Daprès les statistiques du Bureau international du Travail (BIT), il se produit chaque année dans le monde 120 millions daccidents du travail, dont 210 000 sont mortels. Chaque jour, plus de 500 hommes et femmes ne rentrent pas chez eux parce quils ont été tués dans un accident du travail. Ces chiffres, spectaculaires, retiennent fort peu lattention du public. Malgré les pertes économiques quils infligent aux Etats, aux entreprises et aux particuliers, les accidents du travail ne font guère parler deux.
Il y a, heureusement, des chercheurs qui, souvent dans lombre, semploient méthodiquement à mieux comprendre et mieux gérer la sécurité et la prévention des accidents. Grâce à leurs efforts, nous avons atteint dans ce domaine un niveau de connaissances sans précédent. De nombreux théoriciens et praticiens de stature internationale nous font profiter de ce nouveau savoir dans les articles quils ont rédigés pour cette Encyclopédie. Au cours des vingt dernières années, la science des accidents, ou accidentologie, a fait des progrès considérables. Le modèle simpliste de type binaire, selon lequel les comportements et les conditions objectives ne peuvent être que sûrs ou dangereux, a été délaissé. La conception rigide, qui conduit à classer obligatoirement toute activité dans lune ou lautre de ces deux catégories, a été abandonnée avec lavènement de modèles systémiques plus évolués, qui ont fait la preuve de leur efficacité pour la gestion de la sécurité.
Limportant est davoir compris que deux conditions, intrinsèquement sûres séparément, peuvent ne pas lêtre lorsquelles sont interdépendantes, cest-à-dire lorsquun lien est établi entre elles par le travailleur, dont la conduite change en fonction de lenvironnement et du cadre physique. Par exemple, lapparition des scies à moteur, dans les années soixante, a été à lorigine de nombreux accidents en raison du phénomène dit de «rebond», qui surprend lutilisateur lorsque les maillons coupants de la chaîne rencontrent une branche, un nud ou une partie plus dure du bois. Il y eut ainsi des centaines de morts et de blessés, jusquà ce que lon invente un dispositif de protection. Lorsque la Suède eut rendu obligatoire la pose dun tel dispositif antirebond, le nombre de lésions dues à lutilisation de cet outil est tombé de 2 600 en 1971 à 1 700 en 1972. Ce fut un important pas en avant dans la prévention des accidents de scie à moteur.
Quiconque sest servi dune scie à moteur sait par expérience que cet outil bruyant, vibrant et bien entendu très tranchant paraît a priori dangereux, et le néophyte se montre donc très prudent. Mais plusieurs heures de pratique font oublier le risque et lon commence à manier lengin avec moins de précaution. La même chose peut se produire avec le dispositif antirebond. Lutilisateur qui sait quun rebond est possible essaie de léviter, mais il fait moins attention sil sait quil existe un dispositif de protection. Des études portant sur lutilisation de scies à moteur pour lexploitation forestière ont montré que lorsquils portent des jambières, les bûcherons sont moins vigilants et sexposent plus souvent à des rebonds, précisément parce quils sestiment protégés. Bien que les dispositifs antirebond aient contribué à éviter des accidents, le lien de causalité nest pas évident; ils se sont certes révélés efficaces, mais en dernière analyse, il ny a pas de relation linéaire entre leurs effets et la sécurité. Deux conditions sûres le dispositif antirebond et le système de protection des jambes ne doublent pas le niveau de sécurité. Larithmétique usuelle, où un plus un égale deux (1 + 1 = 2), ne sapplique pas ici, car le résultat obtenu est inférieur à deux. Dans certains cas, heureusement, il est supérieur à zéro, mais dans dautres, il peut être négatif.
Ce sont là des phénomènes qui commencent à être mieux compris des praticiens de la sécurité. La répartition binaire des comportements et conditions en sûrs/dangereux ne mène pas très loin pour ce qui est de la prévention. Cest à la gestion des systèmes que lon doit les progrès enregistrés dans ce domaine. Lorsquon a compris que les humains, leurs tâches, le matériel et leur environnement formaient un système dynamique, les progrès sur la voie dune prévention plus efficace des accidents ont été considérables. Les exemples qui suivent illustrent le lien dynamique entre les travailleurs et leur activité. Si une seule composante est modifiée, les autres changent aussi, et il devient difficile de prédire quel sera leffet ultime sur la sécurité.
On a constaté, dans laviation et dans dautres secteurs faisant appel à des systèmes hautement perfectionnés et automatisés, quun surcroît dautomatisation ne se traduisait pas nécessairement par une amélioration de la sécurité, par exemple parce que les opérateurs nacquièrent pas toujours une pratique suffisante pour maintenir leur niveau de qualification, si bien que lorsquils doivent intervenir, ils nont ni les compétences ni les capacités requises.
Certains industriels du papier ont observé que les travailleurs jeunes ne comprenaient pas les fonctions des machines aussi bien que leurs aînés. Ces derniers ont connu des machines qui nétaient pas automatisées et ont vu comment elles fonctionnaient. Les nouvelles machines automatiques sont pilotées à partir de salles de commande, par lintermédiaire décrans et de claviers dordinateurs, et les opérateurs ignorent lemplacement exact de leurs composantes. De ce fait, ils risquent de modifier létat dune composante et de mettre ainsi en péril le personnel dentretien qui se trouve à proximité. Un perfectionnement technique des machines et des commandes, sans mise à niveau parallèle des qualifications, des connaissances et des valeurs des opérateurs, naboutit pas nécessairement à une amélioration de la sécurité.
La démarche classique, en matière de prévention, consiste à tirer des enseignements des accidents et des quasi-accidents (accidents évités de peu) observés. En enquêtant sur chaque incident, on en comprend mieux les causes et on peut alors intervenir pour les atténuer ou pour les supprimer. Le problème est que nous navons pas été capables, faute de théories suffisamment solides, de mettre au point des méthodes danalyse permettant de connaître tous les facteurs à prendre en compte pour la prévention. Une enquête peut donner un tableau assez juste des causes, mais en général, il nest valable que pour laccident analysé. Il se peut que des conditions objectives et certains facteurs aient joué un rôle, mais que les experts ne perçoivent pas ou ne comprennent pas leur lien avec laccident. Il est quelque peu aléatoire, à partir dun accident particulier, dextrapoler à dautres situations.
Cela dit, des progrès considérables ont été réalisés dans le domaine de la gestion prévisionnelle de la sécurité. Un certain nombre de techniques ont été mises au point et sont aujourdhui utilisées couramment pour analyser la sécurité et les risques sur le lieu de travail. Elles nous permettent détudier systématiquement les unités de production industrielle afin didentifier les risques potentiels et de prendre des mesures préventives appropriées.
Dans le monde entier, ce sont les industries chimique et pétrochimique qui, en la matière, ont donné lexemple, des catastrophes comme celles de Bhopal et de Tchernobyl ayant provoqué un recours accru aux nouveaux outils de prévision. Des progrès remarquables ont été accomplis depuis le milieu des années soixante-dix sur le front de la sécurité. De nombreux pays ont également fait uvre de pionnier en rendant obligatoire lanalyse de la sécurité. En vingt ans, la Suède, la Finlande, le Japon et la République fédérale dAllemagne ont tous réduit de 60 à 70% le nombre des accidents du travail mortels, et beaucoup dautres pays affichent des résultats comparables. Reste maintenant à passer de la recherche aux applications pratiques et à améliorer encore nos actions de prévention.
Lun des nouveaux éléments de progrès, en matière de gestion de la sécurité, est la notion de «culture de sûreté», qui peut être difficile à cerner, car elle ne correspond à rien de tangible. Cest une notion abstraite, propre à une entreprise ou à une collectivité, et il ny a aucun moyen dagir directement sur elle. Elle nen est pas moins indispensable si lon veut comprendre les possibilités de prévention. Lun des objectifs du présent ouvrage est dexplorer cette nouvelle notion.
Cette nouvelle édition de lEncyclopédie présente un exposé complet des théories et des modèles de prévention des accidents pour permettre délaborer des stratégies de prévention mieux conçues et plus efficaces. Prévenir les accidents du travail est possible. Rien ne nous oblige à tolérer ce tribut inutile imposé à notre bien-être et à notre économie.
Notre propos est ici dexposer une méthode permettant dévaluer lampleur du problème des accidents; il sagit de présenter une démarche, et non de dresser un état des lieux. Pour les accidents du travail, on peut procéder de diverses manières, selon que lon a besoin destimer limportance du problème dans le passé ou que lon essaie de savoir ce quil en sera à lavenir (certains jugeront peut-être cette distinction inutile, arguant que si lon connaît létendue du problème aujourdhui, lon devrait avoir une idée de ce qui nous attendra demain). Lampleur du problème et ses différents aspects varient selon les pays, les secteurs dactivité et les entreprises.
Un accident peut être défini comme la résultante dune séquence dévénements dans laquelle se produit une anomalie aboutissant à des effets indésirables. Il a été montré que lintervention de lhumain pouvait empêcher un tel résultat, mais elle peut aussi déclencher des séquences dévénements potentiellement beaucoup plus dangereuses que celles qui entraînent des dommages corporels ou matériels. Il faut tenir compte de cette possibilité pour évaluer de façon complète létendue des risques sur le lieu de travail. Si lon prend pour hypothèse que cest à cause de facteurs inhérents au lieu de travail que certains événements peuvent provoquer des dommages corporels ou matériels, on est amené à conclure que lampleur du problème doit être déterminée en fonction de lexistence et de la fréquence de ces facteurs.
On peut adopter une approche rétrospective, en comparant le nombre des accidents (taux de fréquence) et leur gravité (nombre de journées de travail perdues), ou prospective, en évaluant lexistence des facteurs de risque cest-à-dire des facteurs susceptibles de provoquer des accidents.
Il est possible dobtenir un tableau suffisamment complet et précis de la situation en utilisant un système de rapports et de dossiers daccidents. Lanalyse des rapports daccidents établis avec soin permet de se faire une idée des relations fondamentales qui sont essentielles à la compréhension des causes des accidents. Pour évaluer avec précision lampleur du problème, il est indispensable de déterminer les facteurs de risque. A cette fin, il faut analyser les informations détaillées contenues dans chaque dossier daccident pour savoir où se trouvaient les travailleurs et les opérateurs au moment critique, ce quils faisaient ou manipulaient, et avec quoi, quels dommages corporels ou matériels ont été subis et les autres circonstances de laccident.
Pour mesurer le risque, il faut disposer dinformations sur le nombre et la gravité des accidents survenus dans le passé, ce qui donne une mesure rétrospective. Le risque daccident pour un employé peut être appréhendé par deux types de données:
Les facteurs les plus importants dans la détermination du risque sont:
Pour connaître le premier type de facteurs, il faut identifier les causes de laccident à savoir les sources dexposition et les autres facteurs nocifs; les deux autres types de facteurs sont ceux qui influent sur la mesure du risque.
Dans le milieu de travail, les principaux facteurs qui sont les causes directes dun préjudice, prenant la forme de maladies professionnelles ou daccidents du travail, sont les suivants:
La notion de dommage corporel dû à une source dexposition est souvent liée à celle de maladie (ou de trouble), car une maladie peut être considérée comme résultant de lexposition à un ou à plusieurs agents pendant une période brève (exposition aiguë) ou longue (exposition chronique). Les agents dexposition chronique, en général, ne sont pas directement nocifs, mais leur effet se fait sentir après une durée dexposition relativement constante et prolongée, alors que les expositions aiguës ont presque instantanément un effet nocif. Lintensité, la nocivité et la durée daction jouent un rôle important dans lapparition dune lésion qui peut souvent résulter dune combinaison des effets de plusieurs agents. Il est alors difficile de déterminer les sources dexposition, entre autres parce que lon ne trouve pratiquement jamais de corrélation monocausale entre des troubles particuliers et une source dexposition particulière.
Parmi les sources dexposition pouvant provoquer des lésions prenant une forme quasi morbide, on peut citer:
La notion de facteurs nocifs (en dehors des sources dexposition) est pertinente pour les accidents du travail, car cest là que se produisent des dommages et que les travailleurs sont exposés aux actions qui provoquent instantanément des lésions. Ces actions sont aisément identifiables puisquon reconnaît immédiatement les dommages matériels ou corporels auxquels elles donnent lieu. La difficulté réside dans la rencontre inattendue avec le facteur nocif.
Les facteurs nocifs à cause desquels les victimes dun accident peuvent subir des lésions sont souvent liés à différentes formes, sources ou utilisations dénergie, par exemple:
Les sources dexposition ou autres facteurs nocifs dépendent dans une large mesure de la nature des procédés, technologies, produits et équipements mis en uvre sur le lieu de travail, mais aussi de lorganisation du travail. Pour ce qui est de la mesurabilité du risque, il faudrait reconnaître que la possibilité dagir sur la probabilité des expositions et la gravité des accidents dépend souvent des trois facteurs suivants:
Les mesures ci-dessus permettent rarement disoler tous les risques. On pense généralement que lanalyse de la prévention des accidents sarrête là, parce quon estime que les travailleurs seront alors capables de se protéger eux-mêmes en se comportant «selon les règles». Cela signifie quà partir dun certain moment, la sécurité et le risque dépendent des facteurs qui influent sur le comportement humain, à savoir les connaissances, les capacités, la possibilité et la volonté dagir de façon que la sécurité soit assurée sur le lieu de travail. Examinons à présent le rôle de ces facteurs:
Linformation sur les causes des accidents a plusieurs objectifs:
On peut obtenir des informations générales grâce à une analyse approfondie des dommages matériels ou corporels et des circonstances dans lesquelles ils se sont produits. Les informations provenant dautres accidents similaires peuvent révéler des facteurs plus généraux jouant un rôle important, et mettre ainsi en évidence des relations causales moins immédiatement visibles. Toutefois, du fait que lanalyse des accidents spécifiques peut fournir des informations très détaillées et très précises, celles-ci peuvent aider à découvrir des circonstances particulières à prendre en considération. Souvent, lanalyse dun accident particulier permet de recueillir des informations quil nest pas possible dobtenir à partir de lanalyse générale; inversement, lanalyse générale met en lumière des facteurs que lanalyse spécifique ne peut élucider. Les données que procurent ces deux types danalyse jouent un rôle important dans la mise au jour des relations causales évidentes et directes au niveau individuel.
Lanalyse daccidents particuliers a deux objectifs principaux:
Le premier est de déterminer la cause dun accident et les facteurs propres au travail qui y ont contribué. Elle permet dévaluer, a posteriori, la mesure dans laquelle le risque a été reconnu. On peut aussi en déduire quelles mesures de sécurité techniques et organisationnelles et jusquà quel point une plus grande expérience professionnelle auraient pu réduire le risque. En outre, elle peut donner une idée plus précise de ce qui aurait pu être fait pour éviter le risque, et de la motivation que doit avoir un travailleur pour le faire.
Le deuxième est dacquérir des connaissances qui pourront servir dans lanalyse de nombreux accidents similaires tant à léchelon de lentreprise que dans des ensembles plus vastes (par exemple, au niveau de toute une organisation ou dans tout le pays). A cet égard, il est important de recueillir les informations suivantes:
Il existe cinq grands types danalyse des accidents, dont chacun a un objectif distinct:
Ces types danalyses peuvent être effectués à différents niveaux, de celui de lentreprise à celui du pays. Pour les mesures de prévention, il sera nécessaire den faire à plusieurs niveaux. Celles qui visent à déterminer les taux généraux de fréquence des accidents, à en suivre lévolution et à établir des priorités seront essentiellement réalisées aux niveaux les plus élevés, tandis que celles qui recherchent les causes directes et les causes profondes des accidents le seront à des niveaux inférieurs. Les résultats seront par conséquent plus précis au niveau individuel et plus généraux au niveau plus élevé.
Quel que soit le niveau auquel elle commence, lanalyse se déroule en plusieurs étapes:
On trouvera des exemples des différents niveaux danalyse à la figure 56.1.
Lidentification des accidents à léchelle dun pays peut aider à savoir dans quels secteurs dactivité, groupes de professions et avec quels procédés et technologies se produisent des accidents entraînant des dommages matériels et corporels. Lobjectif est seulement de déterminer où sont survenus les accidents. La mesure de la fréquence et de la gravité des accidents permet en partie de voir où sont les points faibles et en partie où le risque a changé.
On établit le type de risque sur le lieu de travail par des descriptions des types daccidents qui se produisent et de leur genèse dans chaque cas particulier. On peut ainsi connaître les sources dexposition et les autres facteurs nocifs présents sur le lieu de travail si les mesures de prévention respect des conditions de sécurité, conscience du risque, possibilité dagir, appel à la volonté des travailleurs nont pas été suffisantes pour éviter laccident.
Lidentification, la mesure et la description des risques permettent détablir ce quil faut faire pour réduire le risque et qui doit le faire. Si, par exemple, il est possible de relier des sources dexposition particulières à des technologies particulières, on pourra plus facilement décider quelles mesures spéciales de sécurité sont nécessaires pour agir sur le risque. On pourra aussi intervenir auprès des fabricants et des fournisseurs de ces technologies. Sil peut être prouvé que certains procédés causent fréquemment des accidents très graves, on pourra essayer dadapter les équipements, les machines et les opérations ou les méthodes de travail qui leur sont associées. Malheureusement, pour prendre les mesures et procéder aux adaptations nécessaires, il faut pouvoir établir une corrélation entre une cause unique non ambiguë et laccident, ce qui est rarement possible.
On peut aussi analyser les accidents qui se produisent dans une entreprise en passant dun niveau général à un niveau particulier. Mais le problème est alors souvent quil faut disposer dune base de données suffisamment vaste. Si lon recueille des données sur les accidents (y compris les lésions mineures et les quasi-accidents) survenus pendant un certain nombre dannées, on peut alors constituer une base de données utile même à ce niveau. Lanalyse globale de lentreprise montrera sil y a des problèmes spéciaux dans des secteurs particuliers, ou liés à des tâches particulières ou à lutilisation de certaines technologies. Lanalyse détaillée montrera ensuite ce qui ne va pas et conduira à une évaluation des mesures de prévention.
Si lon veut influer sur le comportement des travailleurs dans un secteur dactivité, un groupe professionnel ou une entreprise, ou sur le comportement dun individu, il faut avoir des connaissances sur de nombreux accidents afin de sensibiliser les intéressés. Il faut aussi informer quant aux facteurs qui augmentent la probabilité daccidents et aux actions possibles qui pourraient limiter le risque de dommages corporels ou matériels. La sécurité devient alors une question de motivation de ceux qui sont responsables du comportement des individus au niveau dun secteur dactivité, dune entreprise industrielle ou commerciale, de lemployeur ou du travailleur.
Les accidents sont définis comme des événements imprévus qui occasionnent des traumatismes, des décès, une perte de production ou des dommages aux biens et aux avoirs. Il est extrêmement difficile de les prévenir si lon ne comprend pas leurs causes. De nombreuses tentatives ont été faites par des chercheurs de différentes disciplines pour élaborer une théorie des causes des accidents afin didentifier, disoler et, en fin de compte, de supprimer les facteurs proches ou lointains des accidents, mais jusquici, aucune ne sest universellement imposée. Nous présenterons brièvement ci-après diverses théories des causes des accidents, ainsi quune structure des accidents.
Selon W.H. Heinrich (1931), qui a élaboré la théorie dite des dominos, 88% des accidents sont provoqués par des gestes humains dangereux, 10% par des actes dangereux, et 2% par le hasard. Heinrich a proposé une «séquence accidentelle à cinq facteurs», dans laquelle chaque facteur déclenche le suivant, de la même manière que, dans une rangée de dominos, le déséquilibre dun domino entraîne la chute de tous les autres. Cette séquence est la suivante:
Selon Heinrich, de même quil suffit denlever un seul domino de la rangée pour interrompre la succession de chutes, de même la suppression de lun des cinq facteurs empêcherait laccident et ses conséquences, le domino clé à enlever étant le troisième. Bien que Heinrich nait présenté aucune statistique à lappui de sa théorie, celle-ci nen constitue pas moins un point de départ utile pour la discussion et les recherches futures.
La théorie des causes multiples est un dérivé de la théorie des dominos, mais elle part du principe que de nombreux facteurs, causes et causes secondaires peuvent être à lorigine dun accident qui résulte de certaines de leurs combinaisons. Elle distingue deux catégories de facteurs contributifs:
Les facteurs liés au comportement de lopérateur: attitude inadéquate, manque de connaissances, insuffisance des qualifications ou état physique ou mental inadapté.
Les facteurs liés à lenvironnement: les insuffisances de la protection contre des éléments dangereux existant sur le lieu de travail, et la dégradation de léquipement par lusage ou du fait de méthodes dangereuses.
Le principal apport de cette théorie est quelle met laccent sur le fait quun accident est rarement sinon jamais le résultat dune seule cause ou dun seul acte.
Selon la théorie du pur hasard, la probabilité, dans un ensemble donné de travailleurs, dêtre victime dun accident, est la même pour tous, et il est impossible de discerner un schéma unique dévénements conduisant à un accident. Tous les accidents sont considérés comme ce qui, dans la théorie de Heinrich, relève du pur hasard, et lon part du principe quaucune intervention ne saurait les empêcher.
Lidée sur laquelle repose cette théorie est que lorsquun travailleur a été victime dun accident, la probabilité quil le soit de nouveau est augmentée ou diminuée par rapport à celle des autres travailleurs. Cette théorie naide guère, voire pas du tout, à trouver des mesures de prévention.
On considère ici que, dans un ensemble donné de travailleurs, il existe un sous-ensemble dont les éléments sont plus enclins que les autres à être victimes daccidents. Les chercheurs nont pas été en mesure dapporter des preuves convaincantes, car la plupart des travaux nont pas été conduits de manière satisfaisante et les résultats sont le plus souvent contradictoires et peu concluants. Cette théorie nest pas acceptée par tous Même si les données dexpérience viennent lappuyer, elle ne rend probablement compte que dune très faible proportion daccidents, sans signification statistique.
Pour les tenants de cette théorie, cest un transfert dénergie qui provoque des dommages corporels ou matériels, et tout transfert dénergie implique une source, une voie de transfert et un récepteur. Cette théorie est utile pour la détermination des causes des lésions et lévaluation des risques liés au transfert dénergie ainsi que des méthodes de contrôle. On peut mettre au point des stratégies de prévention, de limitation ou damélioration.
On peut agir sur le transfert dénergie à la source par les moyens suivants:
On peut modifier la voie de transfert par les moyens suivants:
On peut aider le récepteur du transfert dénergie en adoptant les mesures suivantes:
La théorie des «symptômes» nest pas tant une théorie quun avertissement dont il faut tenir compte si lon veut comprendre les causes des accidents. Le plus souvent, lorsquon analyse un accident, on tend à privilégier les causes les plus évidentes et à négliger les causes profondes. Or, les conditions ou les actes dangereux sont les causes proches les symptômes et non profondes de laccident.
