme de sécurité pouvait être déterminée par le nombre daccidents du travail ou par quelque sous-ensemble daccidents (accidents donnant lieu à déclaration, accidents avec arrêt, taux de fréquence, etc.); du fait que ces données sont peu nombreuses, elles nont généralement que peu ou pas de validité statistique. Depuis cette constatation faite dans les années cinquante et soixante, les chercheurs ont renoncé à létude de ces données et ont tenté dévaluer lefficacité des programmes de sécurité en procédant à des audits. Lexercice consiste à prédéterminer ce quil convient de faire pour parvenir aux résultats désirés, puis détablir si ces mesures avaient été mises en uvre ou non.
Pendant des années, on a supposé que les scores des audits permettaient de prédire les résultats obtenus dans le domaine de la sécurité: plus le score de laudit est élevé une année, moins il y aura daccidents lannée suivante. On sait aujourdhui, grâce à diverses études, que la corrélation entre les scores des audits et le bilan des accidents est plutôt faible, si tant est quelle existe. Les études montrent, en effet, que la plupart des résultats des audits (externes, mais parfois conçus à lintérieur de lorganisation) présentent une corrélation bien meilleure avec le respect des règlements quavec le bilan de sécurité; de nombreux travaux et publications le confirment.
Un certain nombre détudes cherchant à établir une corrélation positive entre les résultats des audits et le bilan des accidents dans de grandes entreprises sur le long terme (pour déterminer si le bilan des accidents a effectivement une validité statistique) ont mis en évidence une corrélation nulle, voire négative dans certains cas, entre ces deux éléments. Ces mêmes travaux, en revanche, concluent généralement à une corrélation positive avec le respect des règlements.
Il savère que les mesures permettant dévaluer valablement lefficacité dun programme de sécurité (cest-à-dire en véritable corrélation avec le bilan réel des accidents dans de grandes entreprises sur de longues périodes) et pouvant servir à «combler lécart» sont peu nombreuses:
La mesure sans doute la plus importante est lenquête de perception qui sert à apprécier létat actuel de la culture de sécurité dune organisation; elle permet en effet de recenser les problèmes de sécurité critiques et de mettre en évidence les divergences de points de vue pouvant exister entre la direction et les travailleurs quant à lefficacité des programmes de sécurité.
Cette enquête débute par un bref questionnaire dont les réponses peuvent être transcrites en graphiques et en tableaux (voir figure 59.1). On demande en général aux participants dindiquer leur échelon, leur lieu de travail régulier, éventuellement leur catégorie professionnelle. Aucune question ne leur est posée qui permettrait aux personnes chargées de compiler les résultats de les identifier.
La deuxième partie de lenquête comporte un certain nombre de questions destinées à déceler la perception que le personnel a de différents aspects de la sécurité, chaque question pouvant intéresser plusieurs de ces aspects. On calcule pour chacun deux les réponses positives que lon exprime en pourcentages cumulés. Les pourcentages correspondant aux différents aspects sont ensuite présentés sous forme de diagramme (voir figure 59.1), les résultats étant classés suivant lordre décroissant des perceptions positives exprimées par les travailleurs. Les aspects situés du côté droit du diagramme sont ceux que les ouvriers perçoivent comme étant les moins positifs et qui ont par conséquent le plus besoin dêtre améliorés.
Nos connaissances quant aux facteurs qui déterminent lefficacité dun programme de sécurité ont considérablement progressé au cours des dernières années. Il est désormais admis que la culture de lorganisation est la clé du succès. Le comportement des travailleurs est dicté par la perception quils ont de cette culture; cest elle, par conséquent, qui va déterminer si tel ou tel élément du programme de sécurité aura un impact positif ou non.
Cette culture ne se crée pas par la simple formulation dune politique, mais bien par lexercice dun leadership, par des décisions et des actes au quotidien et par les dispositions prises pour assurer que les cadres, les agents de maîtrise et les équipes accomplissent leurs tâches en matière de prévention. Elle peut être édifiée sur des bases solides grâce à des systèmes de responsabilisation qui garantissent le niveau de performance fixé et grâce aussi à des mesures qui permettent, favorisent et consolident la participation des travailleurs. Enfin, elle peut être valablement évaluée par des enquêtes de perception, et il est possible den améliorer la qualité une fois que lorganisation a défini la situation quelle souhaite atteindre.
La culture de sécurité est une notion nouvelle dans le monde des spécialistes de la prévention et des chercheurs. On peut considérer quelle englobe dautres concepts relatifs aux aspects culturels de la sécurité du travail, tels que les attitudes et les comportements en matière de sécurité, ainsi que le climat de sécurité sur le lieu de travail, aspects plus communément évoqués et dailleurs assez bien documentés.
La question se pose de savoir si la culture de sécurité nest quune expression nouvelle recouvrant danciennes notions, ou si elle apporte un message nouveau susceptible daméliorer notre compréhension de la dynamique de la sécurité organisationnelle. La première partie du présent article tente de répondre à cette question en définissant le concept de culture de sécurité et en étudiant ses dimensions potentielles.
Lautre question que lon peut se poser au sujet de la culture de sécurité, et qui est traitée dans la deuxième partie du présent article, concerne son rapport avec les résultats obtenus par les entreprises dans le domaine de la prévention. On sait que des entreprises similaires appartenant à une même catégorie de risques ont pourtant des résultats différents en matière de sécurité. La culture de sécurité est-elle un facteur defficacité dans ce domaine et, dans laffirmative, quel est le type de culture de sécurité qui permettra dobtenir limpact souhaitable? Cette deuxième partie étudie quelques données empiriques montrant lincidence de la culture de sécurité sur les résultats obtenus dans la lutte contre les accidents du travail.
Enfin, la troisième partie aborde la question pratique de la gestion de la culture de sécurité, afin daider les dirigeants et les cadres à créer une culture de sécurité qui contribue à accroître la sécurité.
Le concept de culture de sécurité nest pas encore très bien défini; il se rapporte à toute une série de phénomènes dont certains comme les attitudes et les comportements des cadres et des travailleurs vis-à-vis du risque et de la sécurité sont déjà partiellement documentés (Andriessen, 1978; Cru et Dejours, 1983; Dejours, 1992; Dodier, 1985; Eakin, 1992; Eyssen, Eakin-Hoffman et Spengler, 1980; Haas, 1977). Ces études sont importantes en ce sens quelles fournissent des témoignages sur la nature sociale et organisationnelle des attitudes et des comportements individuels en matière de sécurité (Simard, 1988); toutefois, comme elles sont axées sur des acteurs particuliers de lentreprise, tels les cadres ou les travailleurs, elles nabordent pas la question plus large du concept de culture de sécurité qui caractérise les entreprises elles-mêmes.
On relève, dans les études sur le climat de sécurité réalisées au cours des années quatre-vingt, une tendance des chercheurs à se rapprocher de la démarche globale soulignée par la notion de culture de sécurité. Le concept de climat de sécurité renvoie aux perceptions que les travailleurs ont de leur environnement de travail et, notamment, du degré de préoccupation manifesté par la direction et les cadres vis-à-vis de la sécurité, à leurs activités en matière de prévention, ainsi quà leur implication dans la maîtrise des risques sur les lieux de travail (Brown et Holmes, 1986; Dedobbeleer et Béland, 1991; Zohar, 1980). On considère que les travailleurs développent et utilisent cet ensemble de perceptions pour déterminer ce quils croient que lon attend deux et quils se comportent en conséquence. Bien que conceptualisées comme une caractéristique individuelle au point de vue psychologique, les perceptions qui créent le climat de sécurité fournissent une évaluation précieuse de la réaction commune des travailleurs à une caractéristique organisationnelle construite socialement et culturellement, dans le cas présent par la gestion de la sécurité sur le terrain. Par conséquent, même sil nappréhende pas la culture de sécurité dans son intégralité, le climat de sécurité peut être considéré comme une source dinformation sur la culture de sécurité.
La culture de sécurité est un concept qui contient 1) les valeurs, les convictions et les principes formant lassise du système de gestion de la sécurité; ainsi que 2) lensemble des pratiques et des comportements illustrant et renforçant ces principes élémentaires. Ces convictions et ces pratiques traduisent le sens donné par les membres de lorganisation à leur quête de stratégies relatives aux risques professionnels, aux accidents et à la sécurité du travail. Ces convictions et ces pratiques sont partagées, dans une certaine mesure, par les acteurs eux-mêmes; bien plus, elles agissent également comme un moteur dactivités motivées et coordonnées en matière de sécurité du travail. On peut en déduire que la culture, dans ce cas, se différencie aussi bien des structures concrètes de la sécurité du travail (existence dun service de sécurité, dun comité paritaire dhygiène et de sécurité, etc.) que des programmes de prévention en place (identification et maîtrise des risques, inspection des lieux de travail, enquêtes sur les accidents, analyse de la sécurité des postes de travail, etc.).
Petersen (1993) estime que la culture de sécurité «est au cur du mode dutilisation des systèmes et des outils de sécurité» et donne lexemple suivant:
Deux entreprises avaient, dans le cadre de leur programme de prévention, des politiques analogues en matière denquêtes sur les accidents et incidents. Des incidents similaires se sont produits dans chacune delles et ont fait lobjet denquêtes. Dans la première entreprise, le contremaître sest aperçu que les travailleurs impliqués avaient un comportement dangereux; il le leur a immédiatement signalé et la noté dans leur dossier personnel de sécurité. Le cadre supérieur responsable a félicité ce contremaître davoir fait appliquer les consignes de sécurité. Dans la deuxième entreprise, le contremaître a étudié les circonstances de lincident; il a constaté que celui-ci sétait produit à un moment où lopérateur était soumis à une forte pression pour respecter les délais de fabrication au cours dune période marquée par des problèmes dentretien mécanique qui avaient ralenti la production, et dans un contexte où les travailleurs, préoccupés par de récentes réductions deffectifs qui leur faisaient craindre pour leur emploi, négligeaient les précautions dusage. Les dirigeants de lentreprise ont reconnu lexistence des problèmes dentretien préventif et ont organisé une réunion avec lensemble du personnel intéressé au cours de laquelle ils ont exposé la situation financière du moment et demandé aux travailleurs de veiller à la sécurité tout en uvrant à lamélioration de la production pour assurer la survie de lentreprise.
«Pourquoi, demande Petersen, a-t-on dans lune des sociétés adressé des reproches à lopérateur, rempli simplement les formulaires denquête et ordonné la reprise du travail, alors que dans lautre entreprise on sest rendu compte quelle devait faire face à des carences à tous les niveaux?» La différence réside non pas dans les programmes de prévention, mais dans les cultures de sécurité des deux entreprises et, cela, bien que lapplication culturelle du programme et les valeurs et convictions qui inspirent les pratiques mises en uvre déterminent dans une large mesure si le programme possède un contenu réel satisfaisant et a un impact suffisant.
Cet exemple montre que les cadres jouent un rôle en matière de sécurité du travail et que leur engagement et leurs actes contribuent fortement à façonner la culture de sécurité de lentreprise. Dans les deux cas, les contremaîtres ont réagi en fonction de ce quils ont perçu comme étant «la bonne façon dagir», une perception que les comportements ultérieurs des dirigeants nont fait que renforcer. Dans le premier exemple, la direction a manifestement encouragé une démarche du type «le règlement, cest le règlement», cest-à-dire bureaucratique et hiérarchique, alors que dans le deuxième, la démarche a été plus large et a conduit les cadres et les travailleurs à sinvestir personnellement dans la sécurité. Dautres approches culturelles sont possibles également. Ainsi, Eakin (1992) relève que, dans les très petites entreprises, il est courant de voir le chef dentreprise déléguer complètement la responsabilité de la sécurité aux salariés.
Ces exemples soulèvent limportance dune gestion dynamique de la culture de sécurité et des processus quimpliquent la création, la consolidation et le développement de la culture de lentreprise en matière de sécurité. Lun de ces processus est lexercice du leadership, manifesté par la direction générale et les autres responsables au sein de lentreprise, tels les représentants syndicaux. Le souci de la culture dentreprise a encouragé les études abordant le leadership dans lentreprise sous un jour nouveau et faisant ressortir limportance du rôle personnel des chefs naturels et organisationnels dans la manifestation de leur attachement aux valeurs et dans la communication de ces valeurs aux membres de lorganisation (Nadler et Tushman, 1990; Schein, 1985). Dans lexemple cité par Petersen, la première entreprise illustre une situation où le leadership de la direction a été strictement structurel, puisquil sagissait simplement dimposer le respect des consignes de sécurité. Dans la deuxième, la direction a fait preuve dune conception plus large du leadership en assumant à la fois un rôle structurel (par sa décision de laisser le temps dexécuter la maintenance préventive nécessaire) et un rôle personnel (par la tenue dune réunion avec les travailleurs pour parler de la sécurité et de la production dans un contexte financier difficile). Dans létude dEakin mentionnée plus haut, il semble que les cadres supérieurs de certaines petites entreprises nexercent pas le moindre leadership.
Les cadres moyens et les agents de maîtrise remplissent également une mission très importante dans la dynamique culturelle de la sécurité du travail. Dans une étude portant sur plus dun millier de contremaîtres, Simard et Marchand (1994) montrent quune forte majorité dentre eux sont impliqués dans la sécurité du travail, même si les schémas culturels de leur engagement peuvent varier. Dans certaines entreprises, le schéma dominant est celui dune «implication hiérarchique» davantage axée sur le contrôle; dans dautres, on a affaire à une «implication participative», les contremaîtres incitant et autorisant leurs subordonnés à prendre part à des activités de prévention; enfin, dans quelques entreprises, les contremaîtres abandonnent la sécurité à linitiative des travailleurs et sen désintéressent totalement. On voit aisément la correspondance entre ces différents styles de gestion de la sécurité par les agents de maîtrise et ce qui a été dit plus haut au sujet des schémas de leadership des cadres supérieurs en matière de sécurité du travail. Pourtant, létude de Simard et Marchand montre de manière empirique que la corrélation nest pas parfaite, ce qui vient étayer lhypothèse de Petersen selon laquelle lun des grands problèmes de nombreux chefs dentreprise est de trouver le moyen de susciter, chez les cadres moyens et les agents de maîtrise, une culture de sécurité solide axée sur lêtre humain. Il nest pas exclu que ce problème soit dû en partie au fait que la plupart des cadres subalternes continuent de se soucier essentiellement de la production et sont enclins à rejeter sur les travailleurs la responsabilité des accidents du travail et autres défaillances constatées dans ce domaine (DeJoy, 1987, 1994; Taylor, 1981).
Il ne faut pas considérer laccent mis sur le rôle de la direction et des cadres comme une négation de limportance des travailleurs dans la dynamique de la culture de sécurité sur le lieu de travail. La perception quils ont de la priorité donnée à la sécurité par leurs chefs hiérarchiques et leurs dirigeants influe sur leur motivation et leur comportement en matière de sécurité (Andriessen, 1978). Ce schéma dinfluence exercée du haut vers le bas a été mis en évidence dans de nombreuses expériences comportementales où le retour dinformation positif assuré par les cadres a servi à renforcer le respect des consignes formelles de sécurité (McAfee et Winn, 1989; Näsänen et Saari, 1987). On a, par ailleurs, noté que les travailleurs forment spontanément des équipes dès lors que lorganisation du travail leur offre la possibilité de simpliquer officiellement ou officieusement dans la gestion de la sécurité et la bonne marche de la production (Cru et Dejours, 1983; Dejours, 1992; Dwyer, 1992). Ce dernier type de comportement, axé davantage sur les initiatives prises par les équipes et leur aptitude à lautorégulation, peut être exploité de manière positive par la direction pour favoriser lengagement du personnel en faveur de la sécurité et la création dune véritable culture de sécurité dans lentreprise.
Les preuves empiriques de lincidence de la culture de sécurité sur les résultats obtenus dans la lutte contre les accidents du travail ne cessent de saccumuler. De nombreuses études examinent les caractéristiques dentreprises ayant de faibles taux daccidents et les comparent généralement à des entreprises similaires ayant des taux supérieurs à la moyenne. Réalisées dans des pays industriels comme dans des pays en développement, ces études se rejoignent pour considérer que lintérêt manifesté par des cadres supérieurs pour la sécurité et le leadership quils assument dans ce domaine joue un rôle capital (Chew, 1988; Hunt et Habeck, 1993; Shannon et coll., 1992; Smith et coll., 1978). Par ailleurs, la plupart de ces études montrent que dans les entreprises ayant un faible taux daccidents, limplication personnelle des cadres supérieurs dans la prévention est au moins aussi importante que les décisions quils prennent pour mettre en place un système structuré de gestion de la sécurité (ce qui comporte lengagement de moyens financiers et de ressources professionnelles, la définition de politiques et de programmes, etc.). Daprès Smith et coll. (1978), limplication active des cadres supérieurs a pour effet de motiver les cadres de tous niveaux, car elle entretient leur intérêt en les faisant participer; quant aux travailleurs, ils y voient la preuve que la direction est attachée à leur bien-être. Les résultats de nombreuses études semblent indiquer que lun des moyens les plus efficaces pour les cadres supérieurs de manifester et de promouvoir leur philosophie axée sur la personne humaine consiste à sengager dans des actions très visibles telles que des contrôles de sécurité sur les lieux de travail et des réunions avec le personnel.
Nombreuses aussi sont les études concernant le rapport entre culture de sécurité et résultats obtenus dans la lutte contre les accidents du travail: lengagement des agents de maîtrise en faveur dune approche participative de la gestion de la sécurité est généralement associé à des taux daccidents plus faibles (Chew, 1988; Mattila, Hyttinen et Rantanen, 1994; Simard et Marchand, 1994; Smith et coll., 1978). Ce comportement des agents de maîtrise est illustré par de fréquentes interactions et communications formelles ou non avec les travailleurs au sujet du travail et de la sécurité, par lattention portée à leurs performances dans ce domaine, par un retour dinformation positif et par les encouragements à leur participation aux activités de prévention. Par ailleurs, les caractéristiques dune surveillance efficace de la sécurité sont les mêmes que celles dune surveillance efficace de lexploitation et de la production, ce qui ne fait que renforcer lhypothèse selon laquelle il existe un lien étroit entre une gestion efficace de la sécurité et une bonne gestion globale.
Il est établi quun personnel qui se soucie de la sécurité est un facteur positif pour les résultats obtenus par lentreprise dans ce domaine. Toutefois, il faut se garder de ramener la perception que lon a dun comportement sûr à la simple vigilance et au seul respect des consignes de sécurité édictées par la direction, même si de nombreuses expériences comportementales montrent quun degré élevé dobservation de ces consignes réduit les taux daccidents (Saari, 1990). En effet, on sait que loctroi de certains pouvoirs au personnel et la participation active de celui-ci aux actions de prévention sont des facteurs de réussite des programmes de sécurité du travail. Au niveau de lentreprise, des études prouvent que les comités paritaires dhygiène et de sécurité qui fonctionnent bien (dont les membres ont une bonne formation en sécurité du travail, coopèrent à la réalisation des objectifs fixés et bénéficient du soutien de leurs mandants) contribuent largement aux résultats obtenus par lentreprise dans le domaine de la prévention (Chew, 1988; Rees, 1988; Tuohy et Simard, 1992). De même, au niveau des travailleurs eux-mêmes, les équipes que la direction incite à développer leur propre stratégie de sécurité et à sautoréguler obtiennent généralement de meilleurs résultats dans ce domaine que les équipes soumises à un régime autoritaire et à la désintégration sociale (Dwyer, 1992; Lanier, 1992).
On peut conclure de ce qui précède que le type de culture de sécurité qui a le plus de chances de donner de bons résultats est celui qui associe le leadership et le soutien des dirigeants, lengagement personnel des cadres moyens et la participation des travailleurs. En fait, ce type de culture de sécurité se situe à un niveau élevé dans ce que lon pourrait conceptualiser comme les deux dimensions essentielles de cette culture, à savoir la mission de sécurité et lengagement en faveur de la sécurité , comme on le voit à la figure 59.2.
La mission de sécurité concerne la priorité accordée à la sécurité du travail dans le cadre de la mission de lentreprise. Les ouvrages consacrés à la culture dentreprise soulignent limportance davoir une définition explicite et commune dune mission qui se dégage des valeurs essentielles de lentreprise et qui soutient ces valeurs (Denison, 1990). Par conséquent, la dimension de la mission de sécurité montre dans quelle mesure la direction reconnaît que la sécurité et la santé au travail sont des valeurs essentielles de lentreprise et dans quelle mesure les cadres supérieurs exercent leur leadership pour promouvoir lintégration de ces valeurs dans les systèmes et les pratiques de gestion. On peut émettre dès lors lhypothèse quun sens aigu de la mission de sécurité (+) a une incidence positive sur les résultats obtenus dans ce domaine, car il incite chacun des membres de lentreprise à adopter un comportement axé sur la sécurité du travail; il facilite par ailleurs la coordination en définissant un objectif commun, ainsi quun critère externe pour lorientation de ce comportement.
Lengagement en faveur de la sécurité constitue un objectif convergent pour les agents de maîtrise et les travailleurs lorsquil sagit dassurer la sécurité sur le tas. Les écrits sur la culture dentreprise tendent à prouver quun degré élevé dimplication et de participation contribue au succès, car il crée chez le personnel un sentiment dappropriation et un sens des responsabilités qui suscitent un engagement volontaire plus marqué, facilitant à son tour la coordination des comportements et rendant pratiquement superflus les systèmes explicites de contrôle bureaucratique (Denison, 1990). Certaines études montrent en outre que lengagement en faveur de la sécurité peut constituer une stratégie de la direction pour obtenir de bons résultats, mais aussi une stratégie des travailleurs pour améliorer leur environnement professionnel (Lawler, 1986; Walton, 1986).
Daprès la figure 59.2, les entreprises qui associent à un degré élevé mission de sécurité et engagement en faveur de la sécurité font preuve de ce que lon pourrait appeler une culture de sécurité intégrée . Cette expression signifie que la sécurité du travail fait partie intégrante non seulement de la culture de lentreprise en tant que valeur essentielle, mais aussi du comportement de lensemble du personnel, renforçant ainsi la marque dun engagement total du sommet à la base. Les témoignages évoqués plus haut viennent étayer lhypothèse selon laquelle ce type de culture de sécurité devrait permettre aux entreprises de réaliser les meilleures performances dans le domaine considéré.
La gestion dune culture de sécurité intégrée exige, en premier lieu, que la direction ait la volonté dintégrer cette culture à celle de lentreprise, ce qui nest pas une mince affaire. En effet, cela va bien au-delà de la définition dune politique déclarée de lentreprise soulignant limportance et la priorité accordées à la sécurité du travail et à la philosophie de sa gestion, encore que lintégration de la sécurité du travail aux valeurs clés de lentreprise soit lune des pierres angulaires dune culture de sécurité intégrée. Au demeurant, la direction devrait être consciente du fait quune telle politique constitue le point de départ dun vaste processus de mutation de lentreprise, étant donné que la plupart des entreprises ne fonctionnent pas encore avec une culture de sécurité intégrée. Bien entendu, les modalités de cette stratégie de mutation varieront en fonction du type de culture de sécurité qui existe déjà dans lentreprise (voir les cases A, B et C de la figure 59.2). En tout état de cause, lune des conditions primordiales est que la direction agisse en harmonie avec cette politique (autrement dit, quelle fasse ce quelle dit). Cela fait partie de lart personnel du leadership dont les cadres supérieurs devraient faire preuve dans lapplication de cette politique. Autre point capital: les cadres supérieurs devraient faciliter la mise en place ou la restructuration de systèmes formels de gestion afin de favoriser lédification dune culture de sécurité intégrée. Si, par exemple, la culture de sécurité existante est du type bureaucratique, le rôle du personnel de sécurité et du comité dhygiène et de sécurité devrait être réorienté de manière à encourager les agents de maîtrise et les travailleurs à sengager en faveur de la sécurité. De même, le système dévaluation des résultats devrait être adapté de façon à reconnaître la responsabilité des cadres subalternes, ainsi que les résultats obtenus par les travailleurs en matière de sécurité.
