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Chapitre 34 - Les facteurs psychosociaux et organisationnelles

Steven L. Sauter, Joseph J. Hurrell Jr., Lawrence R. Murphy et Lennart Levi

En 1966, bien avant que les termes stress professionnel et facteurs psychosociaux ne soient devenus courants, un rapport intitulé «Protéger la santé de quatre-vingts millions de travailleurs — un objectif national de la santé au travail» avait été publié aux Etats-Unis par le directeur du Département de la santé et des services sociaux (Department of Health and Human Services (DHHS), 1966). Préparé sous les auspices de la Commission consultative de l’hygiène du milieu (National Advisory Environmental Health Committee), ce rapport avait pour but de fixer les grandes lignes des programmes fédéraux de santé au travail. Entre autres observations, le texte soulignait que le stress psychique était de plus en plus manifeste dans le monde du travail et qu’il impliquait «des menaces nouvelles et insidieuses pour la santé mentale», ainsi que des risques de troubles somatiques tels que des maladies cardio-vasculaires. Le changement technologique et les contraintes psychologiques croissantes du milieu de travail y étaient mentionnés comme des facteurs de stress. Dans sa conclusion, ce rapport énumérait plus d’une vingtaine de «problèmes urgents» à traiter en priorité, dont la santé mentale au travail et les facteurs professionnels de stress.

Trente ans plus tard, on s’aperçoit que ce document était prophétique. Le stress professionnel est devenu l’une des premières causes d’incapacité de travail en Amérique du Nord et en Europe. En 1990, 13% de tous les cas d’incapacité de travail traités par la société Northwestern National Life (l’un des plus grands assureurs américains pour les risques professionnels) étaient dus à des troubles dont on pouvait considérer qu’ils étaient imputables au stress professionnel (Northwestern National Life, 1991). Une étude réalisée en 1985 avait montré que 11% des cas de maladies professionnelles entraient dans une seule catégorie, à savoir une incapacité mentale due à un stress psychique développé progressivement sur le lieu de travail (National Council on Compensation Insurance, 1985)1.

1 Aux Etats-Unis, on distingue les cas de maladies professionneles des cas d'accidents du travail, qui sont beaucoup plus nombreux

Cette évolution s’explique facilement lorsque l’on considère les exigences professionnelles actuelles. Une enquête conduite en 1991 par les membres de l’Union européenne a révélé que les personnes qui se plaignent de contraintes organisationnelles génératrices de stress sont proportionnellement plus nombreuses que les travailleurs souffrant de contraintes physiques (Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail, 1992). De même, une étude plus récente portant sur la population active des Pays-Bas indique que la moitié des personnes interrogées faisait état de cadences de travail élevées, que les trois quarts d’entre elles se plaignaient du peu de possibilités de promotion qui leur étaient offertes et qu’un tiers évoquait un manque d’adéquation entre leur formation et le poste qu’elles occupaient (Houtman et Kompier, 1995). Pour les Etats-Unis, il existe moins d’informations sur la prévalence des facteurs de risque de stress dans le monde du travail. Une enquête de 1993 portant sur plusieurs milliers de salariés américains montre cependant que plus de 40% de la population active déplorent une charge de travail excessive et se déclarent «psychiquement épuisés» en fin de journée (Galinsky, Bond et Friedman, 1993).

Bien qu’il soit difficile d’avancer une estimation fiable, il ne fait aucun doute que ce problème a des répercussions considérables sur la productivité, la santé et la qualité de vie. Les analyses récentes effectuées par la société Saint Paul Fire and Marine Insurance Company sur plus de 28 000 personnes sont très intéressantes: elles soulignent que la contrainte du temps et les autres difficultés psychologiques et personnelles rencontrées dans le milieu professionnel sont plus étroitement liées aux problèmes de santé signalés que tout autre facteur de stress individuel, y compris les problèmes financiers et familiaux ou la mort d’un être cher (Saint Paul Fire and Marine Insurance Company, 1992).

Si l’on se tourne vers l’avenir, il apparaît que les transformations rapides du tissu professionnel et de la population active créent des risques de stress nouveaux et parfois les augmentent. Ainsi, dans de nombreux pays, la population active vieillit rapidement alors que la sécurité de l’emploi diminue. Aux Etats-Unis, les compressions de personnel se sont poursuivies pratiquement sans discontinuer de 1990 à 1995 à un rythme de plus de 30 000 suppressions d’emplois par mois (Roy, 1995). Selon l’étude de Galinsky, Bond et Friedman (1993) citée plus haut, près d’un cinquième des travailleurs n’excluaient pas de perdre leur emploi au cours de l’année à venir. Parallèlement, le nombre d’emplois précaires n’offrant généralement aucune assurance maladie ou autres prestations sociales ne cesse d’augmenter; actuellement, quelque 5% de la population active occupent de tels emplois (Bureau of Labour Statistics (BLS), 1995).

L’objectif de ce chapitre est de donner un aperçu des connaissances actuelles sur les facteurs de stress au travail et sur les problèmes de sécurité et de santé qui en découlent. Parmi ces facteurs, couramment qualifiés de psychosociaux , on trouve certaines caractéristiques du poste de travail et de l’environnement professionnel telles que le climat ou la culture de l’entreprise, la répartition des fonctions, les relations interpersonnelles au travail, ainsi que la conception et le contenu des tâches (variété, sens, portée, répétitivité, etc.). Le concept de facteurs psychosociaux s’étend également à l’environnement extraprofessionnel (contraintes familiales, par exemple) et aux caractéristiques de l’individu (personnalité et attitudes) qui peuvent influer sur le développement du stress au travail. On utilise fréquemment les expressions organisation du travail ou facteurs organisationnels en lieu et place de facteurs psychosociaux pour parler des conditions de travail pouvant induire le stress.

La première section de ce chapitre décrit plusieurs modèles du stress professionnel qui présentent actuellement un intérêt scientifique et, notamment, le modèle «exigences professionnelles/ autonomie dans le travail», le modèle d’adéquation «personne-environnement», ainsi que d’autres approches théoriques du stress au travail. Comme toutes les conceptions contemporaines du stress professionnel, ces modèles ont en commun le fait que la représentation théorique du stress se fonde sur la relation entre l’emploi et la personne qui l’occupe. De ce point de vue, on considère qu’il y a stress professionnel et risque de pathologie lorsque les exigences professionnelles s’écartent des besoins, attentes ou capacités de l’individu. Cette caractéristique fondamentale ressort bien de la figure 34.1 qui représente les éléments de base du modèle du stress présenté par les chercheurs de l’Institut national de la sécurité et de la santé au travail (National Institute for Occupational Safety and Health (NIOSH)). D’après ce modèle, les facteurs psychosociaux liés au travail provoquent des réactions psychologiques, comportementales et physiques qui finissent par se répercuter sur la santé. Cependant, comme le montre cette figure, des facteurs individuels et contextuels (dits modérateurs de stress) interviennent pour en moduler les effets sur la santé et le bien-être (voir la description plus détaillée de ce modèle de stress dans Hurrell et Murphy, 1991).