Si lon considère que les accidents ont des causes et quon peut les prévenir, il est impératif détudier les facteurs favorisants. On peut ainsi isoler les causes profondes et prendre les mesures nécessaires pour éviter les récidives. Les causes profondes peuvent être subdivisées en causes «immédiates» et causes «contributives». Les premières sont les actes dangereux et les conditions de travail dangereuses. Les secondes sont les facteurs liés à la gestion, à lenvironnement et à létat physique et mental de lopérateur. Il faut que plusieurs causes convergent pour que se produise un accident.
La figure 56.2 montre la structure des accidents, avec les causes immédiates, les causes contributives, les types daccidents et leurs conséquences. Cette représentation ne prétend pas à lexhaustivité. Il nen est pas moins impératif de comprendre les relations entre les causes et leurs effets avant de pouvoir entreprendre une amélioration durable des procédures de sécurité.
Les causes des accidents sont très complexes et il faut bien les comprendre si lon veut améliorer la prévention. La sécurité, faute de base théorique, ne peut encore être considérée comme une science, mais il ne faut pas se décourager pour autant, car la plupart des disciplines scientifiques mathématiques, statistiques, etc. ont connu, elles aussi, à un moment ou à un autre, une phase empirique. Létiologie des accidents est une piste de recherche très prometteuse. Les théories actuelles sont de nature conceptuelle et, de ce fait, elles nont quune utilité limitée pour la prévention et la maîtrise des accidents. Leur diversité même illustre le fait quaucune, pour le moment, nest considérée comme exacte ou correcte et, de ce fait, universellement acceptée. Ces théories nen sont pas moins nécessaires, à défaut dêtre suffisantes, pour la mise au point dun cadre de référence permettant de comprendre comment se produisent les accidents.
Les facteurs humains sont une composante majeure des causes des accidents du travail. Les estimations de leur rôle réel sont très variables, mais une étude réalisée au début des années quatre-vingt sur les causes de tous les accidents mortels liés à la profession survenus en Australie sur une période de trois ans a révélé que des facteurs comportementaux intervenaient dans plus de 90% des cas. Il est donc important, au vu de ces chiffres, de comprendre la part revenant aux facteurs humains. Les modèles explicatifs traditionnels ne leur attribuaient quune place modeste. Lorsquils les prenaient en compte, cétait pour les relier à une erreur reproduisant la séquence des événements immédiats conduisant à laccident. Mieux comprendre comment, pourquoi et quand les facteurs humains sont impliqués dans les accidents, cest avoir les moyens de mieux prévoir leur rôle et dêtre plus efficace au niveau de la prévention. Plusieurs modèles ont été mis au point à cet effet.
Des modèles récents ont étendu le rôle des facteurs humains au-delà des événements qui sont les causes immédiates de laccident, en prenant en compte des facteurs supplémentaires dans les circonstances plus générales de laccident. La figure 56.3 illustre cette approche: on peut considérer, par exemple, que les méthodes de travail et la supervision sont à la fois des sources derreur dans lenchaînement des événements conduisant immédiatement à laccident et des facteurs préexistants contribuant à cet enchaînement. Il faudrait considérer que les deux principales composantes de ce modèle (les facteurs contributifs et lenchaînement des événements) se produisent sur un axe temporel théorique selon un ordre de succession qui est invariant les premiers précédant toujours les seconds mais où le référentiel temporel ne lest pas. Ces composantes sont toutes les deux des éléments essentiels de la genèse des accidents.
Il est donc fondamental, pour la prévention, de comprendre la nature de lerreur, le moment où elle intervient et ses causes. Une particularité de lerreur, qui la distingue des autres facteurs, est quelle est inhérente au comportement. Elle joue un rôle crucial dans lacquisition et le maintien de nouvelles compétences et de nouveaux comportements. En testant les limites de son interaction avec lenvironnement et, par conséquent, en commettant des erreurs, lêtre humain apprend à connaître ces limites. Ce processus est essentiel non seulement pour lacquisition de nouvelles compétences, mais aussi pour lactualisation et le maintien de lacquis. Le point jusquoù un individu pousse lexpérience dépend du niveau de risque quil est prêt à accepter.
Il semble que lerreur soit une constante de tout comportement. Les études montrent quelle joue un rôle dans près des deux tiers des accidents du travail mortels. Il est donc indispensable dessayer de savoir quelle forme elle est susceptible de prendre, quand elle risque de se produire et pourquoi. Si de nombreux aspects de lerreur humaine nous échappent encore, le niveau actuel de nos connaissances nous permet de prévoir différents types derreurs. La connaissance de ces types derreurs devrait nous montrer où porter nos efforts pour les éviter ou, du moins, pour en modifier les conséquences néfastes.
Lune des caractéristiques les plus importantes de lerreur est que celle-ci nest pas un phénomène unitaire. Bien que lanalyse traditionnelle des accidents la traite souvent comme une entité singulière, rebelle à une analyse plus poussée, lerreur peut se produire de plusieurs façons. Elle prend des formes diverses selon la fonction de traitement de linformation sollicitée: fausses sensations dues à une stimulation insuffisante ou affaiblie des organes sensoriels, défaut dattention dû aux exigences dune stimulation prolongée ou très complexe provenant de lenvironnement, trous de mémoire, erreurs de jugement, erreurs de raisonnement, etc. Tous ces types derreurs se distinguent par les caractéristiques du contexte ou des tâches où on les observe. Ils résultent dune défaillance de fonctions de traitement de linformation différentes, et il faudrait donc des approches différentes pour remédier à chacun dentre eux.
On peut également faire une distinction suivant que lon est en présence dun comportement éduqué ou non. On dit souvent que la formation règle les problèmes derreur humaine du fait quun comportement éduqué permet daccomplir la série dactes requis sans nécessiter une attention consciente et constante ni une rétroaction, mais un simple contrôle conscient, de temps à autre, pour vérifier que tout va bien. Lavantage est quun tel comportement, une fois le processus engagé, demande peu defforts de la part de lopérateur qui peut faire autre chose en même temps (par exemple, parler en conduisant) et planifier les aspects suivants de sa tâche. En outre, le comportement éduqué est généralement prévisible. Malheureusement, si de meilleures compétences rendent de nombreux types derreurs moins probables, elles en rendent dautres plus probables. Les erreurs commises dans le cadre dun comportement éduqué sont dues à la distraction, à des gestes involontaires ou à des défaillances, et sont généralement associées à un changement de nature de lattention. Elles peuvent se produire en mode de contrôle conscient ou résulter de la conclusion de schémas similaires de comportement éduqué.
Une seconde caractéristique des erreurs est quelles ne sont ni originales ni aléatoires. Elles revêtent des formes limitées, similaires dans tous les types de fonctions. Par exemple, on peut «perdre le fil» dans un discours ou dans une tâche perceptive, mais aussi dans lexécution de tâches basées sur les connaissances ou de tâches de résolution de problème. De même, le moment et la place de lerreur dans le processus accidentel ne semblent pas aléatoires. Une caractéristique importante du traitement de linformation est quil revêt une expression identique quel que soit lenvironnement. Cela signifie, par exemple, que les erreurs se produisent de la même façon dans lenvironnement domestique que dans les industries à très haut risque. Les conséquences, en revanche, sont très différentes; elles sont déterminées par lenvironnement où se produit lerreur et non par la nature de cette dernière.
Pour établir une typologie des erreurs et construire des modèles derreurs humaines, il est important de prendre en compte, dans la mesure du possible, tous les aspects de lerreur. Il faut cependant que la typologie obtenue soit utilisable dans la pratique, ce qui est peut-être la principale contrainte, car une théorie des causes daccidents peut aboutir à des résultats, mais lapplication de ces derniers peut se révéler très difficile dans la pratique. Lorsquon essaie danalyser les causes dun accident, ou de prévoir le rôle des facteurs humains dans un processus, il est impossible de comprendre tous les aspects du traitement de linformation par lhumain qui sont intervenus ou sont susceptibles dintervenir. On risque, par exemple, de ne jamais connaître le rôle de lintention avant que se produise un accident. Même a posteriori, le fait que laccident a eu lieu peut modifier le souvenir que lintéressé garde des événements. Cest pourquoi les typologisations des erreurs qui se sont révélées les plus utiles ont été axées sur la nature du comportement au moment où lerreur a été commise, ce qui permet une analyse relativement objective et aussi reproductible que possible.
Elles distinguent les erreurs commises pendant un comportement éduqué (ratés, lapsus ou actes involontaires) et celles commises pendant un comportement non éduqué ou ayant pour but de résoudre un problème (fautes).
Les ratés ou les erreurs par oubli du savoir-faire sont définis comme des erreurs qui interviennent alors que le comportement est automatisé.
Les fautes sont de deux types:
Autrement dit, les erreurs par manque de connaissances résultent dun défaut de compétence; les erreurs dues au non-respect des règles dune mauvaise application des compétences; et les erreurs par oubli du savoir-faire danomalies dans lexécution du programme dactions, généralement imputables à une altération du niveau dattention (Rasmussen, 1982).
Une étude consacrée à des accidents du travail mortels a montré que ces catégories pouvaient être utilisées de façon fiable. Les résultats ont indiqué que, dans lensemble, les erreurs par oubli du savoir-faire étaient les plus fréquentes et que la distribution des occurrences des trois types derreurs était inégale dans la séquence des événements. Les erreurs par oubli du savoir-faire, par exemple, étaient le plus souvent le dernier événement précédant immédiatement laccident (79% des cas mortels). Comme, à ce stade, il reste peu de temps pour redresser la situation, leurs conséquences peuvent être plus graves. Les fautes, en revanche, semblent intervenir plus tôt dans le processus accidentel.
La prise en compte de facteurs humains autres que lerreur dans les circonstances qui entourent immédiatement laccident représente un important pas en avant dans la compréhension de la genèse des accidents. Sil est indubitable que lerreur joue un rôle dans la plupart des séquences accidentelles, les facteurs humains, au sens plus large, interviennent eux aussi, quil sagisse, par exemple, de modes opératoires normalisés ou des influences qui en déterminent la nature et lacceptabilité, comme les décisions prises très tôt par la direction. Les modes opératoires et les décisions fautifs ont évidemment un lien avec lerreur, puisquils sont entachés derreurs de jugement et de raisonnement. Mais la différence, dans le cas des modes opératoires, est quon a laissé les erreurs de jugement et de raisonnement devenir des modes de fonctionnement normaux, puisque, nayant pas de conséquences immédiates, on ne saperçoit pas tout de suite quils sont fautifs. Pourtant, ils sont dangereux, et comportent des vulnérabilités fondamentales qui peuvent donner lieu, ultérieurement, et involontairement, à des interactions avec lhumain et conduire directement à des accidents.
Dans ce contexte, le terme facteurs humains sapplique à un large éventail déléments entrant en jeu dans linteraction entre les individus et leur milieu de travail. Certains sont des aspects directs et observables de la façon dont des modes de travail fonctionnent sans avoir de conséquences néfastes immédiates. La conception, lutilisation et lentretien de léquipement, la fourniture, lutilisation et lentretien déquipement de protection individuelle et dautres équipements de sécurité et les modes opératoires normalisés, à linitiative des cadres ou des employés, ou bien des deux, sont autant dexemples de ces pratiques courantes.
Ces aspects observables des facteurs humains dans le fonctionnement dun système sont dans une large mesure les manifestations du cadre organisationnel général, cest-à-dire dun élément humain encore plus éloigné de limplication directe dans les accidents. Pour désigner les caractéristiques des organisations, collectivement, on parle de leur culture ou de leur climat . On entend par là lensemble des objectifs et des croyances dun individu et limpact des objectifs et croyances de lorganisation sur ceux de lindividu. Au total, les valeurs collectives ou normatives, qui reflètent les caractéristiques de lorganisation, ont toutes les chances dêtre des déterminants importants de lattitude à légard de la sécurité et de ladoption dun comportement sécuritaire à tous les niveaux. Ce sont ces valeurs qui déterminent, par exemple, le niveau de risque toléré sur le lieu de travail. La culture dune organisation, qui imprègne son système de travail et les modes opératoires normalisés de ses employés, est donc un aspect crucial du rôle des facteurs humains dans la genèse des accidents.
Le fait de voir dans un accident un événement fâcheux arrivant subitement à un moment et en un lieu donnés concentre lattention sur lévénement mesurable dont on est témoin. En réalité, des erreurs sont commises dans un contexte qui permet à un geste dangereux ou à une erreur de produire ses conséquences. Pour connaître les causes qui ont leur origine dans les conditions préexistantes des systèmes de travail, il faut tenir compte de toutes les manières dont lélément humain peut contribuer à laccident. Cest peut-être là la conséquence la plus importante de ladoption dune large perspective quant au rôle des facteurs humains dans la survenue des accidents. De mauvaises décisions et des pratiques fautives, sans avoir dimpact immédiat, créent des conditions propices à lerreur ou contribuent à faire en sorte que la fausse manuvre ait des conséquences au moment de laccident.
Traditionnellement, les aspects organisationnels ont été le parent pauvre de lanalyse des accidents et de la collecte des données. Du fait de leur éloignement temporel par rapport au moment de laccident, la relation de cause à effet avec ce dernier nest souvent pas évidente. Des théories récentes ont permis de structurer lanalyse et les systèmes de collecte des données de manière quils prennent en compte les éléments organisationnels des accidents. Selon Feyer et Williamson (1991), qui ont utilisé lun des premiers systèmes conçus pour intégrer spécifiquement la contribution des paramètres organisationnels aux accidents, une forte proportion des accidents du travail mortels en Australie (42,0%) comptait parmi leurs causes des méthodes de travail dangereuses préexistantes ou encore en vigueur. Waganaar, Hudson et Reason (1990), qui ont appliqué un cadre conceptuel semblable, soutenaient que les facteurs tenant à lorganisation et à la gestion constituaient des sources latentes de dysfonctionnement, à limage des pathogènes résidents des systèmes biologiques. Les déficiences organisationnelles interagissent avec les événements et les circonstances qui déclenchent laccident tout comme les pathogènes dans lorganisme se combinent à des agents déclencheurs, tels que des facteurs toxiques, pour provoquer la maladie.
Lidée centrale de cette approche est que les carences dorganisation et de gestion sont présentes bien avant le déclenchement de la séquence accidentelle. Autrement dit, ce sont des facteurs qui ont un effet retard. Cest pourquoi, si lon veut mieux comprendre comment se produisent les accidents, comment les individus y contribuent et pourquoi ils se comportent comme ils le font, il est nécessaire de faire en sorte que lanalyse ne se limite pas aux circonstances qui conduisent le plus directement et le plus immédiatement au préjudice.
Pour mieux reconnaître limportance étiologique potentielle des circonstances générales de laccident, le modèle qui décrit le mieux les causes de laccident doit prendre en compte la chronologie relative et les interrelations des différents éléments.
Premièrement, les facteurs causatifs nont pas tous la même importance dans la causalité et dans le temps. De plus, ces deux dimensions peuvent varier de façon indépendante: certaines causes peuvent être importantes parce quelles sont très proches du moment de laccident et fournissent donc des indications sur ce moment, ou bien parce quelles sont une cause première, ou les deux à la fois. En examinant limportance aussi bien temporelle que causale des facteurs impliqués dans les circonstances générales de laccident, ainsi que les circonstances immédiates, lanalyse sintéresse aux raisons de laccident et non à la seule description de son déroulement.
Deuxièmement, on admet généralement que les accidents ont des causes multiples. Il peut y avoir, entre les composantes humaines, techniques et environnementales du système de travail des interactions critiques. Traditionnellement, les cadres danalyse sen sont tenus à un nombre limité de catégories définies, ce qui limite linformation obtenue et, de ce fait, léventail des choix possibles pour la prévention. Lorsquon prend en considération les circonstances plus générales de laccident, le modèle doit inclure bien plus de facteurs encore. Les facteurs humains peuvent fort bien interagir avec dautres facteurs humains, mais aussi avec des facteurs autres quhumains. Le schéma des occurrences, co-occurrences et interrelations dun grand nombre déléments différents au sein du réseau des causes donne limage la plus complète et, par conséquent, la plus informative, de la genèse de laccident.
Troisièmement, ces deux considérations la nature de lévénement et la nature de sa contribution influent lune sur lautre. Sil y a toujours des causes multiples, elles nont pas un rôle équivalent. Il est essentiel de bien connaître le rôle des différents facteurs pour comprendre pourquoi un accident sest produit et éviter une récidive. Par exemple, des causes liées à lenvironnement immédiat peuvent avoir un impact en raison de facteurs comportementaux antérieurs qui en ont fait des modes opératoires normalisés. De même, les aspects préexistants des systèmes de travail peuvent être le cadre dans lequel des erreurs courantes commises pendant un comportement basé sur des connaissances peuvent précipiter un accident lourd de conséquences, alors quelles nauraient normalement quun effet mineur. La prévention serait plus efficace si elle ciblait les causes sous-jacentes latentes et non les facteurs immédiats. On ne peut atteindre ce niveau de compréhension du réseau de causalité et de son incidence quen tenant compte de tous les types de facteurs, en examinant leur chronologie et en déterminant leur importance relative.
Bien que les modalités selon lesquelles laction humaine peut contribuer directement à des accidents soient théoriquement dune diversité quasi infinie, la majorité des accidents répondent à des schémas causatifs relativement peu nombreux. En particulier, léventail des conditions latentes sous-jacentes permettant aux facteurs humains et autres de produire leurs effets se limite pour lessentiel à un petit nombre daspects des systèmes de travail. Feyer et Williamson (1991) ont relevé que quatre combinaisons de facteurs seulement intervenaient dans les causes denviron les deux tiers de tous les accidents du travail mortels survenus en Australie pendant une période de trois ans. Dans presque tous les cas, des facteurs humains entraient en jeu à un moment ou à un autre.
Les modalités et le moment dimplication de lhumain dans les accidents sont variables, comme est variable son importance en tant que facteur causatif (Williamson et Feyer, 1990). La plupart du temps, ce sont des facteurs humains se traduisant par des systèmes de travail fautifs en nombre limité qui sont à lorigine des causes premières des accidents mortels. Ces facteurs se conjuguent à des erreurs ultérieures dans lexécution qualifiée dun travail ou à des dangers inhérents aux conditions environnementales pour provoquer laccident. Ce schéma illustre la présence des facteurs humains à plusieurs niveaux dans la genèse des accidents. Mais pour élaborer une stratégie de prévention, il ne suffit pas de décrire les différents modes dimplication de lélément humain; encore faut-il déterminer où et comment il est possible dintervenir le plus efficacement. Cela suppose que lon dispose dun modèle capable didentifier de façon précise et complète le réseau complexe de facteurs interdépendants qui jouent un rôle dans la genèse de laccident (nature, moment où ils interviennent et importance relative).
Donnez-moi une échelle deux fois plus stable, et je grimperai deux fois plus haut. Mais donnez-moi une bonne raison dêtre prudent, et je serai deux fois plus timoré . Considérons le scénario suivant: On invente une cigarette qui provoque deux fois moins de décès liés à la consommation de tabac par cigarette fumée que les cigarettes actuelles, mais quil est impossible de distinguer de ces dernières. Est-ce un progrès? Quand la nouvelle cigarette remplacera lactuelle, étant donné quil ny aura pas eu de changement dans le désir dêtre en bonne santé (seule motivation pour ne pas fumer), les fumeurs réagiront en fumant deux fois plus. Autrement dit, bien que le taux de mortalité par cigarette fumée soit divisé par deux, le risque de décès dû au tabac reste le même par fumeur. Mais les choses ne sarrêtent pas là: les cigarettes étant «plus sûres», moins de fumeurs essaieront de sarrêter et plus de non-fumeurs céderont à la tentation de fumer. En conséquence, le taux de mortalité lié au tabac augmentera. Toutefois, comme les individus ne souhaitent pas prendre plus de risques avec leur santé et avec leur vie que ce quils considèrent comme justifié en échange de la satisfaction dautres désirs, ils renonceront à dautres habitudes dangereuses ou malsaines, moins attrayantes. Le résultat final sera que le taux de mortalité lié au mode de vie restera à peu près identique.
Ce scénario illustre les principes de base de la théorie de lhoméostasie des risques (THR) (Wilde, 1988, 1994), qui sont les suivants:
Le premier est que les individus ont un niveau de risque cible cest-à-dire un niveau de risque quils acceptent, tolèrent, préfèrent, souhaitent ou choisissent. Ce niveau dépend des avantages et des inconvénients quils attribuent aux comportements sécuritaires et aux comportements dangereux, et il détermine dans quelle mesure ils sexposeront à des risques pour leur sécurité et leur santé.
Le deuxième principe est que la fréquence réelle des décès, maladies et dommages liés au mode de vie est maintenue constante dans le temps, par un processus dautocontrôle en boucle. Autrement dit, les fluctuations du degré de prudence dont font preuve les individus dans leur comportement déterminent les variations des atteintes à leur sécurité et à leur santé, et ces variations déterminent à leur tour les fluctuations du degré de prudence dont ils font preuve dans leur comportement.
Le troisième principe, enfin, est quil est possible de réduire lampleur des atteintes à la sécurité et à la santé, dans la mesure où celles-ci sont dues au comportement humain, par des interventions qui réussissent à faire baisser le niveau de risque que les individus sont prêts à assumer cest-à-dire non par des mesures comme la «cigarette sans danger» ou des «bricolages technologiques», mais par des programmes renforçant le désir dêtre en vie et en bonne santé.
Parmi les nombreux travaux de recherche psychologique sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, les accidents de la circulation et les affections liées au mode de vie, relativement peu sintéressent au rôle des facteurs motivationnels dans la genèse de ces problèmes et dans leur prévention. La plupart des publications analysent des variables telles que des caractéristiques permanentes ou semi-permanentes (comme le sexe, la personnalité ou lexpérience), des états transitoires (fatigue, taux dalcoolémie), lexcès ou linsuffisance dinformation (stress ou ennui), la formation et les qualifications, les facteurs environnementaux et lergonomie du poste de travail. Or, on peut soutenir que toutes les variables qui ne sont pas liées à la motivation (cest-à-dire celles qui ont un effet sur le niveau de risque cible) nont quune incidence marginale sur la fréquence des accidents par heure de travail de lopérateur. Certaines peuvent même influer positivement sur le nombre daccidents par unité de productivité ou par unité de distance par rapport au matériel.
Appliquée, par exemple, à la circulation routière, la théorie de lhoméostasie des risques pose que le nombre daccidents de la circulation par unité de temps dexposition de lusager est le résultat dun processus de contrôle en boucle dans lequel le niveau de risque cible est lunique variable déterminante. Ainsi, contrairement aux fluctuations temporaires, le risque moyen daccident par rapport au temps est considéré comme indépendant de facteurs tels que les caractéristiques physiques du véhicule et de lenvironnement routier, et la compétence du conducteur. Il dépend, en définitive, du niveau de risque daccident accepté par la population des usagers de la route en échange des avantages quelle estime retirer de la mobilité des véhicules à moteur en général (par exemple, beaucoup conduire), et dactes risqués particuliers associés à cette mobilité (par exemple, conduire à une vitesse nettement supérieure à la moyenne).