Les cadres subalternes, et notamment les agents de maîtrise, jouent un rôle décisif dans la gestion dune culture de sécurité intégrée. Plus précisément, ils devraient répondre des résultats obtenus par leurs équipes en matière de sécurité et inciter les travailleurs à prendre une part active aux efforts déployés dans ce domaine. Daprès Petersen (1993), les cadres subalternes ont bien souvent tendance à faire preuve de cynisme à ce sujet, car ils sont confrontés à la réalité des messages parfois contradictoires quils reçoivent des cadres supérieurs et à la mise en uvre de programmes qui vont et viennent et dont limpact est souvent faible et éphémère. Il sensuit que, dans bien des cas, la mise en place dune culture de sécurité intégrée peut appeler un changement de comportement des agents de maîtrise vis-à-vis de la sécurité.
Selon une étude de Simard et Marchand (1995), la manière la plus efficace damener les agents de maîtrise à changer de comportement est encore dadopter une démarche systématique comprenant un ensemble de mesures cohérentes et efficaces visant à résoudre trois grands problèmes inhérents à tout processus de changement: 1) la résistance des individus au changement; 2) ladaptation des systèmes de gestion existants pour quils viennent épauler le processus de changement; 3) le façonnage de la dynamique dans les domaines politique et culturel. Les deux derniers problèmes peuvent être traités en ayant recours au leadership personnel et organisationnel des cadres supérieurs, comme on vient de le voir. En revanche, dans les entreprises syndicalisées, ce leadership devrait modeler la dynamique politique de lentreprise de manière à dégager un consensus avec les responsables syndicaux pour instaurer une gestion participative de la sécurité au niveau des ateliers. Quant au problème de la résistance des agents de maîtrise au changement, il devrait être abordé non pas de manière directive ou autoritaire, mais par une démarche consultative non directive, leur permettant de participer au processus de changement et, en quelque sorte, de se lapproprier. Des techniques comme celles du groupe ou de la commission ad hoc, qui permettent aux agents de maîtrise et aux membres dune équipe dexprimer leurs préoccupations en matière de sécurité et daborder la résolution dun ou de plusieurs problèmes, sont souvent utilisées en association avec une formation spécifique des agents de maîtrise à la gestion participative.
Il est difficile dimaginer une culture de sécurité véritablement intégrée dans une entreprise qui ne possède ni comité dhygiène et de sécurité ni délégué à la sécurité; toutefois, de nombreux pays industriels et certains pays en développement se sont dotés dune réglementation qui incite ou oblige les entreprises à mettre en place une structure de ce genre. Il existe évidemment un risque que ces comités et ces délégués ne deviennent de simples succédanés dun réel octroi de pouvoirs et dun réel engagement du personnel au niveau de latelier et ne servent quà renforcer une culture de sécurité de type bureaucratique. Pour encourager linstauration dune culture de sécurité intégrée, comités paritaires et délégués à la sécurité devraient pousser à une approche décentralisée et participative de la gestion de la sécurité, par exemple: 1) en organisant des actions de sensibilisation du personnel aux risques professionnels et aux comportements de prise de risques; 2) en élaborant des procédures et des programmes de formation habilitant les agents de maîtrise et les travailleurs à résoudre divers problèmes de sécurité au niveau de latelier; 3) en participant à lévaluation des résultats obtenus par lentreprise en matière de sécurité; 4) en assurant un retour dinformation qui conforte les agents de maîtrise et les travailleurs dans leur action.
Un autre moyen efficace de promouvoir une culture de sécurité intégrée au sein du personnel consiste à réaliser une enquête didentification et de prise de conscience des problèmes de sécurité. En général, les travailleurs savent fort bien où se situent nombre de problèmes, mais, comme personne ne leur demande leur avis, ils répugnent à simpliquer dans le programme de prévention. Réalisée de manière anonyme, une enquête de ce type permet de sortir de limpasse et de favoriser limplication du personnel dans la sécurité tout en apportant aux cadres supérieurs un retour dinformation utile pour améliorer la gestion du programme de sécurité. Ce genre denquête peut être réalisé par la méthode de lentretien avec questionnaire appliquée à tous les membres du personnel ou à un échantillon statistiquement représentatif (Bailey, 1993; Petersen, 1993). Si lon veut parvenir à instaurer une culture de sécurité intégrée, il est indispensable dassurer le suivi de lenquête entreprise. Une fois les données rassemblées, la direction devrait lancer le processus de mutation en créant des groupes de travail ad hoc avec la participation de personnes appartenant à tous les échelons de lentreprise, travailleurs compris. Cette façon de procéder est de nature à assurer un diagnostic plus pointu des problèmes recensés et à identifier les moyens daméliorer la gestion de la sécurité là où le besoin sen fait sentir. Répétées tous les ans ou tous les deux ans, les enquêtes de ce type permettent de procéder à lévaluation périodique des progrès réalisés dans le cadre du système de gestion de la sécurité et de la culture de sécurité.
Nous vivons une époque de technologies nouvelles et de systèmes de production complexes où les fluctuations de léconomie mondiale, les exigences de la clientèle et les accords commerciaux affectent les relations sociales au sein des organisations (Moravec, 1994). Les entreprises sont confrontées à de nouveaux défis dans la création et le maintien dun environnement de travail placé sous le signe de la sécurité et de la santé. Plusieurs auteurs considèrent que les efforts déployés par la direction et son engagement en faveur de la sécurité, ainsi que la qualité de lencadrement, sont les éléments essentiels dun programme de prévention (Mattila, Hyttinen et Rantanen, 1994; Dedobbeleer et Béland, 1989; Smith, 1989; Heinrich, Petersen et Roos, 1980; Simonds et Shafai-Sahrai, 1977; Komaki, 1986; Smith et coll., 1978).
Daprès Hansen (1993a), lengagement de la direction en faveur de la sécurité ne suffit pas sil se contente dêtre passif: seul un leadership actif et manifeste capable de créer un climat favorable à un niveau de performance élevé peut faire de lentreprise un lieu où lon travaille en toute sécurité. Rogers (1961) indique que «si ladministrateur, le chef militaire ou le chef dentreprise crée un tel climat au sein de son organisation, le personnel sera plus réceptif, plus créatif, mieux à même de sadapter aux nouveaux problèmes, plus foncièrement coopératif». Ainsi, le leadership qui sexerce dans le domaine de la prévention est considéré comme favorisant un climat où lon apprécie de travailler en sécurité.
Le concept même de climat de sécurité na pas fait lobjet de nombreuses études (Zohar, 1980; Brown et Holmes, 1986; Dedobbeleer et Béland, 1991; Oliver, Tomás et Meliá, 1993; Meliá, Tomás et Oliver, 1992). Le personnel dune entreprise est confronté à des milliers dévénements, dusages et de procédures quil perçoit sous forme densembles connexes, de sorte que tout environnement de travail reflète de nombreux climats et que le climat de sécurité est perçu comme lun deux. Le concept de climat étant complexe et comportant plusieurs niveaux, la recherche sur le climat organisationnel souffre de nombreuses difficultés, conceptuelles et de mesure. Il paraît donc indispensable dexaminer ces problèmes si lon veut que le climat de sécurité reste un sujet pertinent de recherche et un outil de gestion digne dintérêt.
Le climat de sécurité est considéré comme une notion significative ayant des implications considérables dès lors quil sagit de comprendre les performances des salariés (Brown et Holmes, 1986) et de parvenir à la maîtrise des accidents (Mattila, Hyttinen et Rantanen, 1994). Si les dimensions du climat de sécurité peuvent être appréciées de manière précise, la direction pourra sen inspirer pour identifier et évaluer les secteurs qui peuvent être à lorigine de difficultés. Par ailleurs, le recours à un score de climat de sécurité normalisé pourra permettre des comparaisons utiles entre branches dactivité, indépendamment des différences concernant les technologies et les risques. Un tel score peut donc servir de ligne directrice dans lélaboration de la politique de sécurité dune entreprise. Le présent article aborde le concept de climat de sécurité dans le contexte des études portant sur le climat organisationnel; il examine les rapports entre la politique de sécurité et le climat de sécurité et étudie les incidences de la notion de climat de sécurité sur le leadership pour lélaboration et la mise en uvre dune politique de sécurité au sein dune organisation industrielle.
Le climat organisationnel est un concept très répandu depuis un certain temps. De nombreux articles lui ont été consacrés à partir du milieu des années soixante (Schneider, 1975a; Jones et James, 1979; Naylor, Pritchard et Ilgen, 1980; Schneider et Reichers, 1983; Glick, 1985; Koys et DeCotiis, 1991). Il existe plusieurs définitions de ce concept. Lexpression climat organisationnel est utilisée assez librement pour désigner une large catégorie de variables organisationnelles et perceptives qui reflètent les interactions entre lindividu et lorganisation à laquelle il appartient (Glick, 1985; Field et Abelson, 1982; Jones et James, 1979). Selon Schneider (1975a), ce terme devrait désigner un domaine de recherche plutôt quun objet spécifique danalyse ou un ensemble particulier de dimensions. En fait, le concept de climat organisationnel devrait être remplacé par celui de climat utilisé pour désigner un climat précis.
Létude du climat au sein dune organisation est malaisée, car il sagit dun phénomène complexe comportant plusieurs niveaux (Glick, 1985; Koys et DeCotiis, 1991). Des progrès ont cependant été accomplis dans la conceptualisation du construit de climat (Schneider et Reichers, 1983; Koys et DeCotiis 1991). La distinction entre climat psychologique et climat organisationnel proposée par James et Jones (1974) est désormais admise. La différenciation intervient en termes de niveau danalyse. Le climat psychologique est étudié au niveau de lindividu, le climat organisationnel létant au niveau de lorganisation. Lorsquon le considère comme une caractéristique de lindividu, lexpression climat psychologique est préconisée; lorsquon le considère comme une caractéristique de lorganisation, il faut parler de climat organisationnel . Ces deux aspects du climat sont considérés comme des phénomènes pluridimensionnels qui décrivent la nature de la perception que les salariés ont de leur vécu au sein dune structure de production.
Bien que la distinction entre climat psychologique et climat organisationnel soit généralement admise, elle na pas pour autant libéré la recherche sur le climat organisationnel de ses difficultés conceptuelles et méthodologiques (Glick, 1985). Lun des problèmes non résolus est celui de lagrégation. Souvent, le climat organisationnel est défini comme la simple agrégation du climat psychologique à lorganisation (James, 1982; Joyce et Slocum, 1984). La véritable question est de savoir comment on peut regrouper les descriptions que les individus font de leur milieu de travail de manière à représenter une unité sociale élargie, à savoir lorganisation. Schneider et Reichers (1983) observent «quil faut se livrer à un travail conceptuel considérable avant de recueillir des données, afin que: a) les grappes dévénements étudiées fournissent un échantillon pertinent du domaine des questions; b) lenquête soit relativement descriptive et focalisée et vise lunité (individu, sous-système, ensemble de lorganisation) dintérêt aux fins danalyse». Glick (1985) ajoute que le climat organisationnel devrait être conceptualisé comme un phénomène organisationnel plutôt que comme la simple agrégation du climat psychologique. Il confirme également lexistence de multiples unités de théorie et danalyse (individu, sous-unité, organisation). Le climat organisationnel implique une unité de théorie organisationnelle: il ne désigne pas le climat dun individu, dune équipe, dune catégorie professionnelle, dun service ou dun poste. Sagissant du climat dun individu ou du climat dun groupe de travail, il faut utiliser dautres étiquettes et dautres unités de théorie et danalyse.
La convergence des perceptions entre salariés dune organisation a retenu lattention de bien des chercheurs (Abbey et Dickson, 1983; James, 1982). Les petits écarts notés dans la perception du climat psychologique sont attribués à des erreurs aléatoires et à des facteurs de contenu. Etant donné que lon demande aux salariés de sexprimer sur le climat de lorganisation et non sur leur propre climat psychologique ou sur le climat de leur équipe, on considère que nombre de sources de distorsion et derreurs aléatoires au niveau de lindividu sannulent mutuellement quand on agrège les mesures perceptives au niveau de lorganisation (Glick, 1985). Pour bien faire la distinction entre le climat psychologique et le climat organisationnel et évaluer les apports relatifs des processus organisationnels et psychologiques comme déterminants de ces climats, il paraît essentiel de se servir de modèles à niveaux multiples (Hox et Kreft, 1994; Rabash et Woodhouse, 1995). Ces modèles tiennent compte des niveaux psychologiques et organisationnels, mais sans avoir recours aux mesures moyennes de climats organisationnels généralement faites sur la base dun échantillon représentatif dindividus rejoints dans un certain nombre dorganisations. Il est en effet établi (Manson, Wong et Entwisle, 1983) que lagrégation, au niveau de lorganisation, de mesures faites à léchelon des individus donne une estimation faussée des moyennes de climats organisationnels et des effets que les caractéristiques organisationnelles peuvent avoir sur les climats. La thèse selon laquelle les erreurs de mesure au niveau individuel sannulent lorsquon en fait la moyenne sur lensemble de lorganisation est dénuée de fondement.
Le concept de climat soulève un autre problème rebelle lorsquon se propose de caractériser les dimensions du climat organisationnel ou psychologique. Jones et James (1979) et Schneider (1975a) ont proposé de recourir à des dimensions susceptibles dinfluer sur les critères dintérêt de létude ou dy être associées. Schneider et Reichers (1983) ont prolongé cette idée en argumentant que les entreprises présentent des climats différents selon quil sagit de la sécurité, du service à la clientèle (Schneider, Parkington et Buxton, 1980), des relations professionnelles au sein de lentreprise (Bluen et Donald, 1991), de la production, de la protection des lieux de travail ou de la qualité. Même si le recours à des critères plus précis se traduit par une certaine concentration des choix relatifs aux dimensions de climat, celui-ci nen demeure pas moins un terme générique assez large. Le degré de sophistication requis na pas encore été atteint pour pouvoir identifier les dimensions des pratiques et procédures pertinentes pour la compréhension des critères particuliers dans des collectivités données groupes, positions, fonctions, par exemple (Schneider, 1975a). Le besoin détudes axées sur des critères appropriés nexclut cependant pas la possibilité quun ensemble de dimensions relativement restreint puisse quand même décrire des environnements multiples, alors quune dimension particulière peut être liée positivement à certains critères, non liée à dautres et en corrélation négative avec un troisième ensemble.
Ce concept sest développé dans le cadre des définitions généralement admises du climat psychologique et du climat organisationnel. Actuellement, aucune définition spécifique donnant des orientations précises aux fins de mesures ou pour échafauder une théorie na été proposée. Les études qui ont cherché à mesurer ce concept sont rares; elles portent notamment sur un échantillon stratifié de 20 entreprises industrielles en Israël (Zohar, 1980), 10 entreprises manufacturières et agro-alimentaires du Wisconsin et de lIllinois (Brown et Holmes, 1986), 9 chantiers de construction dans le Maryland (Dedobbeleer et Béland, 1991), 16 chantiers de construction en Finlande (Mattila, Hyttinen et Rantanen, 1994; Mattila, Rantanen et Hyttinen, 1994), ainsi que sur des travailleurs de Valence en Espagne (Oliver, Tomás et Meliá, 1993; Meliá, Tomás et Oliver, 1992).
Le climat a été considéré comme un résumé des perceptions saillantes que les travailleurs ont de leur milieu de travail. Les perceptions sont la description du vécu dun individu au sein dune organisation plutôt que sa réaction dappréciation affective à ce vécu (Koys et DeCotiis, 1991). Daprès Schneider et Reichers (1983) et Dieterly et Schneider (1974), les modèles de climat de sécurité partent de lidée que ces perceptions sont indispensables comme cadre de référence pour évaluer ladéquation des comportements. On pensait quà partir dune variété de signaux présents dans leur environnement de travail les travailleurs développaient des ensembles cohérents de perceptions et dattentes et se comportaient en conséquence (Frederiksen, Jensen et Beaton, 1972; Schneider, 1975a, 1975b).
Le tableau 59.1 illustre la diversité qui caractérise le type et le nombre de dimensions du climat de sécurité présentées dans les études de validation portant sur ce sujet. Dans la littérature générale consacrée au climat organisationnel, les auteurs ne saccordent guère sur les dimensions de ce climat. En revanche, les chercheurs sont incités à utiliser des dimensions de climat susceptibles dinfluer sur les critères dintérêt de létude ou dy être associées. Cette démarche a été adoptée avec succès dans les études sur le climat de sécurité. Zohar (1980) a retenu huit ensembles de questions descriptives des événements, pratiques et procédures organisationnels qui permettent de différencier les usines à taux élevés daccidents de celles à faibles taux (Cohen, 1977). Brown et Holmes (1986), employant le questionnaire de Zohar à quarante questions, ont trouvé un modèle trifactoriel au lieu du modèle octofactoriel de Zohar. Pour mesurer le modèle trifactoriel de Brown et Holmes, Dedobbeleer et Béland se sont servis de neuf variables quils ont choisies comme étant représentatives des préoccupations du secteur du bâtiment en matière de sécurité et qui nétaient pas toutes identiques à celles figurant dans le questionnaire de Zohar. Un modèle bifactoriel a été trouvé. On est amené à se demander si les différences constatées entres les résultats de Brown et Holmes et ceux de Dedobbeleer et Béland sont imputables à lutilisation dune méthode statistique plus adéquate (méthode LISREL des moindres carrés pondérés avec coefficients de corrélation tétrachoriques). Oliver, Tomás et Meliá (1993) et Meliá, Tomás et Oliver (1992) ont repris le modèle de Dedobbeleer et Béland avec neuf variables analogues, mais non identiques, afin de mesurer les perceptions du climat de sécurité chez des travailleurs en état post- ou prétraumatique dans différents types de branches et sont parvenus à des résultats semblables.
Auteur(s) |
Dimensions |
Items |
Zohar (1980) |
Perception de l’importance de la formation à la sécurité |
40 |
Brown et Holmes (1986) |
Perception par les salariés du degré de préoccupation pour leur bien-être manifesté par la direction |
10 |
Dedobbeleer et Béland (1991) |
Engagement et participation de la direction en matière de sécurité |
9 |
Meliá, Tomás et Oliver (1992) |
Modèle bifactoriel de Dedobbeleer et Béland |
9 |
Oliver, Tomás et Meliá (1993) |
Modèle bifactoriel de Dedobbeleer et Béland |
9 |
Plusieurs stratégies ont été mises en uvre pour améliorer la validité des mesures du climat de sécurité. Il existe différents types de validité (de contenu, de convergence, de construit, etc.) et plusieurs modes dévaluation de la validité dun instrument. La validité de contenu est la représentativité déchantillonnage du contenu dun instrument de mesure (Nunnally, 1978). Dans la recherche sur le climat de sécurité, les questions sont celles dont des études antérieures ont montré quelles constituaient des mesures signifiantes de la sécurité du travail. Dautres juges «compétents» évaluent généralement le contenu de ces questions, puis lon se sert dune méthode appropriée pour regrouper ces jugements indépendants. On ne trouve pas trace de ce genre de procédure dans les articles consacrés au climat de sécurité.
La validité de construit exprime la mesure dans laquelle un instrument permet dévaluer la construction théorique élaborée par le chercheur. Elle exige la démonstration que le construit existe, quil est distinct dautres construits et que linstrument considéré mesure ce construit particulier et aucun autre (Nunnally, 1978). Dans son étude, Zohar a suivi plusieurs suggestions damélioration de la validité. Il a pris des échantillons représentatifs dusines et, dans chacune delles, un échantillon aléatoire stratifié de vingt travailleurs affectés à la production. Toutes les questions étaient axées sur le climat organisationnel de sécurité. Pour étudier la validité de construit de son instrument, il sest servi de coefficients de corrélation de rang de Spearman afin de vérifier la concordance entre les scores de climat de sécurité des usines considérées et le classement de ces usines effectué, dans chaque catégorie de production, par des inspecteurs de sécurité en fonction des pratiques de sécurité et des programmes de prévention des accidents. On a calculé les corrélations entre le niveau du climat de sécurité et lefficacité du programme de prévention telle quelle avait été jugée par ces inspecteurs. A laide danalyses factorielles confirmatoires LISREL, Brown et Holmes (1986) ont vérifié la validité factorielle du modèle de Zohar sur un échantillon de travailleurs américains. Ils voulaient valider ce modèle par la répétition préconisée des structures factorielles (Rummel, 1970). Or, les données recueillies nont pas permis deffectuer cette validation. Un modèle trifactoriel a donné une meilleure concordance. Les résultats ont également montré que les structures du climat demeuraient stables dune population à lautre. En effet, elles nétaient guère différentes pour les travailleurs ayant eu des accidents et pour ceux qui nen avaient pas eu, fournissant ainsi une mesure valide et fiable du climat au sein des groupes. Ensuite, on a comparé les groupes sur la base de leurs scores de climat et on a décelé des disparités dans la perception du climat. Le modèle ayant démontré sa faculté à distinguer les individus dont on sait quils diffèrent, la validité de convergence se trouvait dès lors établie.
Pour vérifier la stabilité du modèle trifactoriel de Brown et Holmes (1986), Dedobbeleer et Béland (1991) ont appliqué deux méthodes LISREL (la méthode du maximum de vraisemblance choisie par Brown et Holmes et la méthode des moindres carrés pondérés) à des travailleurs de la construction. Les résultats ont révélé quun modèle bifactoriel donnait une concordance globalement meilleure. La validité de construit a elle aussi été vérifiée par létude du rapport entre une mesure perceptive du climat de sécurité et des mesures objectives (caractéristiques structurelles et opérationnelles des chantiers). On a pu mettre en évidence des corrélations positives entre ces deux mesures. Des témoignages ont été recueillis auprès de différentes sources (ouvriers et contremaîtres) et de diverses façons (questionnaire écrit et entretiens). Mattila, Rantanen et Hyttinen (1994) ont reproduit cette étude en montrant que lon obtenait des résultats semblables à partir de la mesure objective de lenvironnement de travail reflétée par un indice de sécurité et celles perceptives du climat de sécurité.
Oliver, Tomás et Meliá (1993) et Meliá, Tomás et Oliver (1992) ont procédé à une reproduction systématique de la structure bifactorielle de Dedobbeleer et Béland (1991) sur deux échantillons de travailleurs exerçant des métiers différents; le modèle bifactoriel a donné la meilleure concordance. Les structures de climat ne variant pas entre les ouvriers des chantiers de construction américains et ceux de diverses branches dactivité en Espagne, on a donc obtenu une mesure valide du climat pour différentes populations et différentes catégories professionnelles.