Figure 34.1 Modèle du stress professionnel de l'Institut national de sècurité et de
santé au travail (NIOSH, Etats-Unis)

Figure 34.1

Si l’on fait abstraction de cette similitude conceptuelle, ces modèles se distinguent cependant par certaines différences théoriques non négligeables. Ainsi, contrairement au modèle du NIOSH et au modèle d’adéquation «personne-environnement» qui admettent une multitude de facteurs de risques psychosociaux sur le lieu de travail, le modèle «exigences professionnelles/autonomie dans le travail» se concentre davantage sur un petit nombre de dimensions psychosociales liées à la charge psychologique et à la maîtrise possible par le travailleur de certains aspects de son travail (latitude décisionnelle). Par ailleurs, aussi bien le modèle «exigences professionnelles/autonomie dans le travail» que le modèle du NIOSH diffèrent du modèle d’adéquation «personne-environnement» par l’importance accordée à l’individu. Dans ce dernier modèle, l’accent est mis sur la manière dont l’individu perçoit l’équilibre entre les caractéristiques de l’emploi et ses propres possibilités. Cette importance accordée à la perception de l’individu permet de relier la théorie de l’adéquation «personne-environnement» à une autre variante de la théorie du stress; dans cette analyse attribuée à Lazarus (1966), ce sont les différences individuelles observées tant au niveau de l’appréciation des facteurs de stress psychosociaux que des stratégies d’adaptation qui exercent une influence déterminante sur les effets du stress. En revanche, sans nier l’importance des différences individuelles, le modèle du NIOSH accorde la primauté aux facteurs contextuels dans la production du stress, ainsi que le suggère la présentation du modèle illustré à la figure 34.1. Fondamentalement, ce modèle implique que la plupart des facteurs de stress sont considérés le plus souvent comme une menace par la quasi-totalité des gens. On relève cette même primauté dans d’autres modèles du stress, qu’il soit professionnel ou non (Cooper et Marshall, 1976; Kagan et Levi, 1971; Matteson et Ivancevich, 1987).

Ces différences ont d’importantes incidences sur l’orientation des recherches consacrées au stress professionnel et des stratégies d’intervention sur les lieux de travail. Le modèle du NIOSH plaide ainsi en faveur d’une prévention du stress professionnel, axée principalement sur les facteurs de stress psychosociaux liés au lieu de travail et, à cet égard, il correspond à un modèle de prévention de santé publique. Même si ce type de prévention reconnaît l’importance de la résistance et des caractéristiques de l’hôte dans l’étiologie de la maladie, la première ligne de défense qu’elle considère consiste en effet à éliminer ou à réduire l’exposition des individus aux facteurs pathogènes  de  l’environnement.

Les articles du présent chapitre s’organisent selon le schéma fourni par le modèle de stress du NIOSH illustré par la figure 34.1. Après une analyse des modèles de stress professionnel, de courts articles résument les connaissances actuelles sur les facteurs psychosociaux de stress professionnel et sur les modérateurs de stress. Plusieurs sections considèrent des situations déjà largement traitées dans la littérature en tant que facteurs ou modérateurs de stress, ainsi que certains sujets auxquels on commence seulement à s’intéresser tels que le climat de l’entreprise et les perspectives de carrière. Préparées par des personnes faisant autorité en la matière, chacune de ces synthèses fournit une définition du sujet ainsi qu’un bref aperçu des travaux qui lui ont été consacrés. En outre, pour en accroître l’utilité, il a été demandé à chaque auteur d’inclure des informations sur les méthodes de mesure ou d’évaluation et sur les pratiques de prévention.

A la fin du chapitre, les deux sections intitulées «Les réactions au stress», et «Les effets chroniques sur la santé», présentent l’état actuel des connaissances sur toute une série de risques potentiels du stress professionnel pour la santé en expliquant les mécanismes en cause. On y aborde aussi bien certaines préoccupations classiques telles que les troubles psychologiques et cardio-vasculaires que d’autres aspects identifiés plus récemment tels que le déficit immunitaire ou les troubles musculo-squelettiques.

La dernière section du chapitre, «La prévention», passe rapidement en revue les stratégies de prévention et de maîtrise du stress. En résumé, nous avons connu ces dernières années des changements sans précédent dans la conception du travail et les contraintes qui y sont associées, et le stress professionnel est devenu une préoccupation majeure de la médecine du travail. C’est le but de ce chapitre de l’Encyclopédie que de faire mieux comprendre les risques psychosociaux d’un monde du travail en pleine mutation, afin de mieux assurer le bien-être des travailleurs.

LES THÉORIES RELATIVES AU STRESS PROFESSIONNEL

LES FACTEURS PSYCHOSOCIAUX, LE STRESS ET LA SANTÉ

Lennart Levi

En mécanique, on entend par stress «toute force qui déforme les corps». En biologie et en médecine, le terme de stress se réfère normalement à un processus de l’organisme et, plus précisément, aux mécanismes qu’il met en œuvre pour s’adapter à toutes les influences, modifications, exigences et contraintes qu’il subit. Ces mécanismes se déclenchent, par exemple, en cas d’agression dans la rue, mais également en cas d’exposition à des substances toxiques ou à des températures extrêmes. Toutefois, cette réaction n’intervient pas uniquement sous l’effet de facteurs physiques, mais peut aussi être provoquée par des stimuli mentaux et sociaux. Il en est ainsi, par exemple, quand un supérieur hiérarchique nous réprimande, quand une expérience désagréable nous est rappelée, quand nous est demandée une tâche que l’on se sent incapable d’accomplir ou quand des problèmes professionnels ou conjugaux nous préoccupent (à tort ou à raison).

Toutes ces circonstances concernent la manière dont l’organisme s’efforce de s’y adapter. Ce dénominateur commun, qui fait «monter en régime», ou «mettre les gaz», n’est autre que le stress. Le stress est donc la réaction stéréotypée de l’organisme à des influences, exigences ou contraintes diverses. De même qu’un pays entretient en permanence un certain état de préparation militaire aussi bien en temps de paix qu’en temps de guerre, l’organisme conserve toujours un niveau de stress minimal. Dans certaines circonstances, ce niveau de préparation s’intensifie, parfois pour de bonnes raisons, parfois sans réelle justification.

En ce sens, le niveau de stress influe sur la rapidité des processus d’«usure» de l’organisme. On peut dire que plus «on met les gaz», plus vite on fait tourner le «moteur» de l’organisme, plus on brûle de carburant et plus on use ce moteur. On peut aussi utiliser la métaphore de la chandelle qui, si on la brûle par les deux bouts, éclaire mieux, mais se consume plus vite. Une certaine quantité de carburant ou de combustible est nécessaire, faute de quoi le «moteur» s’arrête ou la «bougie» s’éteint, c’est-à-dire que l’organisme meurt. Ainsi, le problème ne réside pas tant dans l’existence d’un stress réactionnel que dans le niveau excessif de stress (degré d’usure) auquel l’organisme est soumis. Le stress réactionnel varie d’une minute à l’autre chez le même individu, cette variation étant fonction en partie de l’état de l’organisme et en partie des influences et contraintes externes — facteurs de stress — auxquels l’organisme est exposé (un facteur de stress est donc tout élément susceptible de provoquer du stress).

Il est parfois difficile de savoir si, dans une situation donnée, le stress est bénéfique ou néfaste. Prenons l’exemple de l’athlète qui monte épuisé sur le podium des vainqueurs ou du cadre nouvellement promu, mais anéanti par le stress. Tous deux ont atteint leur objectif. En termes stricts de succès, on pourrait dire que le jeu en valait la chandelle, mais en termes psychologiques cela est moins certain, car le prix à payer a peut-être été très lourd: gros soucis, longues années d’entraînement ou accumulation d’heures supplémentaires, généralement au détriment de la vie familiale. Sur le plan médical, on peut dire aussi que ces personnes ont «brûlé leur chandelle par les deux bouts». Les conséquences peuvent aussi être physiologiques, car le sportif n’est pas à l’abri d’une déchirure musculaire, ni le cadre d’une hypertension artérielle ou d’un accident cardiaque.