Lidée est donc quà tout moment, le conducteur dun véhicule perçoit un certain niveau de risque daccident et le compare à celui quil est prêt à accepter, et qui est déterminé par le schéma des arbitrages entre les coûts et les avantages attendus qui accompagnent les autres choix possibles. Cest donc le niveau de risque auquel lutilité globale du type et de lampleur de la mobilité est jugée être maximisée. Les coûts et avantages attendus sont fonction de variables économiques, culturelles et personnelles, ainsi que de leurs fluctuations momentanées, à court et à long terme. Ces variables déterminent à tout moment le niveau de risque cible.
Lorsquun usager de la route perçoit un écart dans un sens ou dans lautre entre le risque cible et le risque effectif, il essaie de rétablir léquilibre en modifiant son comportement. Le succès ou léchec de son entreprise dépend de ses capacités psychomotrices et décisionnelles. Mais toute action comporte une certaine probabilité de risque daccident. La somme de toutes les actions des usagers de la route dans un secteur donné au cours dune période donnée (par exemple, une année) fournit la fréquence et la gravité des accidents de la circulation de ce secteur. On postule que ce taux daccidents influe (par rétroaction) sur le niveau de risque daccident perçu par les survivants et, par conséquent, sur leurs actions futures et sur les accidents futurs, et ainsi de suite. Ainsi, tant que le niveau de risque cible ne change pas, le poids des accidents et la prudence des comportements entretiennent une relation causale réciproque circulaire.
Ce processus homéostatique, par lequel le taux daccidents est à la fois la conséquence et la cause de changements dans le comportement du conducteur, est modélisé à la figure 56.4. Le caractère autocorrecteur du mécanisme homéostatique est représenté par la boucle reliant les cases a à b, b à c, c à d, qui se referme à la case e. Il faut parfois un certain temps pour que les conducteurs se rendent compte quil y a eu un changement dans le taux daccidents (la rétroaction peut être retardée, ce qui est symbolisé par f ). On notera que la case a est en dehors de la boucle, ce qui signifie que les interventions qui réduisent le niveau de risque cible peuvent se traduire par une baisse durable du taux daccidents (case e).
Ce processus peut encore être illustré, de façon très claire, par un autre exemple de régulation homéostatique: le contrôle thermostatique de la température dans une maison. La température fixée (comparable à la case a) sur le thermostat est à tout moment comparée à la température réelle (case b). Dès quil y a une différence entre les deux, il faut procéder à un ajustement (case c), ce qui déclenche une action (par exemple, un apport dair plus froid ou plus chaud, case d). Lair distribué dans la maison se refroidit (grâce à la climatisation) ou se réchauffe (grâce au chauffage, case e). Après un certain temps (symbolisé par f), lair qui se trouve à la nouvelle température atteint la valeur fixée sur le thermostat et donne lieu à un nouveau relevé de température, qui est comparé à la valeur sur le thermostat (case a), et ainsi de suite.
La température de la maison subira dimportantes fluctuations si le thermomètre nest pas très sensible, mais également si lajustement se fait lentement, en raison de linertie du mécanisme de commutation ou de la capacité limitée du système de climatisation-chauffage. On notera cependant que ces déficiences ne modifient en rien la température moyenne dans le temps de la maison. A noter aussi que la température souhaitée (analogue à la case a dans la figure 56.4) est le seul facteur extérieur à la boucle. Le réglage du thermostat sur une nouvelle température cible modifiera de façon durable la moyenne de la température dans le temps. De même quun individu choisit un niveau de risque cible en fonction des coûts et avantages comparés quil perçoit dans un comportement sécuritaire et un comportement dangereux, de même la température cible est choisie en fonction des coûts et avantages attendus dune température plus élevée ou plus basse (disons les dépenses dénergie et le confort). Il ne peut y avoir décart durable entre le risque cible et le risque effectif quen cas de sous-estimation ou de surestimation persistante du risque, tout comme un thermomètre donnant un relevé de température constamment trop élevé ou trop faible entraînera systématiquement un écart entre la température réelle et la température cible.
On peut déduire du modèle ci-dessus que, lorsque sont adoptées des mesures antiaccident qui ne modifient pas le niveau de risque cible, les usagers de la route évaluent leur effet intrinsèque sur la sécurité cest-à-dire leur effet sur le taux daccidents en labsence de tout changement de comportement. Cette évaluation entrera en ligne de compte dans la comparaison entre le niveau de risque perçu et le niveau accepté et influera donc sur ladaptation ultérieure du comportement. Si lévaluation initiale est fausse en moyenne, le taux daccidents présentera une anomalie, mais celle-ci sera temporaire, en raison de leffet correcteur du processus de rétroaction.
Ce phénomène a été étudié dans un rapport de lOrganisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Les possibilités accrues de sécurité et lamélioration du niveau de compétence ne servent pas nécessairement à améliorer la sécurité, mais les performances: «Les adaptations du comportement qui peuvent apparaître suite à lintroduction de mesures de sécurité routière dans le système de transport sont particulièrement préoccupantes pour les autorités routières, les organismes réglementaires et les fabricants de véhicules à moteur, surtout lorsque de telles adaptations risquent de faire diminuer lavantage escompté en matière de sécurité» (OCDE, 1990). Ce rapport donne de nombreux exemples:
En Allemagne, les taxis équipés de systèmes de freinage de type ABS nont pas été impliqués dans moins daccidents que les autres, et leurs conducteurs se montraient moins prudents. En Nouvelle-Galles du Sud, en Australie, lélargissement des voies sur les autoroutes à deux voies a entraîné un accroissement de la vitesse moyenne des voitures particulières de 3,2 km/h pour chaque 30 cm délargissement, contre 1,7 km/h pour les camions. Aux Etats-Unis, une étude sur les effets de la diminution de la largeur des voies a montré que les automobilistes habitués à la route en question avaient réduit leur vitesse moyenne de 4,6 km/h, et les autres de 6,7 km/h. En Ontario, au Canada, les vitesses en un point donné diminuent denviron 1,7 km/h pour 30 cm de rétrécissement. Au Texas, la vitesse des automobilistes était plus élevée de 10% sur les routes à accotements stabilisés que sur les routes à accotements non stabilisés. Dune manière générale, les automobilistes conduisaient plus vite lorsquils roulaient de nuit sur des routes au marquage latéral peint en clair.
Dernièrement, des chercheurs finlandais ont étudié les effets de linstallation de réflecteurs le long des routes à grande circulation où la vitesse est limitée à 80 km/h. Des tronçons de route choisis au hasard, totalisant 548 km, ont été équipés de réflecteurs et comparés à 586 km de tronçons qui en étaient dépourvus. Les réflecteurs ont permis aux automobilistes de rouler plus vite dans lobscurité. Rien ne permet de conclure quils ont fait baisser le nombre daccidents par kilomètre parcouru; cest même plutôt linverse qui sest produit (Kallberg, 1992).
On pourrait citer bien dautres exemples. Il napparaît pas que la législation relative au port de la ceinture ait fait diminuer le nombre des accidents mortels (Adams, 1985). Les conducteurs qui ne bouclaient pas leur ceinture et qui y ont été contraints ont roulé plus vite et plus près des véhicules qui les précédaient (Janssen, 1994). En Suède et en Islande, après ladoption de la conduite à droite, la fréquence des accidents graves a dabord considérablement diminué, mais les taux ont retrouvé leurs niveaux antérieurs lorsque les usagers se sont rendu compte que les routes nétaient pas devenues aussi dangereuses quils lavaient pensé (Wilde, 1982). Le taux daccidents par kilomètre parcouru a beaucoup diminué au cours du siècle; mais par habitant, il na pas montré de tendance à la baisse (si lon prend en compte les périodes de fort chômage où le niveau de risque cible est réduit; Wilde, 1991).
Il est intéressant de constater que la plupart des données illustrant les phénomènes postulés par la théorie de lhoméostasie des risques viennent du domaine de la circulation routière, alors que ses promesses en matière de prévention des accidents ont été en grande partie confirmées dans des environnements de travail. En principe, il existe quatre façons de motiver les travailleurs et les automobilistes pour quils réduisent leur niveau de risque cible:
Si certaines de ces approches se sont révélées plus efficaces que dautres, lidée que lon peut améliorer la sécurité en agissant sur la motivation nest pas nouvelle, comme le prouve lexistence universelle dune législation répressive.
Bien que la répression soit lun des instruments traditionnels de la société pour motiver à la sécurité, la preuve de son efficacité na pas été faite. Elle pose aussi plusieurs autres problèmes, dont certains ont été identifiés dans le cadre de la psychologie des organisations (Arnold, 1989).
Il y a dabord un effet dautoréalisation des prédictions. En attribuant aux individus des caractéristiques négatives, on risque de les inciter à se comporter comme sils les possédaient effectivement ou, encore, à force de sentendre dire quelles sont irresponsables, certaines personnes risquent de se conduire comme si elles létaient vraiment.
Ensuite, laccent est mis davantage sur les moyens par exemple, respect de la vitesse limite que sur la fin, cest-à-dire la sécurité. Les moyens sont dune conception et dune application lourdes et difficiles, et ils ne parviennent jamais à englober lensemble des comportements non souhaitables de tous à tout moment.
Enfin, les sanctions ont des effets secondaires négatifs. Elles créent dans lorganisation un climat de dysfonctionnement caractérisé par la rancur, le manque de coopération, lantagonisme, voire le sabotage. Le résultat est que lon risque dencourager le comportement même que lon voulait éviter.
Contrairement aux sanctions, les mesures dincitation permettent dobtenir le résultat escompté, et elles ont pour effet secondaire positif de créer un climat social favorable (Steers et Porter, 1991). La contribution des mesures dincitation et de la reconnaissance au renforcement de la sécurité a été clairement établie. Une analyse de plus de 120 évaluations de différents types de prévention des accidents du travail a montré que les incitations et la reconnaissance faisaient généralement plus pour la sécurité que les améliorations techniques, la sélection du personnel et dautres interventions, tels les mesures disciplinaires, lobligation de posséder un permis spécial, les exercices et les programmes de réduction du stress (Guastello, 1991).
Selon la théorie de lhoméostasie des risques, le taux daccidents par heure de travail et par personne ou le taux annuel daccidents par habitant ne dépendent pas en premier lieu dune aptitude à la sécurité ni de la possibilité dêtre en sécurité, mais de la volonté de lêtre. Cela signifie que, si léducation et la technique permettent, lune dacquérir cette aptitude, lautre de procurer la possibilité daméliorer la sécurité, elles ne réussiront pas à réduire le taux daccidents par heure, parce quelles nabaissent pas le niveau de risque que les individus sont disposés à prendre. Elles se traduiront, en général, par une adaptation du comportement où lavantage potentiel pour la sécurité est neutralisé du fait dune augmentation de la performance en termes de productivité, de mobilité ou de vitesse de déplacement.
Lexplication est que lon est en présence dun processus de contrôle homéostatique où le degré de prudence détermine le taux daccidents, lequel détermine à son tour le degré de prudence. Dans ce processus en boucle, le niveau de risque cible est la seule variable indépendante qui influe, en définitive, sur le taux daccidents. Ce niveau dépend de la perception par lintéressé des avantages et des inconvénients de plusieurs comportements possibles. Prétendre que la sécurité est la récompense, cest ignorer le fait que lindividu prend sciemment des risques pour faire face à différentes éventualités susceptibles dêtre modifiées.
En conclusion, parmi toutes les mesures actuelles visant à réduire le nombre des accidents, celles qui renforcent la motivation pour la sécurité semblent les plus prometteuses. En outre, parmi toutes les mesures influant sur la motivation, celles qui récompensent une performance sans accident semblent les plus efficaces. Selon lanalyse documentaire de McAfee et Winn (1989), «la principale conclusion est que toutes les études, sans exception, constatent que les incitations ou les rétroactions améliorent la sécurité ou réduisent le nombre des accidents sur le lieu de travail, du moins à court terme. Peu danalyses de ce type parviennent à des résultats aussi homogènes».
Parmi tous les systèmes de récompense possibles dune performance sans accident, certains promettent de meilleurs résultats que dautres parce quils comportent des éléments qui paraissent renforcer la motivation pour la sécurité. Les exemples illustrant le processus dhoméostasie des risques sont tirés dune vaste base de données (Wilde, 1994), et les ingrédients des programmes dincitation efficaces ont été examinés de façon plus détaillée au chapitre 60, «Les programmes de sécurité». Seule la sous-déclaration des accidents a été signalée comme effet secondaire négatif identifié des systèmes dincitation. Mais ce phénomène reste circonscrit aux accidents mineurs. On peut dissimuler un doigt cassé, il est plus difficile de cacher un cadavre.
Lindividu joue un rôle important dans la plupart des processus accidentels et des mesures de prévention. Il est donc crucial que les modèles daccidents donnent une idée claire des liens entre les actions humaines et les accidents. Cest ensuite seulement quil sera possible de faire des analyses systématiques des accidents afin de comprendre ces liens et de prévoir les effets de modifications de la conception et de la configuration des postes de travail, de la formation, de la sélection et de la motivation des employés et des cadres, de lorganisation du travail et des systèmes de gestion de la sécurité.
Jusquaux années soixante, la modélisation des facteurs humains et organisationnels des accidents du travail est restée relativement simple. Les facteurs humains étaient grossièrement répartis entre les compétences, traits de la personnalité, éléments de motivation et fatigue. Les accidents étaient considérés comme des problèmes indifférenciés pour lesquels on cherchait des solutions indifférenciées (tout comme les médecins, il y a deux siècles, essayaient de soigner de nombreuses maladies alors indifférenciées en saignant les patients).
Les analyses des travaux de recherche sur laccidentologie, publiées par Surry (1969) et par Hale et Hale (1972), ont été parmi les premières tentatives daller plus loin et de proposer une base pour la typologisation des accidents en fonction détiologies différenciées, elles-mêmes liées à des dysfonctionnements du système humain-technologie-environnement. Les auteurs de ces deux analyses ont fait appel aux nouveaux acquis de la psychologie cognitive pour mettre au point des modèles présentant lindividu comme un système de traitement de linformation réagissant à son environnement et aux dangers quil comporte en essayant de percevoir et de maîtriser les risques existants. Les accidents étaient considérés comme des défaillances de différentes parties de ce processus, qui se produisent lorsquune ou plusieurs étapes ne se déroulent pas de façon satisfaisante. Ces modèles, abandonnant lapproche qui incriminait une faute ou une erreur humaine, ont mis laccent sur linadéquation entre les exigences imposées par la tâche ou le système en termes de comportement et les possibilités inhérentes à la genèse ou à lorganisation du comportement.
Hale et Glendon (1987) ont perfectionné ces modèles en les reliant aux travaux de Rasmussen et Reason (Reason, 1990), qui voyaient dans le comportement humain les trois niveaux suivants:
Les dysfonctionnements diffèrent selon le niveau de comportement, comme diffèrent les types daccidents et les mesures de sécurité prises pour les éviter. Le modèle de Hale et Glendon, mis à jour par des travaux plus récents, est schématisé à la figure 56.5. Il comprend un certain nombre de compartiments, examinés successivement ci-après.
Le point de départ du modèle de Hale et Glendon est la façon dont le danger évolue sur un lieu de travail ou dans un système donné. On considère quil y a toujours des facteurs potentiels daccidents, mais quils sont maîtrisés grâce à de nombreuses mesures de prévention liées au matériel (par exemple, conception des équipements et dispositifs de protection), à lhumain (par exemple, opérateurs qualifiés), aux procédures (par exemple, maintenance préventive) et à lorganisation (par exemple, attribution des responsabilités pour les tâches critiques de sécurité). Sous réserve que tous les dangers et risques potentiels aient été prévus et que les mesures de prévention aient été correctement conçues et choisies, il ny aura aucun dommage. Cest seulement sil se produit un écart par rapport à cette situation normale souhaitée que peut sengager le processus accidentel (ces modèles fondés sur les écarts sont traités plus en détail dans larticle «Les modèles daccidents fondés sur lobservation décarts»).
Lindividu a pour tâche dassurer le bon fonctionnement des mesures de prévention de manière à éviter les écarts, en appliquant les procédures prévues pour chaque éventualité, en manipulant avec soin les équipements de sécurité et en effectuant les contrôles et ajustements nécessaires. Il doit aussi détecter et corriger de nombreux écarts susceptibles de se produire et adapter le système et les mesures de prévention prévues aux nouvelles exigences, aux nouveaux dangers et aux nouvelles idées. Toutes ces actions sont modélisées par Hale et Glendon comme des tâches de détection et de maîtrise liées à un danger.
Le modèle de Hale et Glendon conceptualise le rôle de laction humaine dans la maîtrise du danger comme démarche de résolution de problème. Les étapes quimplique cette démarche sont illustrées de façon générique à la figure 56.6.
Cette tâche est un processus de recherche dobjectifs régi par les normes définies à la première étape de cette figure. Ce sont des normes de sécurité que les travailleurs se fixent à eux-mêmes, ou qui sont fixées par les employeurs, les fabricants ou le législateur. Le modèle a lavantage dêtre applicable non seulement à chaque travailleur confronté à un danger imminent ou futur, mais aussi à des groupes de travailleurs, des services ou des organisations qui cherchent à maîtriser, au stade de la conception, à la fois la dangerosité actuelle dun procédé ou dun secteur dactivité et la dangerosité future de nouvelles technologies ou de nouveaux produits. Les systèmes de gestion de la sécurité peuvent ainsi être modélisés de façon cohérente pour ce qui est du comportement humain, ce qui permet au concepteur ou à lévaluateur de la gestion de la sécurité davoir une vision ciblée ou, au contraire, générale des tâches imbriquées de différents niveaux dune organisation (Hale et coll., 1994).
En appliquant ces étapes au comportement individuel en présence dun danger, on obtient la figure 56.7. Des exemples de chaque étape permettent de se faire une idée plus claire de ce que doit être la tâche de chacun. Comme il est dit plus haut, on considère que toute situation, à tout moment, a une certaine dangerosité. La question est de savoir si un travailleur donné va réagir au danger potentiel. La réponse dépend en partie de linsistance des signaux de danger, et en partie de la conscience qua le travailleur du danger et des normes de niveau de risque acceptable. Lorsquune pièce déquipement devient brusquement incandescente, lorsquun chariot élévateur approche à toute vitesse ou que de la fumée commence à apparaître sous une porte, le travailleur se rend compte tout de suite quil lui faut réagir, ou même décide comment lui-même ou quelquun dautre peut intervenir.
Dans la plupart des secteurs, ces situations de danger imminent sont rares et il est souhaitable, en principe, dinciter les travailleurs à maîtriser le danger lorsque celui-ci est beaucoup moins imminent. Par exemple, les opérateurs devraient détecter une usure légère du protecteur dune machine et la signaler; ils devraient se rendre compte quun certain niveau de bruit les rendra sourds sils y sont continuellement exposés pendant des années. Les concepteurs devraient prévoir quun travailleur novice risque dutiliser de nouveaux produits quils proposent de façon dangereuse.
Pour quils agissent de cette façon, il faut dabord que tous les responsables de la sécurité pensent quil y a ou quil y aura une possibilité de danger. La prise en compte du danger est en partie une question de personnalité, et en partie une question dexpérience. On peut aussi lencourager par la formation, et la garantir en lintégrant explicitement aux tâches et aux procédures aux stades de la conception et de lexécution dun processus, où elle peut être confirmée et encouragée par les collègues et les supérieurs. Il faut ensuite que les travailleurs et leurs supérieurs sachent comment anticiper et reconnaître les signes du danger. Pour avoir la qualité dattention voulue, ils doivent shabituer à reconnaître des scénarios daccidents potentiels cest-à-dire les indices et séries dindices susceptibles dentraîner une perte de contrôle et, de ce fait, des dommages. Il sagit entre autres de comprendre le réseau des causes et des effets, par exemple la manière dont un processus peut échapper à tout contrôle, dont le bruit endommage louïe ou comment et quand une tranchée peut seffondrer.
Tout aussi importante est lattitude de méfiance créative. On entend par là le fait de penser que les outils, les machines et les systèmes peuvent être mal utilisés, mal fonctionner ou présenter des propriétés ou saccompagner dinteractions non voulues par leurs concepteurs. Cela revient à appliquer de façon créative la «loi de Murphy» (tout ce qui peut aller mal ira mal), en anticipant les dysfonctionnements possibles et en se donnant la possibilité de les supprimer ou de les maîtriser. Cette attitude, avec la connaissance et la compréhension, est également utile à létape suivante, qui est de décider quun danger est suffisamment probable ou grave pour justifier une intervention.
Cette décision dépend, là encore, de la personnalité de chacun, par exemple dune attitude optimiste ou pessimiste à légard de la technologie, mais surtout, et cest là le plus important, de lexpérience qui amène le travailleur à se poser des questions telles que «La même situation a-t-elle déjà dégénéré dans le passé?» ou «Les choses ont-elles fonctionné pendant des années avec le même degré de risque sans quil y ait daccident?». Les résultats des recherches sur la perception des risques et sur les tentatives dagir sur elle par la communication ou par la rétro-information sur lexpérience en matière daccidents et dincidents sont examinés de façon détaillée dans dautres articles.
Même lorsquils se rendent compte de la nécessité dagir, les travailleurs peuvent ne pas intervenir, pour diverses raisons, par exemple parce quils estiment quils nont pas à se mêler du travail dun autre; quils ne savent pas ce quil faut faire; quils considèrent que les choses ne changeront pas («cela fait partie du travail»); ou bien quils craignent des représailles sils signalent un problème potentiel. Les idées et les connaissances sur les causes et les effets et sur lattribution de la responsabilité des accidents et de leur prévention jouent ici un rôle très important. Par exemple, un contremaître convaincu que les accidents sont causés avant tout par des travailleurs imprudents et prédisposés aux catastrophes ne verra pas pourquoi lui-même devrait intervenir, si ce nest peut-être pour se débarrasser de ces travailleurs. Des communications efficaces pour mobiliser ceux qui peuvent et doivent agir et coordonner leur action sont également cruciales à cette étape.
Les étapes restantes ont à voir avec la connaissance de ce quil faut faire pour maîtriser le danger, et avec les compétences nécessaires pour prendre les mesures appropriées. La connaissance sacquiert par la formation et lexpérience, mais une bonne conception du matériel peut être extrêmement utile si elle rend évidentes les mesures à prendre pour éviter un danger ou sen protéger par exemple, grâce à un mécanisme darrêt ou de fermeture durgence, ou une mesure dévitement. De bonnes ressources informationnelles, telles que des manuels des opérations ou des systèmes auxiliaires informatisés, peuvent aider les superviseurs et les opérateurs à accéder à des connaissances quils ne peuvent acquérir dans le cadre de leur activité quotidienne. Enfin, les compétences et la pratique détermineront si la réaction requise peut avoir lieu de manière suffisamment précise et au moment voulu pour réussir. On constate à cet égard lexistence dun curieux paradoxe: plus les individus sont attentifs et préparés et plus le matériel est fiable, moins le recours aux procédures durgence sera nécessaire, et plus il sera difficile de maintenir le niveau de compétence indispensable pour mettre en uvre ces procédures lorsquelles seront nécessaires.