La fiabilité est une condition importante dans lutilisation dun instrument de mesure; il sagit de la précision (cohérence et stabilité) des mesures fournies par cet instrument (Nunnally 1978). Zohar (1980) a évalué le climat de sécurité auprès déchantillons dorganisations utilisant des technologies variées. La fiabilité de ses mesures perceptives agrégées du climat organisationnel a été déterminée par Glick (1985). Pour cela, il a calculé la fiabilité moyenne à laide de la formule de Spearman-Brown fondée sur la corrélation intraclasse (CIC) à partir dune analyse simple de la variance, et a trouvé une CIC(1,k) de 0,981. Glick en a conclu que les mesures agrégées de Zohar étaient des mesures cohérentes du climat organisationnel de sécurité. Les analyses factorielles LISREL de confirmation effectuées par Brown et Holmes (1986), Dedobbeleer et Béland (1991), Oliver, Tomás et Meliá (1993) et Meliá, Tomás et Oliver (1992) ont établi, elles aussi, la fiabilité des mesures relatives au climat de sécurité. Dans létude de Brown et Holmes, les structures factorielles sont restées les mêmes pour les groupes à accidents et ceux sans accident. Oliver et coll. et Meliá et coll. ont démontré, de leur côté, la stabilité des structures factorielles de Dedobbeleer et Béland dans deux échantillons différents.
Le concept de climat de sécurité a des implications importantes pour les entreprises industrielles. Il suppose que les travailleurs possèdent un ensemble unifié de connaissances concernant les divers aspects de la sécurité de leur milieu de travail. Ces connaissances étant considérées comme un cadre de référence nécessaire à lévaluation de ladéquation du comportement (Schneider, 1975a), elles influent directement sur les résultats obtenus par les travailleurs en matière de sécurité (Dedobbeleer, Béland et German, 1990). Il existe donc des implications appliquées et fondamentales de la notion de climat de sécurité dans les entreprises industrielles. La mesure du climat de sécurité constitue un outil commode que la direction peut utiliser à peu de frais pour identifier et évaluer les secteurs susceptibles de poser des problèmes. Les entreprises devraient en faire un élément de leur système dinformation sur la sécurité, information qui pourrait servir de lignes directrices pour lélaboration dune politique de sécurité.
Dans la mesure où la perception que les travailleurs ont du climat de sécurité est fortement liée à lattitude et à lengagement de la direction vis-à-vis de la sécurité, on peut en conclure quun changement dattitude et de comportement de la direction est indispensable si lon veut améliorer le niveau de sécurité des entreprises industrielles. Une gestion de qualité constitue déjà, en soi, une politique de sécurité. Zohar (1980) est parvenu à la conclusion que la sécurité devait faire partie intégrante du système de production de telle manière quelle soit étroitement liée au contrôle des procédés de production exercé par la direction et les cadres. Ce point ressort bien de la littérature traitant de la politique de sécurité. Lengagement de la direction est jugé essentiel à lamélioration de la sécurité (Minter, 1991). Les démarches classiques nont quune efficacité limitée (Sarkis, 1990); elles reposent en effet sur des éléments comme les comités de sécurité, les réunions de sécurité, les consignes de sécurité, les slogans, les campagnes daffichage, les mesures dincitation ou les concours de sécurité. Daprès Hansen (1993b), ces approches confient la responsabilité de la sécurité à un coordonnateur détaché de sa mission opérationnelle et dont la tâche consiste presque exclusivement à contrôler les risques. Le principal écueil de ces démarches est quelles omettent dintégrer la sécurité dans le système de production et permettent de ce fait assez mal de déceler et de résoudre les négligences et les carences de gestion qui sont des facteurs daccidents (Hansen, 1993b; Cohen, 1977).
Contrairement aux travailleurs dusine étudiés par Zohar et par Brown et Holmes, ceux des chantiers de construction ont perçu les attitudes et les actes de leur gestion en matière de sécurité comme une seule et unique dimension (Dedobbeleer et Béland, 1991), tout en reconnaissant que la prévention est une responsabilité conjointe des travailleurs, des cadres et de la direction. Ces résultats ont dimportantes implications pour lélaboration des politiques de sécurité, car ils laissent entendre que le soutien de la direction et son engagement en faveur de la sécurité doivent être extrêmement explicites. Ils montrent aussi que les politiques de sécurité doivent aborder les préoccupations de la direction dans ce domaine aussi bien que celles des cadres et des travailleurs. Les réunions de sécurité telles que les «cercles culturels» de Freire (1988) peuvent constituer un très bon moyen dimpliquer les travailleurs dans linventaire et la résolution des problèmes de sécurité. On voit donc que, pour améliorer la sécurité au travail, les considérations de climat de sécurité sont étroitement liées à la mentalité participative, par opposition à la mentalité autoritaire qui a pu régner dans le secteur de la construction (Smith, 1993). Dans le contexte de laccroissement des dépenses consenties en faveur de la santé et de la réparation des accidents du travail, on a vu se dégager en matière de prévention une démarche exempte dantagonisme entre la direction et les travailleurs (Smith, 1993). Cette approche participative appelle dès lors une révolution dans la gestion de la sécurité, de même que labandon des programmes et des politiques de sécurité de type traditionnel.
Au Canada, Sass (1989) a évoqué la forte résistance opposée par les directions dentreprises et les pouvoirs publics à lextension des droits des travailleurs dans le domaine de la sécurité et de la santé au travail. Cette résistance repose sur des considérations dordre économique. Aussi Sass plaide-t-il en faveur «du développement dune éthique du milieu de travail fondée sur des principes égalitaires, et de la transformation du groupe de travail primaire en une communauté de travailleurs capables de façonner les caractéristiques de leur milieu de travail». Il relève également que le «partenariat» cest-à-dire lassociation de groupes de travail primaires en qualité dégaux est le type de rapport quil convient dinstaurer si lon veut refléter un environnement de travail démocratique dans lindustrie. Au Québec, cette philosophie progressiste a été concrétisée par la mise en place de «commissions paritaires» (Gouvernement du Québec, 1978); la législation impose, aux entreprises de plus de dix salariés, la création dune telle commission composée de représentants de lemployeur et des salariés. Cette commission a le pouvoir de décision sur les questions suivantes en matière de prévention: définition dun programme de services de santé, choix du médecin de lentreprise, examen des risques imminents et élaboration de programmes de formation et dinformation. Elle est également chargée du monitorage préventif dans lentreprise et doit répondre aux réclamations des salariés et de lemployeur, analyser et commenter les rapports daccidents, tenir un registre des accidents, lésions, maladies et réclamations des salariés, étudier les statistiques et informer sur ses propres activités.
Pour permettre à lentreprise dévoluer vers de nouveaux objectifs culturels, il faut que la direction ait la volonté de dépasser son propre «engagement» afin de parvenir à un leadership participatif (Hansen, 1993a). Lentreprise a donc besoin de chefs ayant une vision, dotés de la capacité de déléguer des pouvoirs et prêts à apporter les modifications souhaitables.
Ce sont les chefs qui créent le climat de sécurité par leurs actes. Il leur appartient dès lors de favoriser un climat où le fait de travailler en sécurité est apprécié, en invitant chaque travailleur à ne pas se borner à penser à son propre emploi, mais à se soucier de sa propre sécurité et de celle de ses collègues, et en cultivant et encourageant lexercice du leadership en faveur de la sécurité (Lark, 1991). Pour parvenir à ce résultat, les dirigeants doivent faire preuve dun ensemble de qualités: perspicacité, lucidité, motivation, capacité dinsuffler le sens du dévouement et de lengagement au-delà de lintérêt personnel, sang-froid, aptitude à susciter une «redéfinition des connaissances» en exprimant de nouvelles ambitions et en les faisant adopter, talent pour susciter lengagement et la participation, et profondeur de vues (Schein, 1985). Pour pouvoir changer quoi que ce soit au sein dune entreprise, ses dirigeants doivent avoir la volonté de «débloquer» (Lewin, 1951) la situation existante.
Daprès Lark (1991), le leadership dans le domaine de la sécurité exige que la direction et les cadres supérieurs créent un climat collectif dans lequel la sécurité constitue une valeur et où les agents de maîtrise et les autres cadres assument consciencieusement et à tour de rôle la maîtrise des risques. La direction et les cadres supérieurs définissent une politique de sécurité par laquelle ils reconnaissent la valeur quils attachent à chaque salarié et confirment leur engagement en faveur de la sécurité, établissent un lien entre la sécurité, lexistence même de lentreprise et la réalisation de ses objectifs, précisent quils attendent de chacun quil se sente responsable de la sécurité et prenne une part active au maintien de la sécurité et de la santé dans lentreprise, désignent par écrit un délégué à la sécurité et lui confèrent le pouvoir dappliquer la politique de lentreprise en la matière.
Les agents de maîtrise attendent de leurs subordonnés quils se comportent sans prendre de risques et quils participent directement à la reconnaissance des problèmes et à leur résolution. Pour les travailleurs, lexercice du leadership appliqué à la sécurité signifie quils doivent signaler les défauts constatés, considérer les mesures correctives comme un défi à relever et participer à leur mise en uvre.
Le leadership incite les gens à prendre des initiatives et leur donne les pouvoirs requis pour le faire. Au cur de cette notion doctroi de pouvoirs se trouve le concept de pouvoir, défini comme laptitude à maîtriser les éléments qui déterminent la vie de chacun. Toutefois, le nouveau mouvement de promotion de la santé tente de resituer le pouvoir, moins comme le «pouvoir sur» que comme le «pouvoir de» ou le «pouvoir pour» (Robertson et Minkler, 1994).
La recherche sur le climat de sécurité naborde que quelques-uns des problèmes conceptuels et méthodologiques auxquels sont confrontés les spécialistes du climat organisationnel. Si, pour lheure, aucune définition spécifique de la notion de climat de sécurité na encore été fournie, certains résultats de recherche sont cependant très encourageants. La plupart des études visent à la validation dun modèle de climat de sécurité. La définition des dimensions de ce climat a fait lobjet dune certaine attention; les dimensions préconisées par les études traitant des caractéristiques dont on a constaté quelles distinguaient les entreprises à taux élevé daccidents de celles à faible taux ont servi de point de départ utile pour la définition de ces dimensions. Des modèles octofactoriels, trifactoriels et bifactoriels ont été proposés. Le rasoir dOccam imposant une certaine parcimonie, la limitation du nombre de ces dimensions semble pertinente; de ce fait, le modèle bifactoriel est le mieux adapté, notamment lorsque le contexte de travail impose lutilisation de questionnaires courts. Les résultats fournis par lanalyse factorielle pour les échelles fondées sur deux dimensions sont tout à fait satisfaisants. Par ailleurs, une mesure valide du climat sobtient pour différentes populations et plusieurs professions. Toutefois, si lon veut que les règles de répétition et de généralisation de la vérification de la théorie soient satisfaites, il faudra entreprendre de nouvelles études. La gageure consiste à définir un univers de dimensions de climat possibles qui ait un véritable sens sur le plan de la théorie et qui soit pratique sur le plan de lanalyse. Les recherches ultérieures devraient également être axées sur des unités organisationnelles danalyse, avec une évaluation et une amélioration de la validité et de la fiabilité du climat organisationnel dans ses rapports avec la sécurité. Plusieurs études sont en cours dans différents pays, et lavenir semble prometteur.
Dans la mesure où le concept de climat de sécurité a dimportantes implications pour la politique de prévention, il est capital de pouvoir résoudre les problèmes conceptuels et méthodologiques qui se posent. A lévidence, ce concept appelle une révolution dans la gestion de la sécurité. Un changement dattitude et de comportement au niveau de la direction et des cadres devient une condition inéluctable si lon veut obtenir des résultats en matière de sécurité. Il faut quun «leadership participatif» se dégage de la période actuelle où restructurations et licenciements sont un signe des temps. La notion de leadership pose des défis et confère des pouvoirs. Dans ce processus doctroi de pouvoirs, employeurs et salariés vont développer leur aptitude à collaborer de manière participative. Ils vont aussi améliorer leurs facultés découte et dexpression, danalyse des problèmes et de création de consensus. Un sens de la collectivité, mais aussi de lefficacité personnelle doit se manifester. Employeurs et travailleurs seront alors en mesure de progresser en exploitant ces nouvelles connaissances et leurs compétences.
La gestion de la sécurité comprend deux tâches principales. Dune part, il incombe aux organes de sécurité de maintenir à leur niveau actuel les résultats obtenus par lentreprise en matière de sécurité et, dautre part, dappliquer des mesures et des programmes permettant délever ce niveau. Il sagit là de tâches différentes qui exigent des stratégies elles aussi différentes. Cet article décrit, pour le deuxième objectif, une méthode que de nombreuses entreprises ont appliquée avec succès et qui consiste à modifier le comportement; cette technique damélioration de la sécurité a trouvé plusieurs applications dans le commerce et lindustrie. Deux expériences portant sur les premières applications scientifiques de la modification du comportement et réalisées de manière indépendante ont été relatées par des Américains en 1978. Elles se situent dans des milieux radicalement différents, puisque Komaki, Barwick et Scott (1978) ont étudié une boulangerie, tandis que Sulzer-Azaroff (1978) a conduit ses expériences dans les laboratoires dune université.
La méthode consistant à modifier un comportement met laccent sur les conséquences de ce comportement. Lorsque des travailleurs sont amenés à opérer un choix entre plusieurs comportements, ils optent pour celui dont ils escomptent le meilleur résultat. Avant dagir, le travailleur prend en considération un ensemble dattitudes, daptitudes, de matériels et de conditions locales qui influent sur le choix de son action. Mais, ce sont surtout les conséquences prévisibles de cette action qui vont lui dicter son comportement. Daprès les théoriciens, cest parce que les conséquences ont un effet sur les attitudes et les aptitudes, entre autres choses, quelles jouent un rôle prépondérant dans le déclenchement dun changement de comportement (voir figure 59.3).
Le problème, dans le domaine de la sécurité, cest que de nombreux comportements dangereux amènent le travailleur à opter pour des conséquences positives (cest-à-dire apparemment gratifiantes pour lui) plutôt que pour un comportement sûr. Une méthode de travail dangereuse peut sembler plus gratifiante si elle est plus rapide, voire plus facile, et attire les félicitations du supérieur. Etant donné que chaque comportement dangereux nentraîne pas forcément des conséquences négatives (un accident, par exemple) car il faut la conjonction dautres facteurs défavorables pour quun accident se produise , les conséquences positives dépassent largement les conséquences négatives, tant en nombre quen fréquence.
A titre dexemple, au cours dun atelier, les participants ont analysé des vidéocassettes montrant différents postes dune usine. Ces participants (ingénieurs et opérateurs de machines appartenant à lusine) ont remarqué, entre autres choses, quune machine était en service avec son protecteur ouvert. «On ne peut pas le laisser fermé», a déclaré lun des opérateurs. «Si la marche automatique sarrête, jappuie sur linterrupteur de fin de course et joblige la dernière pièce à sortir de la machine», a-t-il poursuivi, «sinon il faut que jextraie la pièce non finie et que je la porte sur plusieurs mètres pour la poser sur le transporteur. Cette pièce est lourde; il est donc plus facile et plus rapide dutiliser linterrupteur de fin de course».
Ce petit incident illustre parfaitement la manière dont les conséquences escomptées dun choix affectent nos décisions. Lopérateur veut travailler rapidement et éviter de soulever une pièce lourde et difficile à manipuler; pour des questions de commodité, il rejette donc la méthode la plus sûre. Le même mécanisme peut sappliquer à tous les niveaux dune organisation. Ainsi, le directeur dune usine tient à maximiser le bénéfice dexploitation et à être récompensé pour ses bons résultats financiers. Si la direction générale se désintéresse de la sécurité, ce directeur aura tendance à privilégier les investissements les plus rentables, cest-à-dire ceux destinés à optimiser la production plutôt que ceux qui améliorent la sécurité.
Les pouvoirs publics imposent des règles aux décideurs économiques par voie législative et ils font appliquer la loi en lassortissant de sanctions. Le mécanisme est direct: le décideur qui commet une infraction peut sattendre à des conséquences négatives. La différence entre la démarche législative et celle dont il est question dans le présent article réside dans la nature des conséquences. Lapplication de la loi entraîne des conséquences négatives en cas dinfraction, tandis que les techniques de modification du comportement avalisent les comportements sûrs par des conséquences positives. Les conséquences négatives ont leurs inconvénients, même si elles sont efficaces. Dans le domaine de la sécurité, lutilisation de conséquences négatives est courante: elle va des sanctions imposées par lautorité aux réprimandes du supérieur hiérarchique. Les gens essaient déviter les sanctions; ce faisant, ils nhésitent pas à associer la sécurité aux sanctions, comme quelque chose de moins souhaitable.
Les conséquences positives qui renforcent un comportement sûr sont préférables, car elles associent des sentiments positifs à la sécurité. A supposer quun opérateur puisse attendre des conséquences plus positives sil utilise des méthodes de travail sûres, il va sy conformer. Si un directeur dusine est apprécié et reçoit une gratification en raison des résultats obtenus dans la lutte contre les accidents, il sera porté à accorder un poids plus grand à la sécurité dans ses décisions.
La palette des conséquences positives possibles est vaste; celles-ci vont de la considération sociale à toute une série de privilèges et davantages. Certaines de ces conséquences sont faciles à rattacher au comportement, tandis que dautres exigent des démarches administratives qui peuvent être très lourdes. Fort heureusement, la simple chance dêtre récompensé peut conduire à lamélioration dune performance.
Ce qui est particulièrement intéressant dans les premiers travaux de Komaki, Barwick et Scott (1978) et de Sulzer-Azaroff (1978), cest lutilisation dinformations relatives aux résultats envisagés en tant que conséquences. Au lieu de considérer les conséquences sociales ou des récompenses tangibles qui peuvent se révéler difficiles à gérer, ces chercheurs ont mis au point une méthode permettant de mesurer les résultats obtenus par un groupe de travailleurs dans la prévention des accidents et ont utilisé un indice de résultats comme conséquence. Cet indice avait été défini de manière à ne comporter quun seul chiffre compris entre 0 et 100. Grâce à son expression simple, il transmettait aux intéressés une image claire des résultats du moment. A lorigine, cette méthode avait pour seul but damener les travailleurs à modifier leur comportement et ne visait pas dautres aspects de lamélioration du milieu de travail, tels que le recours à des mesures de prévention technique ou à de nouvelles méthodes de travail. Le programme a été mis en uvre par des chercheurs sans la participation active des travailleurs.
Ceux qui recourent à la méthode de modification du comportement partent de lhypothèse quun comportement dangereux est lun des principaux facteurs de causalité des accidents, et un facteur qui peut évoluer isolément, sans répercussions ultérieures. Par conséquent, le point de départ naturel dun programme visant à modifier le comportement consiste à étudier les accidents afin de mettre en lumière les comportements dangereux (Sulzer-Azaroff et Fellner, 1984). La figure 59.4 illustre une application typique de la méthode en plusieurs étapes. Daprès ses auteurs, les actes sûrs doivent être indiqués avec une grande précision. La première étape consiste à définir les actes accomplis de manière correcte dans un secteur donné (département, unité, etc.). Ainsi, le port de lunettes de protection à certains postes est un acte sûr. En général, on définit un petit nombre dactes sûrs dix, par exemple.
Voici quelques autres exemples types de comportements sûrs:
Si un nombre suffisant de personnes entre 5 et 30, en règle générale travaillent dans un secteur donné, on peut dresser une liste de contrôle à partir des comportements dangereux observés. Le principe consiste à choisir, pour cette liste, des objets (comportements) qui nont que deux valeurs possibles: correct ou incorrect. Si le port de lunettes de protection, par exemple, constitue un comportement correct en la circonstance, il convient dobserver chaque personne séparément et de voir si elle porte des lunettes de protection ou non. Les observations recueillies fourniront ainsi des données objectives et précises sur la fréquence des comportements sûrs. La liste de contrôle sera complétée par linclusion des autres éléments pertinents. Si une liste comporte, par exemple, cent objets, il est facile de calculer lindice de performance à partir du pourcentage des objets cochés «correct», une fois lobservation achevée. En général, cet indice varie dans le temps.
Lorsque la technique de mesure est au point, on définit un niveau de référence, puis on procède à des observations hebdomadaires (pendant plusieurs semaines), à des heures aléatoires. Après un nombre suffisant de séances dobservation, on obtient une image satisfaisante des écarts de part et dautre du niveau de référence. Celui-ci doit être fixé à 50 ou 60% si lon veut avoir un bon point de départ pour noter les améliorations escomptées et faire également ressortir les performances antérieures. Cette technique a fourni la preuve de son efficacité dans la modification du comportement sous langle de la sécurité. Dans leur étude, Sulzer-Azaroff, Harris et McCann (1994) recensent 44 travaux publiés qui concluent à lefficacité de la méthode. Cooper et coll. (1994) relèvent par ailleurs que cette technique peut être utilisée dans presque tous les cas.
Etant donné que la méthode de modification du comportement présente quelques inconvénients, nous avons mis au point une autre technique qui vise à remédier à certaines lacunes. Ce nouveau programme a été baptisé Tuttava , qui est lacronyme en finnois des mots production en toute sécurité . Les principales différences sont mentionnées au tableau 59.2.
Aspect |
Modification du comportement en matière de sécurité |
Processus participatif d’amélioration du milieu de travail, Tuttava |
Base |
Accidents, incidents, perception des risques |
Analyse du travail, flux de production |
Axe |
L’être humain et son comportement |
Conditions |
Application |
Spécialistes, consultants |
Equipe paritaire travailleurs/cadres et direction |
Effet |
Temporaire |
Durable |
Objectif |
Changement de comportement |
Mutation fondamentale et culturelle |
Dans les programmes de sécurité comportementale, la théorie sous-jacente est fort simple: elle part du principe quil existe une ligne de démarcation nette entre ce qui est sûr et ce qui est dangereux . Ainsi, le port de lunettes de protection représente un comportement sûr, même si les verres sont de mauvaise qualité optique ou si le champ de vision est rétréci. Or, dune façon plus générale, cette dichotomie entre sûr et dangereux peut constituer une simplification périlleuse.
Lors dune visite dusine, lhôtesse daccueil me prie de retirer ma bague. Elle a, ce faisant, accompli un acte sûr, et jai fait de même en me conformant à sa demande. Mais, comme ce bijou revêt une grande valeur affective à mes yeux, jai été préoccupé pendant toute la visite par lidée de le perdre. Ce souci a détourné une partie de mon énergie perceptive et mentale de lobservation du milieu environnant et, pour cette raison, mon risque dêtre heurté par un chariot, par exemple, était plus grand que dhabitude.
Cette «défense de porter des bagues» trouve sans doute son origine dans des accidents antérieurs mais, tout comme le port de lunettes de protection, il nest pas évident quelle soit un gage de sécurité absolue. Les enquêtes sur les accidents et les personnes qui y prennent part représentent la source la plus naturelle pour lidentification des actes dangereux. Mais cette information peut être trompeuse, car un enquêteur pourra ne pas véritablement comprendre comment un acte précis a pu contribuer à un accident. Par conséquent, un acte qualifié de «dangereux» peut ne pas être dangereux en règle générale. Pour cette raison, Saari et Näsänen (1989) ont défini les cibles comportementales du point de vue de lanalyse du travail; laccent est mis sur loutillage et les matériaux, car ceux qui les utilisent quotidiennement sont plus enclins à parler dobjets qui leur sont familiers.