Le stress et le travail

Pour mieux comprendre le déclenchement des réactions de stress professionnel et leurs répercussions sur la santé et la qualité de vie, imaginons la situation suivante vécue par un travailleur: pour des raisons économiques et techniques, la direction a décidé de subdiviser un procédé de fabrication en plusieurs modules très simples constituant un travail à la chaîne. Par cette décision, une certaine structure sociale est créée et un processus engagé, qui peuvent être le point de départ d’une séquence d’événements stressogènes et pathogènes. La nouvelle situation devient un stimulus psycho-social pour le sujet lorsqu’il la perçoit pour la première fois. Sa perception peut ensuite être influencée par le fait qu’il avait acquis une bonne formation qui lui laissait espérer un emploi exigeant des qualifications accrues et non un niveau de compétence plus bas. Supposons que ce travailleur ait aussi très mal vécu un emploi précédent sur une chaîne de montage (le vécu antérieur conditionnera la réaction au changement de situation). Supposons également que pour des raisons héréditaires, ce même sujet ait tendance à réagir aux facteurs de stress par une élévation de sa tension artérielle. Devenu plus irritable, il sera peut-être critiqué par son épouse qui lui reprochera d’avoir accepté cette nouvelle affectation et de répercuter ses problèmes professionnels sur sa famille. Sous l’effet de tous ces facteurs, il peut réagir à son sentiment de détresse en consommant davantage d’alcool ou par des effets physiologiques indésirables (hypertension, par exemple). Si ses difficultés professionnelles et familiales persistent, ces réactions, initialement passagères, deviennent permanentes. Cet individu risque alors de développer un état d’anxiété chronique, de devenir alcoolique ou de souffrir d’une hypertension permanente, problèmes qui accroissent encore ses difficultés professionnelles et familiales et peuvent aussi renforcer sa vulnérabilité physiologique. Un cercle vicieux se crée qui peut s’achever par un accident vasculaire cérébral, un accident du travail, voire un suicide. Cet exemple montre bien comment la programmation environnementale est susceptible d’entraîner des réactions comportementales, physiologiques et sociales qui peuvent conduire à une vulnérabilité accrue, à des problèmes de santé ou même à une issue fatale.

Les conditions psychosociales de la vie professionnelle actuelle

Selon une importante résolution de l’Organisation internationale du Travail (BIT, 1975), l’emploi doit non seulement respecter la vie et la santé des salariés et leur laisser du temps libre pour le repos et les loisirs, mais aussi leur permettre de servir la société et de s’épanouir en développant leurs capacités personnelles. Ces principes avaient d’ailleurs été exposés dès 1963, dans un rapport de l’Institut Tavistock de Londres (document no T813) qui préconisait l’application de certains grands principes pour la conception d’un poste:

  1. Le poste ne devrait impliquer que des contraintes raisonnables autres que la simple endurance, et offrir un minimum de diversité.
  2. Le travailleur devrait avoir la possibilité de se former sur le tas et de continuer à apprendre.
  3. Le poste devrait comporter une certaine marge de manœuvre permettant au travailleur de prendre lui-même certaines décisions.
  4. Le travailleur devrait pouvoir trouver sur son lieu de travail un certain soutien et une reconnaissance sociale.
  5. Le travailleur devrait pouvoir intégrer son travail dans la vie sociale.
  6. Le travailleur devrait sentir que son emploi offre des perspectives d’avenir.

L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) brosse cependant un tableau moins optimiste des réalités de la vie de travail et souligne les points suivants:

A court terme, les bénéfices résultant des évolutions prévues par l’OCDE se sont traduits par une plus grande productivité à moindre coût, et par une augmentation de la richesse. A long terme, cependant, elles ont eu souvent pour conséquence d’accroître l’insatisfaction et l’aliénation des travailleurs, voire de porter atteinte à leur santé, avec tous les effets négatifs qu’une telle situation peut avoir pour l’économie dans son ensemble, même si ce coût économique n’a été pris en compte que récemment (Cooper, Liukkonen et Cartwright, 1996; Levi et Lunde-Jensen, 1996).

Nous avons également tendance à oublier que la race humaine n’a guère évolué sur le plan biologique depuis 100 000 ans, alors que l’environnement — notamment l’environnement professionnel — a connu des mutations profondes, surtout depuis un siècle. Cette évolution a été en partie positive, mais certaines de ces «améliorations» se sont accompagnées d’effets pervers que l’on ne prévoyait pas. Ainsi, d’après les informations recueillies par le Bureau central suédois des statistiques pour les années quatre-vingt:

Lors de sa grande enquête effectuée dans les 12 Etats membres de l’Union européenne en 1991-92 sur les conditions de travail, la Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail a montré qu’à l’époque 30% des actifs estimaient que leur emploi comportait un risque pour la santé, que 23 millions de personnes travaillaient la nuit pendant plus d’un quart de leur temps total de travail, qu’un travailleur sur trois disait avoir un travail monotone hautement répétitif, qu’un homme sur cinq et qu’une femme sur six travaillaient constamment sous la pression du temps et qu’une personne sur quatre était contrainte de porter des charges lourdes ou de travailler en position inconfortable ou pénible pendant plus de la moitié de son temps de travail (Paoli, 1992).

Les principaux facteurs psychosociaux de stress au travail

Comme nous l’avons déjà vu, le stress est dû à une mauvaise adéquation objective ou subjective entre la personne et son environnement, au travail ou en dehors, à laquelle s’ajoute l’interaction de facteurs génétiques. Tout comme des chaussures qui vont mal, les exigences de cet environnement ne correspondent pas aux aptitudes de l’individu ou les possibilités qu’il offre ne sont pas à la mesure de ses besoins ou de ses attentes. C’est le cas, par exemple, du travailleur qui est capable d’effectuer une certaine quantité de travail, mais à qui on en demande beaucoup plus ou, au contraire, à qui on ne donne rien à faire. C’est aussi celui du salarié qui a besoin d’être intégré dans un réseau social, d’avoir un sentiment d’appartenance et de sentir que sa vie a un sens, alors qu’il ne lui est pas donné de répondre à ces besoins dans son environnement présent, d’où inadéquation.

L’adéquation dépend autant de la «chaussure» que du «pied», c’est-à-dire aussi bien des facteurs contextuels que des caractéristiques de l’individu et du groupe. Les principaux facteurs contextuels susceptibles d’être la source d’une mauvaise adéquation peuvent être classés comme suit:

La surcharge quantitative. Le salarié a trop à faire dans des délais trop courts et par des tâches trop répétitives. C’est le cas pour la plupart des fabrications en série et des tâches bureaucratiques de routine.

Le vide qualitatif. Le contenu de l’emploi est trop restreint et univoque; il fait toujours appel aux mêmes stimuli, ne laisse aucune place à la créativité ou à la nécessité de résoudre des problèmes et n’implique que peu de rapports sociaux. Les postes de ce genre semblent plus fréquents lorsque l’automatisation des processus n’est pas bien maîtrisée et avec le recours croissant à l’informatique, aussi bien dans les bureaux que dans le secteur de la production, même si l’inverse peut parfois se produire.