Lélément final, dans le modèle de Hale et Glendon, qui fait de la figure 56.7 la figure 56.5, est laddition du lien avec les travaux de Reason et Rasmussen. Ces travaux mettent laccent sur le fait que le comportement peut se manifester à trois niveaux de fonctionnement conscient fonctionnement basé sur les compétences, sur les règles et sur les connaissances qui mettent en jeu des aspects différents du fonctionnement humain et sont sujets à des types et des degrés différents danomalie ou derreur dus à des signaux externes ou à des dysfonctionnements internes.
Le niveau basé sur les compétences . Ce niveau est extrêmement fiable, mais il peut donner lieu à des ratés ou des dérapages lorsquil est perturbé ou lorsquun autre comportement automatisé similaire prend le pas sur le premier. Il concerne en particulier les comportements de routine qui supposent des réactions automatiques à des signaux connus indiquant un danger imminent ou plus éloigné. Les réactions sont des gestes connus et pratiqués, par exemple laisser les doigts le plus loin possible dune meule lorsquon aiguise un ciseau, conduire une automobile de manière quelle reste sur la route, ou se baisser pour éviter un objet en mouvement. Les réactions sont tellement automatiques que les travailleurs peuvent même ne pas avoir conscience du fait quils maîtrisent activement un danger qui les menace.
Le niveau basé sur les règles . Il sagit de choisir, parmi une série de mesures de routine ou de règles, celle qui est adaptée à la situation. On peut penser ici au fait de choisir la séquence qui permet darrêter un réacteur pour éviter une surpression, à celui de choisir les lunettes de protection appropriées pour manipuler de lacide (et non celles quon met pour travailler dans la poussière), ou encore au fait de décider, pour un cadre, de procéder à un examen de sécurité complet dans une nouvelle usine au lieu dun simple contrôle informel. Souvent, ici, les erreurs se produisent parce que lon na pas pris assez de temps pour retenir la procédure adaptée à la situation, que lon sen remet plus à des anticipations quà des observations pour comprendre la situation, ou que lon est conduit, par des informations extérieures trompeuses, à faire un mauvais diagnostic. Dans le modèle de Hale et Glendon, ce niveau intervient en particulier dans la détection des risques et le choix de la bonne procédure dans des situations familières.
Le niveau basé sur les connaissances . Ce niveau nintervient que lorsquaucune procédure ni aucun plan nest prévu pour faire face à une situation, comme cest le cas, par exemple, sil sagit de prendre en compte de nouveaux risques au stade de la conception, de détecter des problèmes insoupçonnés pendant une inspection de sécurité, ou de faire face à des situations durgence imprévues. Ce niveau est prédominant aux étapes indiquées dans la partie supérieure de la figure 56.5. Cest le mode de fonctionnement le moins prévisible et le moins fiable, mais aussi celui où aucune machine ni aucun ordinateur ne peuvent remplacer lindividu pour détecter un danger potentiel et rétablir une situation.
Le regroupement de tous ces éléments aboutit à la figure 56.5, qui fournit un cadre permettant de déterminer où se sont produites des anomalies dans le comportement humain lors daccidents passés et danalyser la conduite à tenir pour optimiser ce comportement afin de maîtriser un danger avant laccident.
Nous examinons ici un groupe de modèles daccidents qui présentent tous les mêmes caractéristiques de base. Linteraction humain-machine-environnement et son évolution en risques, dangers, dommages matériels et corporels potentiels sont envisagées sous forme dune succession de questions découlant les unes des autres et classées par ordre logique. Cette séquence est ensuite appliquée de la même manière à différents niveaux danalyse faisant appel à des modèles. Le premier de ces modèles a été présenté par Surry (1969). En 1983, le Fonds suédois du milieu de travail (Swedish Work Environment Fund (WEF)) en a présenté une version modifiée baptisée WEF. Une équipe de recherche suédoise la ensuite évalué et a proposé un certain nombre daméliorations qui ont débouché sur un troisième modèle.
On trouvera ci-après une description de ces modèles, des observations sur les raisons des changements et perfectionnements qui leur ont été apportés, et une tentative de les synthétiser. Ce sont donc au total quatre modèles comportant de nombreuses similitudes qui sont présentés et examinés. Si la situation peut paraître complexe, elle illustre le fait quaucun modèle ne sest universellement imposé comme modèle idéal, lun des problèmes étant quil y a un antagonisme évident entre simplicité et exhaustivité des modèles daccidents.
En 1969, Jean Surry a publié un ouvrage intitulé Industrial Accident Research: A Human Engineering Appraisal , qui passe en revue les principaux modèles et approches utilisés dans la recherche sur les accidents. Lauteur répartit les cadres théoriques et conceptuels quelle a identifiés en cinq grandes catégories: 1) modèles denchaînement dévénements multiples; 2) modèles épidémiologiques; 3) modèles déchanges dénergie; 4) modèles comportementaux; et 5) modèles systémiques. Elle conclut quaucun de ces modèles nest compatible avec lun quelconque des autres, chacun mettant simplement laccent sur des aspects différents, ce qui lui a donné lidée de combiner les divers cadres en un seul modèle complet et général. Elle précise toutefois que son modèle doit être considéré comme essentiellement provisoire.
Selon Surry, un accident peut être décrit par une série de questions formant une hiérarchie séquentielle de niveaux, où les réponses à chaque question déterminent si un événement dégénère ou non en accident. Le modèle (voir figure 56.8) reflète les principes du traitement de linformation par lhumain, et repose sur lidée quun accident est un écart par rapport à un processus attendu. Il comporte trois phases principales, reliées par deux cycles similaires.
La première phase considère lensemble êtres humains-environnement, cest-à-dire la totalité des paramètres humains et environnementaux. Elle intègre aussi la source potentielle de dommages. Lhypothèse de départ est que, par suite de lintervention (ou de la non-intervention) de lêtre humain, cet environnement est cindynogène. Aux fins de lanalyse, la première séquence de questions constitue une phase de «montée du danger». En cas de réponses négatives à une ou plusieurs de ces questions, limminence du danger augmente.
La seconde séquence de questions, la phase de «concrétisation du danger», relie le niveau de danger aux différents résultats possibles une fois ce cycle engagé. Il convient de relever quen suivant des voies différentes tout au long de lapplication du modèle, il est possible de faire une distinction entre les dangers consentis (ou consciemment acceptés) et les résultats négatifs non voulus. Les différences entre actes dangereux quasi accidentels, «mésaventures» (etc.) et accidents accomplis sont précisées par le modèle.
En 1973, une commission créée par le WEF pour faire le point de la recherche sur les accidents du travail en Suède a lancé un «nouveau» modèle et la promu comme un instrument universel quil faudrait utiliser pour tous les travaux de recherche dans ce domaine. Elle la présenté comme une synthèse des modèles comportementaux, épidémiologiques et systémiques existants, et a déclaré quil englobait tous les aspects importants de la prévention. Elle faisait référence à Surry, entre autres, mais sans dire que le modèle du WEF était presque identique au sien. Seules quelques modifications lui avaient été apportées pour laméliorer.
Comme cest souvent le cas lorsque des modèles et idées scientifiques sont recommandés par des entités et des administrations centrales, le modèle na été ensuite adopté que dans quelques projets. Le rapport publié par le WEF a cependant contribué à susciter rapidement de lintérêt pour la modélisation et lélaboration de théories parmi les accidentologues suédois et scandinaves, et plusieurs nouveaux modèles daccidents ont vu le jour en lespace dune courte période.
Le modèle du WEF (contrairement à celui de Surry qui part du niveau «humain et environnement») repose sur la notion de danger, limitée en loccurrence au «danger objectif» par opposition à la perception subjective du danger. Le danger objectif est défini comme faisant partie intégrante dun système donné, et il est déterminé essentiellement par le volume des ressources pouvant être investies dans la sécurité. Un moyen de réduire le danger consiste à augmenter la tolérance dun système à la variabilité de lindividu.
Lorsquune personne entre en contact avec un certain système et ses dangers, un processus sengage. Les caractéristiques du système et le comportement de lindividu peuvent engendrer une situation à risque. Selon les auteurs, le plus important (pour ce qui est des propriétés du système) est la manière dont les dangers sont signalés. Limminence du risque dépend de la perception et de la compréhension de ces signaux par lindividu, ainsi que de sa réaction.
La séquence suivante, qui est en principe identique à celle de Surry, est directement liée à lévénement et à la question de savoir sil va provoquer ou non un accident. Si le danger est déclenché, peut-il être observé? Est-il perçu par lintéressé? Ce dernier peut-il éviter les dommages matériels ou corporels? Les réponses à ces questions expliquent la nature et le degré des résultats nocifs découlant de la période critique.
On voyait dans le modèle du WEF (voir figure 56.9) quatre avantages:
Au moment où le rapport du WEF a été publié, une étude épidémiologique sur les accidents du travail était en cours dans la ville de Malmö, en Suède. Cette étude sappuyait sur une version modifiée de la matrice dite de Haddon, qui présente dans des tableaux à double entrée des variables selon deux dimensions: le temps écoulé avant, pendant et après laccident, et la trichotomie épidémiologique hôte-agent (ou moyen/vecteur)-environnement. Bien que cette matrice constitue une bonne base pour la collecte des données, léquipe de recherche a estimé quelle ne suffisait pas pour comprendre et expliquer les mécanismes à lorigine des accidents et des dommages corporels. Le modèle du WEF paraissait représenter une nouvelle approche, et il a donc été accueilli avec grand intérêt. Il fut décidé de le mettre immédiatement à lépreuve, avec un échantillon aléatoire de 60 cas réels daccidents du travail qui avaient fait lobjet dune enquête et dune documentation approfondies de la part du groupe de Malmö dans le cadre de son étude.
Les résultats de cette évaluation ont été résumés en quatre points:
Le groupe de Malmö, compte tenu de ces observations, a perfectionné le modèle du WEF. Son innovation la plus importante a consisté à ajouter une troisième séquence de questions destinées à analyser et expliquer lexistence et la nature du «danger» en tant que trait inhérent au système humain-machine. Il a appliqué les principes généraux de la systémique et de la technologie de contrôle.
Ainsi interprété comme une interaction humain-machine-environnement, il fallait aussi envisager le processus de travail en tenant compte des contextes organisationnel et structurel au niveau de lentreprise et de la société. La nécessité de prendre en considération les caractéristiques personnelles et le pourquoi de lactivité en cause et de son exécution étaient également indiqués (voir figure 56.10).
Malgré les progrès des théories et des modèles de recherche sur les accidents, ces premiers modèles nous paraissent encore, des années après, étonnamment actuels et compétitifs.
Lhypothèse fondamentale, selon laquelle il faut voir dans les accidents, ainsi que dans leurs causes, des écarts par rapport à des processus prévus, est toujours une idée dominante (voir, entre autres, Benner, 1975; Kjellén et Larsson, 1981).
Les modèles font une nette distinction entre le concept de dommage corporel en tant que résultat sur le plan de la santé et le concept daccident en tant que fait survenant antérieurement. Ils montrent en outre quun accident nest pas seulement un «événement», mais aussi un processus qui peut être analysé comme une succession détapes (Andersson, 1991).
De nombreux modèles ultérieurs ont été conçus sous la forme dun ensemble de «cases», organisées selon un ordre chronologique ou hiérarchique et comprenant diverses étapes temporelles ou divers niveaux danalyses. Il y a par exemple le modèle ISA (Andersson et Lagerlöf, 1983), le modèle décart (Kjellén et Larsson, 1981) et le modèle dit finlandais (Tuominen et Saari, 1982). Ces différents niveaux danalyse sont également au cur des modèles séquentiels décrits ici, mais ceux-ci proposent en outre un instrument théorique pour analyser les mécanismes reliant ces niveaux entre eux. Dimportantes contributions ont été apportées à cet égard par des auteurs tels que Hale et Glendon (1987), pour ce qui est de lintégration des facteurs humains, et Benner (1975), pour lapproche systémique.
Comme le montre clairement une comparaison de ces modèles, Surry na pas attribué une place centrale à la notion de danger, comme le fait le modèle du WEF. Elle est partie de linteraction humain-environnement, ce qui témoigne dune démarche plus vaste, comparable à celle proposée par le groupe de Malmö. Dun autre côté, pas plus que la commission du WEF, elle ne pousse lanalyse à des niveaux situés au-delà de ceux de lopérateur et de lenvironnement, comme lorganisation et la société. En outre, les observations de létude de Malmö citée ici à propos du modèle du WEF semblent également valables pour le modèle de Surry.
Une synthèse moderne des trois modèles présentés ci-dessus pourrait comprendre moins de détails sur le traitement de linformation par lêtre humain, et plus dinformations sur les conditions «en amont» (plus loin dans lenchaînement causal) au niveau de lorganisation et de la société. On pourrait déduire les éléments clés dune séquence de questions conçue pour essayer de mieux comprendre la relation entre le niveau organisationnel et le niveau humain-machine des principes modernes de gestion de la sécurité, qui font appel aux méthodes de lassurance de la qualité (contrôle interne, etc.). De même, on pourrait établir une séquence de questions visant à déterminer le lien entre les niveaux sociétal et organisationnel en sinspirant des principes modernes de contrôle et de vérification orientés vers les systèmes. La figure 56.11 présente un modèle global indicatif basé sur le modèle original de Surry, et intégrant ces éléments supplémentaires.
Un accident du travail peut être considéré comme un effet anormal ou non voulu des processus en jeu dans un système industriel ou comme un dysfonctionnement imprévu. Il peut y avoir des effets non voulus autres que des dommages corporels, par exemple des dommages matériels, un rejet accidentel de polluants dans lenvironnement, des retards de production ou une baisse de qualité des produits. Le modèle décart est ancré dans la théorie des systèmes et analyse les accidents en termes décarts.
La définition dun écart par rapport à des conditions spécifiées coïncide avec la définition des non-conformités (ISO, 1994) qui figure dans la série de normes ISO 9000 pour le management de la qualité publiée par lOrganisation internationale de normalisation (ISO). La valeur dune variable systémique est considérée comme un écart lorsquelle nest pas conforme à une norme. Les variables systémiques sont des caractéristiques mesurables dun système, et elles peuvent prendre différentes valeurs.
On distingue quatre types de normes, qui ont trait: 1) aux conditions spécifiées; 2) à ce qui a été planifié; 3) à ce qui est normal ou habituel; et 4) à ce qui est accepté. Chaque type de norme est caractérisé par la façon dont il a été établi et par son degré de formalisation.
Les règlements, règles et procédures de sécurité sont des exemples de conditions spécifiées. Un exemple type décart par rapport à une condition spécifiée est l«erreur humaine», définie comme la transgression dune règle. Les normes liées à ce qui est «normal ou habituel» et à ce qui est «accepté» sont moins formalisées. Elles sont en général appliquées dans un environnement industriel, où la planification est orientée vers les résultats et où lexécution des tâches est laissée à la discrétion des opérateurs. Un exemple décart par rapport à une norme «acceptée» est le «facteur incidentel», qui est un événement inhabituel susceptible (ou non) de provoquer un accident (Leplat, 1978). Un autre exemple est l«acte dangereux», traditionnellement défini comme une action personnelle enfreignant une procédure de sécurité communément acceptée (ANSI, 1962).
Dans le modèle décart, lensemble des valeurs des variables systémiques est réparti en deux catégories: les valeurs normales et les valeurs aberrantes. La distinction entre ces deux catégories est parfois problématique. Il peut y avoir des avis divergents sur ce qui est normal parmi les travailleurs, les cadres, la direction et les concepteurs des systèmes. Un autre problème tient à labsence de normes dans des situations qui nont pas été rencontrées auparavant (Rasmussen, Duncan et Leplat, 1987). Ces divergences dopinion et labsence de normes peuvent contribuer à accroître le risque.
Le temps est une dimension fondamentale dans le modèle décart. Un accident est analysé comme un processus et non comme un événement isolé ou une chaîne de facteurs causatifs. Le processus se déroule en des phases successives, de sorte quil y a passage des conditions normales du système à des conditions anormales ou à un état dabsence de maîtrise. Il se produit ensuite une perte de maîtrise des énergies, et des dommages matériels ou corporels apparaissent. La figure 56.12 montre un exemple danalyse dun accident basée sur un modèle mis au point par lUnité de recherche sur les accidents du travail (Occupational Accident Research Unit (OARU)), à Stockholm, à loccasion de ces phases de transition.
Chaque modèle daccident privilégie un élément particulier, en rapport avec une stratégie de prévention. Dans le cas du modèle décart, cest la phase initiale de la séquence accidentelle, qui se caractérise par des conditions anormales ou une situation de non-maîtrise. La prévention se fait par rétro-information lorsquil existe des systèmes dinformation établis pour la planification et le contrôle de la production et pour la gestion de la sécurité. Lobjectif est dassurer un fonctionnement sans heurt, avec aussi peu danomalies et dimprovisations que possible, afin de ne pas accroître le risque daccidents.
On distingue les actions correctrices et les actions préventives. La correction des écarts coïncide avec le premier niveau de rétro-information dans la hiérarchie mise au point par Van Court Hare, et elle ne conduit pas lorganisation à tirer des enseignements des accidents passés (Hare, 1967). La prévention se situe à des niveaux supérieurs de rétro-information, qui supposent un apprentissage. Ce sera, par exemple, la mise au point de nouvelles instructions de travail basées sur des normes de sécurité acceptées par tous. En général, les actions préventives ont trois objectifs distincts: 1) réduire la probabilité décart; 2) réduire les conséquences des écarts; et 3) réduire le temps qui sécoule entre le moment où se produit un écart et celui où il est constaté et corrigé.
Pour illustrer les caractéristiques du modèle décart, on peut faire une comparaison avec le modèle dénergie (Haddon, 1980) qui focalise la prévention sur les phases ultérieures du processus accidentel à savoir la perte de la maîtrise des énergies et les dommages qui en résultent. La prévention se fait généralement par la limitation ou la maîtrise des énergies dans le système ou par linterposition de barrières entre les énergies et la victime.
Il existe différentes taxinomies des écarts. Elles ont été mises au point pour faciliter la collecte, le traitement et la rétro-information des données sur les écarts. Le tableau 56.1 en donne un aperçu.
Théorie ou modèle et variable |
Catégories |
Modèle de processus |
|
Durée |
Evénement/acte, condition |
Phase de la séquence accidentelle |
Phase initiale, phase finale, phase des lésions |
Théorie des systèmes |
|
Sujet-objet |
(Acte d’une) personne, condition mécanique/physique |
Ergonomie des systèmes |
Individu, tâches, équipement, environnement |
Génie industriel |
Matériaux, force humaine, information, activités techniques, humaines, concomitantes/parallèles, protections fixes, équipement de protection individuelle |
Erreurs humaines |
|
Actions humaines |
Omission, commission, acte inadapté aux circonstances, erreur séquentielle, erreur chronologique |
Modèle d’énergie |
|
Type d’énergie |
Thermique, rayonnante, mécanique, électrique, chimique |
Type de système de maîtrise de l’énergie |
Technique, humain |
Conséquences |
|
Type de perte |
Pas de perte de temps importante, dégradation de la qualité de la production, endommagement de l’équipement, perte matérielle, pollution de l’environnement, lésions corporelles |
Etendue de la perte |
Négligeable, marginale, critique, catastrophique |
Source: Kjellén, 1984.
Une taxinomie classique des écarts consiste à faire une distinction entre les «actes dangereux des personnes» et les «conditions mécaniques/physiques dangereuses» (ANSI, 1962). Cette taxinomie est la combinaison dune classification par rapport à la durée et dune division sujet-objet. Le modèle de lOARU est basé sur la prise en compte des systèmes industriels (Kjellén et Hovden, 1993), où chaque classe décarts est liée à un système particulier de contrôle de la production. Il en résulte, par exemple, que les écarts sur les matériaux sont surveillés par un contrôle des matériaux, et que les écarts techniques sont contrôlés dans le cadre de programmes dinspection et dentretien. Une inspection de sécurité vérifiera par exemple, de façon à peu près systématique, les équipements de protection fixes. Les écarts dus à une perte de maîtrise des énergies sont caractérisés par le type dénergie en cause (Haddon, 1980). Une distinction est faite également entre les dysfonctionnements des systèmes humains et techniques de maîtrise des énergies (Kjellén et Hovden, 1993).
Il nexiste pas de relation générale entre les écarts et le risque daccident. Les résultats des travaux de recherche laissent penser, cependant, que dans quelques systèmes industriels, certains types décarts sont associés à un risque accru daccidents (Kjellén, 1984) équipement défectueux, perturbations dans la production, irrégularité de la charge de travail et utilisation des outils à des fins inhabituelles. Le type et la quantité dénergie impliqués dans le flux dénergie non maîtrisé sont dassez bons prédicteurs des conséquences.
Les données sur les écarts sont recueillies lors des inspections de sécurité, des contrôles de sécurité par échantillonnage, des déclarations de quasi-accidents et des enquêtes sur les accidents (voir figure 56.13).
Le contrôle par échantillonnage , par exemple, est une méthode de contrôle des écarts par rapport aux règles de sécurité par rétro-information aux opérateurs sur leur performance. Les effets positifs de cette méthode sur la performance en matière de sécurité, mesurée par le risque daccident, ont été observés (Saari, 1992).
Le modèle décart a été appliqué à la mise au point dinstruments permettant denquêter sur les accidents. Dans lanalyse des facteurs incidentels , les écarts observés dans la séquence accidentelle sont identifiés et organisés en structure arborescente (Leplat, 1978). Le modèle de lOARU a servi de base à la mise au point dun formulaire et de listes de pointage pour les enquêtes sur les accidents et la structuration de la procédure denquête. Ces méthodes permettent une représentation et une évaluation détaillées et fiables des écarts (voir Kjellén et Hovden, 1993 pour un examen critique). Le modèle décart a également inspiré lélaboration de méthodes danalyse des risques.
Lanalyse des écarts est une méthode danalyse des risques qui comprend trois phases: 1) la récapitulation des fonctions des systèmes et des activités de lopérateur, et leur classification en sous-sections; 2) lexamen de chaque activité afin didentifier les écarts éventuels et den évaluer les conséquences potentielles; et 3) la mise au point de mesures correctrices (Harms-Ringdahl, 1993). Le processus accidentel est modélisé comme le montre la figure 56.12, et lanalyse des risques couvre les trois phases. On utilise des listes de pointage semblables à celles qui servent dans les enquêtes sur les accidents. Il est possible dintégrer cette méthode à des tâches de conception, ce qui permet didentifier les besoins dactions correctrices.
Les modèles décart sont essentiellement axés sur les premières phases du processus accidentel, au cours desquelles il y a perturbation du fonctionnement. La prévention seffectue par contrôle de la rétro-information, de manière à assurer un fonctionnement sans heurts, avec peu de perturbations et dimprovisations susceptibles de provoquer un accident.