Lobservation des individus par des méthodes directes conduit facilement à des reproches qui créent des tensions et un antagonisme entre la direction et les travailleurs, ce qui nest guère propice à une amélioration suivie de la sécurité. Il est donc préférable de sattacher à laménagement des conditions matérielles plutôt que dessayer dagir directement sur le comportement. Le fait de se concentrer sur des comportements liés à lutilisation de matériaux et doutils rend extrêmement visible le moindre changement. Un acte donné peut très bien ne durer quune seconde, mais il faut quil laisse une trace visible. Ainsi, le fait de remettre un outil à sa place ne prend que très peu de temps, mais comme loutil reste visible et observable, il est inutile dobserver le comportement lui-même.
Tout changement positif visible apporte deux avantages: dune part, il devient évident aux yeux de chacun que des améliorations ont eu lieu; dautre part, les gens apprennent à leur niveau de performance en se référant directement à leur environnement, sans avoir besoin dattendre les conclusions des séances dobservation. De cette manière, les améliorations commencent à agir comme des conséquences positives dun comportement correct, et le recours à un indice artificiel de résultats devient dès lors inutile.
Les principaux acteurs de la méthode qui vient dêtre exposée sont les chercheurs et les consultants extérieurs. Les travailleurs nont pas besoin de réfléchir à leurs tâches: il suffit quils modifient leur comportement; en revanche, si lon veut obtenir des résultats plus tangibles et plus durables, il serait bon de les impliquer dans le processus. Il est donc conseillé dintégrer dans le programme à la fois des travailleurs et des cadres, pour que léquipe chargée de lapplication de la méthode comprenne des représentants des deux camps. Il serait utile également de pouvoir disposer dune méthode qui donne des résultats durables sans nécessiter des mesures continues. Malheureusement, le programme normal de modification du comportement nentraîne pas de changements très visibles, et bien des comportements critiques ne durent quune seconde, voire une fraction de seconde.
La méthode exposée présente effectivement les inconvénients décrits. En principe, le retour au niveau de référence devrait intervenir à la fin des séances dobservation. Néanmoins, il se peut, en définitive, que les moyens à investir dans la mise au point du programme et la réalisation des séances dobservation soient trop importants, compte tenu du caractère temporaire des changements réalisés.
Lobservation de loutillage et des matériaux ouvre une sorte de fenêtre sur la qualité opérationnelle dune entreprise. Si un poste de travail est encombré par un nombre excessif de pièces ou de composants, cela peut dénoter des problèmes dans les modalités dachat de lentreprise ou les pratiques des fournisseurs. La présence physique dun nombre excessif de pièces offre un moyen concret de lancer un débat sur les fonctions de lentreprise. Peu habitués aux discussions abstraites concernant lorganisation industrielle, les travailleurs peuvent alors participer et joindre leurs observations à lanalyse. Souvent, une remarque portant sur loutillage ou les matériaux permet dévoquer des éléments sous-jacents, mais apparents, qui constituent des facteurs de risques. Par nature, ces éléments relèvent généralement de lorganisation et des méthodes et sont donc difficiles à aborder en labsence dindications concrètes et sérieuses.
Des dysfonctionnements relevant de lorganisation du travail peuvent également être à lorigine de problèmes de sécurité. Ainsi, lors dune visite dusine, on a remarqué que des travailleurs soulevaient des produits finis à la main pour les déposer provisoirement sur des palettes. En fait, le calendrier des achats de lusine et le programme des livraisons du fournisseur nétaient pas coordonnés, et les étiquettes des produits nétaient pas disponibles en temps utile. Il fallait donc mettre les produits de côté, pendant des jours, sur des palettes qui obstruaient une allée. A larrivée des étiquettes, les produits étaient repris, toujours à la main, pour être déposés sur la chaîne. Toutes ces opérations représentaient un travail supplémentaire pénible qui ne faisait quaccroître le risque de lésions dorsales ou autres.
Il faut, pour réussir, avoir une bonne compréhension des aspects théoriques et pratiques du problème rencontré et des mécanismes sous-jacents. Cette compréhension est indispensable à la fixation des objectifs. Il faut ensuite faire connaître ces objectifs, mobiliser les moyens techniques et organisationnels voulus et, enfin, motiver les exécutants (voir figure 59.5). Ce schéma sapplique à nimporte quel programme destiné à apporter des changements.
Une campagne de sécurité peut être un bon moyen de fournir des informations sur un objectif, mais elle naura deffet sur le comportement des acteurs visés que si dautres conditions sont satisfaites. Ainsi, lobligation de porter un casque restera sans effet sur la personne qui ne possède pas de casque, ou si le port du casque est extrêmement inconfortable, par exemple à cause de la rigueur du climat. Une campagne de sécurité peut aussi viser à accroître la motivation, mais elle est vouée à léchec si elle se contente de délivrer un message abstrait du genre «sécurité dabord», sauf si les destinataires ont les aptitudes voulues pour traduire un tel message en comportements spécifiques. Le directeur dusine auquel on demande de diminuer le nombre daccidents de moitié se trouve dans une situation analogue sil ignore tout des mécanismes de la prévention.
Il faut donc que les quatre exigences illustrées à la figure 59.5 soient satisfaites. En voici un exemple. Dans le cadre dune expérience, les travailleurs devaient se servir décrans amovibles pour empêcher que léclat des arcs de soudage ne gêne leurs collègues des postes voisins. Or, lexpérience a échoué faute davoir pris les mesures dexécution nécessaires. Qui devait mettre lécran en place, le soudeur ou son voisin exposé à la lumière de larc? Etant donné que tous deux travaillaient aux pièces et ne voulaient pas perdre de temps, il aurait fallu passer un accord sur la rémunération avant de commencer lexpérience. Un programme de sécurité ne saurait réussir pleinement que sil satisfait simultanément à ces quatre conditions.
Le programme Tuttava (voir figure 59.6) sétend sur quatre à six mois et couvre une zone de travail comprenant de 5 à 30 personnes. Il est mis en uvre par une équipe composée des représentants de la direction, des cadres, des agents de maîtrise et des travailleurs.
La première étape consiste à dresser la liste des objectifs précis recherchés (une dizaine environ), exprimés sous forme de bonnes pratiques de travail (voir tableau 59.3). Ces objectifs doivent être: 1) positifs et de nature à faciliter le travail; 2) généralement acceptables; 3) simples et énoncés de manière concise; 4) exprimés par des mots dont le premier soit un verbe daction afin de souligner les choses importantes à exécuter; 5) faciles à reconnaître et à mesurer.
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Les mots-clés pour préciser les objectifs sont outils et matières . En général, les objectifs désignent des buts tels que ranger correctement les outils, garder les allées dégagées, réparer immédiatement les fuites et les dysfonctionnements, libérer laccès aux extincteurs, aux issues de secours, aux tableaux de distribution de courant, aux interrupteurs de sécurité, etc. Le tableau 59.4 énumère, à titre dexemple, les objectifs dune fabrique dencres dimprimerie.
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Ces objectifs peuvent se comparer aux comportements sûrs définis dans les programmes de modification du comportement, à la différence toutefois que les comportements Tuttava laissent des traces visibles. Ainsi, pour voir si une bouteille a été refermée après usage ce qui prend moins dune minute il est inutile dobserver les gens: il suffit de regarder les bouteilles qui ne sont pas en cours dutilisation. Cette remarque est importante, car elle évite de montrer quelquun du doigt et de faire des reproches.
Les objectifs définissent les changements de comportement que les observateurs attendent des travailleurs; en ce sens, ils sont comparables à ceux du programme de modification du comportement. Cependant, la plupart des objectifs désignent non seulement des comportements de travailleurs, mais des choses qui ont un sens beaucoup plus large. A titre dexemple, un objectif peut consister à ne stocker dans la zone de travail que les matières dont on a un besoin immédiat. Pour ce faire, il faut analyser le processus de fabrication et bien le comprendre, ce qui peut révéler des problèmes sur le plan technique et organisationnel. Cest ainsi que, parfois, les matériaux ne sont pas convenablement stockés pour une utilisation quotidienne; il arrive aussi que les systèmes de livraison fonctionnent si lentement ou soient si vulnérables aux perturbations que le personnel en entasse trop dans la zone de travail.
Une fois les objectifs suffisamment bien définis, léquipe dobservateurs établit une liste de contrôle permettant de mesurer le degré de réalisation des objectifs. Une centaine de points de mesure sont choisis dans la zone étudiée. Dans la fabrique dencres dimprimerie mentionnée plus haut, il y avait 126 points de mesure. En chacun de ces points, léquipe observe un certain nombre de situations ou dobjets spécifiques; si cest une poubelle, par exemple, on se demandera si elle nest pas trop pleine, si les détritus quelle contient sont bien ceux qui lui sont destinés et si son couvercle est bien en place. La réponse ne peut être que «correct» ou «incorrect». Ce mode dobservation dichotomique rend le système de mesure objectif et fiable et permet, lorsque lexercice est terminé, de calculer un indice de performance compris entre 0 et 100 qui exprime simplement le pourcentage de situations ou dobjets jugés «correct»; en fait, il traduit directement le degré de satisfaction des différents objectifs. Après avoir élaboré un premier projet de liste de contrôle, léquipe dobservateurs procède à un test. Si le résultat est de lordre de 50 à 60% et si chaque membre a obtenu à peu près le même résultat, léquipe peut passer à létape suivante du programme Tuttava. Si, par contre, le résultat de ce test est trop faible 20% par exemple , léquipe devra revoir la liste des objectifs, car le programme doit être positif dans chacun de ses aspects. En effet, un niveau de référence trop bas ne permettrait pas dévaluer convenablement les performances antérieures et reviendrait à condamner une performance médiocre. Une bonne valeur de référence se situe aux alentours de 50%.
Une étape très importante du programme Tuttava consiste à prendre les mesures propres à assurer la réalisation des objectifs de performance. Ainsi, la présence de détritus sur le sol peut sexpliquer par le simple fait quil y a pénurie de poubelles. De même, il peut y avoir trop de matériaux ou de pièces sur place parce que le système dapprovisionnement fonctionne mal; il faut donc laméliorer avant dexiger des travailleurs quils changent de comportement. Lorsquelle examine la faisabilité des objectifs fixés, léquipe dobservateurs note généralement de nombreuses possibilités daméliorations dordre technique, organisationnel ou méthodologique. A ce stade, les travailleurs peuvent apporter le fruit de leur expérience pratique.
En effet, un travailleur passe toute la journée à son poste et connaît beaucoup mieux le travail quil exécute que la direction. En examinant la manière datteindre un objectif, il a loccasion de faire part de ses idées à sa hiérarchie. Par la suite, à mesure que les améliorations prennent corps, il deviendra beaucoup plus réceptif aux demandes quon lui adressera. Dordinaire, cette étape donne lieu à des mesures correctives faciles à gérer. En voici un exemple. Des produits ont été retirés dune chaîne de fabrication afin de procéder à des réglages; certains de ces produits étaient satisfaisants, dautres non. Les travailleurs ont demandé que lon crée des zones distinctes pour recevoir les bons et les mauvais produits, de façon à séparer ceux quil faudra remettre sur la chaîne et ceux qui sont à envoyer au recyclage. Cette étape peut également révéler la nécessité de modifications techniques, telles quun nouveau système de ventilation dans la zone de stockage des produits de mauvaise qualité. Il peut arriver que ces modifications soient très nombreuses. Ainsi, plus de 300 améliorations techniques ont été apportées dans une usine pétrochimique qui nemploie pourtant que 60 travailleurs. Il importe évidemment de bien gérer la mise en uvre des améliorations afin déviter des frustrations et des surcharges au sein des services concernés.
Les observations relatives au niveau de référence débutent lorsque la réalisation des objectifs de performance est à peu près assurée et la liste de contrôle suffisamment fiable. Certaines améliorations prennent du temps et il faut parfois revoir les objectifs. Pendant plusieurs semaines, léquipe dobservateurs procède à des séances hebdomadaires, afin de déterminer le critère prédominant. Cette étape est importante, car elle permet de comparer les résultats ultérieurs aux résultats initiaux. En effet, les gens oublient très vite comment se présentaient les choses quelques mois auparavant. Pour renforcer la dynamique du processus damélioration, il faut avoir limpression de progresser.
Au cours de létape suivante, léquipe se consacre à la formation du personnel du secteur considéré. On organise généralement un séminaire dune heure au cours duquel on communique pour la première fois les résultats des observations relatives au niveau de référence. Létape du retour dinformation commence dès la fin du séminaire et les séances dobservation se poursuivent à un rythme hebdomadaire; dès cet instant, toutefois, les résultats sont immédiatement communiqués à lensemble des intéressés par laffichage de lindice calculé sur un tableau placé en un point bien visible. Les reproches, critiques et autres commentaires négatifs sont strictement interdits. Même si léquipe dobservateurs repère des individus qui ne se comportent pas comme lexigent les objectifs, elle a pour consigne de garder cette information par-devers elle. Parfois, tous les travailleurs sont intégrés demblée dans le processus si leur nombre nest pas trop élevé; il est préférable dadopter cette solution plutôt que davoir recours à des équipes de mise en uvre comprenant des représentants des divers échelons, mais cela nest pas possible partout.
Le changement intervient dans les deux ou trois semaines qui suivent le début du retour dinformation (voir figure 59.7). Lordre règne visiblement sur les lieux de travail. En général, lindice de performance passe au début de 50 à 60%, et même à 80 ou 90% par la suite. Ce pourcentage peut paraître modique en termes absolus, mais représente une amélioration importante aux yeux des travailleurs.
Etant donné que les objectifs ne concernent pas seulement et cest à dessein des questions de sécurité, les avantages de la méthode vont dune sécurité et dune productivité accrues à des économies de matériaux et de surface au sol, en passant par une amélioration de laspect des lieux. Pour que lexercice intéresse chacun, certains objectifs associent la sécurité à dautres éléments tels que la productivité et la qualité. Cette façon de procéder rend la sécurité plus attrayante aux yeux de la direction, dès lors davantage disposée à débloquer des fonds pour des améliorations de la sécurité jugées moins importantes.
Lors de la création du programme, douze expériences ont été menées pour en vérifier les éléments constitutifs, puis un suivi a été réalisé pendant deux ans grâce à des observations sur un chantier naval. Au cours de ces deux années, le nouveau niveau de performance a été parfaitement respecté. Cest ce qui distingue cette méthode de celle qui vise la modification du comportement; en effet, les changements manifestes intervenus au niveau des matériaux, de loutillage, etc., de même que les améliorations techniques réalisées, font que les progrès enregistrés resteront acquis. Au bout de trois ans, on a évalué lincidence des améliorations constatées sur le taux daccidents du chantier. Le résultat était spectaculaire: le nombre des accidents avait chuté de 70 à 80%, ce qui était très supérieur à la baisse prévisible par la méthode de modification du comportement. Par ailleurs, le nombre des accidents sans le moindre lien avec les objectifs de performance avait diminué lui aussi.
Le principal impact sur les accidents nest pas dû aux changements directement apportés par le programme Tuttava; il sagit plutôt dun point de départ pour dautres mesures. Etant donné que le programme est très positif et donne lieu à des améliorations notables, les rapports entre la direction et le personnel saméliorent et les équipes se voient encouragées à apporter de nouvelles améliorations.
Parmi les nombreux utilisateurs du programme Tuttava, dont lobjet premier est de modifier la culture de sécurité, figurait une grande aciérie. Au démarrage du programme, en 1987, on y dénombrait 57 accidents par million dheures de travail. Auparavant, les responsables de la prévention sen remettaient pour une large part aux ordres venus den haut. Lorsque le président de la société prit sa retraite, la nouvelle direction ne sut pas créer la même demande pour une culture de sécurité et tout le monde sempressa doublier la sécurité. Parmi les cadres moyens, la sécurité avait été considérée jusque-là de manière négative, comme quelque chose à faire en plus parce que le président lexigeait. En 1987, laciérie mit en place dix équipes Tuttava, puis en ajouta de nouvelles chaque année. Aujourdhui, elle enregistre moins de 35 accidents par million dheures de travail et la production a régulièrement augmenté au cours de ces années. En fait, le programme a permis de développer la culture de sécurité à mesure que les cadres moyens ont constaté dans leurs services des améliorations qui étaient bonnes à la fois pour la sécurité et la production. Ils sont devenus ainsi plus réceptifs à dautres programmes et initiatives en faveur de la prévention.
Les avantages pratiques pour cette aciérie ont été considérables. Ainsi, le service de maintenance (effectif de 300 personnes) a signalé un recul de 600 à 200 jours dans le nombre de journées perdues par suite daccidents du travail, soit une baisse de 400 jours. Le taux dabsentéisme a reculé lui aussi de 1%. Les contremaîtres ont reconnu quil était plus agréable davoir un lieu de travail bien organisé sur le plan tant matériel que mental. Linvestissement consenti na représenté dans ce cas quune petite fraction des bénéfices obtenus.
Une autre société employant 1 500 personnes a pu gagner 15 000 m2 de surface de production grâce à une meilleure disposition des matériaux et de léquipement, ce qui lui a permis de réduire son loyer de 1,5 million de dollars E.-U. Une entreprise canadienne a pu économiser près de 1 million de dollars canadiens par an par suite de la réduction des dommages matériels enregistrée grâce au programme Tuttava.
Ce genre de résultats serait impossible sans une profonde mutation culturelle. Lélément le plus important de la nouvelle culture réside dans les expériences positives faites en commun. Comme la déclaré un cadre: «On peut acheter le temps des gens, on peut assurer leur présence physique à un endroit donné, on peut même acheter un certain nombre de mouvements musculaires à lheure. En revanche, on ne peut acheter ni la loyauté ni le dévouement des curs et des esprits: il faut les conquérir». La démarche positive de Tuttava permet à la direction et aux cadres de sassurer la loyauté et le dévouement des travailleurs et de les engager dans dautres projets constructifs.
Une entreprise est un système complexe dans lequel le processus décisionnel intervient dans de nombreux domaines et dans des circonstances très diverses. La sécurité nest que lun des nombreux éléments dont les gestionnaires doivent tenir compte au moment de prendre une décision. Lampleur et la nature des décisions relatives à la sécurité varient considérablement en fonction des caractéristiques des risques à gérer et de la position du décideur dans lorganigramme de lentreprise.
De nombreuses études ont été réalisées sur la façon dont les gens prennent des décisions, tant sur le plan individuel que dans le contexte de lentreprise et, notamment, par Janis et Mann (1977); Kahneman, Slovic et Tversky (1982); Montgomery et Svenson (1989). Le présent article examine une série détudes réalisées dans ce domaine au sujet des méthodes décisionnelles utilisées dans la gestion de la sécurité. En principe, la prise de décisions en matière de prévention nest guère différente de celle qui intervient dans dautres compartiments de la gestion. Il nexiste aucune méthode simple, aucun ensemble de règles élémentaires permettant de prendre les bonnes décisions dans toutes les situations, car les activités quimplique la gestion de la sécurité sont trop complexes et variées quant à leur nature et à leur portée.
Notre propos nest pas de présenter des remèdes ou des solutions simples, mais essentiellement dexposer quelques-uns des défis qui se posent et des grands principes à appliquer dans tout processus décisionnel efficace en matière de prévention. Larticle donne une vue densemble de la portée et des étapes du processus de résolution des problèmes de sécurité, fondé principalement sur les travaux de Hale et coll. (1994). Le processus en question permet de cerner les problèmes et de leur trouver des solutions valables. Il sagit là dune première étape importante dans tout processus décisionnel. Pour mettre en perspective les défis que pose dans la réalité la prise de décisions en matière de sécurité, nous examinerons les principes de la théorie de choix rationnel . La dernière partie de larticle étudiera le processus décisionnel dans le contexte de lorganisation et les aspects sociologiques de ce processus. Nous aborderons également quelques-uns des grands problèmes et des principales méthodes de prise de décisions dans le contexte de la gestion de la sécurité, afin de donner un meilleur aperçu des dimensions, des gageures et des pièges de la prise de décisions dans le contexte de la gestion de la sécurité.
Il est malaisé de présenter de manière générale les méthodes de prise de décisions en matière de prévention, car les questions de sécurité et la nature des problèmes décisionnels évoluent considérablement tout au long de la vie dune entreprise. De sa naissance à sa disparition, toute entreprise franchit six grandes étapes:
Chacune de ces étapes appelle, en matière de sécurité, des décisions qui ont également une incidence sur les autres étapes. Pendant la conception, la construction et la mise en service, les principaux défis posés concernent le choix, lélaboration et la mise en uvre des normes et des spécifications de sécurité. Pendant lexploitation et les deux dernières étapes, les principaux objectifs en matière de gestion de prévention seront de maintenir et, si possible, daméliorer le niveau de sécurité. Dans une certaine mesure, la phase de construction représente également une «phase de production», car les mesures de sécurité mises en uvre au cours de la construction vont avoir un impact sur la sécurité de la construction elle-même après son achèvement.
La nature des décisions relatives à la prévention varie en fonction du niveau organisationnel. Hale et coll. (1994) distinguent trois niveaux principaux de décision pour la gestion de la sécurité au sein dune entreprise:
Au niveau de lexécution , les actes des personnes concernées (les travailleurs) influent directement sur la présence et la maîtrise des risques sur les lieux de travail. On se préoccupe de lidentification des risques, ainsi que du choix et de lapplication des mesures permettant de les éliminer, de les réduire ou de les maîtriser. Ce niveau disposant dune latitude limitée, les circuits de retour dinformation et de correction ont pour fonction essentielle de corriger les écarts par rapport aux procédures établies et dassurer le retour à la norme. Dès que lon constate une situation où la norme convenue nest apparemment plus adaptée, on fait intervenir le niveau supérieur suivant.
Le niveau de la planification , de lorganisation et des procédures est chargé de concevoir et de concrétiser les mesures à appliquer au niveau de lexécution à lensemble des risques prévus. Le niveau de planification et dorganisation, qui fixe les responsabilités, les procédures, les voies de communication etc., se retrouve dans la quasi-totalité des manuels de sécurité. Cest lui qui élabore les procédures applicables aux nouveaux risques auxquels lentreprise est confrontée et qui adapte les procédures existantes aux connaissances nouvelles relatives aux risques et à leur contrôle. Ce niveau implique également la traduction de principes abstraits en tâches concrètes à attribuer et à mettre en uvre; il correspond au circuit ou boucle damélioration requis dans de nombreux systèmes de qualité.
Le niveau de la structure et de la gestion est chargé dappliquer les principes généraux de gestion de la sécurité. Il est activé lorsque lentreprise considère que les niveaux de planification et dorganisation ne parviennent absolument pas à atteindre les résultats désirés. Cest à cet échelon que le fonctionnement «normal» du système de gestion de la sécurité est surveillé de très près et quil est constamment amélioré ou entretenu face à lévolution de lenvironnement extérieur de lentreprise.