Les conflits de rôles. Tout le monde est amené à assumer simultanément plusieurs rôles. Nous sommes à la fois le supérieur hiérarchique de certaines personnes et le subordonné d’autres collègues. Nous sommes à la fois des enfants, des parents, des conjoints, des amis, des membres d’associations ou de syndicats. Des conflits peuvent facilement naître entre ces différents rôles et susciter du stress, par exemple lorsque les exigences professionnelles se heurtent à celles d’un parent ou d’un enfant malade, ou encore lorsqu’un contremaître doit concilier sa loyauté vis-à-vis de ses supérieurs et celle qu’il doit à ses collègues ou ses subordonnés.

L’absence de marge de manœuvre dans le travail. Il en est ainsi lorsqu’il appartient à quelqu’un d’autre de décider ce qu’il y a à faire, quand et comment; par exemple, lorsque le travailleur ne peut rien faire ou rien dire sur le rythme ou sur les méthodes de travail, ou encore lorsque l’organisation du travail est floue ou incertaine.

L’absence de soutien social de l’entourage, du supérieur hiérarchique ou des collègues.

Les facteurs physiques de stress.  Ces facteurs peuvent avoir un effet physique ou chimique, tels les solvants organiques qui agissent directement sur le cerveau. Des effets psychosociaux secondaires peuvent également résulter de la gêne suscitée par des odeurs, une lumière intense, le bruit, des températures extrêmes ou une humidité excessive, etc. Ils peuvent se produire aussi lorsque le travailleur sait qu’il est exposé à des risques chimiques ou à des risques d’accidents pouvant lui être fatals, ou qu’il le soupçonne ou le craint.

Finalement, dans la réalité, que ce soit au travail ou en dehors, chacun est exposé à une multitude de risques différents qui peuvent s’ajouter les uns aux autres ou se combiner. La goutte qui fait déborder le vase peut n’être qu’un facteur contextuel très banal, mais qui vient alourdir le poids d’une surcharge déjà trop forte.

Certains des facteurs de stress propres au monde industriel méritent que l’on s’y attarde. Ce sont ceux qui caractérisent:

La production en série. Tout au long du siècle passé, le travail n’a cessé de se parcelliser, transformant des activités clairement identifiées en vue d’un produit final reconnu et bien défini en une série de sous-unités limitées et très spécifiques n’ayant plus guère de relation apparente avec le produit fini. La croissance de nombreuses unités de production a engendré une longue chaîne hiérarchique entre la direction et les exécutants, accentuant encore le fossé entre ces deux catégories. De plus, le travailleur s’est éloigné du consommateur, car les impératifs d’une commercialisation et d’une distribution accélérées interposent de nombreux maillons entre le producteur et le consommateur.

La production en série implique donc non seulement une forte fragmentation du processus de production, mais également une forte diminution de la maîtrise de ce processus par les travailleurs. Cela tient en partie à ce que l’organisation du travail, le contenu des tâches et les cadences sont déterminés par la machine. Ces différents facteurs sont généralement synonymes de monotonie, d’isolement social, de manque de liberté et de contrainte temporelle qui, à la longue, influent négativement sur la santé et le bien-être.

La production en série est aussi la porte ouverte au travail à la pièce. Immanquablement, le désir ou la nécessité de gagner davantage va conduire le travailleur à aller au-delà de ses forces, ignorant les avertissements mentaux et physiques que sont le sentiment de fatigue, la nervosité et les troubles fonctionnels de différents organes. La course au rendement et au gain peut aussi l’inciter à enfreindre les règles de sécurité, augmentant ainsi les risques de maladies professionnelles et d’accidents pour lui-même et pour les autres (dans le cas des chauffeurs routiers payés au rendement, par exemple).

Les procédés de production hautement automatisés. Lorsque le travail est automatisé, les opérations «manuelles» et répétitives sont effectuées par la machine, et l’humain n’assure pratiquement plus que des fonctions de surveillance et de contrôle. Ce type de travail est généralement plutôt qualifié, n’est pas strictement régulé et laisse à l’opérateur une certaine autonomie. En ce sens, l’automatisation élimine bien des inconvénients liés à la production en série. Toutefois, cela est surtout vrai pour les étapes du processus où l’opérateur est assisté par l’ordinateur et conserve une certaine maîtrise de ses interventions. Cependant, si les compétences et les connaissances de l’opérateur sont progressivement transférées à l’ordinateur — évolution probable si cette décision incombe aux économistes et aux technocrates —, il peut en résulter un nouvel appauvrissement du travail allant de pair avec la réapparition de la monotonie, de l’isolement social et du manque d’autonomie.

Surveiller un processus de production exige généralement une très grande vigilance de la part de l’opérateur qui doit se tenir prêt à intervenir à tout moment en dépit de la monotonie de la tâche, ce qui est incompatible avec le besoin qu’a le cerveau d’un afflux raisonnablement varié de stimuli s’il veut pouvoir conserver le niveau de vigilance requis. Il est prouvé que l’aptitude à déceler les signaux critiques diminue rapidement dès la première demi-heure d’un travail lorsque celui-ci est monotone. La tension est accrue d’autant lorsque l’opérateur sait que la moindre inattention ou la moindre erreur peut avoir de graves conséquences financières ou d’autres répercussions désastreuses.

La surveillance d’un processus implique aussi des contraintes et des qualités mentales très particulières dans la mesure où l’opérateur travaille sur des symboles et des signaux abstraits émis par toute une série d’instruments divers et sans contact direct avec le produit de son travail.

Le travail posté . Dans le travail posté, les rythmes biologiques ne coïncident pas nécessairement avec les exigences des horaires. Ainsi, l’organisme peut être contraint de «mettre les gaz» et de s’activer à un moment où le sujet a besoin de dormir (pendant la journée qui suit une nuit de travail, par exemple) ou, au contraire, de se «désactiver» pendant la nuit alors que l’intéressé doit travailler et rester vigilant.

En outre, les travailleurs postés vivent généralement dans un environnement social qui n’est pas conçu pour ce type d’organisation du travail. Cette difficulté supplémentaire est encore accentuée par le fait que la plupart de ces travailleurs doivent s’adapter à des changements d’horaires, réguliers ou non, comme c’est le cas pour les équipes tournantes.

En résumé, les contraintes psychosociales du travail moderne sont souvent en opposition avec les besoins et les capacités du travailleur, d’où un risque de stress et de maladie. Cet exposé n’a présenté qu’un aperçu des facteurs psychosociaux de stress liés au travail et de leurs répercussions sur la santé. Les sections ci-après analysent plus en détail l’origine de ces facteurs de stress dans les systèmes de travail et les technologies modernes. Ces textes évoquent aussi des démarches permettant d’évaluer et de maîtriser ces facteurs.

LE MODÈLE EXIGENCES PROFESSIONNELLES/AUTONOMIE: UNE APPROCHE SOCIALE, PSYCHOLOGIQUE ET PHYSIOLOGIQUE DU RISQUE DE STRESS ET DE LA RÉPONSE COMPORTEMENTALE POSITIVE

Robert Karasek

La plupart des anciennes théories sur le stress ont été développées pour décrire les réactions au stress aigu «inévitable» qui survient dans des situations où la survie biologique est menacée (Cannon, 1935; Selye, 1936). Le modèle exigences/autonomie  (en anglais «Demand/Control model») s’applique, quant à lui, aux environnements de travail où les facteurs de stress sont chroniques, ne mettent pas initialement la vie en danger et résultent de la sophistication du processus de décision dans l’entreprise. La possibilité de maîtriser ces facteurs est essentielle et le devient d’autant plus que nous développons des organisations sociales chaque jour plus complexes et plus intégrées, où des limitations croissantes sont imposées au comportement de l’individu. Le modèle exigences/autonomie (Karasek, 1976, 1979; Karasek et Theorell, 1990) étudié ci-après repose sur les caractéristiques psychosociales du travail, à savoir les contraintes psychologiques du travail et la résultante née de la maîtrise des tâches et de la libre utilisation des compétences (la latitude décisionnelle) . Ce modèle prédit, en premier lieu, les risques pathologiques liés au stress et, en second lieu, les corrélats comportementaux actifs ou passifs du poste de travail. Il a été utilisé principalement dans les études épidémiologiques portant sur les maladies chroniques telles que les cardiopathies ischémiques.