De manière générale, on emploie le terme accident pour désigner des événements qui entraînent des dommages corporels ou matériels non voulus ou non prévus; un modèle daccident est un schéma théorique appliqué à lanalyse de ces événements (certains modèles prennent parfois expressément en compte les «quasi-accidents», mais cette distinction nest pas importante ici). Les modèles daccidents peuvent avoir différents objectifs: permettre de mieux comprendre, sur le plan théorique, comment se produisent les accidents; enregistrer et stocker des informations sur les accidents; servir de mécanisme denquête sur les accidents. Ces trois objectifs ne sont pas entièrement distincts, mais sont utiles à des fins de classification.
Le modèle MAIM présenté ici (Merseyside Accident Information Model) correspond au deuxième objectif, cest-à-dire la collecte et le stockage dinformations sur les accidents. Après avoir donné une idée des principes de base du MAIM, nous décrirons un certain nombre détudes qui ont permis dévaluer ce modèle. Larticle se termine par un compte rendu des derniers progrès du MAIM, au nombre desquels figure lutilisation dun «logiciel intelligent» pour recueillir et analyser les informations sur les accidents provoquant des traumatismes.
Dans le modèle de Heinrich (1931), la chaîne causale conduisant à un accident était comparée à la chute successive de cinq dominos chacun des quatre premiers devant tomber pour que le cinquième tombe. Dans le modèle précurseur du MAIM, Manning (1971) concluait que «la survenue dun accident suppose la rencontre dun hôte (par exemple un travailleur) et dun objet de lenvironnement, lun des deux au moins étant en mouvement». Kjellén et Larsson (1981) ont mis au point leur propre modèle, qui pose quil y a deux niveaux: la séquence accidentelle et les facteurs déterminants sous-jacents. Dans un autre article écrit plus tard (1993), Kjellén et Hovden rendaient compte des progrès signalés par dautres publications et notaient quil était nécessaire dexploiter efficacement les informations fournies par les rapports courants sur les accidents et les quasi-accidents à laide dun puissant système dextraction de linformation. Cest ce qua réalisé le MAIM.
Il semble y avoir un assez large consensus sur le fait que les informations utiles sur les accidents ne devraient pas se limiter aux circonstances immédiates des dommages corporels ou matériels, mais aller jusquà la compréhension de la chaîne dévénements et des facteurs ayant déclenché le processus accidentel. Certains des premiers systèmes de classification ne permettaient pas datteindre cet objectif. On mélangeait alors souvent la compréhension des objets, des mouvements (des personnes ou des objets) et des événements, et on ne faisait pas de distinction entre les événements successifs.
Le problème peut être illustré à laide dun exemple simple. Un travailleur glisse sur une flaque dhuile, fait une chute, sa tête heurte une machine et il souffre dune commotion cérébrale. Il est facile de distinguer la cause (immédiate) de laccident (le glissement) et la cause des lésions (heurt de la tête contre une machine). Certains systèmes de classification, cependant, comprennent les catégories «chute de personnes» et «heurt contre des objets». Laccident pourrait être attribué à lune ou lautre, bien quaucune ne décrive ne serait-ce que la cause immédiate de laccident (glissement sur de lhuile) ou les facteurs causatifs (par exemple, pourquoi y avait-il de lhuile).
Le problème, pour lessentiel, tient au fait que lon prend en considération un seul facteur dans une situation multifactorielle. Un accident ne consiste pas toujours en un événement unique; il peut y en avoir beaucoup. Cest le raisonnement qua tenu un médecin du travail, Derek Manning, qui a mis au point le MAIM.
Lélément central de laccident est le premier événement imprévu (non souhaité ou non planifié) impliquant léquipement endommagé ou la personne blessée (voir figure 56.14). Ce ne sera pas toujours le premier événement du processus accidentel, qui est appelé événement précédent . Dans lexemple ci-dessus, cest le glissement qui est le premier événement imprévu de laccident (du fait de la présence dune flaque dhuile sur le sol, il nest pas imprévisible que quelquun puisse glisser et faire une chute, mais le marcheur ne le prévoit pas).
Le comportement de léquipement ou de la personne est caractérisé par lactivité générale au moment de laccident, précisé par le type de mouvement du corps lorsque le premier événement sest produit. Les objets impliqués sont décrits, et pour ceux qui ont un lien avec lévénement, les caractéristiques prises en compte sont la position , le mouvement et létat . Il y a parfois un second objet, qui interagit avec le premier (par exemple, un ciseau à bois frappé avec un marteau).
Comme on la expliqué plus haut, il peut y avoir plus dun événement, et un objet (éventuellement différent) peut être impliqué dans un second événement . Qui plus est, la personne peut faire un mouvement supplémentaire, par exemple projeter une main en avant pour éviter ou interrompre une chute. Tous ces éléments peuvent être inclus dans le modèle. Un troisième, quatrième ou énième événements peuvent se produire avant que la séquence accidentelle naboutisse à une lésion. On peut étendre le modèle dans toutes les directions en enregistrant des facteurs liés à chaque composante. Par exemple, les composantes «activité» et «mouvement du corps» enregistreraient les traits psychologiques dun opérateur, les médicaments quil prend ou ses limitations physiques.
En général, il est facile de distinguer intuitivement des événements séparés, mais une définition plus rigoureuse nest pas inutile: un événement est une modification ou absence de modification , inattendues, de létat énergétique de la situation (le terme énergie recouvre à la fois lénergie cinétique et lénergie potentielle). Le premier événement est toujours inattendu. Les événements suivants peuvent être attendus, voire inévitables, après la survenue du premier, mais ils sont toujours inattendus avant laccident. Comme exemple dabsence inattendue de modification de la situation énergétique, on peut prendre celui dun coup de marteau qui manque le clou à enfoncer. Le cas du travailleur qui glisse sur une flaque dhuile, fait une chute et se cogne la tête est là aussi un bon exemple: le premier événement est «le pied a glissé» au lieu dêtre au repos, il acquiert de lénergie cinétique. Le second événement est «a fait une chute», ce qui augmente lénergie cinétique. Cette énergie est absorbée par le choc de la tête du travailleur contre la machine lorsque se produit la lésion et que la séquence se termine. Dans le modèle, ce qui précède peut être indiqué comme suit:
Une version antérieure du modèle MAIM a été utilisée dans une étude portant sur la totalité des 2 428 accidents signalés en 1973 dans une usine de fabrication de boîtes de vitesses dun constructeur automobile (pour de plus amples détails, voir Shannon, 1978). Les opérations comprenaient la découpe des engrenages, un traitement thermique et le montage des boîtes. La découpe produisait des copeaux et des éclats métalliques acérés, et de lhuile était utilisée comme liquide de refroidissement. Les informations ont été consignées sur des formulaires spécialement conçus. Chaque accident a été enregistré séparément dans le modèle par deux personnes et, en cas de désaccord, une discussion permettait de trancher. Des codes numériques ont été attribués aux composantes, pour stocker les données sur un ordinateur et faire des analyses. On trouvera ci-après quelques-uns des principaux résultats obtenus ainsi quun examen des enseignements tirés de lutilisation du modèle.
Le taux daccidents a sensiblement diminué (de près de 40%), du fait apparemment de lexécution de létude. Les chercheurs ont appris quen raison des questions supplémentaires exigées par létude (et du temps nécessaire pour y répondre), de nombreux travailleurs «ne pouvaient pas sembêter» à signaler les lésions mineures. Cela fut confirmé par plusieurs constatations:
La diminution du taux daccidents avait donc été un artefact de la déclaration.
Une autre constatation intéressante a été que, pour 217 lésions (8% du total), les travailleurs concernés ne savaient pas trop où et comment elles sétaient produites. On sen est aperçu parce quil leur était expressément demandé sils étaient sûrs de ce qui sétait passé. En général, les lésions en question étaient des coupures ou des esquilles, relativement courantes étant donné la nature du travail.
Près de la moitié (1 102) des autres accidents consistaient en un seul événement. Les accidents à deux événements étaient plus rares, à trois encore plus, et 58 seulement impliquaient quatre événements ou plus. La proportion des accidents se traduisant par des journées de travail perdues augmentait nettement en fonction du nombre dévénements. Une explication possible est quil se produisait une augmentation dénergie cinétique avec chaque événement, de sorte que, plus les événements étaient nombreux, plus il y avait dénergie à dissiper lorsque survenait un choc entre le travailleur et lobjet incriminé.
Un examen plus poussé des différences entre les accidents selon quil y avait ou non journées de travail perdues a fait apparaître des distributions très différentes suivant les composantes du modèle. Par exemple, lorsque le premier événement était «la personne a glissé», près dun quart des accidents se traduisaient par des journées de travail perdues, contre 1% si le premier événement était «corps perforé par». Avec plusieurs composantes, les différences saccentuaient. Par exemple, si lon considère lévénement final et lobjet impliqué, aucun des 132 accidents dont la cause était «perforé par» ou des «esquilles» ne sest traduit par des journées de travail perdues, alors que lorsque lévénement final était «entorse/foulure», «sans objet impliqué», 40% des lésions ont entraîné une absence du travail.
Ces résultats contredisaient lidée que la gravité des lésions était en grande partie une question de chance et que la prévention de tous les types daccidents ferait reculer le nombre de lésions graves. Cela signifie que lanalyse de tous les accidents pour essayer de prévenir les types les plus courants naurait pas automatiquement de répercussions sur ceux qui provoquent des lésions sérieuses.
Une étude subsidiaire a été faite pour évaluer lutilité des informations contenues dans le modèle. Elle a identifié plusieurs utilisations potentielles des données sur les accidents:
Trois techniciens de sécurité (préventeurs) ont évalué lutilité des descriptions écrites reportées dans le modèle pour une série daccidents. Ils ont attribué une note, sur une échelle allant de 0 («aucune information utile») à 5 («tout à fait utilisable») à au moins 75 accidents. Dans la majorité des cas, les notes étaient identiques cest-à-dire quil ny avait eu aucune perte dinformation dans le transfert des descriptions écrites au modèle. Lorsquon a noté une perte, celle-ci correspondait le plus souvent à un seul point sur léchelle de 0 à 5, ce qui est minime.
En revanche, les informations disponibles étaient rarement «tout à fait utilisables», en partie parce que les techniciens de sécurité avaient lhabitude de faire des enquêtes détaillées in situ, ce qui navait pas été le cas dans cette étude, car elle englobait tous les accidents signalés, mineurs ou graves. Il ne faut cependant pas oublier que les informations incorporées aux modèles ont été tirées directement des descriptions écrites. Comme il y a eu relativement peu de perte dinformation, on a pensé quil serait possible de supprimer la phase intermédiaire. Lutilisation désormais plus courante des ordinateurs individuels et lexistence de logiciels améliorés permettent aujourdhui une collecte automatisée des données et lutilisation de listes de pointage pour vérifier que toutes les informations pertinentes sont recueillies. Un programme a été mis au point à cet effet et a été soumis à de premiers essais.
Le modèle MAIM a été utilisé par Troup, Davies et Manning (1988) pour lanalyse daccidents provoquant des lésions du dos. Une base de données a été créée sur un ordinateur IBM grâce au codage des résultats dentretiens avec les patients conduits par un enquêteur connaissant bien le modèle MAIM. Lenquêteur a analysé les entretiens pour établir la description par le MAIM (voir figure 56.14) et les données ont alors été introduites dans la base. Cette méthode était tout à fait satisfaisante, mais il nétait pas sûr quelle puisse être accessible à tous. Elle exigeait en particulier que lon soit capable de mener les entretiens et de faire lanalyse nécessaire pour établir la description MAIM de laccident.
Davies et Manning (1994a) ont mis au point un logiciel répondant à ces deux impératifs. En fait, le logiciel MAIM est un logiciel qui sert de «point dentrée intelligent» dans la base de données et, en 1991, il était suffisamment au point pour pouvoir être testé dans un environnement clinique. Il était conçu pour interagir avec le patient au moyen de «menus» le patient choisit des options sur des listes, en utilisant simplement les flèches de direction et la touche «entrée». Le choix dune option guidait le déroulement et enregistrait les informations à chaque étape de la description de laccident. Cette méthode de collecte de données ne nécessitait plus de connaissances en orthographe et en dactylographie, et elle permettait lobtention dun type dentretien cohérent, que lon pouvait corriger à volonté.
Pour décrire les événements, le modèle emploie des verbes et des objets pour former des phrases simples. Les verbes peuvent être associés à différents scénarios daccidents, et cette propriété est à la base de la construction dune série de questions liées entre elles qui constituent lentretien. Les questions sont présentées de manière quil suffit, à nimporte quelle étape, de faire des choix simples, ce qui permet de décomposer le compte rendu complexe de laccident en une série de descriptions simples. Lorsquun verbe correspondant à un événement a été identifié, on peut trouver les substantifs associés en localisant les objets de manière à former une phrase décrivant en détail un événement particulier. Il est clair que cette stratégie nécessite le recours à un très important dictionnaire dobjets pouvant être consulté rapidement et efficacement.
Un tel dictionnaire a été constitué à partir dune liste établie par le Système de surveillance des accidents à domicile (Home Accident Surveillance System (HASS)) (Department of Trade and Industry, 1987) qui enregistre les objets impliqués dans des accidents, et à laquelle ont été ajoutés des objets que lon trouve sur les lieux de travail. Les objets peuvent être regroupés en catégories, ce qui permet de définir un menu hiérarchique les catégories dobjets formant des couches qui correspondent aux listes du menu. On peut ainsi utiliser les listes dobjets associés pour localiser lobjet recherché. Par exemple, pour trouver lobjet marteau , on sélectionne, dans lordre: 1) «outils»; 2) «outils manuels»; 3) «marteau», dans trois listes successives. Du fait quun objet donné pourrait appartenir à plusieurs groupes par exemple, un couteau peut être associé aux objets de cuisine, aux outils ou aux objets tranchants, des liens redondants ont été établis dans le dictionnaire, ce qui permet demprunter des chemins différents pour trouver lobjet recherché. Le dictionnaire dobjets contient aujourdhui quelque 2 000 entrées couvrant aussi bien le secteur des loisirs que le milieu de travail.
Pendant lentretien, des informations sont également recueillies sur les activités au moment de laccident, les mouvements du corps, le lieu de laccident, les facteurs contributifs, les dommages corporels et lincapacité. Tous ces éléments peuvent intervenir plusieurs fois dans un accident, et la structure de la base de données relationnelle utilisée pour enregistrer laccident en tient compte.
A la fin de lentretien, plusieurs phrases décrivant les événements survenus dans le processus accidentel auront été enregistrées et le patient est invité à les mettre dans le bon ordre. Il lui est demandé en outre de relier les dommages corporels aux événements enregistrés. Un résumé des informations recueillies lui est ensuite présenté sur lécran de lordinateur pour information.
La figure 56.15 montre un résumé de laccident tel que le voit le patient. Cet accident a été surimposé sur le diagramme du MAIM à la figure 56.15. Les détails relatifs aux facteurs et au lieu de laccident ont été omis.
Le premier événement imprévu ou inattendu (premier événement) impliquant la victime est généralement le premier événement de la séquence accidentelle. Par exemple, si quelquun glisse et fait une chute, le glissement est normalement le premier événement de la séquence. En revanche, si quelquun est blessé par une machine parce que quelquun dautre met celle-ci en marche avant que lintéressé soit hors de portée, le premier événement impliquant la victime est «coincé par la machine», mais le premier événement de la séquence accidentelle est «quelquun dautre a mis en marche la machine trop tôt». Dans le logiciel MAIM, cest le premier événement de la séquence accidentelle qui est enregistré, et il peut résulter soit du premier événement impliquant la victime, soit dun événement précédent (voir figure 56.14). Il se peut que, sur le plan théorique, cette façon de voir les choses ne soit pas satisfaisante, mais du point de vue de la prévention des accidents, limportant est quelle permet de repérer le début de la séquence accidentelle, que lon peut ensuite cibler pour empêcher que des accidents semblables ne se reproduisent (certains organismes parlent d«acte décart» pour décrire le début de la séquence accidentelle, mais lon nest pas encore sûr que cela corresponde toujours au premier événement survenant dans laccident).
Lorsque le logiciel MAIM a été utilisé pour la première fois dans un environnement clinique, il est apparu clairement que certains types daccidents d«objets au sol» étaient difficiles à apprécier correctement. Le modèle MAIM identifie le premier événement imprévu comme point de départ de la séquence accidentelle. Considérons deux accidents similaires, lun dans lequel un travailleur marche intentionnellement sur un objet qui, de ce fait, se brise, et lautre dans lequel un travailleur marche involontairement sur un objet qui se brise. Dans le premier cas, le fait de marcher sur lobjet est un mouvement du corps et le premier événement imprévu est le fait que lobjet se brise. Dans le second cas, le fait de marcher sur lobjet est le premier événement imprévu dans laccident. La question à poser, pour trancher entre ces deux scénarios, est: «Avez-vous marché accidentellement sur quelque chose?» Autrement dit, il est extrêmement important de préparer lentretien avec soin si lon veut obtenir des données précises. Lanalyse de ces deux accidents permet de faire les recommandations suivantes: à des fins de prévention, le premier accident aurait pu être évité si lon avait attiré lattention du patient sur le fait que lobjet se briserait. Le second accident aurait pu être évité si lon avait attiré lattention du patient sur le fait que lobjet était une source de danger.
Le logiciel MAIM a été testé avec succès dans trois établissements hospitaliers et notamment dans le cadre dun projet dun an au Service de traumatologie et des urgences du Royal Liverpool University Hospital. Les entretiens avec les patients ont duré entre 5 et 15 minutes, et deux patients en moyenne étaient interrogés par heure. Au total, 2 500 accidents ont été enregistrés. Des publications analysant ces données ont été préparées.
Aborder la prévention des accidents du travail sous langle de la «santé publique», cest partir du principe que les accidents de ce type sont un problème de santé et que, par conséquent, il est possible soit de les prévenir, soit den atténuer les conséquences (Occupational Injury Prevention Panel, 1992; Smith et Falk, 1987; Waller, 1985). Lorsquun travailleur tombe dun échafaudage, les dommages tissulaires, les hémorragies internes, les chocs et le décès qui sensuivent sont, par définition, un processus morbide et, également par définition, laffaire des professionnels de la santé. De même que le paludisme est défini comme une maladie dont lagent causal est un protozoaire particulier, de même les lésions corporelles sont une famille daffections causées par lexposition à une forme particulière dénergie (cinétique, électrique, thermale, rayonnante ou chimique) (National Commitee for Injury Prevention and Control, 1989). La noyade, lasphyxie et lintoxication sont également considérées comme des lésions corporelles, car elles représentent un écart relativement rapide par rapport à la norme structurelle ou fonctionnelle de lorganisme, tout comme un traumatisme aigu.
En tant que problème de santé, les lésions corporelles sont la principale cause de décès prématurés (cest-à-dire avant lâge de 65 ans) dans la plupart des pays (Smith et Falk, 1987; Baker et coll., 1992; Smith et Barss, 1991). Aux Etats-Unis, par exemple, elles viennent au troisième rang après les maladies cardio-vasculaires et le cancer, qui est en première place pour les causes dhospitalisation des moins de 45 ans; en 1985, elles ont représenté pour léconomie une charge de 158 milliards de dollars en coûts directs et indirects (Rice et coll., 1989). Dans ce pays, une lésion corporelle non mortelle sur trois et une sur six chez les individus en âge de travailler se produisent sur le lieu de travail (Baker et coll., 1992). La situation est comparable dans la plupart des pays développés (Smith et Barss, 1991). Dans les pays à revenu moyen ou faible, une industrialisation rapide et relativement anarchique risque de provoquer une pandémie quasi mondiale de lésions corporelles.
La pratique traditionnelle, en matière de sécurité au travail, met généralement laccent sur la limitation des risques et des pertes au niveau de lentreprise. Les spécialistes de la santé publique chargés de lutter contre les lésions corporelles dorigine professionnelle sintéressent non seulement aux lieux de travail, mais aussi à lamélioration de létat sanitaire des populations vivant dans des zones géographiques où elles risquent dêtre exposées aux dangers associés à de multiples secteurs dactivité et professions. Certains événements, tels que les décès sur le lieu de travail, peuvent être rares dans une usine donnée, mais létude de lensemble des décès survenus dans une collectivité peut faire apparaître des schémas de risques et permettre lélaboration dune politique de prévention.
La plupart des modèles de pratique de la santé publique reposent sur trois éléments: 1) évaluation préalable; 2) élaboration de stratégies de prévention; et 3) évaluation a posteriori. La pratique de la santé publique est habituellement multidisciplinaire et fondée sur une science appliquée, lépidémiologie. Lépidémiologie est létude de la distribution et des facteurs étiologiques des maladies et lésions corporelles dans une population. Les trois principales applications de lépidémiologie sont la surveillance, la recherche étiologique et lévaluation (a posteriori).
La surveillance est «la collecte, lanalyse et linterprétation continues et systématiques des données sur la santé dans le processus de description et de suivi dun événement de santé. Ces données sont mises à profit pour planifier, mettre en uvre et évaluer les interventions et les programmes de santé publique» (CDC, 1988).
La recherche étiologique teste les hypothèses relatives aux facteurs étiologiques de la maladie et des lésions corporelles, sur la base détudes contrôlées, habituellement fondées sur des observations.
Lévaluation a posteriori, en sciences sociales appliquées et en épidémiologie, est «un processus visant à déterminer aussi systématiquement et objectivement que possible la pertinence, lefficacité et limpact des activités en fonction de leurs objectifs» (Last, 1988). Lévaluation épidémiologique suppose normalement des études contrôlées pour mesurer les effets dune intervention sur loccurrence dévénements liés à la santé dans une population.
Le modèle de base de la pratique de santé publique est décrit par un cycle surveillance épidémiologique-recherche des causes-interventions (ciblées sur les populations à haut risque et sur des affections sévères)-évaluation épidémiologique. Les changements importants apportés à ce modèle comprennent les soins de santé primaires axés sur la collectivité (Tollman, 1991), léducation sanitaire et la promotion de la santé dans la collectivité (Green et Kreuter, 1991), le développement de la santé communautaire (Steckler et coll., 1993), la recherche sur la participation (Hugentobler, Israel et Schurman, 1992) et dautres formes de pratiques de la santé publique axées sur la collectivité, qui reposent toutes sur une plus grande participation de la collectivité et des travailleurs par opposition aux pouvoirs publics et aux dirigeants dentreprises pour définir les problèmes, trouver des solutions et évaluer leur efficacité. Lagriculture familiale, la pêche, la chasse, le travail indépendant ou dans léconomie non structurée, la petite entreprise, sont autant dactivités influencées principalement par les systèmes familiaux et communautaires, qui se développent en dehors de tout système de gestion des activités professionnelles. Les pratiques de santé publique orientées vers la collectivité sont une approche particulièrement fiable de la prévention des lésions corporelles dorigine professionnelle.