Hale et coll. (1994) soulignent que ces trois niveaux sont des abstractions correspondant à trois types différents de retour dinformation. Il ne faut pas considérer quils correspondent aux niveaux hiérarchiques quoccupent respectivement les travailleurs, les agents de maîtrise et les cadres supérieurs, car les activités à chacun des trois niveaux abstraits mentionnés ci-dessus peuvent être exécutées de très nombreuses manières. Le mode daffectation des tâches reflète la culture et les méthodes de travail de chaque entreprise.
Les difficultés en matière de sécurité doivent être réglées par un processus de résolution de problèmes ou de prise de décisions. Daprès Hale et coll. (1994), ce processus appelé cycle de résolution de problèmes est commun aux trois niveaux de gestion de la sécurité décrits ci-dessus. Cest un modèle de procédure progressive idéalisée qui permet danalyser les problèmes liés à des écarts potentiels ou réels par rapport aux objectifs fixés ou escomptés en matière de sécurité et de prendre des décisions en conséquence (voir figure 59.8).
Bien que, en principe, les étapes soient les mêmes aux trois niveaux de gestion de la sécurité, leur application pratique peut varier quelque peu selon la nature des problèmes traités. Le modèle permet de voir que les décisions concernant la gestion de la sécurité peuvent porter sur de nombreux types de difficultés. Dans la pratique, chacun des six problèmes décisionnels ci-dessous, qui sont fondamentaux dans la gestion de la sécurité, doit être subdivisé en plusieurs sous-décisions qui constitueront la base de choix à opérer.
Si la direction veut obtenir ladhésion du personnel, il faut que ses méthodes de prise de décisions reposent sur des bases rationnelles. Dans la pratique, ce qui est rationnel est parfois malaisé à définir, et les impératifs logiques de ce qui peut être défini comme une décision rationnelle peuvent être difficiles à satisfaire. La théorie du choix rationnel (TCR), cest-à-dire la conception dun processus décisionnel rationnel, a été développée initialement pour expliquer le comportement économique du marché, puis elle a été généralisée pour expliquer non seulement le comportement économique, mais aussi le comportement étudié par la plupart des disciplines des sciences sociales, de la philosophie politique à la psychologie.
On appelle létude psychologique du processus décisionnel humain optimal la théorie de lutilité escomptée subjective (UES). TCR et UES sont en principe identiques; seules leurs applications diffèrent. LUES est axée sur la réflexion qui préside à la prise de décisions individuelle, tandis que la TCR a une application plus large en ce sens quelle explique le comportement au sein dentreprises ou dinstitutions considérées dans leur ensemble voir, par exemple, Neumann et Politser (1992). La plupart des outils de la recherche opérationnelle moderne utilisent les hypothèses de lUES. Ils partent de lidée que le but recherché est la réalisation optimale dun objectif en présence de contraintes particulières et en supposant que toutes les solutions possibles et leurs conséquences (ou leur loi de distribution) sont connues (Simon et coll., 1992). On peut résumer comme suit lessentiel de la TCR et de lUES (March et Simon, 1993):
Lorsquil est confronté à une situation qui appelle une décision, le décideur rassemble et examine lensemble des solutions possibles parmi lesquelles il va opérer un choix. Cet ensemble est simplement donné: la théorie ne dit pas comment on lobtient.
A chaque solution possible correspond un ensemble de conséquences, à savoir les événements qui vont découler de loption retenue. A cet égard, les théories existantes peuvent être rangées en trois catégories:
Le décideur a recours a priori à une «fonction dutilité» ou à un «ordre de préférence» qui classe tous les ensembles de conséquences par ordre décroissant de préférence. Il existe une autre démarche, à savoir la règle du «risque minimal», par laquelle on envisage le «pire ensemble de conséquences» susceptible de découler de chacune des solutions possibles, puis on choisit la solution dont le pire ensemble de conséquences est préféré aux pires ensembles qui accompagnent les autres solutions.
Le décideur retient la solution la plus proche de lensemble de conséquences qui a sa préférence.
Lune des difficultés de la TCR réside dans le fait que le mot rationalité est problématique en soi. Ce qui est rationnel dépend du contexte social dans lequel la décision est prise. Comme le souligne Flanagan (1991), il importe de distinguer entre le rationnel et le logique . Le rationnel se rattache au sens et à la qualité de la vie pour un individu ou un groupe dindividus, ce qui nest pas le cas du logique. Le problème du bienfaiteur est une question que les modèles de choix rationnel ne réussissent pas à éclaircir, en ce sens quils supposent une neutralité de valeurs qui est rarement présente dans la prise de décisions pratiquée dans la réalité (Zey, 1992). Bien que lintérêt de la TCR et de lUES en tant que théories explicatives soit quelque peu restreint, celles-ci ont leur utilité comme modèles théoriques de la prise de décisions «rationnelle». Le fait que le comportement sécarte souvent des résultats prévus par la théorie de lutilité escomptée ne signifie pas forcément que cette théorie prescrive de manière inappropriée la façon dont les gens devraient prendre leurs décisions. En tant que modèle normatif, cette théorie sest avérée utile en suscitant des travaux de recherche sur le pourquoi et le comment de prises de décisions qui sont contraires à laxiome de lutilité optimale.
Lapplication des notions de TCR et dUES à la prise de décisions dans le domaine de la prévention peut fournir une base dévaluation de la «rationalité» des choix opérés en matière de sécurité, tels que le choix de mesures préventives en présence dun problème dont on souhaite réduire la gravité. Il est assez souvent impossible de respecter les principes dun choix rationnel en raison du manque de données fiables; soit on ne dispose pas du panorama complet des mesures disponibles ou possibles, soit il existe une grande incertitude quant aux effets de différentes mesures. Ainsi, la TCR peut être utile en révélant les points faibles dun processus décisionnel, mais elle noriente guère sur lamélioration de la qualité des choix à effectuer. Lapplicabilité des modèles de choix rationnel souffre dune carence supplémentaire, en ce sens que les décisions que prennent les entreprises ne visent pas nécessairement des solutions optimales.
Les modèles de choix rationnel décrivent le processus dévaluation et de choix entre plusieurs solutions possibles . Mais le choix dune ligne de conduite impose également ce que Simon et coll. (1992) décrivent comme la résolution des problèmes , opération consistant à choisir les questions qui doivent retenir lattention, à fixer des objectifs et à rechercher et adopter une ligne de conduite appropriée (les cadres peuvent se rendre compte quils ont des problèmes, mais ne pas appréhender correctement la situation et être incapables dès lors de penser à une ligne de conduite plausible). Comme on la vu plus haut, la théorie du choix rationnel plonge ses racines essentiellement dans léconomie politique, la statistique et la recherche opérationnelle, et ce nest que récemment quelle a retenu lattention des psychologues. Lhistorique de cette théorie et celui des méthodes de résolution des problèmes sont tout à fait différents. Au début, la résolution des problèmes a surtout été étudiée par les psychologues et, plus récemment, par des spécialistes de lintelligence artificielle.
La recherche empirique montre que le processus de résolution des problèmes se déroule peu ou prou de la même façon pour une vaste gamme dactivités. On notera que ce processus comprend généralement une recherche sélective portant sur de grands ensembles de possibilités, en appliquant une méthode heuristique, pour orienter cette recherche. Etant donné que, dans la réalité, les possibilités sont pratiquement infinies, une recherche par tâtonnements serait tout bonnement inopérante; il faut quelle soit extrêmement sélective. Lune des méthodes fréquemment employées pour orienter la recherche est celle dite de lalpiniste; elle consiste à sapprocher du but, puis à déterminer le point quil est le plus avantageux de chercher à atteindre. Une autre méthode, plus puissante et plus répandue, est celle de lanalyse de la fin et des moyens . Par cette méthode, la personne appelée à résoudre un problème compare la situation présente avec lobjectif fixé, détermine lécart entre les deux et fait appel à son expérience pour trouver les mesures susceptibles de réduire cet écart. En matière de résolution de problèmes, on sait que le processus de réflexion du chercheur surtout si celui-ci est un spécialiste fait appel à quantité dinformations stockées dans sa mémoire et qui peuvent être consultées chaque fois que des indices en signalent la pertinence.
La théorie contemporaine de résolution des problèmes permet, entre autres choses, dexpliquer les phénomènes dintuition et de jugement que lon observe souvent dans le comportement des spécialistes. Leur stock de connaissances paraît avoir été indexé en quelque sorte de manière à les rendre accessibles. Le spécialiste utilise cette fonction dindexation, associée à certaines techniques déductives élémentaires (celle de lanalyse de la fin et des moyens, par exemple), pour trouver des solutions satisfaisantes à des problèmes difficiles.
La plupart des défis que doivent relever les responsables de la sécurité sont dune nature qui exige le recours à un certain type de résolution de problèmes, par exemple trouver quelles sont les causes sous-jacentes dun accident ou dun problème de sécurité pour arrêter des mesures appropriées. Le cycle élaboré par Hale et coll. (1994) voir figure 59.8 illustre bien ce quimpliquent les différentes étapes en question. Ce qui paraît évident, cest que, pour lheure, il nest pas possible, et il nest peut-être même pas souhaitable, de développer un modèle strictement logique ou mathématique dun processus idéal de résolution des problèmes, selon des modalités identiques à celles suivies dans le cas des théories du choix rationnel. Au demeurant, ce point de vue est étayé par la connaissance dautres difficultés mises en évidence dans les exemples réels de résolution de problèmes et de prise de décisions qui sont abordés ci-après.
Dans la réalité, on rencontre souvent des situations où le processus de résolution de problèmes devient obscur parce que les objectifs eux-mêmes sont complexes, quand ils ne sont pas mal définis. Il nest pas rare que la nature même du problème évolue au fur et à mesure quon létudie. Si ce dernier présente ces caractéristiques, on peut dire quil est mal posé . On en trouve des exemples types dans la mise au point de conceptions nouvelles ou les découvertes scientifiques.
Ce nest que récemment que la résolution de problèmes mal définis est devenue un sujet détude scientifique. En pareil cas, il faut avoir une bonne connaissance des critères de solution, mais aussi des moyens de satisfaire à ces critères. Cette double connaissance doit être évoquée au cours du processus; lévocation des critères et des contraintes conduit à modifier et à remodeler sans cesse la solution. Certains travaux concernant la définition et lanalyse des problèmes dans le cadre de létude des risques et de la sécurité ont été publiés et peuvent être mis à profit voir, par exemple, Rosenhead (1989) et Chicken et Haynes (1989).
La définition du calendrier , qui est la toute première étape de tout ce processus, est également très mal comprise. Ce qui met un problème en tête du calendrier, cest le fait quil ait été détecté et la nécessité de le poser dans des termes qui facilitent sa résolution. Ce sont là des questions qui nont été abordées que récemment dans des études relatives aux processus décisionnels. La tâche consistant à définir un calendrier revêt une importance extrême, car lêtre humain et les institutions humaines nont quune aptitude limitée à soccuper de plusieurs choses en même temps; alors que certains problèmes bénéficient de la plus grande attention, dautres sont négligés. Lorsquun événement surgit brusquement et inopinément (un incendie, par exemple), il arrive quil relègue au second plan une planification et une délibération réfléchies.
La façon dont les problèmes sont présentés est fortement liée à la qualité des solutions trouvées. Actuellement, le cadrage des problèmes est encore moins bien compris que la définition du calendrier. Lune des caractéristiques de nombreux progrès scientifiques et technologiques réside dans le fait quune modification du cadrage va déboucher sur une démarche résolument nouvelle pour résoudre la difficulté. Un exemple de modification du cadrage de la définition des problèmes de sécurité ces dernières années réside dans le fait que lintérêt manifesté auparavant pour les particularités des opérations de fabrication ou autres sest reporté sur les décisions et les conditions qui créent lensemble de la situation de travail voir, par exemple, Wagenaar et coll. (1994).
Les modèles de processus décisionnel au sein dune organisation considèrent la question du choix comme un processus logique dans lequel les décideurs cherchent à maximiser leurs objectifs par une série détapes méthodiques (voir figure 59.9). En principe, ce processus est le même pour la sécurité que pour les autres questions que lorganisation doit gérer.
Ces modèles peuvent servir de cadre général à la «prise de décisions rationnelle» dans les organisations; toutefois, les modèles idéaux ont leurs limites et négligent plusieurs aspects importants des processus que lon peut effectivement rencontrer. Nous abordons ci-après quelques-unes des caractéristiques importantes des processus décisionnels dans les organisations.
Alors que les modèles de choix rationnel se préoccupent de trouver la solution optimale, dautres critères peuvent être encore plus pertinents dans la prise de décisions. Comme lont observé March et Simon (1993), les entreprises recherchent, pour diverses raisons, des solutions satisfaisantes plus que des solutions optimales .
Daprès March et Simon (1993), la plupart des processus décisionnels humains, que ce soit au niveau individuel ou organisationnel, visent à trouver et à choisir des solutions satisfaisantes; ce nest que dans des cas exceptionnels quils cherchent à trouver et à choisir des solutions optimales . Dans la gestion de la sécurité, les solutions satisfaisantes sont généralement suffisantes, ce qui est le cas lorsquune solution donnée à un problème de sécurité doit répondre à des critères précis. Les contraintes auxquelles se heurte généralement le choix des décisions de sécurité optimales sont des considérations dordre économique, du genre «suffisamment bon, mais le moins cher possible».
Ayant étudié les points quont en commun la prise de décisions par lindividu et la prise de décisions sur le plan organisationnel, March et Simon (1993) relèvent quune organisation ne peut jamais être parfaitement rationnelle, car ses membres nont que des possibilités restreintes de traitement de linformation et que les décideurs peuvent, au mieux, parvenir seulement à des formes de rationalité limitées. En effet: 1) ils doivent généralement agir à partir dinformations incomplètes; 2) ils ne peuvent étudier quun nombre restreint de solutions possibles pour parvenir à une décision; 3) ils sont incapables dattribuer des valeurs précises aux résultats. March et Simon soutiennent que les limites de la rationalité humaine sont institutionnalisées dans la structure et les modes de fonctionnement de nos organisations. Pour rendre le processus décisionnel gérable, les organisations le fragmentent, en font un exercice de routine et le limitent de plusieurs manières. Lexistence de différents services et unités de production a pour effet de segmenter lenvironnement de lentreprise, de compartimenter les responsabilités et, par conséquent, de simplifier les domaines dintérêt et la prise de décisions des cadres, des agents de maîtrise et des travailleurs. Les hiérarchies établies au sein de lorganisation jouent un rôle analogue en prévoyant des filières de résolution de problèmes qui rendent la vie plus facile à gérer. Il en résulte une structure dattention, dinterprétation et de fonctionnement qui exerce une influence cruciale sur ce que lon considère comme un choix «rationnel» du décideur individuel dans le contexte organisationnel. March et Simon appellent ces ensembles organisés de réactions des programmes de performance ou, plus simplement, des programmes . Le terme programme nest pas destiné à véhiculer une connotation de totale rigidité, car le contenu du programme peut sadapter aux nombreuses caractéristiques qui président à son élaboration. Un programme peut également être subordonné à des éléments indépendants des stimuli qui lont activé. Dans ce cas, il est plus juste de le qualifier de stratégie de performance .
Un ensemble dactivités est considéré comme routinier dès lors que le choix a été facilité par leffet de réactions déterminées à des stimuli définis. Si lon a renoncé aux recherches, mais que le choix demeure sous la forme dopérations de calcul courantes clairement définies, lactivité est qualifiée de routinière . En revanche, une activité est considérée comme non routinière dès lors quelle doit être précédée dactivités délaboration de programme du type résolution de problèmes. La distinction faite par Hale et coll. (1994) (voir plus haut) entre les niveaux dexécution, de planification et de structure ou de gestion de systèmes a des implications analogues pour la structuration du processus décisionnel.
La programmation influe sur la prise de décisions de deux façons: 1) en définissant le mode de déroulement du processus décisionnel et ses acteurs; 2) en précisant les choix à faire à partir des informations disponibles et des solutions possibles. Les effets de la programmation sont positifs en ce sens quils peuvent accroître lefficacité du processus décisionnel et assurer que les problèmes ne sont pas laissés sans solution, mais sont traités de manière bien structurée. Dun autre côté, une programmation rigide risque de faire obstacle à la souplesse nécessaire, notamment dans la phase du processus décisionnel qui se préoccupe de trouver de nouvelles solutions. A titre dexemple, notons que de nombreuses compagnies aériennes ont mis en place des procédures fixes pour le traitement des incidents ou des défectuosités signalés, sous la forme de comptes rendus de vol ou de rapports de maintenance qui exigent que chaque cas soit examiné par une personne désignée à cet effet et quune décision soit prise quant aux mesures préventives appropriées. La décision peut parfois consister à ne prendre aucune mesure, mais les procédures garantissent quil sagit alors dune décision délibérée, et non du résultat dune négligence, et quun décideur responsable participe à la décision.
Le degré de programmation des activités influe sur la prise de risques. Wagenaar (1990) soutient que la plupart des accidents sont la conséquence dun comportement routinier qui ne tient aucun compte des risques. Le vrai problème du risque se pose aux niveaux plus élevés de lorganisation, là où sont adoptées des décisions non programmées. Mais, le plus souvent, les risques ne sont pas pris consciemment; ils résultent de décisions portant sur des questions qui ne sont pas directement liées à la sécurité, mais où les préalables à une exploitation sûre ont été perturbés par inadvertance. Par conséquent, les dirigeants et autres décideurs de haut niveau laissent subsister des occasions de risques plus quils ne prennent des risques.
La capacité dinfluer sur les résultats des processus décisionnels est une source de pouvoir parfaitement reconnue et qui a été lobjet dune attention considérable dans la littérature consacrée aux théories de gestion. Etant donné que les organisations sont à bien des égards des systèmes de prise de décisions, un individu ou un groupe peut y exercer une influence capitale sur les processus décisionnels. Daprès Morgan (1986), les types de pouvoir intervenant dans la prise de décisions peuvent être rangés en trois catégories interdépendantes:
Certains problèmes de décision peuvent comporter un conflit dintérêts, par exemple entre la direction et les salariés. Un désaccord peut survenir sur la définition de la véritable nature du problème ce que Rittel et Webber (1973) appellent les problèmes «pernicieux», à distinguer des problèmes qui sont «apprivoisés», en ce sens quun consensus à leur sujet est assuré. Dans dautres cas, les parties peuvent être daccord sur la définition du problème, mais non pas sur la façon de le résoudre, sur les solutions acceptables ou les critères auxquels les solutions doivent satisfaire. Les attitudes ou les stratégies des parties en conflit vont définir non seulement leur comportement vis-à-vis de la résolution du problème, mais aussi les perspectives de parvenir à une solution par la négociation. La manière dont les protagonistes cherchent à satisfaire leurs propres préoccupations joue un rôle important (voir figure 59.10). Une collaboration fructueuse exige que les deux parties affirment leurs besoins respectifs, tout en étant disposées à prendre en considération les besoins de lautre.
Une autre typologie intéressante fondée sur le degré de concordance entre la fin et les moyens a été élaborée par Thompson et Tuden (1959) (cités dans Koopman et Pool, 1991). Ces auteurs suggèrent la «stratégie la mieux adaptée» fondée sur la connaissance des perceptions quont les protagonistes de lorigine du problème et sur leurs préférences quant aux résultats (voir figure 59.11).
Sil y a accord sur la fin et les moyens, la décision peut être calculée; elle peut, par exemple, être élaborée par des spécialistes. Si les moyens ne sont pas clairs, ces spécialistes devront parvenir à une solution par la concertation (jugement majoritaire). La concertation simpose aussi en cas de désaccord sur les objectifs. En revanche, sil y a désaccord à la fois sur la fin et les moyens, lorganisation est vraiment en péril, ce qui exige lintervention dun leader charismatique capable d«inspirer» une solution acceptable pour les parties en conflit.
La prise de décisions au sein dune organisation ouvre, on le voit, des perspectives qui dépassent largement le cadre du choix rationnel ou des modèles individuels de résolution de problèmes. Les processus décisionnels doivent être considérés dans le cadre des processus dorganisation et de gestion où le concept de rationalité peut revêtir des significations nouvelles et différentes de celles définies par la logique des démarches de choix rationnel que lon trouve, par exemple, dans les modèles de recherche opérationnelle. La prise de décisions dans le cadre de la gestion de la sécurité doit être considérée dans une perspective qui autorise une parfaite compréhension de tous les aspects des problèmes de décision qui se posent.
Dune manière générale, la prise de décisions peut être définie comme un processus qui comporte une situation de départ (état initial) que les décideurs perçoivent comme sécartant dun objectif à réaliser (état final), sans toutefois savoir davance comment modifier létat initial pour parvenir à létat final (Huber, 1989). La résolution dun problème permet de passer de létat initial à létat final en appliquant un ou plusieurs opérateurs, cest-à-dire des activités permettant de modifier les états. Il faut souvent recourir à une série dopérateurs pour obtenir la modification désirée.
Les travaux des chercheurs sur ce sujet napportent pas de réponses simples à la question de savoir comment prendre des décisions en matière de prévention; les méthodes de prise de décisions doivent donc être rationnelles et logiques. La théorie du choix rationnel représente une conception élégante de la manière de prendre des décisions optimales, mais elle est dune application malaisée lorsquil sagit de gestion de la sécurité. Sa faiblesse la plus évidente réside dans le manque déléments valides et fiables sur lensemble des choix et sur la connaissance des conséquences. Une autre difficulté tient au fait que le concept de rationalité suppose «un bienfaiteur», lequel peut varier en fonction de la perspective choisie dans une situation de décision donnée. La démarche du choix rationnel peut néanmoins savérer utile pour mettre en évidence quelques-unes des difficultés et des carences des décisions à prendre.
Le véritable défi consiste souvent non pas à opérer un choix judicieux entre différentes mesures possibles, mais à analyser la situation pour découvrir la nature réelle du problème. Lorsquon analyse un problème relevant de la gestion de la sécurité, la structuration est souvent la tâche la plus importante. Une bonne compréhension du problème est une condition sine qua non dans la recherche dune solution acceptable. Limportant nest pas de trouver la méthode la meilleure qui, du reste, nexiste probablement pas, compte tenu de la vaste palette de problèmes qui se présentent dans le domaine de lévaluation des risques et de la gestion de la sécurité , mais bien plutôt dadopter une démarche structurée et détayer solidement lanalyse effectuée et les décisions prises de manière à pouvoir retrouver les traces des procédures et des évaluations mises en uvre.
Certaines organisations gèrent leur prise de décisions au moyen dactions programmées. Le recours à des procédures invariables pour les processus décisionnels de routine peut se révéler fort utile dans la gestion de la sécurité. On en trouve un exemple dans la manière dont certaines entreprises traitent les écarts et les quasi-accidents signalés. La programmation peut aussi constituer un moyen efficace de maîtriser les processus décisionnels au sein de lorganisation, à condition que les questions soient bien posées et les règles de décision parfaitement claires.
Dans la pratique, les décisions sont prises dans un contexte organisationnel et social où peuvent surgir des conflits dintérêts. Les processus décisionnels peuvent souffrir de perceptions différentes quant à la nature des problèmes, aux critères ou à lacceptabilité des solutions proposées. La conscience de la présence de droits acquis et des effets quils peuvent avoir est utile lorsquil sagit de prendre des décisions acceptables pour toutes les parties concernées. La gestion de la sécurité comporte une grande diversité de problèmes; ceux-ci sont déterminés par le cycle de vie, le niveau organisationnel, etc. En ce sens, la nature et la portée des décisions à prendre en matière de prévention sont aussi vastes que dans nimporte quel autre domaine de la gestion.