Sur le plan pédagogique, il s’agit d’un modèle simple qui peut aider à mettre clairement en évidence plusieurs problèmes importants dans les discussions de politique sociale portant sur la sécurité et la santé au travail. Il apparaît ainsi:

  1. que la maladie et l’accident peuvent être liés aux caractéristiques sociales du travail dans l’entreprise, et non pas seulement aux risques physiques;
  2. que les répercussions du stress sont liées à l’organisation sociale du travail et pas seulement à ses exigences;
  3. que les activités sociales inhérentes au travail, et non pas seulement les caractéristiques personnelles, influent sur les risques induits par le stress;
  4. que l’existence simultanée d’un «bon stress» (dit «eustress») et d’un «mauvais stress» peut s’expliquer par les différentes combinaisons des exigences et de l’autonomie dans le travail;
  5. que la version de base du modèle, dont la validité ne paraît pas contestable a priori, peut être utilisée pour analyser la réponse individuelle au stress des ouvriers de la production, des employés de bureau ou d’autres personnes pour qui il s’agit d’une question sensible.

Au-delà des répercussions du travail sur la santé, le modèle prend également en compte le point de vue des responsables de l’organisation du travail, soucieux de productivité. La dimension «exigences psychologiques» se réfère à la difficulté de la tâche pour le travailleur, tandis que la latitude décisionnelle reflète les questions d’organisation du travail (qui prend les décisions? Qui exécute telle ou telle tâche?). L’hypothèse de l’apprentissage actif du modèle décrit les processus de motivation qu’implique un travail hautement performant. Dans le modèle «exigences/autonomie», la logique économique de la spécialisation extrême, c’est-à-dire la conception classique de l’emploi productif qui prévalait jadis, est mise en échec par ses effets nocifs sur la santé. Ce modèle implique qu’il existe d’autres manières d’envisager l’organisation du travail qui sont plus favorables à la santé, qui mettent l’accent sur les compétences et la participation des salariés et qui peuvent aussi être la source de gains financiers en favorisant l’innovation dans les industries manufacturières et dans le secteur des services et en élargissant les possibilités d’apprentissage et de participation.

Les hypothèses de base du modèle «exigences/autonomie»

Le fonctionnement psychosocial au poste de travail: influence des contraintes psychologiques et de la latitude décisionnelle

L’hypothèse de la tension au travail

Selon cette première hypothèse, la plupart des effets négatifs de la tension psychologique (fatigue, anxiété, dépression et troubles physiques) surviennent lorsque les contraintes psychologiques du travail sont élevées et que le pouvoir de décision de la personne qui occupe cet emploi est faible (voir figure 34.2, partie inférieure droite). Ces réactions indésirables du type stress qui surviennent lorsque les sollicitations sont associées à de faibles possibilités d’action ou d’adaptation aux facteurs de stress sont désignées par le terme de «tension psychologique» (le terme stress  n’est pas utilisé ici, car il est défini différemment par de nombreux auteurs).

Figure 34.2 Modèle à deux dimensions: exigences psychologiques/latitude décisionnelle

Figure 34.2

Ainsi, les faits et gestes de l’ouvrier qui travaille sur une chaîne d’assemblage sont tous étroitement limités. En cas de sollicitations accrues (accélération des cadences), la réponse constructive qui en découle s’accompagne souvent d’une réponse négative durable et non maîtrisable, qui donne lieu à une tension psychologique résiduelle. C’est le cas de la serveuse de restaurant qui ne parvient pas à faire face à l’impatience de ses clients à l’heure du «coup de feu» du déjeuner (Whyte, 1948). Kerckhoff et Back (1968) ont pris l’exemple du personnel d’une usine de vêtements soumis à des pressions considérables en termes de délais de production et de menaces de licenciement. Ils en concluent que lorsque les mesures normalement nécessaires pour faire face aux pressions imposées ne peuvent être prises, on peut voir apparaître les plus graves symptômes comportementaux révélateurs de stress (évanouissement, hystérie, tension au sein du groupe de travail). La tension n’est pas seulement soulagée par la liberté d’action dans l’accomplissement de tâches formelles, mais aussi par les «rituels» familiers tels que la pause café, la cigarette ou les périodes de défoulement qui servent de soupape de sécurité au cours du travail (Csikszentmihalyi, 1975). Il s’agit souvent d’activités sociales entreprises avec d’autres salariés — précisément celles qui sont éliminées dans les méthodes de Frederick Taylor pour cause «d’agitation inutile» et «d’embrigadement» (1911) [1967]. Il apparaît donc nécessaire d’élargir le modèle pour y inclure les relations sociales et le soutien social.

Dans ce modèle, la latitude décisionnelle a trait à la maîtrise du salarié sur ses propres activités et sur l’utilisation de ses propres compétences, mais n’implique aucun pouvoir sur celles des autres. Les échelles de mesure de la latitude décisionnelle ont deux composantes: la maîtrise des tâches , c’est-à-dire le pouvoir socialement prédéterminé sur certains aspects spécifiques de l’exécution des tâches (également appelé autonomie) et la libre utilisation des compétences , c’est-à-dire la maîtrise de la mise en œuvre de ses propres compétences, également déterminée socialement sur le lieu de travail (souvent appelée variété ou «complexité inhérente») (Hackman et Lawler, 1971; Kohn et Schooler, 1973). Dans la structure hiérarchique des entreprises modernes, le plus haut niveau de connaissances légitime l’exercice du plus haut niveau d’autorité, et les salariés qui ont des compétences limitées et exécutent des tâches spécialisées sont gérés par des personnes plus élevées dans la hiérarchie. La libre utilisation des compétences et le pouvoir de décision sont si étroitement liés en théorie comme en pratique que les deux concepts sont souvent combinés.

Parmi les exemples de contraintes psychologiques liées au travail, on peut mentionner les délais, la sollicitation ou la stimulation mentale nécessaire pour accomplir une tâche ou les responsabilités de coordination. Les contraintes physiques du travail ne sont pas visées dans ce contexte (bien que l’effort physique entraîne une stimulation mentale). Parmi les autres composantes des contraintes psychologiques d’ordre professionnel, il faut citer les facteurs de stress dus aux conflits personnels. La crainte de perdre son emploi ou de voir ses compétences dépassées peut manifestement y contribuer. Malgré la diversité évoquée plus haut, Buck (1972) estime globalement que les exigences liées aux tâches à accomplir (charge de travail) se situent au centre des contraintes psychologiques professionnelles chez la plupart des personnes actives. Alors que les décisions simples qui influent modérément sur les horaires de travail ne semblent pas entraîner de conséquences directes sur l’état de santé, le travail posté, notamment sous forme d’équipes tournantes, est associé à des difficultés sociales importantes et à des problèmes de santé.