Lapproche «santé publique» de la sécurité au travail abandonne le concept de prévention des accidents au profit dune approche plus large de la lutte contre les lésions corporelles, dont les résultats les plus intéressants concernent à la fois leur fréquence et leur gravité. Une lésion corporelle est par définition un dommage que subit lorganisme par suite dun transfert dénergie. Un transfert dénergie mécanique peut provoquer un choc, comme lors dune chute ou dun accident de la circulation. Les énergies thermique, chimique, électrique ou rayonnante peuvent provoquer des brûlures et dautres lésions (Robertson, 1992). Pour les praticiens de la santé publique, limportant nest pas seulement la fréquence de la lésion corporelle, mais aussi sa gravité et son issue à long terme. La gravité dune lésion corporelle peut être mesurée selon plusieurs critères, par exemple anatomique (quantité et nature des dommages tissulaires dans différentes régions du corps), physiologique (proximité de la mort, daprès les signes vitaux), linvalidité, latteinte à la qualité de la vie, et les coûts directs et indirects. La gravité sur le plan anatomique est particulièrement importante pour les épidémiologistes, qui la mesurent souvent sur le Tableau de gravité abrégé (Abbreviated Injury Score) ou sur lEchelle de gravité des lésions corporelles (Injury Severity Scale) (MacKenzie, Steinwachs et Shankar, 1989). Ces mesures permettent de prévoir la survie et sont un indicateur utile de lénergie transférée lors dévénements graves; toutefois, elles ne sont pas assez sensibles pour faire la distinction entre les différents niveaux de gravité de lésions corporelles relativement moins graves, mais beaucoup plus fréquentes, telles que les entorses ou les foulures.
Lune des mesures les moins utiles, mais très courante, de la gravité, est le nombre de journées de travail perdues après la lésion corporelle. Du point de vue épidémiologique, ce critère est souvent difficile à interpréter parce quil est fonction dune combinaison inconnue de facteurs incapacité, exigences du poste, possibilité de choisir un emploi plus facile, politique de lentreprise concernant les congés de maladie et la reconnaissance de lincapacité, tolérance individuelle à la douleur, propension à travailler malgré la douleur , et probablement aussi de facteurs identiques à ceux qui motivent la présence au travail. Des nouvelles recherches doivent être menées pour élaborer et valider des mesures interprétables de la gravité des lésions corporelles liées à lactivité, notamment des échelles anatomiques, des échelles dincapacité et des mesures des atteintes aux divers aspects de la qualité de la vie.
Contrairement à lapproche traditionnelle de la sécurité, les praticiens de la santé publique ne sintéressent pas uniquement aux lésions corporelles «accidentelles» et aux événements qui les provoquent. En examinant les différentes causes des accidents du travail mortels, on a découvert par exemple quaux Etats-Unis les homicides (cest-à-dire les lésions corporelles provoquées intentionnellement) étaient la principale cause de décès sur le lieu de travail chez les femmes et la troisième chez les hommes (Baker et coll., 1992; Jenkins et coll., 1993). Ces décès sont des événements très rares au niveau de chaque entreprise, et cest pourquoi on sous-estime souvent leur importance, tout comme on sous-estime le fait que les lésions corporelles dues à des accidents de véhicules à moteur sont la première cause daccidents mortels sur le lieu de travail (voir figure 56.16). Compte tenu de ces données, les lésions corporelles et les décès dus à la violence sur le lieu de travail et aux accidents de véhicules à moteur sont les cibles prioritaires de la prévention des accidents aux Etats-Unis.
Lévaluation préalable en santé publique est une démarche multidisciplinaire qui comprend des activités de surveillance, de recherche étiologique et dévaluation des besoins des collectivités et des entreprises. La surveillance a pour but didentifier les populations à haut risque, de rechercher les lésions corporelles qui ont un impact significatif sur la santé publique, de déceler et de suivre les tendances et de formuler des hypothèses. Les programmes de surveillance permettent de recueillir des données sur les décès consécutifs à des accidents, les lésions corporelles non mortelles, les incidents susceptibles de provoquer de telles lésions, et lexposition aux risques. Les sources dinformation sont les dispensateurs de soins de santé (hôpitaux et médecins), les certificats de décès, les examens médicaux et rapports dautopsie, les rapports des employeurs aux ministères du travail ou de la santé, les organismes de réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles, les enquêtes périodiques auprès des employeurs ou des ménages, et les livres tenus par les entreprises. Nombre de ces rapports et livres sont exigés par la loi, mais les informations quils contiennent sont incomplètes, car ils ne couvrent pas tous les travailleurs; il y a des incitations à la sous-déclaration, et les lésions corporelles ne sont pas décrites de façon suffisamment détaillée.
Les enquêtes approfondies, après un accident, font appel à des approches diverses permettant aux experts de tirer des conclusions sur les causes de lévénement et sur la façon dont on aurait pu léviter (Ferry, 1988). Laction préventive sappuie souvent sur les enseignements tirés dun seul incident. La surveillance fondée sur les taux de fréquence, dun autre côté, est plus significative quun incident isolé.
Il est vrai que certaines informations tirées des enquêtes traditionnelles sur des accidents ne peuvent guère donner lieu à une interprétation épidémiologique lorsquelles sont regroupées. Dans la tradition de Heinrich (1959), elles produisent souvent des statistiques indiquant, par exemple, que plus de 80% des lésions corporelles sur le lieu de travail sont dues uniquement à des actes dangereux. Du point de vue épidémiologique, de telles statistiques sont difficiles à interpréter, si ce nest quelles permettent de faire le point sur les jugements de valeur, et elles sont rarement incluses dans la surveillance des taux. Beaucoup dautres facteurs de risque, tels que le travail posté, le stress professionnel, un environnement de travail mal conçu, etc., sont souvent omis dans les formulaires denquête et ne sont donc pas pris en considération lorsquon examine les statistiques sur les causes des lésions corporelles.
Lun des premiers objectifs de la surveillance est didentifier les groupes à haut risque afin de mieux cibler les recherches et la prévention. Les lésions corporelles, comme les maladies infectieuses et les maladies chroniques, répondent à des schémas de risques distincts selon lâge, le sexe, la race, la région géographique, le secteur dactivité et la profession (Baker et coll., 1992). Aux Etats-Unis, par exemple, dans les années quatre-vingt, la surveillance exercée par lInstitut national de sécurité et de santé au travail (National Institute for Occupational Safety and Health (NIOSH)) a révélé que les groupes à haut risque daccidents du travail mortels étaient les suivants: les hommes; les travailleurs âgés; les Noirs; les travailleurs des Etats ruraux de lOuest; les professions du secteur des transports en particulier du transport des matériaux , les professions des secteurs de lagriculture, de la foresterie et de la pêche; et les ouvriers non spécialisés (Jenkins et coll., 1993). Un autre aspect important de la surveillance est lidentification des types de lésions corporelles dont la fréquence et la gravité sont les plus élevées, comme cela a été fait, par exemple, aux Etats-Unis, en déterminant les principales causes externes des décès consécutifs à une lésion corporelle liée à la profession (voir figure 56.16). Au niveau de lentreprise, des problèmes tels que les homicides et les accidents impliquant un véhicule à moteur sont des événements rares et, par conséquent, peu pris en compte par les programmes de sécurité traditionnels. Or, la surveillance a révélé quils figuraient parmi les trois principales causes de décès consécutifs à une lésion corporelle. Pour évaluer limpact des lésions corporelles non mortelles, il faut mesurer leur gravité si lon veut interpréter les données de façon significative. Les lésions du dos, par exemple, sont une cause courante darrêt de travail, mais rarement une cause dhospitalisation pour accident du travail.
Les données obtenues grâce à la surveillance ne donnent pas une évaluation complète dans la tradition de la santé publique. Dans les pratiques de la santé publique axée sur la collectivité, en particulier, lévaluation des besoins et le diagnostic de la collectivité au moyen denquêtes, de groupes cibles et dautres techniques jouent un rôle majeur pour déterminer quels problèmes les collectivités et les travailleurs perçoivent comme importants, quels sont les attitudes, les intentions et les obstacles dominants à légard de ladoption de mesures de prévention, et comment fonctionne réellement une organisation ou une collectivité. Pour un programme de sécurité agricole dans la collectivité, par exemple, il peut être nécessaire détablir si les exploitants agricoles considèrent ou non les renversements de tracteurs comme un problème critique, quels obstacles tels que contraintes financières ou manque de temps peuvent empêcher linstallation de protecteurs, et qui devrait mettre en uvre une stratégie dintervention (par exemple, association professionnelle, organisation de jeunesse, association de femmes dexploitants agricoles). Outre un diagnostic de la communauté, lévaluation des besoins organisationnels permet de mieux connaître les capacités, la charge de travail et les contraintes dune organisation et, par conséquent, dappliquer intégralement les programmes de prévention déjà existants tels que des activités dun service du ministère du travail (ou de la santé) ou du service de sécurité dune grande entreprise.
La recherche de létiologie ou des causes des incidents et des accidents est une autre étape de lapproche «santé publique» de la lutte contre les lésions corporelles liées à la profession. Les études sur les maladies professionnelles ont été à la base de lélaboration de programmes de lutte contre ces maladies sur le lieu de travail. La recherche étiologique fait appel à lépidémiologie pour identifier les facteurs de risque, et aux sciences sociales appliquées pour établir les déterminants des comportements des organisations et des hommes qui créent des situations dangereuses. La recherche épidémiologique semploie à recenser les facteurs de risque modifiables au moyen détudes contrôlées, habituellement fondées sur des observations, telles que des études cas-témoins, des études de cohortes, des études de groupe et des études transversales. Comme pour les études épidémiologiques des autres affections aiguës (par exemple, crise dasthme, arrêt cardiaque soudain), la recherche étiologique sur les lésions corporelles est confrontée à la nécessité détudier des événements rares ou récurrents qui sont fortement influencés par des expositions à des situations intervenant immédiatement avant lévénement lui-même (par exemple, une distraction due à un bruit dimpact) et par des constructions sociales et comportementales difficiles à mesurer (par exemple, climat de sécurité, tension professionnelle) (Veazie et coll., 1994). Ce nest que récemment quont été mises au point des méthodes épidémiologiques et statistiques permettant détudier ces types dévénements de santé.
Les études épidémiologiques axées sur loccurrence des lésions corporelles sont coûteuses et parfois inutiles. Cest le cas, par exemple, lorsquon veut connaître limpact de labsence de dispositif de protection sur les amputations dues à une machine particulière. Il suffira de faire des enquêtes sur une série de cas. De même, si un comportement individuel facilement mesurable, comme le non-bouclage dune ceinture de sécurité, est déjà un facteur de risque connu, il est plus utile détudier les déterminants du comportement et les moyens dencourager le port de la ceinture que les lésions corporelles. Cela dit, des études épidémiologiques contrôlées des lésions corporelles et de leur gravité sont nécessaires si lon veut comprendre divers mécanismes entraînant des baisses difficiles à mesurer des performances de lindividu et des techniques. Leffet de lexposition au bruit ou du travail posté, par exemple, sur le risque et la gravité des lésions corporelles ne pourra guère être quantifié par lanalyse des cas ou par létude de comportements plus faciles à mesurer.
Un examen récent des études sur les facteurs de risque des lésions corporelles a montré que lon sintéressait essentiellement à lêtre humain (âge, nature de lemploi, caractéristiques physiques, handicaps et expérience) (Veazie et coll., 1994), les seuls facteurs environnementaux pris en compte étant généralement les caractéristiques de conception ou des risques matériels reconnus. Certaines études examinaient le cadre organisationnel et social. Quelques-unes prenaient en compte des facteurs physiques de contrainte tels que lexposition à la chaleur et au bruit. Beaucoup de ces études étaient dune qualité épidémiologique médiocre, et peu ont été répliquées dans des populations différentes. En dehors des causes immédiates les plus évidentes des lésions professionnelles, on sait donc peu de chose sur les facteurs de risque. Il serait utile que les futurs travaux de recherche examinent limpact, sur les taux de traumatismes, des facteurs de risque prévus par les théories sur lergonomie, le stress professionnel, les facteurs humains et le comportement des organisations. Ces facteurs peuvent inclure la conception et létablissement du programme des tâches, les facteurs psychologiques (par exemple, la surveillance du travailleur, le soutien social, les exigences psychologiques), la structure organisationnelle et le changement (par exemple, lamélioration continue de la qualité et lintérêt de la direction pour la sécurité).
Lapproche «santé publique» intègre également lépidémiologie des lésions corporelles aux sciences comportementales appliquées (notamment la promotion de la santé, le comportement en matière de santé et la recherche sur la politique de santé), afin didentifier, dans lenvironnement, les éléments modifiables qui expliquent le comportement dangereux du travailleur et, surtout, les comportements des employeurs et des cadres qui conduisent à la création ou à la persistance de risques. Dans les grandes organisations, il faut également faire des recherches sur le comportement organisationnel et la psychologie industrielle. La phase dévaluation en santé publique comprend donc une surveillance épidémiologique, des enquêtes approfondies, une évaluation des besoins des collectivités et des organisations, et une recherche étiologique fondée sur lapplication de lépidémiologie et des sciences comportementales.
Le choix et la mise en uvre de mesures de prévention dans une approche «santé publique» de la lutte contre les lésions corporelles sinspire dun certain nombre de principes:
1) La nécessité de fonder les mesures de prévention sur une évaluation préalable et sur une évaluation a posteriori . Ce premier principe reconnaît quil est important de choisir des interventions destinées à avoir une forte incidence sur la situation sanitaire de la collectivité et qui sont susceptibles dêtre appliquées avec succès. Ainsi, les interventions sélectionnées sur la base dune évaluation approfondie, et non seulement sur le bon sens, auront plus de chances dêtre efficaces. Les interventions qui ont fait leurs preuves dans le passé sont encore plus prometteuses. Malheureusement, très peu dinterventions dans le domaine des lésions corporelles liées à la profession ont été évaluées scientifiquement (Goldenhar et Schulte, 1994).
2) Limportance relative des mesures qui protègent automatiquement le travailleur . Le deuxième principe met laccent sur le continuum protection active-protection passive. La protection active nécessite une action individuelle, répétitive et constante; la protection passive assure une protection relativement automatique. Par exemple, la ceinture de sécurité exige de chaque automobiliste un geste qui met en place la protection toutes les fois quil prend son véhicule. Un coussin gonflable, en revanche, protège automatiquement loccupant dun véhicule, sans quaucun geste soit nécessaire. Les interventions actives exigent une modification durable du comportement individuel; cest la stratégie de prévention qui a le moins bien réussi jusquà présent. Ce principe est semblable à la hiérarchie traditionnelle des contrôles applicables en matière de sécurité au travail, qui met laccent sur la primauté des moyens de prévention technique sur les mesures organisationnelles de prévention, les équipements de protection individuelle et la formation.
3) La modification du comportement est plus importante que léducation . Ce troisième principe reconnaît quil est important de modifier les comportements et que tous les risques ne peuvent être éliminés du milieu de travail au stade de la fabrication. La modification du comportement des employeurs, des cadres et des travailleurs est essentielle, non seulement pour la mise en place et le maintien dune protection passive, mais aussi pour la mise en uvre de la plupart des autres stratégies de lutte contre les lésions corporelles. Un autre aspect important de ce principe est que léducation instruction traditionnelle, brochures, affiches ou autres formes de sensibilisation qui a pour unique objectif daccroître les connaissances, a généralement peu deffet, à elle seule, sur le comportement. La plupart des théories du comportement appliquées en promotion de la santé mettent laccent sur divers facteurs autres que la prise de conscience dun risque physique ou de la nécessité dadopter un comportement sûr. Le modèle de «croyance en la santé», par exemple, souligne quun comportement autoprotecteur est essentiellement influencé par la perception, que ce soit celle du risque, de la gravité des conséquences ou encore celle des avantages et des inconvénients dune action de protection (Green et Kreuter, 1991).
Si des messages éducatifs crédibles peuvent modifier certaines de ces perceptions, le moyen le plus efficace dy parvenir est parfois dagir sur lenvironnement physique et social. Par exemple, on peut revoir la conception de léquipement et de lenvironnement physique de manière à rendre les comportements sûrs plus faciles, plus rapides, plus confortables ou plus souhaitables que les comportements dangereux ou accidentogènes. Si, dans un atelier, on dispose les machines de façon quil soit difficile et inutile de passer par des zones dangereuses, on réduira ce type de comportement à risque. De même, des casques de chantier confortables et valorisant limage des travailleurs du bâtiment auront des chances dêtre portés plus souvent.
On peut aussi agir sur lenvironnement social pour changer les comportements. Par exemple, lapplication de la loi est une autre stratégie ambitieuse qui influe sur les comportements et qui va au-delà de la seule éducation. Ainsi, les lois imposant le port de la ceinture de sécurité et lutilisation de sièges de sécurité pour les enfants en bas âge ont fait baisser considérablement le nombre de tués dans des accidents de la circulation aux Etats-Unis. On connaît moins bien les effets de la législation sur la sécurité du travail, à lexception notable de la forte diminution attestée des accidents mortels dans lindustrie minière aux Etats-Unis, à la suite de lentrée en vigueur de la loi fédérale de 1969 sur la sécurité et la santé dans les mines de charbon (Federal Coal Mine Health and Safety Act) (voir figure 56.17). Il est vrai que les ressources et les moyens administratifs mis en uvre pour faire respecter cette loi sont beaucoup plus importants que ceux dont disposent la plupart des autres organismes (Weeks, 1991).
Une formation à la sécurité au travail bien conçue comporte souvent une modification de lenvironnement social au moyen dune modélisation des rôles, dincitations et dun retour dinformation sur la performance en matière de sécurité (Johnston, Cattledge et Collins, 1994). Un autre type de formation, léducation de la main-duvre, représente un environnement social modifié (Wallerstein et Baker, 1994), qui donne aux travailleurs le pouvoir de reconnaître les risques et de modifier le comportement de leur employeur pour quil les réduise. Si, en général, la formation des employeurs et des travailleurs nest pas suffisante à elle seule, elle constitue le plus souvent une composante indispensable de tout programme de prévention des lésions corporelles (Gielen, 1992). Il est important aussi déduquer le législateur, les décideurs, les dispensateurs de soins de santé et dautres spécialistes pour engager de façon durable des actions de prévention des accidents à léchelle dune collectivité. Les interventions ont en effet le plus de chances de réussir si elles procèdent dune approche multiforme associant modifications de lenvironnement, changement de politique et éducation (National Committee for Injury Prevention and Control, 1989).
4) Lexamen systématique de toutes les options disponibles, y compris de celles qui permettent de réduire non seulement la fréquence des lésions corporelles, mais aussi leur gravité et leurs conséquences à long terme . Le quatrième principe est que le processus de sélection des interventions devrait prendre systématiquement en considération un large éventail doptions. Cest non pas en fonction de limportance relative ou de la précocité des facteurs causatifs dans la séquence des événements quon devrait choisir les mesures, mais en fonction de leur efficacité en matière de prévention des lésions corporelles. Haddon (1972) a proposé une matrice pour prendre systématiquement en compte les différentes options. Cette matrice montre que les interventions axées sur lêtre humain, sur les véhicules susceptibles de transférer une énergie préjudiciable (par exemple, une automobile, une machine) ou sur lenvironnement physique ou psychosocial peuvent empêcher des lésions corporelles avant, pendant et après lévénement. Le tableau 56.2 illustre comment on peut appliquer la matrice de Haddon au problème de la prévention des accidents dus à des véhicules à moteur, qui sont dans de nombreux pays la principale cause de décès liés à la profession.
Phases |
Facteurs |
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Humains |
Véhicules et équipement |
Environnement |
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Avant l’événement |
Eduquer la population afin de l’inciter à utiliser les ceintures de sécurité et les dispositifs de protection des enfants |
Freins et pneus en bon état |
Amélioration de la conception des routes; restrictions sur la publicité pour les boissons alcoolisées et interdiction de la vente de ces boissons dans les stations-service |
Pendant l’événement |
Prévention de l’ostéoporose afin de réduire les risques de fracture |
Coussins gonflables et systèmes permettant de rendre le véhicule plus résistant en cas de collision |
Poteaux électriques escamotables et glissières de sécurité |
Après l’événement |
Traitement de l’hémophilie et des autres troubles susceptibles de nuire à la guérison |
Conception sûre du réservoir à essence afin d’empêcher sa rupture et un incendie |
Soins médicaux d’urgence bien adaptés à la situation et soins de réadaptation de qualité |
Source: National Committee for Injury Prevention and Control, 1989.
Les interventions traditionnelles, en matière de sécurité au travail, ont lieu le plus souvent au cours de la phase préévénementielle pour prévenir le déclenchement dun incident susceptible de provoquer une lésion corporelle (par exemple, un accident). Les interventions pendant la phase événementielle, comme la construction de véhicules plus résistants aux collisions ou lutilisation de harnais de sécurité pour les travaux en hauteur, nempêchent pas les accidents, mais réduisent la probabilité des lésions corporelles et leur gravité. Après lévénement les voitures entrées en collision se sont immobilisées ou le travailleur a cessé de tomber , les interventions telles que les premiers secours et lacheminement rapide vers un établissement chirurgical cherchent à limiter les conséquences de la lésion corporelle pour la santé (cest-à-dire la probabilité de décès ou dincapacité de longue durée).
Dans lapproche «santé publique», il est important de ne pas senfermer dans lune des phases de la matrice. De même quune lésion corporelle a des causes multiples, de même les stratégies de prévention devraient viser autant de phases et daspects de la lésion que possible (mais pas nécessairement tous). La matrice de Haddon, par exemple, met laccent sur le fait que la lutte contre les lésions corporelles ne se limite pas à la prévention des accidents. En fait, nombre de nos stratégies de lutte les plus efficaces nempêchent pas les accidents, ni même les lésions corporelles, mais elles peuvent réduire considérablement leur gravité. Les ceintures de sécurité et les coussins gonflables dans une voiture, les casques sur les chantiers, les dispositifs antichute dans la construction, les structures de protection contre le renversement des machines agricoles et les fontaines de lavage durgence des yeux dans les laboratoires ne sont que quelques-uns des exemples de stratégies applicables pendant la phase événementielle qui ne concourent en rien à empêcher un accident de se produire. En revanche, elles réduisent la gravité des lésions corporelles une fois laccident déclenché. Même après des lésions anatomiques, on peut encore faire beaucoup pour réduire le risque de décès et dincapacité de longue durée. Aux Etats-Unis, on a estimé que de nombreux décès consécutifs à une lésion corporelle majeure pourraient être évités grâce à des systèmes réduisant au minimum le temps qui sécoule entre le traumatisme et les soins chirurgicaux définitifs. Ce cadre plus large est celui de la «lutte contre les lésions corporelles», qui va bien au-delà de la prévention traditionnelle des accidents, ce quillustre la formule courante «les lésions corporelles narrivent pas par accident». Elles peuvent être prévues et leur impact sur la société peut être maîtrisé.
Un autre schéma utile souvent appliqué pour examiner systématiquement les options de lutte contre les lésions corporelles est représenté par les dix contre-mesures de Haddon (Haddon, 1973), dont le tableau 56.3 donne une illustration en prenant comme exemple les chutes dans le secteur du bâtiment. Il apparaît que toutes ne seront pas applicables à certains problèmes.