Dans la perception des risques, on peut distinguer deux processus psychologiques: la perception du danger et lévaluation des risques. Selon Saari (1976), linformation traitée au cours de laccomplissement dune tâche a deux composantes: 1) linformation nécessaire à lexécution de cette tâche (perception du danger, etc.); 2) linformation indispensable à la maîtrise des risques (évaluation des risques). Ainsi, lorsquun ouvrier du bâtiment qui se trouve en haut dune échelle et perce des trous dans un mur doit conserver son équilibre et, en même temps, coordonner automatiquement les mouvements de son corps et de ses mains, la perception du danger est un élément essentiel de cette coordination, alors que lévaluation consciente des risques ne joue quun rôle mineur, si tant est quelle en joue un. Il semble, dune manière générale, que les activités humaines soient commandées par la reconnaissance automatique de signaux qui déclenchent une hiérarchie souple, mais mémorisée, de schémas daction (le processus plus délibéré qui aboutit à lacceptation ou au refus du risque est abordé dans larticle suivant).
Du point de vue technique, un risque représente une source dénergie qui a le potentiel dinfliger une blessure immédiate à lopérateur ou des dégâts matériels à léquipement, à lenvironnement ou aux ouvrages. Les travailleurs peuvent également être exposés à des agents nocifs tels que des produits chimiques ou des gaz toxiques ou des rayonnements susceptibles de constituer une menace pour la santé. Contrairement aux énergies dangereuses dont la libération peut avoir une action immédiate, les substances toxiques présentent des caractéristiques temporelles très différentes puisquelles peuvent avoir soit des effets immédiats, soit des effets différés se manifestant des mois, voire des années après lexposition. Il se produit souvent un effet daccumulation de faibles doses de substances toxiques qui ne sont pas perceptibles par les travailleurs qui y sont exposés.
A linverse, des énergies dangereuses ou des substances toxiques resteront inoffensives aussi longtemps que les risques sont maîtrisés et quil nexiste pas de danger. Le danger exprime le degré relatif dexposition au risque. En effet, il peut y avoir peu de danger en présence de certains risques dès lors que des précautions suffisantes ont été prises. Il existe une abondante documentation sur les facteurs utilisés pour déterminer si une situation est périlleuse et, dans laffirmative, à quel point. Cest ce que lon appelle la perception du risque (le mot risque est utilisé souvent dans le même sens que le mot danger dans les publications sur la sécurité au travail; voir Hoyos et Zimolong 1988).
La perception du risque porte sur la compréhension de réalités perceptives et dindicateurs de danger, cest-à-dire sur la perception dobjets, de sons, dodeurs ou de sensations tactiles. Le feu, une différence de niveaux, des objets en mouvement, des bruits de forte intensité et des odeurs acides sont des exemples de risques évidents qui nont pas besoin dêtre interprétés. Dans certains cas, les gens réagissent de la même façon à lapparition soudaine dun danger imminent. Un bruit strident, une perte soudaine déquilibre ou la vue dobjets dont la taille augmente rapidement (et qui paraissent donc sur le point de provoquer un choc violent) sont autant de stimuli de peur qui déclenchent des réactions automatiques (se boucher les oreilles, saisir une poignée, esquiver). Une autre réaction de type réflexe consiste à retirer vivement la main au contact dune surface brûlante. Rachman (1974) en conclut que les stimuli prépondérants en ce qui concerne la peur sont ceux qui présentent des caractéristiques de nouveauté, de soudaineté et de forte intensité.
Il est probable que la plupart des risques ne sont pas perçus directement par nos sens, mais sont déduits dindicateurs. A titre dexemples, on peut citer lélectricité, les gaz incolores et inodores comme le méthane et le monoxyde de carbone, les rayons X et les substances radioactives, ainsi que les atmosphères pauvres en oxygène. Leur présence doit donc impérativement être annoncée par des dispositifs qui traduisent lexistence du risque en signaux reconnaissables. Le courant électrique peut être mis en évidence à laide dun détecteur de courant, tandis quune température ou une pression anormalement élevées dans un processus chimique pourront être signalées par une jauge ou un manomètre. Il existe également des situations où lexistence dun risque nest pas perceptible du tout ou peut être rendue perceptible à un moment donné (le risque dinfection lorsquon est en contact avec du sang lors danalyses médicales, par exemple). La présence du risque doit être déduite de la connaissance que lon peut avoir des principes courants de causalité ou de lexpérience que lon a acquise.
Létape suivante dans le processus de traitement de linformation est lévaluation des risques , cest-à-dire le processus décisionnel appliqué à la question de savoir si et dans quelle mesure une personne va être exposée à un danger. Considérons, par exemple, la conduite dune voiture à grande vitesse; du point de vue des conducteurs, ce processus ne senclenche que dans des conditions imprévues, telles quune situation durgence. Pour lessentiel, en effet, le comportement de conduite est automatique et se déroule sans heurts, sans mobiliser spécialement lattention et sans exiger une appréciation consciente des risques.
Hacker (1987) et Rasmussen (1983) distinguent trois classes de comportement humain: 1) le comportement machinal et quasi automatique, fondé sur la compétence; 2) le comportement procédural, reposant sur des règles ou des procédures apprises ou écrites; 3) le comportement cognitif, basé sur la connaissance, qui regroupe toutes sortes de planifications conscientes et de résolutions de problèmes. Au stade machinal, une information reçue est directement rapportée à une réaction mémorisée qui se déclenche automatiquement, sans délibération ni maîtrise consciente. Si aucune réaction automatique nest activée et sil ne se produit aucun événement extraordinaire, le processus dévaluation du risque passe au stade procédural où la réaction qui convient est choisie parmi un ensemble de procédures mémorisées. Chacun de ces stades implique un programme moteur perceptif réglé avec précision; en général, cependant, ils nimpliquent pas de décisions fondées sur des considérations de risque. Ce nest quaux points de transition quun contrôle conditionnel est effectué pour vérifier si lévolution se déroule conformément au plan. Dans la négative, le contrôle automatique est interrompu et le problème résultant est résolu à un niveau supérieur.
Le modèle GEMS de Reason (1990) décrit les modalités du passage du stade machinal au stade cognitif en présence de circonstances exceptionnelles ou si lopérateur se trouve confronté à une situation nouvelle. Lévaluation des risques est absente au stade le plus bas, mais elle peut être totalement présente au stade le plus élevé. Au stade moyen, on peut supposer que lévaluation des risques est bâclée, en quelque sorte; Rasmussen, pour sa part, exclut tout type dévaluation qui ne soit intégré dans des règles fixes. La plupart du temps, il ny a ni perception consciente, ni prise en considération lucide des risques en tant que tels. «Labsence de conscience de la sécurité est une situation à la fois normale et saine, en dépit de tout ce qui a pu être dit dans dinnombrables ouvrages, articles et conférences. Le fait dêtre sans cesse conscient du danger est une bonne définition de la paranoïa» (Hale et Glendon, 1987). Il est rare que les gens qui font leur travail de manière routinière envisagent les risques ou les accidents à lavance: ils courent des risques, mais ils ne les prennent pas.
La perception des situations dangereuses au sens de la perception sensorielle immédiate de formes, de couleurs, de bruits, dodeurs ou de vibrations peut être limitée par une capacité de reconnaissance restreinte des sens provisoirement altérés par la fatigue, la maladie, lalcool ou des médicaments. Des facteurs comme léblouissement ou le brouillard peuvent fortement troubler la perception; le danger pourra aussi ne pas être détecté à cause dune vigilance insuffisante ou dun esprit distrait.
Comme on la déjà mentionné, les dangers ne sont pas tous directement perceptibles par nos sens. La plupart des substances toxiques ne sont même pas visibles. Dans ses recherches portant sur une usine sidérurgique, des laboratoires danalyses médicales et un service municipal de ramassage des ordures, Ruppert (1987) a constaté que sur 2 230 indicateurs de danger mentionnés par 138 travailleurs, seuls 42% étaient perceptibles par les sens. Vingt-deux pour cent de ces indicateurs résultaient de comparaisons avec des critères normatifs (niveaux sonores, etc.). Dans 23% des cas, la perception du danger reposait sur des événements nettement perceptibles interprétés à la lumière des connaissances acquises en matière de dangerosité (la surface brillante dun sol humide signifie que ce sol est glissant). Dans 13% des cas, enfin, les indicateurs de danger ne peuvent provenir que du souvenir des mesures appropriées quil faut prendre: le courant présent dans une prise murale ne peut être détecté que par un dispositif de contrôle adéquat. Ces résultats montrent que les conditions de perception du danger vont de la pure et simple perception à des processus cognitifs déductifs danticipation et dévaluation très sophistiqués. Les relations de cause à effet sont parfois obscures, à peine décelables ou mal interprétées, tandis que laction différée ou les effets cumulatifs de certains agents dangereux peuvent imposer aux opérateurs un fardeau supplémentaire.
Hoyos et coll. (1991) ont dressé un tableau complet des indicateurs de danger, des impératifs de comportement et des conditions qui jouent un rôle important pour la sécurité dans lindustrie et les services publics. Un questionnaire de diagnostic de sécurité a été élaboré pour servir dinstrument pratique dans lanalyse des risques et du danger par lobservation (Hoyos et Ruppert, 1993). Un total de 391 entreprises, ainsi que les conditions de travail et lenvironnement de 69 sociétés de lagriculture, de lindustrie, du travail manuel et du secteur tertiaire ont été étudiés. Etant donné quelles avaient un taux daccidents supérieur à 30 accidents pour 1 000 salariés et un minimum de trois jours de travail perdus par accident, on peut considérer que létude présente une certaine distorsion du fait quelle porte sur des lieux de travail dangereux. Au total, 2 373 risques ont été notés par les enquêteurs utilisant le questionnaire mentionné ci-dessous, ce qui dénote un taux de détection de 6,1 risques par lieu de travail; de 7 à 18 risques ont été détectés dans 40% environ des lieux de travail étudiés. Le taux moyen, étonnamment faible, de 6,1 risques par lieu de travail sexplique sans doute par les mesures de sécurité mises en uvre dans lindustrie et lagriculture au cours des vingt dernières années. Précisons que les risques signalés ne comprenaient ni ceux imputables à des substances toxiques, ni ceux maîtrisés par des dispositifs ou des mesures de prévention technique; il sagissait donc de «risques résiduels».
La figure 59.12 présente un tableau des caractéristiques du processus de perception et de reconnaissance du danger. Les enquêteurs ont dû noter tous les risques relevés dans un lieu de travail en fonction de 13 caractéristiques. Ils ont recensé en moyenne 5 caractéristiques par risque et, notamment, la reconnaissance visuelle, lattention sélective, la reconnaissance auditive et la vigilance. Comme on pouvait sy attendre, la reconnaissance visuelle joue un rôle beaucoup plus important que la reconnaissance auditive: 77,3% des risques ont été perçus visuellement et 21,2% seulement par louïe. Pour 57,5% des risques observés, les travailleurs devaient partager leur attention entre les tâches à accomplir et les risques à maîtriser; or, lattention partagée est un processus mental extrêmement contraignant susceptible dentraîner des erreurs. On a constaté que les accidents étaient souvent dus à un manque dattention pendant lexécution dune double tâche. Ce qui est encore plus alarmant, cest de constater que, pour 56,3% des risques, les travailleurs devaient faire preuve de rapidité dans leur identification et dans leurs réactions pour éviter dêtre touchés et blessés. Seuls 15,9% et 7,3% des risques recensés avaient été annoncés par des signaux acoustiques ou optiques; la perception et la reconnaissance du danger sont donc bien le fait dune action personnelle.
Dans certains cas (16,1%), la perception du risque est facilitée par des panneaux ou des signaux; en général, toutefois, les travailleurs se fient à leurs connaissances, leur formation et leur expérience professionnelle. La figure 59.13 illustre les caractéristiques du processus danticipation et dévaluation des indicateurs quexige la maîtrise du danger sur les lieux de travail. La caractéristique centrale de toutes les activités mentionnées dans cette figure est le besoin de connaissances et dexpérience acquises dans le travail, notamment de connaissances techniques sur les forces, les énergies et les poids mis en uvre, le besoin dune formation permettant de reconnaître les défectuosités de loutillage et des machines, et le besoin, enfin, de lexpérience grâce à laquelle on peut prévoir les défaillances structurelles du matériel, des ouvrages et des matériaux. Comme Hoyos et coll. (1991) lont montré, les travailleurs connaissent mal les risques, les consignes de sécurité et les modalités dun comportement personnel permettant déviter les accidents. Seuls 60% des travailleurs du bâtiment et 61% des mécaniciens de garage interrogés savaient comment résoudre correctement les problèmes de sécurité quil est courant de rencontrer sur leur lieu de travail.
Lanalyse de la perception du risque montre que plusieurs processus cognitifs interviennent, par exemple la reconnaissance visuelle, lattention sélective et partagée, lidentification rapide et la réactivité, lestimation de paramètres techniques et la prévision de risques cachés. En fait, risque et danger sont souvent inconnus des travailleurs: ils pèsent lourdement sur des gens confrontés à toute une série dimpératifs dordre visuel et auditif et peuvent porter à lerreur lorsquil faut à la fois accomplir un travail et en maîtriser les risques. Il est donc indispensable daccorder beaucoup plus dattention à lidentification et à lanalyse systématiques des risques sur les lieux de travail. Dans plusieurs pays, lévaluation formelle de ces risques en milieu de travail est obligatoire. A titre dexemple, les directives de lUnion européenne relatives à lhygiène et à la sécurité demandent quon évalue ceux que présentent les postes informatiques avant leur occupation ou lorsquils subissent des modifications importantes; aux Etats-Unis, lAdministration de la sécurité et de la santé au travail (Occupational Safety and Health Administration (OSHA)) impose lanalyse régulière des risques des unités de production.
Comme le soulignent Hoyos et Ruppert (1993), 1) la tâche à accomplir et la maîtrise du risque peuvent exiger une attention simultanée; 2) on peut les gérer de manière alternative; 3) on peut prendre des précautions avant de commencer le travail (port dun casque, etc.).
Dans le cas dimpératifs simultanés, la maîtrise du risque repose sur la reconnaissance visuelle, auditive et tactile. Il est en effet difficile, dans les tâches routinières, de séparer lexécution du travail de la maîtrise des risques quil peut présenter. Ainsi, lors de lopération qui consiste, dans une filature de coton, à couper des fils à laide dun couteau acéré, le danger est omniprésent. Or, il nexiste que deux types de mesures pour éviter de se blesser: lhabileté à manier le couteau ou lutilisation dun équipement de protection individuelle. Si lon veut assurer la sécurité, il faut que la mesure adoptée soit parfaitement intégrée dans la séquence gestuelle de lopérateur. Lhabitude de couper en éloignant le couteau de la main qui tient le fil doit donc être enracinée dans la technique opératoire dès le départ. Dans cet exemple, la maîtrise du risque fait partie intégrante de la maîtrise de la tâche sans quil soit besoin de recourir à aucun processus distinct de détection du risque. Il existe probablement un continuum dintégration dans la tâche à accomplir, dont le degré dépend de lhabileté de lopérateur et des impératifs de la tâche. Si, dune part, la perception et la maîtrise du risque sont intégrées de manière inhérente dans la technique opératoire, il nen reste pas moins, dautre part, que lexécution de la tâche et la maîtrise du risque sont des activités nettement distinctes. Les cas où le travail et la maîtrise du risque peuvent être gérés de manière alternative se rencontrent lorsque, pendant lexécution de la tâche, le potentiel de danger augmente régulièrement ou quil se déclenche un signal dalarme; dans ce type de situation, lopérateur interrompt son travail et prend les mesures préventives qui simposent. Lexamen dune jauge est lexemple type dun test de diagnostic élémentaire; lorsquun préposé dune salle de commande constate un écart par rapport au niveau normal sans que cet écart, à première vue, constitue un signe inquiétant de danger, il sera porté à vérifier dautres indicateurs. Si lécart se confirme, il effectuera une série rapide de vérifications, conformément à un comportement procédural. Si les différents écarts constatés sont incompatibles avec un schéma familier, le processus de diagnostic passe au niveau cognitif. Dans la plupart des cas, animé par une stratégie ou une autre, lopérateur va rechercher activement des signaux et des symptômes susceptibles de localiser la cause des écarts (Konradt, 1994). Le système de contrôle de lattention est normalement en phase de monitorage général, mais il suffit dun signal soudain (donné par un avertisseur sonore ou, comme ci-dessus, par une jauge dont laiguille sécarte dangereusement de sa position normale) pour embrayer ce système sur le sujet spécifique de la maîtrise du danger. Le signal en question déclenche alors une recherche de la cause des écarts au niveau du comportement procédural ou, en cas dincident, au niveau cognitif (Reason, 1990).
Le comportement préventif qui intervient avant le début du travail correspond à un troisième type de coordination. Lexemple le plus marquant est lutilisation déquipements de protection individuelle.
Différentes définitions du risque et des méthodes dévaluation du risque dans lindustrie et dans la société ont été élaborées dans les domaines de léconomie politique, de lingénierie, de la chimie, de la sécurité et de lergonomie (Hoyos et Zimolong, 1988). Le mot risque a fait lobjet des interprétations les plus diverses. On linterprète dun côté comme désignant la «probabilité dun événement indésiré»; il exprime dans ce cas la probabilité que quelque chose de désagréable va se produire. Yates (1992a), pour sa part, en donne une définition plus neutre lorsquil relève quil faut percevoir le risque comme un concept pluridimensionnel qui, dans sa globalité, évoque la perspective dune perte. La géographie, la sociologie, les sciences politiques, lanthropologie et la psychologie ont largement contribué à la compréhension actuelle de lévaluation du risque dans la société. Si, au départ, la recherche était axée sur la compréhension du comportement humain face aux dangers naturels, son champ sétend désormais aux risques technologiques. Il ressort détudes sociologiques et anthropologiques que lévaluation et lacceptation des risques plongent leurs racines dans des facteurs sociaux et culturels. Short (1984) affirme que les réactions au danger sont influencées par le milieu social (famille, amis, collègues, figures publiques respectées). La recherche psychologique sur lévaluation des risques a commencé par des travaux empiriques portant sur létude des probabilités, lappréciation de lutilité et les processus décisionnels (Edwards, 1961).
Lappréciation des risques techniques est généralement axée sur la notion de perte potentielle, à savoir la probabilité de survenue de la perte et son ampleur en termes de mort dhommes, de lésions corporelles et de dommages matériels. Le risque est la probabilité quun dommage dun certain type se produise dans un système donné au cours dune période déterminée. Pour répondre aux besoins de lindustrie et de la société, on a recours à différentes techniques dévaluation. Il existe des tables donnant les taux de défaillance déquipements divers, ainsi que des banques de données sur la fiabilité humaine. La méthode des arbres de défauts (on parle aussi darbres des fautes ou des causes) a été employée pour évaluer la sécurité des systèmes. On peut également citer la méthode THERP (Technique for Human Error Rate Prediction) (Swain et Guttmann, 1983) ou des méthodes de décomposition reposant sur des classements subjectifs telles que SLIM-Maud (Embrey et coll., 1984). Ces techniques varient considérablement quant à leurs possibilités de prédiction dévénements futurs comme des incidents fâcheux, des erreurs ou des accidents. Sagissant de prévision derreurs dans les systèmes industriels, cest avec la méthode THERP que les spécialistes ont eu les meilleurs résultats. Dans une étude de simulation, Zimolong (1992) a constaté une concordance étroite entre les probabilités derreur obtenues de manière objective et leurs estimations à laide de THERP. Zimolong et Trimpop (1994) affirment que ces analyses formelles présentent la plus grande «objectivité» si elles sont effectuées de manière correcte, cest-à-dire en séparant les faits des opinions et en tenant compte des distorsions de jugement.
La conscience du risque qua le grand public ne dépend pas seulement de la probabilité et de lampleur dune perte. Elle peut être influencée par des facteurs tels que limportance potentielle des dommages, la méconnaissance des conséquences éventuelles, la nature involontaire de lexposition au risque, la nature incontrôlable du dommage et, parfois aussi, par une médiatisation déformée. Limpression de maîtrise de la situation peut jouer un rôle particulièrement important. Ainsi, nombreux sont ceux qui estiment que lavion est un moyen de transport très peu sûr car, une fois dans les airs, on na plus aucune maîtrise de son sort. Rumar (1988) a constaté que le risque lorsquon conduit une voiture est généralement faible, car le conducteur est convaincu quil est capable de garder la maîtrise de son véhicule dans la plupart des situations et quil est accoutumé au risque. Dautres chercheurs ont étudié les réactions émotionnelles dans des situations de risque. Le potentiel de perte grave déclenche une série de réactions affectives qui, du reste, ne sont pas forcément toutes désagréables: la ligne de démarcation entre la peur et lexaltation est ténue. Là encore, il semble que lun des principaux facteurs qui déterminent le risque perçu et les réactions affectives à des situations de risque soit limpression individuelle de maîtrise ou dabsence de maîtrise. Il nest donc pas exclu que, pour bien des gens, le risque ne soit rien dautre quune impression.
La prise de risques peut être le résultat dun processus décisionnel délibéré impliquant plusieurs actions: inventaire des lignes de conduite possibles, recensement des conséquences, évaluation de lintérêt des conséquences et de la probabilité quelles se produisent ou décision assise sur un amalgame de ces diverses appréciations. Le fait que les gens font souvent un mauvais choix dans des situations de risque signifie quil existe un fort potentiel de décisions plus judicieuses. En 1738 déjà, Bernoulli avait défini la notion de «meilleur pari» comme celui qui maximise lutilité escomptée de la décision. Ce concept de rationalité veut dire que les gens devraient prendre leurs décisions en évaluant les incertitudes qui subsistent et en considérant leurs choix, les conséquences possibles de ces choix et leurs préférences à cet égard (von Neumann et Morgenstern, 1947). Plus tard, Savage (1954) a généralisé cette théorie pour permettre aux valeurs de probabilité de représenter des probabilités subjectives ou personnelles.
Lutilité escomptée subjective (UES) est une théorie normative qui décrit la façon dont il faudrait procéder pour prendre des décisions. Daprès Slovic, Kunreuther et White (1974), «la maximisation de lutilité escomptée mérite lattention en tant que ligne directrice dun comportement intelligent, car elle découle de principes axiomatiques qui seraient sans doute acceptés par tout homme rationnel». Une bonne partie du débat et de la recherche empirique a été centrée sur la question de savoir si cette théorie pouvait également décrire les objectifs qui motivent les décideurs, ainsi que les processus auxquels ceux-ci ont recours pour parvenir à leurs décisions. Simon (1959) a critiqué cette théorie comme étant celle dune personne qui procède à un choix parmi des solutions possibles connues dont chacune a des conséquences connues. Certains chercheurs sont allés jusquà se demander si les gens devaient obéir aux principes de la théorie de lutilité escomptée. Après des décennies de recherche, les applications de lUES restent un sujet de controverse; en effet, les études montrent que les facteurs psychologiques jouent un rôle important dans la prise de décisions et que nombre de ces facteurs ne sont pas suffisamment pris en compte par les modèles UES.