Si un certain niveau d’exigence est nécessaire pour favoriser l’apprentissage et l’efficacité (c’est-à-dire l’intérêt), des exigences trop sévères sont manifestement préjudiciables. C’est ce qu’illustre la courbe en U inversé qui représente le niveau optimal d’exigences dans le syndrome bien connu d’adaptation générale de Selye (1936) et dans les théories classiques apparentées de Yerkes et Dodson (1908) et de Wundt (1922) sur le stress et la performance2. Les données dont nous disposons montrent cependant que, dans la plupart des situations professionnelles, il y a plutôt surcharge qu’insuffisance de travail.

2 Bien que la relation de Selye en forme de U entre les exigences et le stress soit censée être unidimensionnelle le long d'un axe représentant les facteurs de stress, elle inclut aussi probablement une seconde dimension représentative des contraintes imposées dans les expérimentations animales. Il s'agit donc d'un modèle véritablement composite de détérioration physiologique liée au stress, potentiellement similaire à la situation caractérisée par des exigences élevées et une autonomie réduite, décrite par d'autres chercheurs (Weiss, 1971).

L’hypothèse de l’apprentissage actif

Lorsque le niveau d’autonomie dans le travail est élevé et que les exigences psychologiques sont également fortes, sans être excessives (voir figure 34.2, partie supérieure droite), on peut prévoir un comportement caractérisé par l’apprentissage et le perfectionnement (hypothèse de l’apprentissage actif). Ce type d’emploi a été qualifié d’«actif», car les recherches effectuées sur des populations suédoises et américaines ont montré que les personnes de ce groupe sont aussi les plus actives dans le secteur des loisirs et de la politique, en dépit de lourds impératifs professionnels (Karasek et Theorell, 1990). On peut prédire que l’emploi «actif» n’engendre qu’une tension psychologique modérée, car une grande partie de l’énergie libérée par les nombreux facteurs de stress professionnel («défis») se traduit par une action directe (résolution effective des problèmes), de sorte que la tension résiduelle perturbatrice est faible. Cette hypothèse va dans le même sens que le concept de compétence de White (1959), selon lequel l’état psychologique d’un individu confronté à un défi est stimulé par l’accroissement des exigences. Il s’agit d’une théorie contextuelle de la motivation. Ce modèle prédit également que les stimuli de perfectionnement et d’apprentissage, dans un contexte professionnel donné, augmentent la productivité.

Dans le modèle «exigences/autonomie», l’apprentissage se déroule dans des conditions qui exigent à la fois une dépense d’énergie mentale (contraintes ou défis) et une capacité de décision. Lorsque l’individu qui jouit d’une certaine marge de décision exerce un choix quant à la manière de faire face à un nouveau facteur de stress, cette réponse comportementale, si elle est efficace, est intégrée dans le répertoire individuel des stratégies d’adaptation (elle sera «apprise»). Le niveau d’activité potentiel sera désormais plus élevé, car les solutions opposables aux défis seront dorénavant plus nombreuses, ce qui entraînera une motivation accrue. Les possibilités de renforcement positif des schémas comportementaux sont optimales lorsque l’individu a la maîtrise des solutions possibles et les compétences nécessaires pour relever les défis qui lui sont proposés (Csikszentmihalyi, 1975). La situation ne doit être ni trop simple, c’est-à-dire sans défis (et donc sans importance), ni trop complexe, c’est-à-dire de nature à entraîner une anxiété excessive qui inhibe l’action (situation de tension psychologique).

Le modèle «exigences/autonomie» prédit que les situations caractérisées par des exigences réduites et une faible autonomie (voir figure 34.2, extrémité opposée de la diagonale B) peuvent créer un contexte très peu motivant, conduisant à un «apprentissage négatif» ou à une perte progressive des compétences acquises antérieurement. L’expérience montre que dans ce genre de situation un désengagement progressif intervient également dans le domaine des loisirs et de l’activité politique (Karasek et Theorell, 1990). Ces emplois dits «passifs» peuvent résulter de l’«impuissance acquise» étudiée par Seligman (1975) pour une série de situations professionnelles où les initiatives du travailleur ont été rejetées.

Le fait que les exigences environnementales peuvent être représentées en termes aussi bien positifs que négatifs est conforme à l’idée courante selon laquelle il existe un «bon» et un «mauvais» stress. Au moins deux mécanismes distincts doivent être utilisés pour décrire le «fonctionnement psychologique» du salarié, ce qui constitue l’une des principales validations du modèle multidimensionnel «exigences/autonomie». La diagonale «active»-«passive» B implique que les mécanismes d’apprentissage sont indépendants des mécanismes de tension psychologique (c’est-à-dire orthogonaux par rapport à eux). Il en résulte un modèle très restreint dans lequel les deux grandes dimensions qui décrivent l’activité professionnelle sont associées à deux mécanismes psychologiques principaux (il s’agit donc d’un modèle d’«interaction») (Southwood, 1978) (la multiplication des interactions entre les axes constituerait un test trop restrictif pour la plupart des échantillons).

La définition des termes «exigences» et «autonomie»

Le modèle «exigences/autonomie» a parfois été considéré comme correspondant à un modèle du type «exigences et ressources» permettant de l’assimiler facilement à la notion courante actuelle des «coûts/avantages» dans laquelle les «avantages» positifs des ressources sont soustraits des coûts négatifs des exigences. La notion de «ressources» permet d’inclure de nombreux facteurs autres que la simple expérience professionnelle de l’intéressé. La logique des hypothèses du modèle «exigences/autonomie» ne peut cependant pas se réduire à une approche unidimensionnelle. La distinction entre la latitude décisionnelle et les facteurs psychologiques de stress doit être maintenue, car le modèle prédit aussi bien la tension d’apprentissage que la tension liée au travail à partir de deux combinaisons différentes des exigences et de l’autonomie qui ne s’additionnent pas de façon purement mathématique. L’autonomie dans le travail n’est pas un simple facteur de stress négatif et les contraintes et défis liés à un manque d’autonomie ne sont pas associés à un apprentissage plus poussé. Le fait de disposer d’une certaine marge de décision réduit le stress, mais permet un meilleur apprentissage, tandis que les exigences psychologiques accroissent à la fois la possibilité d’apprentissage et le stress. Cette distinction entre exigences et autonomie permet de comprendre les effets, autrement difficilement prévisibles: a)  de la «responsabilité» qui résulte en fait d’une combinaison entre des exigences élevées et une latitude décisionnelle importante; b) des «exigences qualitatives du poste de travail» qui mesurent aussi l’aptitude à choisir les compétences à utiliser; et c) du «travail à la pièce» où la faculté de décider de travailler plus vite entraîne presque automatiquement un accroissement des exigences.

L’extension du modèle

Les hypothèses relatives au soutien social

Le modèle «exigences/autonomie» a été utilement élargi par Johnson qui y a ajouté le soutien social comme troisième dimension (Johnson, 1986; Kristensen, 1995). L’hypothèse de base selon laquelle les plus gros risques de maladie correspondent à des emplois à exigences élevées et à faible autonomie, et où l’appui social est également réduit (forte «isotension») a été vérifiée par plusieurs études empiriques portant sur les affections chroniques. L’adjonction de cette troisième dimension montre clairement que toute théorie du stress professionnel doit prendre en compte les relations sociales sur le lieu de travail (Karasek et Theorell, 1990; Johnson et Hall, 1988). L’effet «tampon» de l’appui social sur la tension psychologique dépendra du degré d’intégration sociale et psychologique et de la confiance témoignée par les collègues et les supérieurs hiérarchiques, entre autres; on peut parler de soutien «socio-affectif» (Israel et Antonucci, 1987). Cette adjonction du soutien social permet aussi de mieux utiliser le modèle «exigences/autonomie» pour la redéfinition des postes. Des changements dans les relations sociales entre les travailleurs (équipes de travail autonomes, par exemple) ou au niveau de la latitude décisionnelle vont presque toujours de pair avec la redéfinition des postes, en particulier dans les processus participatifs (House, 1981).