Contre-mesure |
Intervention (et observations correspondantes) |
Empêcher la formation du risque |
En cas de doute, ne pas construire option généralement impraticable |
Réduire la probabilité de matérialisation du risque |
Réduire la hauteur du projet de construction et la ramener au-dessous des niveaux critiques option habituellement impraticable, quoique possible dans certaines zones de travail |
Empêcher que le risque se matérialise |
Installer des surfaces antidérapantes sur les toits et autres parties situées en hauteur |
Modifier le niveau de matérialisation du risque en s’attaquant à ses sources |
Utiliser des rampes et filets de sécurité |
Séparer le risque du travailleur, à la fois dans le temps et dans l’espace |
Ne pas prévoir ni organiser un passage de personnel (à pied) dans des endroits où il existe des risques de chute jusqu’à ce que ces risques aient été éliminés |
Séparer le risque du travailleur par des obstacles physiques |
Installer des rails de sécurité sur les surfaces en hauteur |
Modifier les propriétés fondamentales du risque |
Enlever les pièces ou projections coupantes ou anguleuses des sols sur lesquels les travailleurs risquent de tomber faisable seulement pour les très faibles hauteurs |
Rendre le travailleur aussi résistant que possible aux lésions |
Fournir, par exemple, des casques de sécurité |
Commencer à lutter contre les dommages dus à la matérialisation du risque |
Dispenser les premiers secours |
Stabiliser, traiter et réadapter le travailleur |
Mettre au point un système régionalisé de traumatologie; assurer une réadaptation et un recyclage efficaces |
5) Limplication de la collectivité, des travailleurs et de lencadrement . Le cinquième principe est limportance de limplication de la population cible (collectivité, travailleurs, cadres) dans le choix et la mise en uvre des stratégies dintervention. Le coût, la faisabilité, la commodité et lacceptabilité peuvent constituer autant dobstacles à la mise au point de stratégies de prévention efficaces (Schelp, 1988).
Lévaluation a posteriori, en sciences sociales appliquées et en épidémiologie, est «un processus visant à déterminer aussi systématiquement et objectivement que possible la pertinence, lefficacité et limpact des activités en fonction de leurs objectifs» (Last, 1988). Lévaluation (a posteriori) est une composante essentielle de la pratique de la santé publique. Elle seffectue à deux niveaux. Le premier niveau repose sur des systèmes de surveillance permettant de déterminer si des collectivités entières ont ou non atteint leurs objectifs en matière de réduction des maladies et des accidents, sans essayer de déterminer les causes des changements observés. Aux Etats-Unis, par exemple, les administrations au niveau fédéral, au niveau des Etats et au niveau local sétaient fixé des objectifs pour lan 2000. Lun de ces objectifs était de ramener à 6 cas pour 100 travailleurs à plein temps et par an le nombre des lésions corporelles liées à la profession qui entraînent un traitement médical, un arrêt de travail ou une activité professionnelle réduite. Les progrès enregistrés dans ce sens seront suivis par les systèmes de surveillance nationaux existants.
Le second niveau de lévaluation est axé sur la détermination de lefficacité des politiques, programmes et interventions spécifiques à laquelle on procède idéalement par des études expérimentales ou quasi expérimentales contrôlées. Mohr et Clemmer (1989), par exemple, ont comparé des séries chronologiques de taux de lésions corporelles sur les plates-formes de forage pétrolier en mer qui avaient adopté une nouvelle technologie pour aider les travailleurs à relier les tiges de forage entre elles, et sur les plates-formes qui nen disposaient pas. Sil est vrai que les taux de lésions corporelles étaient en baisse pendant la période dinstallation du nouvel équipement, les auteurs ont été en mesure dattribuer au nouvel équipement de sécurité une diminution annuelle de 6 accidents pour 100 travailleurs et de démontrer que les économies résultant de la prévention permettaient de récupérer entièrement le capital initial et les frais dinstallation en 5,7 ans. Malheureusement, ce type dévaluation scientifique des programmes et des interventions dans le domaine de la sécurité et de la santé au travail est rare et la méthodologie est souvent défaillante (Goldenhar et Schulte, 1994).
Le programme susmentionné montre bien les différentes composantes de lapproche «santé publique» de la réduction des lésions corporelles sur le lieu de travail. Lappréciation du problème et la mise sur pied dun système de surveillance continue ont constitué une partie essentielle de cette étude et des études antérieures consacrées par les auteurs aux accidents sur les plates-formes de forage pétrolier. Lélaboration ultérieure dune stratégie simple de prévention par des moyens techniques a été suivie dune stratégie dévaluation rigoureuse comprenant une évaluation des économies de coûts. Ces études ont été le pivot de lapproche «santé publique» de la prévention dautres maladies professionnelles. A lavenir, lintégration de la prévention des accidents du travail dans les phases dévaluation préalable, dintervention et dévaluation a posteriori de la pratique de santé publique pourra contribuer de façon importante à accroître lefficacité de la protection et de la promotion de la santé dans la collectivité.
Cet article traite des principes théoriques de la sécurité au travail et des principes généraux de la prévention des accidents. Il ne couvre pas les maladies professionnelles qui, bien quayant un rapport avec les accidents, en sont différentes à de nombreux égards.
La sécurité au travail fait intervenir un réseau de relations entre des individus et leur travail; des matériaux, des équipements et des machines; lenvironnement; et des considérations économiques telles que la productivité. Dans lidéal, le travail devrait être salubre et non dangereux, et ne pas présenter de difficulté déraisonnable. Pour des raisons économiques, il faut atteindre un niveau de productivité aussi élevé que possible.
La sécurité au travail devrait commencer dès le stade de la planification et se poursuivre tout au long des différentes étapes de la production. Autrement dit, les conditions quelle requiert doivent être énoncées avant que le travail commence et être appliquées pendant tout le cycle de travail, de façon que les résultats puissent être évalués, notamment à des fins de rétro-information. La responsabilité qui revient aux cadres de préserver la sécurité et la santé de ceux qui sont engagés dans le processus de production devrait également être prise en compte au stade de la planification. Dans le processus de fabrication, il y a interaction entre des êtres humains et des objets (le terme objet étant employé ici au sens large, comme élément du «système humain-(machine)-environnement». Il comprend non seulement les instruments de travail techniques, les machines et les matériaux, mais aussi tous les éléments environnants, tels que les sols, les escaliers, le courant électrique, le gaz, les poussières, latmosphère, etc.).
Les trois types de relations possibles suivantes entrant en jeu dans le processus de fabrication montrent comment les incidents (et plus particulièrement des accidents) entraînant des dommages corporels et des conditions de travail dangereuses sont des effets fortuits de la mise en présence dindividus et dun environnement de travail objectif à des fins de production.
Compte tenu du fait évident que les problèmes liés à la prévention des accidents ne peuvent être résolus de façon isolée, mais seulement si lon considère leur relation avec la production et lenvironnement de travail, on peut déduire les principes suivants pour la prévention des accidents:
Voici quelques-unes des pratiques, parmi beaucoup dautres, auxquelles on fait souvent appel sur les lieux de travail pour assurer la sécurité et qui sont nécessaires pour une production dépourvue de perturbation:
Les principes suivants sont importants si lon veut comprendre comment les concepts de la prévention des accidents sont associés à une production non perturbée:
Un accident (y compris ceux qui provoquent des lésions corporelles) est un événement subit et inopportun, dû à une influence externe, qui cause des dommages aux personnes et résulte de linteraction entre des personnes et des objets.
On associe souvent la notion daccident sur le lieu de travail à celle de dommages corporels. Lorsquune machine subit des dégâts, on a tendance à parler de dommages matériels ou de perturbation, mais pas daccident. Les atteintes à lenvironnement sont fréquemment qualifiées dincidents. Les accidents, incidents et perturbations qui ne provoquent pas de dommages corporels ou matériels sont appelés «quasi-accidents». Ainsi, bien que lon puisse juger légitime de parler daccident lorsquil y a dommage corporel, et de définir séparément les termes incident, perturbation et dommage matériel quand on a affaire à des objets et à lenvironnement, tous ces événements seront désignés ci-après comme étant des accidents.
Le modèle conceptuel qui correspond à cette définition du terme accident indique que les accidents du travail résultent dune interaction travailleurs-objets qui libère de lénergie. La cause dun accident peut tenir aux caractéristiques de la victime (par exemple, incapacité à exécuter le travail de façon sûre) ou de lobjet (par exemple, équipement dangereux ou inadapté). La cause peut également être un autre travailleur (qui fournit une information erronée), un supérieur hiérarchique (qui donne des instructions incomplètes) ou un formateur (qui dispense une formation incomplète ou inexacte). On peut déduire ce qui suit pour la prévention des accidents.
Si lon prend pour hypothèse que les travailleurs et leur environnement objectif peuvent être porteurs de risques ou de dangers, la prévention des accidents, pour lessentiel, consiste à éliminer ces risques ou dangers, ou à en éviter les conséquences en en éloignant les travailleurs ou en limitant au minimum les effets de lénergie.
Bien quun objet puisse présenter des dangers ou des risques, si le travailleur et lobjet sont si éloignés lun de lautre quils ne peuvent entrer en contact, il ny a pas daccident possible. Par exemple, si une charge présente un danger parce quelle est suspendue à une grue qui la déplace, elle ne peut pas provoquer daccident tant que personne ne se trouve pas sous la grue. Ce nest que si un travailleur pénètre dans la zone surplombée par la charge quil sexpose à un risque ou à un danger réel, car une interaction entre le travailleur et lobjet devient alors possible. Il faut noter que des objets peuvent également être dangereux pour dautres objets, par exemple pour les véhicules garés sous la grue. Le risque , défini comme un moyen de quantifier le danger, est le produit de la fréquence attendue du dommage et de son ampleur attendue. Le risque daccident est donc le produit de la fréquence attendue des accidents (fréquence relative des accidents) et de leur gravité attendue. La fréquence relative des accidents est le nombre daccidents par risque-temps (nombre daccidents pour 1 million dheures de travail ou nombre de lésions corporelles par année de travail). La gravité dun accident peut être exprimée quantitativement par le temps perdu (par exemple, le nombre de journées de travail perdues), la catégorie de lésions corporelles (accident mineur ou ne nécessitant que les premiers secours, accident devant faire lobjet dune déclaration, lésions entraînant un arrêt de travail et accident mortel), le type de lésions et son coût. Les données sur les risques devraient être enregistrées empiriquement et en termes de pronostic théorique.
Les risques daccidents diffèrent selon les lieux de travail et les conditions dans lesquelles ils existent. Par exemple, les risques associés aux forages pétroliers, pour les mêmes travailleurs utilisant le même matériel, diffèrent considérablement en fonction du lieu (forage à terre ou en mer) et du climat (prospection dans lArctique ou dans le désert). Le niveau de risque daccident dépend de plusieurs facteurs:
Lacceptation des risques daccidents varie elle aussi considérablement. Un risque élevé paraît être acceptable pour la circulation routière, alors que lon constate une tolérance zéro dans le domaine de lénergie nucléaire. Pour les besoins de la prévention des accidents, il en découle que lélément moteur est lacceptation la plus faible possible du risque daccident.
Loccurrence dun accident exige une classification sur une échelle allant de la cause à leffet. Il faut distinguer trois niveaux:
La cause est ce qui produit laccident. Presque tous les accidents ont de multiples causes, telles que conditions dangereuses, conjonction de facteurs, enchaînement dévénements, omissions, etc. Par exemple, lexplosion dune chaudière peut avoir lune ou plusieurs des causes suivantes: matériaux de la cuve défectueux, insuffisance de la formation nécessaire pour assurer un fonctionnement sûr, défaillance dune soupape de surpression, ou non-respect dun mode opératoire tel que la surchauffe. En labsence de lune ou de plusieurs de ces déficiences, il ny aurait peut-être pas eu daccident. Dautres conditions, qui nont pas de rôle causal, devraient être considérées séparément. Dans lensemble pris ici, il peut sagir dinformations sur le moment, la température ambiante et les dimensions de la salle des chaudières.
Il est important de faire une distinction entre les facteurs liés au processus de production, les causes de laccident liées au travailleur (conduite de lopérateur), à lorganisation (procédures ou politiques de sécurité) et les causes techniques (modification de lenvironnement et dysfonctionnement des objets). En dernière analyse, cependant, tout accident est dû à la conduite fautive de lindividu, car ce sont toujours des êtres humains qui se trouvent au bout de la chaîne causale. Sil savère par hypothèse que la chaudière a explosé parce que ses matériaux étaient défectueux, il y a eu conduite fautive de la part de lentrepreneur, du fabricant, du constructeur, de linstallateur ou du propriétaire (par exemple, corrosion due à un entretien insuffisant). A strictement parler, il nexiste pas de «défaillance technique» ou de «cause technique» dun accident. La technique nest quun intermédiaire entre une conduite inadaptée et ses conséquences. Néanmoins, la classification usuelle des causes en comportementales, techniques et organisationnelles est utile, car elle permet de déterminer quel groupe de personnes a eu une conduite fautive et de choisir les mesures correctrices qui simposent.
Comme on la dit plus haut, la plupart des accidents résultent dune combinaison de causes.
Prenons le cas dune personne qui glisse sur une flaque dhuile dans un passage sombre, non éclairé, et heurte le bord coupant dune pièce de rechange posée là, se blessant à la tête. Les causes immédiates de laccident sont léclairage insuffisant du passage, le sol dangereux (flaque dhuile), des semelles de chaussures à trop grande glissance, labsence de protection de la tête, et lemplacement fautif de la pièce de rechange. Il ny aurait pas eu daccident si la combinaison de toutes ces causes avait été éliminée ou si la chaîne causale avait été rompue. Une prévention efficace des accidents suppose donc la reconnaissance de la chaîne causale et sa rupture, pour que laccident ne puisse plus se produire.
La mécanisation et lautomatisation des procédés de production ont considérablement progressé ces dernières années. Il semblerait que les causes de nombreux accidents soient désormais moins liées à lerreur humaine quà des problèmes de maintenance et dinterface avec les processus automatisés. Ces conséquences positives de la technologie sont cependant contrebalancées par dautres, négatives, en particulier laugmentation des tensions psychologiques et les contraintes physiques ergonomiques qui les accompagnent, du fait de lattention et des responsabilités accrues quexigent la surveillance des processus automatisés, un environnement de travail impersonnel et la monotonie des tâches. Ces tensions et contraintes augmentent la fréquence des accidents et peuvent être préjudiciables à la santé.
Du point de vue de la prévention des accidents, il sensuit que des employés compétents, capables et volontaires, devraient être en mesure, physiquement et psychologiquement, de travailler dans des conditions de sécurité, à condition que nintervienne aucun facteur extérieur tel quun équipement mal adapté, un environnement ou des conditions de travail insatisfaisantes. On peut améliorer la sécurité en organisant le processus de travail de façon à y inclure des stimulants efficaces, par exemple des changements programmés demploi, un élargissement des responsabilités et un enrichissement des tâches.
Une bonne partie des pertes de production est due à des perturbations prenant la forme de quasi-accidents, qui forment la base de loccurrence des accidents. Toutes les perturbations nont pas de répercussions sur la sécurité au travail. Les quasi-accidents sont des événements ou incidents nayant pas provoqué de dommages corporels ou matériels, mais qui, sils en avaient provoqué, seraient classés comme accidents. Par exemple, larrêt intempestif dune machine sans conséquence pour léquipement ou le travail est considéré comme un quasi-accident. En outre, la perturbation peut provoquer un autre quasi-accident si la machine se remet brusquement en marche alors quun travailleur se trouve à lintérieur pour essayer de déterminer la cause de larrêt, mais nest pas blessé.
Les accidents sont des événements relativement rares et, en général, plus ils sont graves et moins ils sont fréquents. Les quasi-accidents forment la base de la pyramide des accidents et les accidents mortels en sont le sommet. Si lon retient le temps perdu comme critère de gravité, on observe une concordance assez étroite avec la pyramide des accidents (il peut y avoir un léger écart dû aux critères de déclaration dans les différents pays, entreprises et juridictions).
La pyramide peut être très différente selon le type ou la classification des accidents. Par exemple, les accidents impliquant lélectricité sont dune gravité disproportionnelle. Un classement par profession montre que certains types dactivité donnent lieu à beaucoup plus daccidents graves que dautres. Dans les deux cas, le sommet de la pyramide est massif en raison de la proportion relativement élevée daccidents graves et mortels.
Pour ce qui est de la prévention, il découle de la pyramide:
Les différentes voies de la prévention des accidents, pour assurer la sécurité au travail, sont les suivantes:
En 1914, Max Planck (physicien allemand, 1858-1947) a dit: «Dans toute science, lobjectif le plus élevé est de chercher lordre et la continuité à partir de labondance des expériences et des faits individuels, de manière, en comblant les lacunes, à les intégrer dans une vision cohérente.» Ce principe sapplique également aux questions scientifiques et pratiques complexes de la sécurité au travail, non seulement parce quelles touchent à de multiples disciplines, mais aussi parce quelles ont elles-mêmes de multiples aspects. Bien quil soit difficile, pour cette raison, de systématiser les nombreux problèmes que pose la sécurité au travail, il est nécessaire dorganiser comme il convient les différentes questions en fonction de leur importance et de leur contexte, et de présenter des options efficaces pour améliorer la sécurité au travail.
Dans le monde entier, les fabricants et les employeurs fournissent aux travailleurs un volume considérable dinformations sur la sécurité, à la fois pour encourager les comportements sécuritaires et pour décourager les comportements dangereux. Ces informations ont des sources diverses règlements, codes et normes, pratiques industrielles, cours de formation, fiches de données de sécurité (FDS), procédures écrites, panneaux de mise en garde, étiquetage des produits et manuels dinstruction qui diffèrent par leurs objectifs en matière de comportement, leurs destinataires, leur contenu, leur niveau de détail, leur format et leur mode de présentation. Chaque source peut également concevoir son information de manière que celle-ci corresponde aux différentes phases de lexécution dune tâche au sein dune séquence accidentelle potentielle.
Les objectifs visés, en matière de comportement, par les différentes sources dinformation sur la sécurité correspondent naturellement aux quatre phases de la séquence accidentelle (voir tableau 56.4).
Avant l’exécution de la tâche |
Etape dans la séquence de l’accident |
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Exécution de tâches courantes |
Exécution de tâches dans une situation anormale |
Conditions de l’accident |
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Objectifs |
Eduquer et convaincre le travailleur du type et du niveau de risque, des précautions à prendre, des mesures correctrices et des procédures d’urgence |
Enjoindre les travailleurs ou leur rappeler de suivre les procédures de sécurité ou de prendre des précautions |
Alerter le travailleur sur le caractère anormal de la situation. Préciser les actions spécifiques indispensables |
Indiquer les emplacements de l’équipement de sécurité et de premiers secours, les issues de secours et les procédures d’urgence |
Exemples de sources |
Manuels, vidéos ou programmes à vocation didactique, programmes de communication sur les risques, fiches de données de sécurité (FDS), campagnes de sensibilisation, rétro-information sur la performance en matière de sécurité |
Manuels d’instruction, aides à l’exécution des tâches, listes de contrôle, procédures écrites, panneaux et étiquettes de mise en garde |
Signaux d’avertissement visuels, sonores ou olfactifs. Etiquettes temporaires, panneaux, barrières ou interdictions d’accès |
Panneaux d’information sur la sécurité, étiquettes et marquages, fiches de données de sécurité |
Première phase . Dans la première phase, avant lexécution de la tâche, les sources dinformation utilisées, telles que manuels de formation à la sécurité, programmes dinformation sur les risques et divers types de moyens denseignement de sécurité (y compris affiches et campagnes de sensibilisation) ont un objectif déducation (apprendre quels sont les risques) et de persuasion (adopter un comportement sécuritaire). Il sagit non seulement de limiter les erreurs en améliorant les connaissances et les compétences des travailleurs, mais aussi de réduire les violations volontaires des règles de sécurité en modifiant les attitudes dangereuses. Ce sont souvent des travailleurs inexpérimentés qui sont visés dans cette première phase, et cest pourquoi linformation sur la sécurité est beaucoup plus détaillée que dans les autres phases. Il est indispensable de pouvoir compter sur une main-duvre suffisamment qualifiée et motivée si lon veut que linformation sur la sécurité soit efficace dans les trois phases suivantes de la séquence accidentelle.
Deuxième phase . Pendant la deuxième phase, des sources telles que les procédures écrites, les listes de contrôle, les instructions, les panneaux avertisseurs et létiquetage des produits peuvent fournir des informations cruciales pour la sécurité dans lexécution des tâches courantes. Il sagit généralement dénoncés brefs qui enseignent aux travailleurs moins qualifiés ou rappellent aux travailleurs qualifiés de prendre les précautions nécessaires. De tels rappels peuvent aider les travailleurs à ne pas oublier de prendre des précautions ou daccomplir certains gestes dans lexécution dune tâche. Des panneaux avertisseurs bien placés peuvent jouer un rôle similaire, par exemple, à lentrée dun chantier, un panneau indiquant que le port du casque est obligatoire.
Troisième phase . Dans la troisième phase, des sources dinformation bien visibles et faciles à percevoir alertent les travailleurs sur une situation anormale ou particulièrement dangereuse. Ce sont par exemple des signaux davertissement, des marquages de sécurité, des étiquettes, des panneaux, des barrières ou des interdictions daccès. Les signaux davertissement peuvent être visuels (témoins lumineux, mouvements, etc.), sonores (vibreurs, sirènes, Klaxons, etc.), olfactifs (odeurs), tactiles (vibrations) ou kinesthésiques. Certains sont inhérents aux produits lorsque ceux-ci sont dans des états dangereux (par exemple, lodeur dégagée à louverture dun conteneur dacétone). Dautres, comme le signal de recul des chariots élévateurs, sont intégrés aux machines ou au milieu de travail. Les marquages de sécurité sont des méthodes non verbales didentification ou de mise en relief des éléments dangereux dans lenvironnement (par exemple, peindre en jaune les coins des marches descalier ou en rouge les arrêts durgence). Les étiquettes de sécurité, les barrières, les panneaux ou les interdictions daccès sont placés là où existe un risque et sont souvent utilisés pour empêcher les travailleurs de pénétrer dans un secteur ou de mettre en marche une machine en cours dentretien ou de réparation, ou dans dautres conditions anormales.
Quatrième phase . Dans la quatrième phase, laccent est mis sur lexécution par le travailleur des procédures durgence quand se produit laccident, ou lapplication de mesures correctrices immédiatement après laccident. Des panneaux et marquages de sécurité indiquent de façon visible les informations nécessaires pour la bonne exécution des procédures durgence (emplacement des sorties, des extincteurs, des postes de premiers secours, des douches durgence, des fontaines de lavage des yeux ou des dispositifs durgence). Les étiquettes de sécurité des produits et les fiches de données de sécurité (FDS) peuvent préciser les mesures correctrices et les procédures durgence à appliquer.
Cependant, si lon veut que linformation sur la sécurité soit efficace à toutes les étapes de la séquence accidentelle, il faut dabord quelle soit remarquée et comprise, et si elle a été préalablement apprise, il faut quelle revienne en mémoire. Le travailleur doit alors à la fois décider de se conformer au message transmis et être physiquement capable de le faire. Il peut être difficile de remplir toutes ces conditions; cest pourquoi des directives concernant la conception de linformation sur la sécurité peuvent être utiles.