En particulier, la recherche sur les jugements et les choix montre que les gens présentent des carences méthodologiques: compréhension des probabilités, négligence de leffet de taille des échantillons, confiance dans des expériences personnelles trompeuses, appréciation naïve des faits, sous-estimation des risques. Il y a de plus fortes chances que les gens sous-estiment des risques sils y ont été volontairement exposés pendant des années, comme le fait de vivre dans des régions sujettes aux inondations ou aux séismes. Des résultats analogues ont été signalés dans lindustrie (Zimolong, 1985). Ainsi, le personnel de manuvre dans les gares, les mineurs, les bûcherons et les travailleurs des chantiers sous-estiment de manière spectaculaire, par rapport aux statistiques objectives daccidents, les risques de leurs tâches les plus courantes; en revanche, ils surestiment généralement les tâches manifestement dangereuses de leurs camarades de travail.
Malheureusement, il apparaît que les jugements des spécialistes sont, dans une large mesure, entachés des mêmes distorsions que ceux des profanes, notamment lorsque ces spécialistes sont contraints daller au-delà des limites des données disponibles et de se fier à leur intuition (Kahneman, Slovic et Tversky, 1982). La recherche montre également que les désaccords sur les risques ne devraient pas disparaître complètement, même lorsquil existe des preuves suffisantes. En effet, les opinions exprimées avec force dès le départ résistent au changement, car elles influent sur le mode dinterprétation des informations recueillies par la suite. Les nouvelles preuves paraissent fiables et informatives si elles concordent avec les opinions initiales; la preuve du contraire est généralement rejetée comme non fiable, erronée ou non représentative (Nisbett et Ross, 1980). Mais, lorsque les gens nont pas dopinions antérieures bien ancrées, cest lopposé qui prévaut: ils sont à la merci de la formulation du problème. La présentation dune même information sur le risque de plusieurs façons différentes (lindication, par exemple, du taux de mortalité plutôt que du taux de survie) modifie leurs manières de voir et leurs actes (Tversky et Kahneman, 1981). La reconnaissance de cet ensemble de stratégies mentales que les gens appliquent, afin de structurer leur univers et de déterminer leur ligne de conduite ultérieure, a permis une meilleure compréhension du processus de prise de décisions en présence dun danger potentiel. Bien que ces règles soient valables dans de nombreux cas, elles aboutissent, dans dautres, à des distorsions importantes et persistantes qui ont de graves implications pour lévaluation des risques.
La démarche la plus répandue pour étudier la façon dont les gens évaluent le risque fait appel à une échelle psychophysique et à des techniques danalyse multidimensionnelle pour obtenir des représentations quantitatives des attitudes face au risque et de lévaluation du risque (Slovic, Fischhoff et Lichtenstein, 1980). De nombreuses études montrent que lévaluation du risque fondée sur des jugements subjectifs est quantifiable et prévisible; elles montrent également que la notion même de risque na pas le même sens pour chacun. Lorsque des spécialistes jugent un risque en se fiant à leur expérience personnelle, leurs appréciations sont en corrélation étroite avec les estimations techniques des accidents mortels survenant au cours dune année. Par contre, les avis des profanes sont davantage influencés par des considérations telles que le potentiel de catastrophe ou dune menace pour les générations futures; de ce fait, leur estimation des probabilités de perte sécarte généralement de celles des spécialistes.
On peut regrouper les évaluations du danger par les profanes en deux facteurs (Slovic, 1987). Le premier reflète le degré de compréhension dun risque par les gens, cette compréhension étant liée à la mesure dans laquelle le risque est observable, connu de ceux qui y sont exposés et peut être détecté immédiatement. Le second facteur traduit le degré à partir duquel le risque fait naître un sentiment de crainte lié à labsence de maîtrise de la situation ou à la perspective de conséquences graves, dune exposition des générations futures à des risques élevés ou dune augmentation involontaire du risque. Plus le score exprimé par ce second facteur est inquiétant, plus le risque sera jugé élevé, plus les gens voudront voir ce risque diminuer et plus ils demanderont lapplication dune réglementation rigoureuse à cette fin. Le fait que le point de vue des spécialistes et celui des profanes sappuient sur des définitions différentes du concept de risque peut faire naître de nombreuses controverses en ce domaine; les spécialistes auront beau invoquer les statistiques ou les résultats des évaluations techniques des risques, les attitudes des gens et leur manière dévaluer les risques ne sen trouveront pas pour autant radicalement changées (Slovic, 1993).
La caractérisation du danger en termes de «connaissance» et de «menace» ramène à la discussion sur les indicateurs de danger décrits plus haut en termes de «perceptibilité». Dans lindustrie, 42% des indicateurs de danger sont directement perceptibles par les sens de lêtre humain, 45% doivent être déduits de comparaisons avec des critères normatifs et 3% font appel à la mémoire. La perceptibilité, la menace du danger, mais aussi le frisson quil procure, sont des dimensions étroitement liées au vécu des gens en matière de danger et à leur sentiment de pouvoir ou non le maîtriser. Toutefois, pour comprendre et prédire le comportement dun individu face au danger, il faut arriver à mieux appréhender le rôle que jouent la personnalité, les contraintes liées aux tâches et les variables sociétales.
Il semble que les techniques psychométriques permettent de cerner au sein dun groupe les similitudes et les différences relatives aux attitudes et aux habitudes personnelles en matière dévaluation des risques. Cependant, dautres méthodes psychométriques telles que lanalyse pluridimensionnelle des jugements de similitude en ce qui concerne le danger donnent des représentations différentes lorsquelles sont appliquées à des ensembles de risques tout à fait différents eux aussi. Bien quelle soit informative, lanalyse factorielle ne fournit en aucun cas une représentation universelle des risques. Les études psychométriques présentent un autre point faible, en ce sens que les gens ne sont confrontés au risque que sur le papier et établissent une séparation très nette entre lévaluation du risque et le comportement dans des situations de danger réel. Les facteurs qui affectent lévaluation du risque par un individu dans le cadre dune expérience psychométrique peuvent être insignifiants par rapport au risque réel. Selon Howarth (1988), cette connaissance verbale consciente reflète généralement des stéréotypes sociaux. Par opposition, les réactions à la prise de risque dans la réalité (circulation routière, usine) sont contrôlées par la connaissance tacite qui sous-tend un comportement averti ou routinier.
La plupart des décisions personnelles que lon est appelé à prendre au quotidien en matière de risque ne sont absolument pas raisonnées; dans lensemble, les gens ne sont même pas conscients du risque, alors que la notion sous-jacente des expériences psychométriques est présentée comme une théorie du choix délibéré. Effectuées le plus souvent à laide dun questionnaire, les évaluations de risques sont volontairement conduites «dans un fauteuil». Or, bien souvent, les réactions dun individu face à une situation de risque résultent dhabitudes acquises qui sont automatiques et se situent au-dessous du niveau général de prise de conscience. En règle générale, les gens névaluent pas les risques: on ne peut donc prétendre que leur façon de les évaluer est inexacte et doit être améliorée. La plupart des activités à risque sont nécessairement exécutées au niveau le plus bas du comportement machinal, là où il ny a tout simplement pas de place pour une prise en compte du risque. Lidée que les risques identifiés après la survenance dun accident sont acceptés après une analyse consciente est peut-être née au fond dune confusion entre lUES normative et les modèles descriptifs (Wagenaar, 1992). On paraît avoir accordé moins dattention aux conditions dans lesquelles les gens agissent machinalement, obéissent à leur instinct ou choisissent la première mesure qui se présente à leur esprit. Et pourtant, une opinion largement répandue dans la société et parmi les professionnels de la sécurité et de la santé veut que la prise de risque soit un facteur causal essentiel dincidents et derreurs. Dans un échantillon représentatif de Suédois âgés de 18 à 70 ans, 90% ont convenu que la prise de risques était la principale source daccidents (Hovden et Larsson, 1987).
On peut être amené à prendre délibérément des mesures pour prévenir un danger, atténuer son intensité ou se protéger en prenant des précautions (en portant un casque et des lunettes de protection, par exemple). Du reste, on y est souvent obligé par le règlement dentreprise, voire par la loi. Ainsi, le couvreur doit dresser un échafaudage avant de travailler sur un toit, afin déviter les chutes. Cette démarche peut résulter dun processus conscient dévaluation du risque et de laptitude personnelle à y faire face, dun simple processus dhabituation, ou encore dune obligation légale. Souvent, des panneaux ou des avis rappellent les mesures de prévention qui sont contraignantes.
Hoyos et Ruppert (1993) ont étudié plusieurs types de mesures de prévention dans lindustrie. Quelques-unes sont indiquées à la figure 59.14, avec leurs fréquences dapplication respectives. Comme on peut le voir, ces mesures relèvent en partie de linitiative personnelle, en partie de prescriptions légales et de consignes édictées par lentreprise. Elles comprennent entre autres la planification du travail, le port déquipements de protection individuelle, le choix de méthodes de travail sûres (matériaux et outils adaptés), la fixation dune cadence adéquate et le contrôle des installations, du matériel, des machines et des outils.
La précaution la plus fréquemment exigée est lutilisation dun équipement adéquat de protection individuelle. Elle constitue, avec les mesures visant la sécurité des manutentions et des travaux de maintenance, lobligation de loin la plus courante dans lindustrie. Il existe, dune entreprise à lautre, de grandes différences dans le degré dutilisation de léquipement en question. Dans les usines chimiques et les raffineries de pétrole, par exemple, le taux dutilisation est voisin de 100%. En revanche, dans le secteur de la construction, les responsables de la sécurité rencontrent des difficultés, ne serait-ce que pour tenter dimposer régulièrement le port dun équipement particulier. Il est peu probable que la perception du risque soit le principal facteur de différence. Certaines entreprises ont imposé avec succès lutilisation dun équipement de protection individuelle qui devient alors une habitude (port du casque, etc.) , en instaurant une bonne culture de sécurité et une évaluation personnelle du risque modifiée en conséquence. Dans sa brève étude sur le port des ceintures de sécurité, Slovic (1987) note que près de 20% des usagers de la route attachent volontairement leur ceinture et que 50% ne la mettraient que si une loi en rendait lemploi obligatoire; au-delà de ce chiffre, seuls des contrôles et des amendes permettraient de rendre le geste automatique. Sil est important de comprendre les facteurs qui régissent la perception du risque, il est tout aussi important de savoir comment modifier les comportements et, par voie de conséquence, cette perception elle-même. Des mesures de précaution beaucoup plus nombreuses devraient être prises au niveau des entreprises par les bureaux détudes, les gestionnaires et ceux qui prennent des décisions ayant des implications pour des milliers de gens. Pour lheure, ces niveaux de décision appréhendent mal les facteurs dont dépendent la perception et lévaluation du risque. Si les entreprises sont considérées comme des systèmes ouverts où différents niveaux dorganisation sinfluencent mutuellement et procèdent à des échanges constants avec la société, on peut penser quune démarche du type «systèmes» mette en évidence les facteurs qui déterminent la perception et lévaluation du risque.
Lutilisation détiquettes et davis de mise en garde est une méthode controversée de gestion des risques. Elle est considérée trop souvent comme un moyen commode pour les fabricants déluder leurs responsabilités face aux produits à risque. Il va de soi quune étiquette de ce genre ne sera efficace que si les renseignements quelle fournit sont lus et compris par les intéressés. Frantz et Rhoades (1993) ont constaté que 40% des employés utilisant un classeur à compartiments avaient remarqué létiquette de mise en garde apposée sur le tiroir du haut, que 33% en avaient pris partiellement connaissance, mais que personne ne lavait lue en entier (contrairement à toute attente, 20% ont respecté la mise en garde en remplissant tout dabord les tiroirs du bas). Il ne suffit évidemment pas de jeter un simple coup dil à une mise en garde. Lehto et Papastavrou (1993) ont effectué une analyse approfondie des constatations faites en matière de panneaux et détiquettes de mise en garde; ils ont étudié différents facteurs, à savoir les destinataires, la tâche, le produit (ou objet) et le message. En outre, ils ont largement contribué à la compréhension de lefficacité des mises en garde en examinant différents niveaux de comportement.
Létude des comportements de type machinal laisse entendre quune mise en garde na guère dimpact sur la façon dont les gens exécutent une tâche familière, tout simplement parce quils ne vont pas la lire. Lehto et Papastavrou (1993) ont conclu des résultats de leur étude que linterruption de lexécution dune tâche familière peut améliorer sensiblement la perception quont les travailleurs des étiquettes ou panneaux de mise en garde. Dans lexpérience réalisée par Frantz et Rhoades (1993), le nombre des employés ayant remarqué les étiquettes de mise en garde est passé à 93% lorsque le tiroir du haut a été scellé par une note indiquant quil sy trouvait une étiquette. Les auteurs ont toutefois conclu que lon ne dispose pas toujours de moyens permettant dinterrompre un comportement machinal et que, après une première utilisation de ces moyens, leur efficacité peut considérablement diminuer.
Au niveau du comportement procédural, il faudrait que linformation de mise en garde soit intégrée à la tâche (Lehto, 1992), de sorte quelle puisse inspirer des actions appropriées et immédiates. En dautres termes, la tâche devrait être exécutée conformément aux instructions de létiquette de mise en garde. Frantz (1992) a constaté que 85% des sujets interrogés au cours dune enquête auraient souhaité que les modes demploi dun produit de conservation du bois et dun nettoyant pour canalisations comportent un avertissement. Dun autre côté, des études ont révélé que les gens ninterprétaient pas toujours correctement les symboles et le texte des panneaux et des étiquettes de mise en garde. En particulier, Koslowski et Zimolong (1992) ont constaté que les travailleurs de la chimie ne comprenaient pas la signification de 40% environ des signaux de mise en garde les plus importants employés dans lindustrie chimique.
Au niveau du comportement cognitif, il semble que les gens remarquent les mises en garde quand ils les cherchent vraiment. Ils sattendent à en trouver à proximité des produits quils utilisent. Frantz (1992) relève que les sujets se trouvant dans un environnement peu familier avaient respecté les instructions dans 73% des cas lorsquils les avaient lues, mais dans seulement 9% des cas lorsquils ne lavaient pas fait. Une fois lue, létiquette doit être comprise et mémorisée. Plusieurs études portant sur la compréhension et la mémorisation montrent que les gens ont parfois du mal à se souvenir de ce quils ont lu sur un mode demploi ou une étiquette de mise en garde. Aux Etats-Unis, le Conseil national de la recherche (National Research Council (NRC)) (1989) prête son concours à lélaboration de mises en garde. Il insiste sur limportance de bonnes communications dans les deux sens pour améliorer la compréhension: le communicateur doit faciliter le retour dinformation et encourager les questions de la part du destinataire. Les conclusions du rapport de cette institution sont récapitulées dans deux listes de contrôle, lune à lusage des cadres, lautre destinée à guider les destinataires.
La notion dacceptation du risque soulève une question: «Quel est le degré de sûreté de ce qui est suffisamment sûr?» ou, pour être plus précis, «La nature conditionnelle de lévaluation du risque pose la question du critère normatif de risque à retenir pour attribuer une valeur aux distorsions humaines» (Pidgeon, 1991). Cette question nest pas sans importance lorsquil sagit par exemple de décider sil faut prévoir une enveloppe de confinement supplémentaire autour des centrales nucléaires, sil faut fermer les écoles contenant de lamiante ou sil faut éviter tous les ennuis possibles, en tout cas à court terme. Certaines de ces questions relèvent des pouvoirs publics, dautres de lindividu qui doit choisir entre des actes certains et déventuels dangers incertains.
La question de savoir sil faut accepter ou refuser dassumer un risque résulte de décisions prises pour déterminer le niveau optimal de risque dans une situation donnée. Dans bien des cas, ces décisions résultent automatiquement, ou presque, de perceptions et dhabitudes acquises par lexpérience et la formation. En revanche, chaque fois quil se produit une situation nouvelle ou quil survient un changement dans des tâches apparemment familières (par exemple, laccomplissement de tâches inhabituelles ou semi-routinières), la prise de décisions savère plus complexe. Pour mieux comprendre les raisons pour lesquelles les gens acceptent certains risques et en refusent dautres, il faut définir tout dabord ce quest lacceptation du risque. Il faut ensuite étudier les processus psychologiques qui mènent à lacceptation ou au refus, y compris les facteurs concourants. Enfin, il faut considérer les méthodes permettant de modifier un degré dacceptation du risque jugé trop élevé ou trop faible.
Dune manière générale, dès lors que le risque nest pas rejeté, cela signifie quil a été accepté soit de manière délibérée, soit par étourderie ou par habitude. Ainsi, lorsque les gens se mêlent à la circulation, ils acceptent les risques de dommage matériel, de lésion, de trépas et de pollution en échange des avantages dune mobilité accrue. La personne qui choisit de se faire opérer considère que le coût ou les avantages de lintervention dépassent ses inconvénients. Lorsquune personne place de largent en bourse ou décide de changer de gamme de produits, toutes les décisions impliquant lacceptation de certains risques et avantages financiers comportent des aléas. Enfin et les statistiques le montrent , le choix dun emploi implique lui aussi des probabilités diverses de lésion ou daccident mortel.
Si lon définit lacceptation du risque uniquement par rapport à ce qui na pas été rejeté, on ne répond pas à deux questions importantes. La première a trait à la définition de ce que lon entend exactement par risque . Quant à la seconde, elle concerne lhypothèse fréquemment émise selon laquelle le risque correspond simplement à une perte potentielle quil faut éviter, alors quen réalité il y a une différence entre le fait de tolérer simplement un risque et celui de laccepter, voire de souhaiter quil soit présent pour goûter lexaltation que procure le danger. Si ces aspects peuvent se traduire par un même comportement (se mêler à la circulation, par exemple), les processus cognitifs, émotionnels et physiologiques sous-jacents sont toutefois différents. Il paraît évident quun risque simplement toléré relève dun niveau dengagement différent que le risque souhaité pour lexaltation ou la sensation de «mise en danger» quil procure. La figure 59.15 récapitule les différentes facettes de lacceptation du risque.
Si lon cherche le mot risque dans des dictionnaires de diverses langues, on voit quil a souvent le double sens de «chance, possibilité», dune part, et de «danger, perte», dautre part (wej-ji en chinois, Risiko en allemand, risico en néerlandais, rischio en italien, risk en anglais, etc.). Le mot risque a vu le jour au XVIe siècle et sest répandu par suite dun changement de mentalités, les gens étant passés de limpression dêtre totalement manipulés par «les bons esprits et les esprits malins» à une notion de chance et de danger pour chaque individu libre dinfluer sur son avenir (le mot risque vient probablement du grec rhiza , «racine ou falaise», ou de larabe rizq , «ce que Dieu et le destin tapportent dans la vie»). Dans le langage quotidien, on utilise des dictons comme «Qui ne risque rien na rien», «La chance sourit aux audacieux» ou «A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire», qui incitent à prendre et à accepter des risques. Risque implique toujours incertitude. Etant donné quil existe généralement un certain doute quant au succès ou à léchec ou quant à la probabilité et à la portée des conséquences, lacceptation du risque est toujours synonyme dacceptation dincertitude (Schäfer, 1978).
La recherche sur la sécurité a largement ramené la signification du risque à ses aspects dangereux (Yates, 1992a). Ce nest que récemment que les conséquences positives du risque sont apparues à nouveau avec le développement dactivités de loisir daventure (saut à lélastique, moto, voyages, etc.) et une meilleure compréhension des raisons qui poussent les gens à accepter et à prendre des risques (Trimpop, 1994). Daucuns prétendent que lon ne peut comprendre le comportement dacceptation et de prise de risques et exercer une influence sur lui que si lon tient compte non seulement des aspects positifs du risque, mais aussi de ses aspects négatifs.
Par conséquent, la notion dacceptation du risque évoque le comportement dune personne qui se trouve dans une situation dincertitude par suite de sa décision dadopter ce comportement (ou de ne pas ladopter), après avoir pesé les avantages escomptés et les avoir comparés aux inconvénients dans les circonstances données. Ce processus peut être extrêmement rapide et peut même, en cas de comportement machinal ou habituel, ne pas entrer dans le champ conscient de la prise de décisions; cest ce qui se produit quand on passe la vitesse supérieure parce que le bruit du moteur augmente. A lautre extrême, ce processus peut être très long et impliquer une réflexion et un débat délibérés entre plusieurs personnes, par exemple lorsquil sagit de planifier une opération à haut risque telle quun vol spatial.
Un aspect important de cette définition touche à la perception du risque. Etant donné que la perception et lévaluation ultérieure sont fonction du vécu, de léchelle de valeurs et de la personnalité de lindividu, lacceptation comportementale du risque repose davantage sur des éléments subjectifs que sur des éléments objectifs. En outre, tant quun risque nest pas perçu et pris en compte, il est impossible de réagir à son égard, quelle que puisse être la gravité du danger. En définitive, le processus cognitif qui conduit à lacceptation du risque est une opération individuelle de traitement dinformations et dévaluation qui peut être extrêmement rapide.
Yates et Stone (1992b) ont étudié un modèle qui décrit la reconnaissance du risque comme un processus cognitif didentification, de stockage et de rappel dinformations. Des problèmes peuvent surgir à chaque étape de ce processus; ainsi, la précision didentification du risque nest guère fiable, surtout dans des situations complexes ou pour des dangers tels que les rayonnements, les poisons ou dautres stimuli malaisés à percevoir. En outre, les mécanismes didentification, de stockage et de rappel dinformations sont liés à des phénomènes psychologiques courants (effet de nouveauté ou dactualité, familiarisation, etc.). Autrement dit, les gens accoutumés à un certain risque (conduite à grande vitesse, par exemple) finissent par laccepter comme une situation «normale» et dévalorisent fortement le risque. Formalisé de manière simple, ce processus se présente sous la forme dun modèle comportant les éléments suivants:
Ainsi, un véhicule qui roule lentement peut inciter un dépassement (cest le stimulus). Lobservation de la circulation routière constitue la perception. Lestimation du temps nécessaire au dépassement est lévaluation, dont le résultat mène à la décision et au comportement consistant à dépasser ou non le véhicule qui précède. Enfin, le degré de réussite ou déchec de la manuvre est constaté immédiatement et ce retour dinformation influera sur les décisions ultérieures en matière de dépassement. A chaque étape du processus, la décision finale daccepter le risque ou non peut être influencée. Le bilan coûts-avantages sétablit en fonction de facteurs liés à lindividu, au contexte et à lobjet, facteurs dont la recherche scientifique a constaté quils jouaient un rôle important dans lacceptation ou le rejet du risque.
Fischhoff et coll. (1981) ont retenu les facteurs 1) de perception individuelle; 2) de temps; 3) despace; 4) de contexte du comportement comme étant quatre dimensions importantes de la prise de risques et dont il convient de tenir compte dans létude des risques. Dautres auteurs ont recours à des catégories différentes et à des étiquettes différentes pour les facteurs qui influent sur lacceptation du risque. Les propriétés de la tâche (objet du risque), les facteurs individuels et contextuels ont servi à structurer ces nombreux facteurs, comme lindique la figure 59.16.