Cependant, l’analyse théorique exhaustive de l’impact des relations sociales sur le stress et sur le comportement au travail est un problème très complexe qui nécessite des recherches complémentaires. Les relations entre les maladies chroniques et les interactions entre collaborateurs et supérieurs hiérarchiques sont moins cohérentes que s’agissant de la latitude décisionnelle; les relations sociales peuvent accroître ou, au contraire, réduire fortement la stimulation du système nerveux qui pourrait être le lien (inducteur de risque) entre la situation sociale et la maladie. Les paramètres liés à l’expérience acquise qui atténuent le stress professionnel ne seraient pas nécessairement les mêmes que ceux qui engendrent un comportement actif dans le modèle «exigences/autonomie». Les mesures visant à favoriser les formes collectives de comportement actif seraient probablement axées sur la répartition des compétences et la manière de les utiliser, sur les structures de la communication et les aptitudes en la matière, sur les possibilités de coordination, sur les qualités de «compréhension» (Goleman, 1995) et sur la confiance, composante essentielle du soutien social.

Les caractéristiques psychosociales des différentes professions

Les caractéristiques professionnelles peuvent être représentées dans un diagramme à quatre quadrants, en utilisant les caractéristiques moyennes retenues pour les recensements aux Etats-Unis (Karasek et Theorell, 1990). Le quadrant «actif», où les exigences et l’autonomie sont élevées, inclut les professions prestigieuses: avocats, juges, médecins, professeurs, ingénieurs, personnel infirmier et cadres de toutes sortes. Le quadrant «passif», où les exigences et l’autonomie sont faibles, comprend les employés de bureau (gestion des stocks et services de facturation, par exemple), le personnel des sociétés de transport et les employés subalternes tels que les portiers et concierges. Le quadrant à «tension élevée», où les exigences sont grandes et où l’autonomie est faible, inclut les personnes dont le travail est rythmé par la machine (monteurs, coupeurs sur métal, vérificateurs et manutentionnaires), ainsi que les employés subalternes du secteur des services (serveurs ou cuisiniers, par exemple). Les professions typiquement féminines sont fréquentes dans cette catégorie (piqueuses, serveuses, standardistes, opératrices de saisie). Les professions à «faible tension» et non rythmées par une machine demandent souvent un long apprentissage et une autorégulation du rythme de travail (réparateurs, vendeurs, travailleurs forestiers, monteurs de lignes électriques ou téléphoniques, chercheurs dans le domaine des sciences de la nature).

Ainsi, les cadres et les travailleurs intellectuels sont-ils soumis à un stress modéré, et non pas maximal, comme on a souvent tendance à le croire. Si les cadres de direction sont soumis à un stress indéniable en raison des contraintes psychologiques qui sont l’apanage de ce type de poste, il apparaît que la fréquence des décisions à prendre et la faculté de décider comment faire le travail constituent un important modérateur de stress. Certes, au niveau le plus élevé, la principale sollicitation psychologique des postes de direction est la prise de décisions, qui est un cas de figure où le modèle «exigences/autonomie» ne s’applique plus. Il apparaît cependant qu’à ce niveau le stress pourrait être atténué si le nombre de décisions était moindre, alors qu’à l’échelon inférieur les salariés seraient plus satisfaits de leur emploi s’ils avaient davantage de possibilités de décision. En d’autres termes, un partage plus équitable du pouvoir de décision serait favorable à toutes les catégories.

La marge de manœuvre dans le travail est en général plus grande pour les hommes que pour les femmes, ce que reflètent les écarts de salaires (Karasek et Theorell, 1990). Une autre différence majeure entre hommes et femmes est la corrélation négative qui existe pour ces dernières entre latitude décisionnelle et exigences du poste: les femmes qui ont peu d’autonomie doivent aussi assurer davantage de contraintes. En d’autres termes, la probabilité d’occuper un emploi à forte tension est beaucoup plus élevée chez les femmes que pour l’ensemble de la population active. Chez les hommes, en revanche, les fortes contraintes professionnelles s’accompagnent généralement d’un plus grand pouvoir de décision (l’autorité étant proportionnelle aux responsabilités).

Les relations entre le modèle «exigences/autonomie» et d’autres approches théoriques

Le modèle «exigences/autonomie» est le fruit d’une intégration théorique de plusieurs orientations scientifiques disparates. Ce modèle se démarque donc d’un certain nombre de traditions scientifiques bien établies qui l’ont enrichi ou auxquelles il est souvent opposé: épidémiologie de la santé mentale et sociologie, physiologie du stress, psychologie cognitive et psychologie de la personnalité. Certaines de ces anciennes théories du stress sont centrées sur une explication causale fondée sur la personne, tandis que le modèle «exigences/autonomie» prédit le stress en tant que réponse à l’environnement social et psychologique. Toutefois, le modèle «exigences/autonomie» a tenté de fournir une série d’interfaces possibles avec les approches fondées sur la personne. Il propose en outre des relations avec les questions d’organisation macrosociale et de politique économique telles que la classe sociale, par exemple. Ces intégrations et oppositions théoriques sont analysées ci-après à plusieurs niveaux. Les relations présentées ci-dessous fournissent le support d’un ensemble élargi d’hypothèses scientifiques.

L’opposition entre le modèle «exigences/autonomie» et le modèle de la psychologie cognitive

L’un des aspects de la théorie du stress provient du domaine aujourd’hui très populaire de la psychologie cognitive. Le principe de base du modèle cognitif du fonctionnement psychologique humain est que ce sont les processus de perception et d’interprétation du monde extérieur qui déterminent le développement des états psychologiques de l’individu. La charge mentale est définie comme étant la charge de l’ensemble des informations que le travailleur doit appréhender et interpréter pendant qu’il effectue les tâches afférentes à son emploi (Sanders et McCormick, 1993; Wickens, 1984). Il y a «surcharge» et stress lorsque les informations à traiter dépassent les capacités de traitement de l’individu. Ce modèle a été largement adopté, car il représente les fonctions mentales humaines selon le schéma théorique général utilisé par l’informatique contemporaine, et correspond donc à une conception mécaniste du travail. Il nous montre toute l’importance de la surcharge d’informations, des difficultés de communication et des problèmes de mémoire. Il est fort utile pour la conception de certains aspects des interfaces opérateur/ordinateur et du contrôle de processus complexes par l’humain.