Traditionnellement, les organismes de normalisation, ceux de réglementation et les tribunaux, par leurs décisions, ont à la fois institué des directives et imposé des obligations en ce qui concerne le moment et le lieu où doit être fournie linformation sur la sécurité. Plus récemment, il y a eu une tendance à élaborer des directives fondées sur des recherches scientifiques concernant les facteurs qui influent sur lefficacité de linformation de sécurité.
Dans la plupart des pays industriels, des règlements officiels rendent obligatoires certaines formes dinformation sur la sécurité. Aux Etats-Unis, par exemple, lAgence pour la protection de lenvironnement (Environmental Protection Agency (EPA)) a imposé plusieurs obligations pour létiquetage des produits chimiques. Le ministère des Transports a des prescriptions précises concernant létiquetage des matières dangereuses pendant le transport. LAdministration de la sécurité et de la santé au travail (Occupational Safety and Health Administration (OSHA)) a promulgué une norme pour les lieux de travail où sont manipulées des matières toxiques ou dangereuses; elle exige une formation, létiquetage des conteneurs, des fiches de données de sécurité (FDS) et dautres mises en garde.
Aux Etats-Unis, le défaut de mise en garde peut également donner matière à poursuites contre les fabricants, les employeurs et autres personnes responsables des lésions subies par les travailleurs. Pour létablissement des responsabilités, la théorie de la faute examine si le défaut de mise en garde suffisante est considéré comme un comportement déraisonnable, compte tenu: 1) de la prévisibilité du danger par le fabricant; 2) du caractère raisonnable de lhypothèse selon laquelle lutilisateur se rendrait compte du danger; 3) du soin avec lequel le fabricant a informé lutilisateur du danger. La théorie de la responsabilité objective exige seulement que le défaut de mise en garde ait été la cause dun dommage corporel ou matériel.
Il existe de nombreuses normes fournissant des recommandations dapplication volontaire concernant la conception et lutilisation de linformation sur la sécurité. Ces normes ont été mises au point par des groupes ou organismes multilatéraux tels que lOrganisation des Nations Unies (ONU), la Communauté économique européenne (EURONORM), lOrganisation internationale de normalisation (ISO) et la Commission électrotechnique internationale (CEI), et par des groupes nationaux tels que lInstitut américain de normalisation (American National Standards Institute (ANSI)), son homologue britannique, le British Standards Institute (BSI), lAssociation canadienne de normalisation, le Deutsches Institut für Normung (DIN) et la Commission japonaise des normes industrielles.
Parmi les normes consensuelles, celles de lANSI, aux Etats-Unis, revêtent une importance particulière. Depuis le milieu des années quatre-vingt, lANSI a mis au point cinq nouvelles normes relatives aux panneaux et étiquettes de sécurité, et révisé une norme importante. Les nouvelles normes sont: 1) ANSI Z535.1 (1993a); 2) ANSI Z535.2 (1993b); 3) ANSI 535.3 (1993c); 4) ANSI Z535.4 (1993d); et 5) ANSI Z535.5 (1993e). La norme révisée est la norme ANSI Z129.1(1988). LANSI a en outre publié le Guide for Developing User Product Information (1990).
Les normes de sécurité consensuelles et officielles comportent des impératifs de conception pour les éléments suivants:
Système |
Mot-clé |
Codage des couleurs |
Typographie |
Symboles |
Dispositions |
ANSI Z129.1 |
Danger |
Non spécifié |
Non spécifiée |
Tête de mort en complément du texte. Symboles acceptables pour 3 autres types de risques |
Agencement de l’étiquette non spécifié; exemples donnés |
ANSI Z535.2 |
Danger |
Rouge |
Linéale, haut de casse, types de caractères acceptables, hauteur des caractères |
Symboles et pictogrammes selon ANSI Z535.1 (1993a) |
Définit les mots-clés, le texte, les panneaux de symboles: |
ANSI Z535.4 |
Danger |
Rouge |
Linéale, haut de casse, types de caractères suggérés, hauteur des caractères |
Symboles et pictogrammes selon ANSI Z535.3 (1993c); également symboles d’avertissement et de sécurité SAE J284 |
Définit le mot-clé, le message, les pictogrammes, du général au particulier. Possibilité d’appliquer la norme ANSI Z535.2 (1993b) pour uniformiser. Appliquer la norme ANSI Z129.1 (1988) pour les risques chimiques |
Directives NEMA: |
Danger |
Rouge |
Non spécifiée |
Symbole du choc électrique |
Définit le mot-clé, le risque, ses conséquences, les instructions, le symbole. Pas d’ordre spécifié |
Panneaux de sécurité SAE J115 (1979) |
Danger |
Rouge |
Linéale, haut de casse |
Présentation permettant la présence de symboles; symboles pictogrammes spécifiques non prescrits |
Définit 3 domaines: panneaux contenant le mot-clé, pictogrammes et message. Agencement du général au particulier |
Norme ISO R557 (1967), remplacée par ISO 3864 (1984) |
Aucun. 3 types d’étiquettes: |
|
Message ajouté au-dessous si nécessaire |
Symboles et pictogrammes |
Le pictogramme ou le symbole est placé à l’intérieur du cadre approprié, avec un message en dessous le cas échéant |
OSHA 1910.145 Spécifications pour les panneaux et étiquettes mobiles de prévention des accidents (1985a) |
Danger |
Rouge |
Lisible à 1,50 m |
Symbole de risque biologique. Le message principal peut être communiqué par un pictogramme (étiquettes mobiles seulement). Véhicule lent (SAE J943) |
Mots-clés des signaux et message principal (étiquettes seulement) |
OSHA 1910.1200 |
Selon les critères applicables de l’Environmental Protection Agency (EPA), de la Food and Drug Administration (FDA), du Bureau of Alcohol, Tobacco and Firearms (BATF) et de la Consumer Product Safety Commission (CPSC); non spécifié par ailleurs |
En anglais |
Seulement sous forme de fiches de données de sécurité (FDS) |
||
Manuel Westinghouse (1981); Directives FMC (1985) |
Danger |
Rouge |
Helvetica gras, poids normal, haut/bas de casse |
Symboles et pictogrammes |
Recommande 5 éléments: mot-clé, symbole/ pictogramme, risque, conséquence du non-respect de la mise en garde, évitement du risque |
Source: d’après Lehto et Miller, 1986; Lehro et Clark, 1990.
Certaines normes renferment également des indications assez détaillées sur le contenu et le texte des panneaux ou étiquettes. La norme ANSI Z129.1 (1988), par exemple, précise que les étiquettes de mise en garde concernant les produits chimiques doivent comporter: 1) lidentification du produit chimique ou de ses composants dangereux; 2) un mot-clé; 3) lindication du ou des risques; 4) les mesures de précaution; 5) des instructions en cas de contact ou dexposition; 6) les antidotes; 7) des notes à lintention des médecins; 8) des instructions en cas dincendie, de déversement ou de fuite; et 9) des instructions pour la manipulation et le stockage du conteneur. Elle précise en outre lagencement général des étiquettes devant contenir ces informations. Elle comporte enfin des recommandations détaillées et précises sur les termes à employer pour des messages particuliers.
Les impératifs de conception dont il vient dêtre question peuvent être utiles aux responsables de linformation sur la sécurité, mais de nombreux produits et situations ne sont pas visés directement par les normes ou les règlements. Certains impératifs peuvent ne pas être étayés scientifiquement et, dans des cas extrêmes, le respect des normes et règlements peut même réduire lefficacité de linformation sur la sécurité. Pour assurer cette efficacité, il est donc parfois nécessaire daller au-delà des normes de sécurité. Conscientes de ce problème, lAssociation internationale dergonomie (International Ergonomics Association (IEA)) et la Fondation internationale pour lergonomie industrielle et la sécurité au travail (International Foundation for Industrial Ergonomics and Safety Research (IFIESR)) ont apporté leur appui à une initiative visant à mettre au point des directives pour les panneaux et les étiquettes de mise en garde (Lehto, 1992), qui tiennent compte des études publiées et non publiées sur lefficacité et qui ont des incidences sur la conception de presque toutes les formes dinformation sur la sécurité. Six dentre elles sont présentées ci-après sous une forme légèrement modifiée.
Pour pouvoir respecter ces directives, il faut prendre en considération un assez grand nombre de points précis, comme le montrent les paragraphes qui suivent.
Lélaboration de linformation sur la sécurité destinée à accompagner le produit, telle que mises en garde, étiquettes et instructions, nécessite souvent des activités approfondies de recherche-développement qui demandent beaucoup de ressources et de temps. Lidéal est que ces activités: 1) coordonnent lélaboration de linformation avec la conception du produit lui-même; 2) analysent les caractéristiques du produit qui influent sur les attentes et les comportements des utilisateurs; 3) identifient les risques associés à lutilisation et à un éventuel usage impropre du produit; 4) étudient les perceptions et les attentes des utilisateurs en ce qui concerne la fonction et les caractéristiques de risque du produit; et 5) évaluent linformation sur le produit en appliquant des méthodes et des critères compatibles avec les objectifs de chaque élément constitutif de cette information. Les activités permettant datteindre ces objectifs peuvent être regroupées en plusieurs niveaux. Si beaucoup des tâches indiquées peuvent être exécutées par les concepteurs de produits des fabricants, certaines exigent des méthodes que connaissent mieux les spécialistes des facteurs humains, de lingénierie de la sécurité, de la conception de documents et des sciences de la communication. Les tâches relevant de ces niveaux, schématisées à la figure 56.18, sont résumées ci-après:
Le niveau 0 est le point de départ du projet dinformation sur le produit. Cest également le point où arrivera le retour dinformation sur les variantes possibles et où seront transmises les nouvelles propositions (itérations) au niveau du modèle de base. Au moment du lancement du projet, le chercheur commence avec un modèle particulier, qui peut être à létat de concept ou de prototype, ou au contraire un modèle commercialisé et utilisé. Une raison importante de désigner un niveau 0 est la reconnaissance du fait que lélaboration de linformation sur le produit doit être organisée. De tels projets exigent des budgets, des ressources, une planification et une justification en bonne et due forme. Cest lorsque le produit se présente au stade de la préproduction ou à létat de prototype que lon peut tirer le plus davantages dune conception systématique de linformation. Lapplication de cette méthode à des produits et à une information existante est cependant parfaitement légitime et extrêmement utile.
Le niveau 1 devrait comporter lexécution dau moins sept tâches: 1) documenter les caractéristiques du produit existant (par exemple, éléments constitutifs, fonctionnement, assemblage et conditionnement); 2) étudier les caractéristiques de conception de produits similaires ou concurrents, ainsi que linformation qui les accompagne; 3) recueillir des données sur les accidents à la fois pour le produit concerné et pour les produits similaires ou concurrents; 4) identifier les recherches sur les facteurs humains et sur la sécurité concernant ce type de produit; 5) rechercher les normes et règlements applicables; 6) analyser lattention portée par les médias publics et privés à ce type de produit (information sur le rappel); et 7) étudier les réclamations auxquelles ont donné lieu ce produit ou des produits similaires.
Le niveau 2 devrait comporter lexécution dau moins sept tâches: 1) préciser les méthodes dutilisation appropriées du produit (y compris lassemblage, linstallation, lutilisation et lentretien); 2) identifier les catégories dutilisateurs existantes et potentielles; 3) étudier lutilisation correcte ou impropre du produit par le consommateur et la connaissance qua ce dernier du produit ou de produits similaires; 4) étudier la perception qua le consommateur des risques liés au produit; 5) déterminer les risques associés à lutilisation prévue et à des utilisations impropres prévisibles du produit; 6) analyser les exigences cognitives et comportementales pendant lutilisation du produit; et 7) identifier les erreurs possibles de lutilisateur, leurs conséquences et les mesures correctrices possibles.
Une fois effectuées les analyses aux niveaux 1 et 2, il faudra, avant daller plus loin, examiner les éventuelles modifications à apporter à la conception du produit. Dans lingénierie traditionnelle de la sécurité, cest ce que lon pourrait appeler «lélimination technique des risques du produit». Certaines modifications auront pour but de protéger la santé des consommateurs, dautres seront faites dans lintérêt de lentreprise qui essaie dobtenir un succès commercial.
Le niveau 3 comporte lexécution dau moins neuf tâches: 1) établir, sur la base des normes et conditions applicables au produit, si certaines imposent des critères de conception ou de performance à cette partie de la conception de linformation; 2) déterminer pour quels types de tâches des informations doivent être fournies aux utilisateurs (par exemple, fonctionnement, assemblage, maintenance, évacuation); 3) pour chaque type dinformation sur ces tâches, déterminer les messages à transmettre à lutilisateur; 4) définir, pour chaque message, le mode de communication approprié (par exemple, texte, symboles, signaux ou caractéristiques du produit); 5) déterminer la localisation temporelle et spatiale de chaque message; 6) mettre au point les caractéristiques souhaitées de linformation sur la base des messages, modes de communication et localisations définies au cours des étapes précédentes; 7) élaborer des prototypes des éléments constitutifs du système dinformation sur le produit (par exemple, manuels, étiquettes, mises en garde, annonces publicitaires, conditionnement et panneaux); 8) sassurer de la cohérence des différents types dinformation (par exemple, manuels, annonces, étiquettes et conditionnement); et 9) vérifier la cohérence de linformation sur le produit avec celle qui accompagne les produits semblables dautres marques ou les produits similaires existants de la même entreprise.
Après avoir exécuté les tâches des niveaux 1, 2 et 3, le chercheur aura défini la présentation et le contenu de linformation jugée satisfaisante. Il peut alors souhaiter faire de premières recommandations visant à revoir la conception de linformation sur des produits existants avant de passer au niveau 4.
Le niveau 4 comporte lexécution dau moins six tâches: 1) définir des paramètres dévaluation pour les prototypes de chaque élément constitutif du système dinformation sur le produit; 2) mettre au point un plan dévaluation pour chacun de ces prototypes; 3) sélectionner des utilisateurs, installateurs, etc. représentatifs qui participeront à lévaluation; 4) exécuter le plan dévaluation; 5) modifier les prototypes dinformation sur le produit ou la conception du produit en fonction des résultats obtenus au cours de lévaluation (plusieurs essais itérations seront probablement nécessaires); et 6) décider du texte final et de la maquette.
Au niveau 5, linformation est révisée, approuvée et publiée comme prévu. Il sagit de confirmer que les spécifications concernant la conception de linformation, y compris les groupements logiques du contenu, lemplacement et la qualité des illustrations, ainsi que les caractéristiques spécifiques de la communication, ont été rigoureusement suivies, et nont pas été modifiées involontairement par limprimeur. Bien quen principe le processus de publication ne relève pas à proprement parler du concepteur, il paraît nécessaire de sassurer que le modèle est rigoureusement suivi, car les imprimeurs prennent parfois beaucoup de liberté avec sa présentation.
Le dernier niveau est celui de lévaluation après-vente, qui est une ultime vérification destinée à sassurer que linformation atteint bien les objectifs pour lesquels elle est conçue. Elle fournit au concepteur et au fabricant des enseignements et une rétro-information précieuse. Elle peut comprendre: 1) un retour dinformation grâce à des programmes de satisfaction des consommateurs; 2) une possibilité de récapitulation des données grâce à lexécution de la garantie et aux cartes denregistrement de la garantie; 3) le recueil dinformations à la suite denquêtes sur des accidents impliquant des produits identiques ou similaires; 4) le suivi des normes consensuelles et des activités de réglementation; 5) le suivi des rappels de sécurité et de lattention portée par les médias à des produits similaires.
Les victimes daccidents du travail subissent des conséquences matérielles dépenses, perte de revenus et des conséquences intangibles douleur et souffrance qui peuvent, les unes comme les autres, être de courte ou de longue durée. Ces conséquences sont les suivantes:
Les victimes daccidents du travail perçoivent souvent des indemnités ou des allocations en espèces et en nature qui, si elles ne modifient en rien les conséquences intangibles de laccident (sauf dans des circonstances exceptionnelles), constituent une part plus ou moins importante des conséquences matérielles, dans la mesure où elles ont un impact sur le revenu qui remplacera le salaire. Il ne fait pas de doute quune partie des frais généraux occasionnés par un accident doivent, sauf dans des circonstances très favorables, être assumés par les victimes.
Au niveau national, il faut admettre, du fait de linterdépendance de tous les agents économiques, que les conséquences dun accident faisant une seule victime auront un impact négatif sur le niveau de vie général, pour les raisons suivantes:
Lune des fonctions de la société est de protéger la santé et le revenu de ses membres. A cette fin, elle crée des institutions de sécurité sociale, des programmes de santé (dans certains pays les soins médicaux sont gratuits ou très bon marché), des systèmes de réparation des accidents du travail et des systèmes de sécurité (législation, inspection, assistance, recherche, etc.); tous ces coûts sont à la charge de la société.
Le montant des prestations et celui des ressources que les gouvernements affectent à la prévention des accidents sont limités pour deux raisons: ils dépendent, dune part, de la valeur attribuée à la vie et à la souffrance humaines, qui varie selon les pays et les époques; dautre part, des ressources disponibles et des priorités assignées aux autres services fournis pour la protection de la population.
Il en résulte quun important volume de capitaux ne peut plus être consacré à linvestissement productif. Cela dit, les sommes consacrées à la prévention procurent des avantages économiques considérables, du fait quelles permettent de réduire le nombre total et le coût des accidents. La plupart des mesures de prévention, telles que lincorporation de normes de sécurité plus élevées dans les équipements et les machines et léducation générale de la population avant quelle atteigne lâge de travailler, sont tout aussi utiles sur le lieu de travail quà lextérieur. Cet aspect prend une importance croissante, car le nombre et le coût des accidents domestiques, des accidents de la circulation et des autres accidents sans rapport avec lactivité professionnelle ne cesse daugmenter. On peut dire que le coût total des accidents est la somme des coûts de la prévention et des coûts des changements qui en découlent. Il ne semble pas déraisonnable de considérer que le coût sociétal des changements pouvant résulter de lapplication dune mesure de prévention est probablement plusieurs fois supérieur au coût effectif de cette mesure. Les ressources financières nécessaires sont prélevées sur la fraction économiquement active de la population travailleurs, employeurs et autres contribuables par des régimes financés soit par des cotisations versées aux institutions qui servent les prestations, soit par limpôt, soit encore par les deux. Au niveau de lentreprise, le coût des accidents englobe des dépenses et des pertes qui comprennent:
Outre leurs effets sur le lieu où sest produit laccident, les pertes peuvent en entraîner dautres en dautres endroits de lusine ou dans des usines associées; en plus des pertes économiques résultant des arrêts de travail dus à laccident et aux lésions corporelles, il faut tenir compte des manques à gagner découlant des arrêts de travail volontaires ou des grèves pendant les conflits consécutifs à des accidents graves, collectifs ou répétés.
Le total de ces coûts et pertes diffère considérablement selon les entreprises. Les différences les plus évidentes dépendent des risques particuliers inhérents à chaque secteur dactivité ou type de profession, et du respect ou non-respect des précautions qui simposent. Au lieu dessayer destimer les coûts initiaux intégrant les mesures de prévention des accidents aux tout premiers stades du processus, de nombreux auteurs se sont attachés aux coûts secondaires. Heinrich, par exemple, a proposé une répartition entre «coûts directs» (en particulier lassurance) et «coûts indirects» (dépenses prises en charge par le fabricant); Simonds a proposé une répartition entre coûts assurés et coûts non assurés; Wallach a proposé une répartition correspondant aux rubriques utilisées pour lanalyse des coûts de production, à savoir la main-duvre, les machines, lentretien et le temps; Compes, enfin, a proposé de définir des coûts généraux et des coûts individuels. Dans tous ces exemples (à lexception de Wallach), il y a deux catégories de coûts qui, bien que définies différemment, ont de nombreux points communs.
Compte tenu de la difficulté destimer des coûts globaux, on a essayé dobtenir une valeur acceptable en exprimant les coûts indirects (coûts assurés ou individuels) comme multiple des coûts directs (coûts assurés ou coûts généraux). Heinrich, qui a été le premier à le faire, a proposé des coûts indirects égaux à quatre fois les coûts directs soit des coûts globaux égaux à cinq fois les coûts directs. Cette méthode est valable pour le groupe dentreprises étudiées par Heinrich, mais elle ne lest pas pour dautres, et elle lest encore moins pour des usines prises séparément. On a constaté, dans un certain nombre de pays industriels, que dans de nombreux secteurs, le rapport était plutôt de lordre de 1 à 7 (4 ± 75%), mais certaines études ont montré quil pouvait être beaucoup plus élevé (jusquà vingt fois) et pouvait même varier au cours du temps dans une même entreprise.
Il ny a pas de doute que les sommes dépensées pour intégrer les mesures de prévention dans le processus dès les phases initiales dun projet de fabrication auront pour contrepartie une réduction des pertes et des dépenses quil aurait fallu faire autrement. Mais léconomie réalisée nobéit à aucune loi et ne représente pas une proportion fixe: elle varie selon les cas. Il peut arriver quune dépense modeste permette de réaliser des économies très substantielles, et quune dépense beaucoup plus élevée se traduise par un très faible gain apparent. Lorsquon fait de tels calculs, il faut toujours tenir compte du facteur temps, qui joue dans les deux sens: on peut réduire les dépenses courantes en amortissant la dépense initiale sur plusieurs années, mais la probabilité daccident, si faible soit-elle, augmente avec le temps.
Dans une industrie, quelle quelle soit, lorsque les facteurs sociétaux le permettent, il peut ny avoir aucune incitation financière à réduire le nombre des accidents, le raisonnement étant que leur coût sajoute au coût de la production et est donc répercuté sur le consommateur. Il en va tout autrement au niveau de lentreprise. Une entreprise peut être fortement incitée à prendre des mesures pour éviter les graves conséquences économiques daccidents impliquant du personnel clé ou des équipements essentiels. Cette constatation est vraie en particulier des petites usines qui nont pas de réserve de personnel qualifié, ou des entreprises ayant des activités très spécialisées, mais aussi des grandes installations complexes, comme dans le secteur de la transformation, où les coûts de remplacement pourraient dépasser la capacité de mobilisation de capitaux. Il peut également arriver quune grande entreprise soit plus compétitive et accroisse par conséquent ses bénéfices en prenant des mesures pour limiter les accidents. Qui plus est, aucune entreprise ne peut se permettre dignorer les avantages financiers découlant du maintien de bonnes relations avec les travailleurs et leurs syndicats.
Pour terminer, lorsquon passe de la notion abstraite dentreprise à la réalité concrète de ceux qui occupent des postes de responsabilité (lemployeur ou les cadres supérieurs), il y a une incitation personnelle, qui nest pas seulement financière, découlant du désir ou de la nécessité de poursuivre leur carrière et déviter les sanctions, juridiques ou autres, auxquelles ils seraient exposés si certains types daccidents devaient se produire dans leur établissement. Le coût des accidents du travail a donc des répercussions à la fois sur léconomie nationale et sur la situation financière de chaque individu. Il y a donc pour chacun une incitation générale et individuelle à jouer un rôle pour réduire ce coût.