Dans les modèles normaux dacceptation du risque, les conséquences des nouveaux risques technologiques (dans la recherche génétique, par exemple) ont souvent été étudiées en termes quantitatifs sommaires (décès, lésions, dommages matériels) et lon est parvenu à des courbes de probabilités relatives à ces conséquences au moyen destimations ou de simulations (Starr, 1969). Les résultats obtenus ont été comparés aux risques déjà «acceptés» par le grand public et correspondent donc à une certaine acceptabilité du nouveau risque considéré. Les données ont été parfois présentées sous forme dindice de risque permettant de comparer différents types de risque. Les méthodes les plus fréquemment utilisées dans ce but ont été recensées par Fischhoff et coll. (1981); il sagit de jugements portés par des spécialistes, de données statistiques et historiques, ainsi que danalyses formelles telles que celles réalisées par la méthode des arbres de défaillances. Les auteurs affirment que, lorsquelles sont convenablement conduites, les analyses formelles présentent la plus grande «objectivité», car elles séparent les faits des opinions et tiennent compte dun grand nombre de facteurs concourants. Des spécialistes de la sécurité ont néanmoins relevé que lacceptation du risque tant publique quindividuelle pouvait reposer sur des jugements de valeur faussés et des opinions largement médiatisées, et non sur des analyses logiques.
On dit aussi que le grand public est souvent mal informé par les médias et les groupements politiques qui invoquent les données statistiques servant leurs fins. Au lieu de se fier à des partis pris individuels, il faudrait, en matière dacceptation du risque, prendre en compte uniquement les avis qualifiés fondés sur des connaissances spécialisées et tenir le grand public à lécart de décisions aussi importantes. Ce point de vue a fait lobjet de vives critiques, car il remet en cause à la fois des valeurs démocratiques (les gens doivent avoir la possibilité de se prononcer sur des questions qui peuvent avoir des conséquences catastrophiques pour leur sécurité et leur santé) et des valeurs sociales (une innovation technologique ou une décision risquée doit-elle profiter à ses bénéficiaires plus quà ceux qui en paient la facture?). Fischhoff, Furby et Gregory (1987) ont proposé de tenir compte, pour déterminer lacceptabilité du risque, des préférences du «public concerné», ces préférences pouvant être exprimées (par la voie dentretiens ou de questionnaires) ou révélées (par le truchement dobservations). Jungermann, Rohrmann et Wiedemann (1991) ont souligné la difficulté quil y a à définir le «public concerné» dans le cas de technologies comme les centrales nucléaires ou les manipulations génétiques, étant donné que plusieurs pays, voire la population mondiale tout entière, peuvent pâtir ou bénéficier de leurs applications.
Le fait de navoir recours quaux avis des seuls experts a également été examiné. Ces avis, lorsquils sont fondés sur des modèles normaux, sont plus proches des estimations statistiques que ceux du public (Otway et von Winterfeldt, 1982). Curieusement, quand on interroge le profane sur les probabilités de mortalité ou de morbidité dune technologie nouvelle, son point de vue est beaucoup plus proche de lavis des experts et des indices de risque. Des études montrent également que, si les gens sen tiennent à leur première estimation rapide une fois quils sont en possession de données pertinentes, ils la corrigent lorsque des avantages ou des dangers réalistes sont évoqués et discutés par des spécialistes. Par ailleurs, Haight (1986) souligne que les avis des spécialistes étant subjectifs et ceux-ci étant souvent en désaccord quant à leur estimation des risques, le public est parfois plus précis dans son évaluation si le risque est apprécié après quun accident sest produit (la catastrophe de Tchernobyl, par exemple). On peut en conclure que, lorsquil donne son avis, le public se fonde sur dautres dimensions du risque que sur les statistiques concernant le nombre de morts ou de blessés.
Il est un autre aspect qui joue un rôle dans lacceptation du risque, celui de savoir si les effets perçus de la prise de risques (par exemple, une poussée dadrénaline ou le fait dêtre considéré par la société comme un héros) sont jugés positifs. Machlis et Rosa (1990) ont étudié la notion de risque recherché par rapport au risque toléré ou au risque redouté; leur conclusion est que, dans bien des cas, un risque accru a un effet plus stimulant que dissuasif. Ils ont constaté que les gens pouvaient ne pas être ennemis du risque en dépit dune médiatisation du danger quil représente. On cite le cas dun parc dattractions où lon a constaté quun manège était beaucoup plus prisé du public après avoir été remis en service à la suite dun accident. De même, après le naufrage dun ferry norvégien qui a obligé les passagers à demeurer sur des icebergs pendant trente-six heures, la société dexploitation a enregistré la plus forte demande de son existence. Les chercheurs en concluent que la notion de risque recherché modifie la façon dont on le perçoit ou dont on laccepte et exige de faire appel à des modèles conceptuels différents pour expliquer le comportement de prise de risques. Ces hypothèses sont étayées par des études qui montrent que, pour les policiers en patrouille, le risque dêtre attaqué ou tué est curieusement perçu comme un enrichissement de leur mission, alors que pour les policiers chargés de tâches administratives, le même risque est ressenti comme étant redoutable. Vlek et Stallen (1980) ont suggéré dintégrer des aspects de récompense plus personnels et intrinsèques dans les analyses coûts-avantages pour expliquer les processus dévaluation et dacceptation du risque de manière plus complète.
Jungermann et Slovic (1987) ont rassemblé des données qui font ressortir des différences individuelles de perception, dévaluation et dacceptation de risques «objectivement» identiques entre étudiants, techniciens et écologistes. On a constaté que lâge, le genre et le niveau dinstruction influent sur lacceptation du risque, les hommes jeunes et peu instruits prenant les risques les plus grands (guerres, accidents de la circulation, etc.). Zuckerman (1979) a fourni un certain nombre dexemples de différences individuelles dans lacceptation du risque et a relevé quelles résultaient très probablement de facteurs liés à la personnalité: recherche de sensations fortes ou dexpériences nouvelles, extraversion ou confiance exagérée en soi. La prise en compte des coûts et avantages des risques joue également un rôle dans le processus dévaluation individuelle et de prise de décisions. En jugeant les risques dune situation ou dun acte isolé, différents individus parviennent à des conclusions très diverses. Cette diversité peut se manifester en termes de gradation, du fait, par exemple, de distorsions induites par des considérations de valeur qui font apparaître la décision préférée comme étant moins risquée; ainsi, des individus présomptueux pourront opter pour une valeur dancrage différente. Il nen reste pas moins que les aspects liés à la personnalité ninterviennent que pour 10 à 20% dans la décision daccepter un risque ou non. Pour expliquer les 80 à 90% restants, il faut considérer dautres facteurs.
Slovic, Fischhoff et Lichtenstein (1980) ont conclu dune série danalyses factorielles et dentretiens que les profanes ont une appréciation qualitative des risques différente, en ce sens quils font intervenir les dimensions de maîtrisabilité (capacité de maîtrise), de volontarité (volonté dassumer), de dangerosité et de connaissance préalable du risque. La volontarité et la maîtrisabilité perçue ont été étudiées de façon très approfondie par Fischhoff et coll. (1981). On estime que les risques pris volontairement (motocyclette, alpinisme) présentent un niveau dacceptation élevé quelque mille fois supérieur à celui des risques sociétaux (pris involontairement). A lappui de la différence entre risques sociétaux et risques individuels, limportance de la volontarité et de la maîtrisabilité a été postulée dans une étude de von Winterfeldt, John et Borcherding (1981). Ces auteurs signalent une dangerosité perçue plus faible pour la motocyclette, le métier de cascadeur et la course automobile que pour les accidents nucléaires et les accidents davion. Renn (1981) a publié une étude sur la volontarité et la perception de conséquences négatives. Un groupe de sujets a été invité à choisir entre trois types de pilules, tandis que ces mêmes pilules étaient administrées directement à un autre groupe. Bien que toutes les pilules fussent identiques, les sujets qui ont eu la possibilité de choisir ont manifesté beaucoup moins deffets secondaires que les autres.
Lorsquun risque est perçu au niveau individuel comme étant susceptible davoir des conséquences redoutables, voire catastrophiques, pour beaucoup de gens, mais comme ayant une probabilité quasi nulle de se produire, il est souvent jugé inacceptable, bien que lon sache quil na entraîné que peu ou pas daccident mortel. Il en est ainsi plus encore des risques ignorés jusqualors par la personne appelée à porter un jugement. Des études montrent également que les gens font appel à leurs connaissances et à leur expérience personnelle dun risque particulier comme point dancrage essentiel de leur jugement lorsquil sagit daccepter un risque bien défini, alors quun risque jusque-là inconnu est jugé davantage en fonction de lappréhension quil suscite et de son degré de gravité. Les individus sont plus enclins à sous-estimer un risque, même élevé, sils y ont été exposés longtemps; cest le cas, par exemple, de ceux qui vivent en aval dun barrage ou dans une zone de séismes ou qui font un travail «ordinairement» à haut risque, comme les mineurs de fond, les bûcherons ou les ouvriers des chantiers de construction (Zimolong, 1985). Par ailleurs, il semble que les gens jugent les risques imputables à lhumain très différemment des risques naturels et acceptent ceux-ci plus facilement que ceux-là. Sagissant de risques déjà acceptés ou de risques naturels, la démarche des spécialistes consistant à situer les risques des technologies nouvelles à lune ou lautre extrémité de léventail des «risques objectifs» ne semble pas adéquate aux yeux du grand public. On peut prétendre que les risques déjà acceptés sont simplement tolérés, que les nouveaux risques viennent sajouter aux anciens et que de nouveaux dangers nont pas encore été vécus ou affrontés. En ce sens, les déclarations des spécialistes sont considérées surtout comme des promesses. Relevons enfin quil est très difficile de déterminer ce qui est vraiment accepté, compte tenu du grand nombre de personnes apparemment inconscientes des nombreux risques qui les entourent.
Mais, même si lindividu est conscient des risques qui lentourent, il reste le problème de son adaptation comportementale. Ce processus est parfaitement décrit dans la théorie de la compensation du risque et de lhoméostasie ou stabilisation du risque (Wilde, 1986); celle-ci veut que les individus adaptent leurs décisions en matière dacceptation de risque et leur comportement de prise de risques en fonction du degré de risque quils perçoivent. Autrement dit, ils se montrent plus prudents et acceptent moins de risques quand ils se sentent menacés; à linverse, ils se montrent plus audacieux et acceptent des risques plus élevés lorsquils se sentent en sécurité. Il est donc très difficile pour les spécialistes de concevoir des équipements ou des facteurs de sécurité ceintures de sécurité, casques de protection, routes de grande largeur, machines encoffrées, etc. sans que lutilisateur ne cherche à compenser en quelque sorte la sécurité quils procurent par quelque avantage personnel (cadence accrue, davantage de confort, attention moins concentrée ou tout autre comportement plus «risqué»).
Le fait de modifier le niveau de risque accepté en valorisant un comportement sûr peut inciter à suivre la voie la moins dangereuse. Cette démarche vise à changer les valeurs, les normes et les opinions individuelles pour encourager une autre acceptation du risque et un autre comportement de prise de risques. Parmi les facteurs qui déterminent la probabilité dacceptation du risque, on peut citer les réponses données aux interrogations du type: la technologie procure-t-elle un avantage correspondant aux besoins du moment, augmente-t-elle le niveau de vie, crée-t-elle de nouveaux emplois, facilite-t-elle la croissance économique, accroît-elle le prestige et lindépendance du pays, exige-t-elle des mesures de sécurité rigoureuses, augmente-t-elle le pouvoir des grandes entreprises ou aboutit-elle à la centralisation des systèmes politique et économique (Otway et von Winterfeldt, 1982)? Dautres facteurs entrant en ligne de compte dans lévaluation du risque ont été signalés par Kahneman et Tversky (1979 et 1984); lissue dune intervention chirurgicale ou dune radiothérapie ayant été présentée en termes de 68% de probabilité de survie, 44% des personnes interrogées lont choisie, contre 18% seulement lorsquon lassociait à 32% de probabilité de décès, ce qui est mathématiquement équivalent. Souvent, les sujets optent pour une valeur dancrage personnelle (Lopes et Ekberg, 1980) pour juger de lacceptabilité dun risque, surtout lorsquil sagit de risques qui augmentent au fil du temps.
Johnson et Tversky (1983) ont noté linfluence des «cadres émotionnels» (contexte affectif avec émotions induites) sur lévaluation et lacceptation du risque. Des émotions positives et négatives ont été induites dans ces cadres par la description dévénements tels que la réussite personnelle ou la mort dun jeune homme. On a constaté que les sujets ayant des impressions induites négatives jugeaient les risques de mort accidentelle et violente infiniment plus élevés indépendamment des autres variables contextuelles que les sujets à émotions positives. Parmi les autres facteurs qui influent sur lacceptation individuelle du risque, on trouve les valeurs de groupe, les croyances personnelles, les normes sociales, les valeurs culturelles, la situation économique et politique et le vécu récent (par exemple, la vue dun accident). Dake (1992) affirme que le risque demeure indépendamment de sa dimension physique un concept fortement tributaire du système de croyances et de mythes au sein dun cadre culturel. Yates et Stone (1992b) ont dressé la liste des distorsions (voir figure 59.17) dont on a constaté quelles influent sur lévaluation et lacceptation du risque.
Pidgeon (1991) définit la culture comme lensemble des croyances, règles, pratiques, attitudes et rôles communs à une population ou à un groupe social donné. Les différences de cultures se traduisent par des niveaux de perception et dacceptation du risque hétérogènes. Il suffit pour sen convaincre de comparer les normes de sécurité du travail et les taux daccidents dans les pays industriels à ceux des pays en développement. Néanmoins, lun des constats les plus immuables entre les cultures et au sein des cultures, cest que lon voit généralement émerger les mêmes notions de dangerosité, de risques inconnus, de volontarité et de maîtrisabilité, mais affectées de priorités différentes (Kasperson, 1986). Quant à savoir si ces priorités sont exclusivement tributaires du type de culture, le débat reste ouvert. Ainsi, dans lestimation des risques liés à lélimination des déchets toxiques et radioactifs, les Britanniques sont plus axés sur les risques du transport, les Hongrois sur les risques de lexploitation et les Américains sur les risques écologiques. Ces différences sont attribuées à des facteurs culturels, mais elles pourraient tout aussi bien sexpliquer par des considérations liées à la densité de la population en Grande-Bretagne, le souci de fiabilité de lexploitation en Hongrie et les préoccupations pour lenvironnement aux Etats-Unis, cest-à-dire par des facteurs situationnels. Dans une autre étude, Kleinhesselink et Rosa (1991) ont constaté que les Japonais perçoivent lénergie nucléaire comme un risque redoutable, mais pas inconnu, alors que les Américains voient en elle une source de risque largement inconnue. Les auteurs attribuent ces différences de perception à une question dexposition et, notamment, aux bombes atomiques larguées sur Hiroshima et Nagasaki en 1945. Toutefois, des différences analogues ont été constatées dans lagglomération de San Francisco entre la population latino-américaine et la population blanche américaine. On peut en conclure que les différences culturelles, de connaissances et individuelles au niveau local jouent peut-être un rôle tout aussi important dans la perception du risque que les distorsions culturelles générales (Rohrmann, 1992).
Ces divergences, et dautres du même genre, dans les conclusions et les interprétations tirées dévénements identiques ont amené Johnson (1991) à formuler une mise en garde au sujet de lattribution des différences de perception et dacceptation du risque à des causes culturelles. Lauteur se méfie des nombreuses définitions proposées pour la culture, qui font de celle-ci une sorte de fourre-tout. Par ailleurs, les divergences dopinions et les différences de comportements constatées au sein de sous-populations ou dentreprises dun même pays rendent plus problématique encore une définition claire et précise de la culture ou de son incidence sur la perception et lacceptation du risque. Il faut également relever que les échantillons étudiés sont généralement petits et ne sont pas représentatifs des cultures dans leur ensemble et que, souvent, on confond les causes et les effets (Rohrmann, 1995). Parmi les autres aspects culturels étudiés, on trouve des concepts universels, tels que lindividualisme par rapport à légalitarisme ou à la foi dans les hiérarchies, ainsi que des facteurs sociaux, politiques, religieux et économiques.
Wilde (1994) a signalé, par exemple, que le nombre daccidents est inversement proportionnel à la situation économique dun pays. En période de récession, le nombre des accidents de la circulation baisse, alors quil augmente en période de croissance. Lauteur attribue ce constat à un certain nombre de facteurs, dont celui-ci: étant donné quen temps de crise il y a plus de chômeurs et que les prix de lessence et des pièces de rechange augmentent, les gens seront plus prudents afin déviter les accidents. A linverse, Fischhoff et coll. (1981) considèrent quen période de récession les gens sont davantage disposés à accepter des risques et des conditions de travail pénibles pour conserver leur emploi ou en trouver un.
Le rôle du langage et son utilisation par les médias ont été étudiés par Dake (1991), qui donne un certain nombre dexemples où les mêmes «faits» ont été présentés de manière à soutenir les buts politiques de groupes, organisations ou gouvernements bien précis. Ainsi, les doléances des travailleurs au sujet de risques professionnels suspectés peuvent être qualifiées de «préoccupations légitimes» dans un cas et de «phobies narcissiques» dans un autre. Linformation sur les risques dont les tribunaux disposent dans les affaires de lésions corporelles constitue-t-elle des «preuves solides» ou des «vestiges scientifiques»? Sommes-nous confrontés à des «cauchemars» écologiques ou à de simples «éventualités» ou «défis»? On voit donc que lacceptation du risque est fonction de la situation perçue et du contexte du risque à juger, tout comme de la perception quen ont ceux qui jugent (von Winterfeldt et Edwards, 1984). Comme le montrent ces différents exemples, la perception et lacceptation du risque dépendent fortement de la façon dont les «faits» essentiels sont présentés. La crédibilité de la source dinformation, la nature et la portée de la couverture médiatique bref, les facteurs de «communication du risque» jouent un rôle plus important dans lacceptation du risque que les résultats danalyses formelles ou les jugements de spécialistes ne le laissent entendre. Par conséquent, la communication en matière de risques est un facteur contextuel utilisé dans le but précis de modifier lacceptation du risque.
Pour parvenir de la meilleure façon à un degré élevé dacceptation dun changement, le mieux est dassocier ceux qui sont censés accepter le changement en question au processus de planification, de décision et de contrôle, afin quils se sentent véritablement engagés. Sur la base de projets menés à bien, la figure 59.18 indique six étapes quil est conseillé de prendre en compte lorsquil sagit détudier des risques.
Dans les étapes 1 et 2, de gros problèmes se posent pour déterminer la désirabilité et le «risque objectif» du but à atteindre, alors que, dans létape 3, il paraît difficile déliminer les pires options. Pour les individus comme pour les organisations, les risques sociétaux, de catastrophe ou de létalité à grande échelle semblent être les options les plus redoutées et les moins acceptables. Perrow (1984) note que la plupart des risques sociétaux tels que ceux qui concernent les recherches sur lADN, les centrales nucléaires ou la course à larmement atomique possèdent de nombreux sous-systèmes étroitement couplés; autrement dit, sil se produit une défaillance dans lun des sous-systèmes, elle peut déclencher des défaillances en cascade. Ces défaillances successives peuvent ne pas être détectées à cause de la nature même de la défaillance initiale, par exemple le non-fonctionnement dun signal dalarme. Les risques daccidents dus à des défaillances interactives augmentent dans les systèmes techniques complexes, ce qui conduit Perrow à dire quil serait souhaitable dassocier les risques sociétaux de manière assez lâche (pour quils soient maîtrisables de manière indépendante); il faudrait également pouvoir évaluer, de manière indépendante toujours, le risque et les moyens de se prémunir contre lui, et étudier de très près les technologies ayant un potentiel de conséquences catastrophiques.
Les étapes 3 à 6 concernent la communication: celle-ci est un outil indispensable au développement dune bonne perception et dune évaluation correcte du risques, ainsi quà ladoption dun comportement optimal en matière de prise de risques. La communication sur les risques vise des publics différents: habitants, salariés, patients, etc. Elle emprunte divers circuits presse, radio, télévision, communication verbale, etc. dans des situations ou forums différents (stages de formation, séances publiques, articles, campagnes, communications personnelles, etc.). Malgré le peu détudes consacrées à lefficacité de la communication par les médias dans le domaine de la sécurité et de la santé, la plupart des auteurs saccordent à penser que la qualité de la communication détermine dans une large mesure la probabilité de changements de comportements ou dattitudes du public cible vis-à-vis de lacceptation du risque. Selon Rohrmann (1992), la communication en matière de risques sert également des buts différents, dont quelques-uns sont indiqués à la figure 59.19.
Ce type de communication est complexe, son efficacité étant rarement démontrée avec une exactitude scientifique. Rohrmann (1992) dresse la liste des facteurs indispensables à lévaluation de la communication en matière de risques et donne quelques conseils sur la manière de communiquer efficacement. Wilde (1993) distingue entre la source ou linitiateur, le message, le circuit suivi et le destinataire et présente des suggestions pour chaque aspect de la communication. Il cite des données qui montrent, par exemple, quune communication efficace dans le domaine de la sécurité et de la santé dépend de facteurs tels que ceux mentionnés à la figure 59.20.
Pidgeon (1991) définit la culture de la sécurité comme un ensemble structuré de significations grâce auquel un peuple ou un groupe dindividus interprète les risques auxquels il est confronté. Cette culture précise ce qui est important et légitime et explique les rapports qui existent entre la vie (ou la mort), le travail et le danger. Une culture de la sécurité se crée et se recrée dans la mesure où ses membres se comportent encore et toujours dune manière qui semble naturelle, évidente et incontestable et édifient dès lors leur propre version du risque, du danger et de la sécurité. Chaque version comporte également des schémas explicatifs permettant de décrire la genèse des accidents. Dans une structure comme une entreprise ou un pays, les normes tacites et explicites qui régissent la sécurité se situent au cur dune culture de la sécurité dont les principaux éléments sont les règles de prise en charge des risques, les attitudes à légard de la sécurité et la réflexivité sur la pratique de la sécurité.
Les entreprises industrielles qui vivent déjà une culture de la sécurité sophistiquée soulignent limportance que revêt la communauté de vues, dobjectifs, de critères et de comportements dans la prise de risques et lacceptation du risque. Etant donné que lincertitude est inévitable dans le contexte du travail, il faut trouver un équilibre optimal entre la prise de risques et la maîtrise du danger. Vlek et Cvetkovitch (1989) ont déclaré:
Une bonne gestion du risque consiste à atteindre et à maintenir un niveau adéquat de maîtrise (dynamique) dune activité technologique, et non pas à évaluer continuellement, ou une seule fois, les probabilités daccidents et à diffuser le message quelles sont et resteront «à un niveau négligeable». Par conséquent, «risque acceptable» est le plus souvent synonyme de «maîtrise suffisante».
Lorsque les gens perçoivent deux-mêmes quils possèdent une maîtrise suffisante des risques qui peuvent se présenter, ils sont disposés à les accepter pour en toucher les dividendes. Il importe, toutefois, de souligner quune maîtrise suffisante doit reposer sur une information, une perception et une évaluation solides et, enfin, sur une décision optimale pour ou contre «lobjectif hasardeux».