Toutefois, ce modèle de la psychologie cognitive tend, par exemple, à sous-estimer le rôle des facteurs objectifs de stress existant sur le lieu de travail et à donner trop d’importance à l’interprétation de la situation par les individus stressés. Dans l’approche de type cognitif fondée sur la capacité d’adaptation de l’individu, Lazarus et Folkman (1984) défendent l’idée selon laquelle l’individu réinterprète la perception qu’il a de la situation dans un sens moins menaçant et réduit ainsi le stress qu’il ressent. L’inconvénient est que cette réinterprétation peut être dangereuse pour lui lorsque les facteurs contextuels de stress sont objectivement réels et devraient être modifiés. Une autre variante de l’approche cognitive, et qui va dans le sens d’une plus grande responsabilisation des salariés, est la théorie de «l’auto-efficacité-motivation» de Bandura (1977) qui met l’accent sur le renforcement de la confiance en soi qui survient lorsque l’individu: a) définit l’objectif d’un processus de changement; b) est informé, par son entourage, des résultats positifs obtenus; et c) parvient à obtenir des améliorations progressives.

Le modèle cognitif comporte plusieurs lacunes qui posent certains problèmes lorsqu’on tente l’analyse du stress dans la perspective de la santé au travail et qui sont en contradiction avec le modèle «exigences/autonomie»:

Bien qu’ignorée par le modèle cognitif, la réponse émotionnelle est un aspect essentiel de la notion de «stress», car c’est souvent le stress initial qui conduit aux états émotionnels déplaisants que sont l’anxiété, la crainte ou la dépression. Pulsions et émotions sont essentiellement le fait des régions limbiques du cerveau, c’est-à-dire de régions différentes et plus primitives du cerveau que le cortex cérébral dont relèvent la plupart des processus décrits par la psychologie cognitive. Cette absence d’une conception intégrée du fonctionnement psychologique tient sans doute à la difficulté d’intégrer des domaines de recherche différents intéressant deux systèmes neurologiques du cerveau différents eux aussi. Des résultats commencent cependant à mettre en évidence les effets conjoints de l’émotion et de la cognition. Il semble que l’on peut en conclure que l’émotion est un déterminant sous-jacent majeur du schéma comportemental, de la mémoire et de la cognition (Damasio, 1994; Goleman, 1995).

L’intégration des conceptions sociologiques et émotionnelles du stress

Le développement du modèle «exigences/autonomie»

Le modèle «exigences/autonomie» a été élaboré en vue d’intégrer l’appréhension de la situation sociale avec la réponse émotionnelle,  les  symptômes  psychosomatiques  et  les  comportements actifs observés dans les principales sphères de la vie adulte, notamment dans les situations professionnelles à forte structuration sociale. Toutefois, lorsque ce modèle a été construit, la base la plus plausible pour ce travail, à savoir les études sociologiques de la pathologie de vastes populations, omettait souvent le détail des données concernant les réponses sociales ou individuelles propres au stress, de sorte qu’un travail d’intégration important restait à faire.

La première idée d’une intégration, par le modèle «exigences/autonomie», de la situation sociale et de la réponse émotionnelle a porté sur les symptômes de stress et a lié deux conceptions traditionnelles et relativement unidimensionnelles de la recherche sociologique et sociopsychologique. Dans un premier temps, et selon la conception stress/maladie (Holmes et Rahe, 1967; Dohrenwend et Dohrenwend, 1974), on a considéré que la maladie résultait uniquement des contraintes sociales et psychologiques et aucun cas n’était fait des possibilités de maîtriser les facteurs de stress. Dans un deuxième temps, l’importance de l’autonomie a été clairement reconnue dans toutes les études relatives à la satisfaction au travail (Kornhauser, 1965): en d’autres termes, l’autonomie dans l’exécution des tâches et la diversité des compétences utilisées étaient retenues comme critères de détermination de la satisfaction dans l’emploi, de l’absentéisme ou de la productivité, ainsi que quelques éléments tenant compte des relations sociales dans l’emploi — mais la charge de travail n’était guère mentionnée. En combinant plusieurs de ces études, on a pu combler certaines lacunes dans le domaine de la pathologie et de la tension mentale. Sundbom (1971) a observé des symptômes de tension psychologique dans le travail à forte sollicitation mentale, ce dernier paramètre étant mesuré grâce à des questions portant à la fois sur les pressions mentales subies et sur la monotonie du travail (qui, elle-même, impliquait sans doute aussi une faible autonomie). Les conclusions combinées de ces deux études et de ces deux conceptions ont montré la nécessité de développer un modèle bidimensionnel pour prédire la maladie: en d’autres termes, selon le niveau des exigences psychologiques du poste, une autonomie réduite pouvait entraîner deux types de problèmes radicalement différents, à savoir la tension psychologique ou le retrait dans la passivité.

La seconde intégration du modèle «exigences/autonomie» a prédit les schémas comportementaux liés à l’expérience professionnelle. Les répercussions sur le comportement de l’activité professionnelle sont aussi apparues comme étant fonction de deux grandes caractéristiques du poste, mais selon une combinaison différente. Kohn et Schooler (1973) avaient observé que les attitudes positives vis-à-vis du travail résultaient à la fois d’un niveau de compétence élevé et d’une grande autonomie ainsi que de fortes contraintes psychologiques. Les paramètres relatifs aux classes sociales constituaient aussi des corrélats essentiels. Meissner (1971) a également constaté qu’une attitude détendue allait de pair avec la possibilité de prendre des décisions sur le plan professionnel et d’accomplir un travail à forte sollicitation mentale. De ces études, on a pu tirer la conclusion générale que, d’un côté, les situations de défi ou de stimulation mentale étaient nécessaires pour un apprentissage efficace, mais que, de l’autre, elles pouvaient aussi contribuer à une tension psychologique. C’est essentiellement «l’autonomie» qui est apparue comme la variable modératrice capitale pour déterminer dans quelle mesure les exigences de l’environnement auront des conséquences «positives» en termes d’apprentissage ou des conséquences «négatives» en termes de tension mentale.

La combinaison de ces deux hypothèses intégratives prédisant aussi bien les répercussions sur la santé que sur le comportement constitue la base du modèle «exigences/autonomie». Ce sont les niveaux d’«exigences» qui déterminent si une faible autonomie va entraîner la passivité ou la tension psychologique, et ce sont les niveaux d’«autonomie» qui déterminent si les exigences vont conduire à un apprentissage réussi ou à une tension psychologique (Karasek, 1976, 1979). Ce modèle a ensuite été testé sur un échantillon représentatif de la population suédoise (Karasek, 1976) pour prédire à la fois les symptômes de pathologie ou de détente et les corrélats de comportement politique du contexte psychosocial de l’emploi. Les hypothèses ont été confirmées dans ces deux domaines, bien que ces résultats comportent encore de nombreuses sources de confusion. Peu après ces confirmations empiriques, deux autres formulations conceptuelles conformes au modèle «exigences/autonomie» ont vu le jour, qui confirmaient la solidité de ces hypothèses générales. Seligman (1975) a observé des cas de dépression et d’impuissance acquise dans des situations de contraintes extrêmes associées à une faible autonomie. Csikszentmihalyi (1975) a remarqué parallèlement que des situations impliquant  à  la  fois  des  défis  psychologiques  et  un  niveau élevé de qualifications étaient vécues comme une «expérience active». Grâce à ce modèle, on a pu résoudre certains paradoxes mis en évidence par les études sur la satisfaction au travail et sur la tension mentale (Karasek, 1979). On a pu expliquer, par exemple, pourquoi certaines charges de travail qualifiantes ne provoquent pas de tension (parce qu’elles traduisent aussi la libre utilisation par l’individu de ses compétences). C’est à partir de 1979 que le modèle a commencé à être largement accepté par d’autres chercheurs, après que des cardiopathies ischémiques eurent été fréquemment prédites empiriquement avec l’aide de Tores Theorell, médecin ayant une longue expérience de l’épidémiologie cardio-vasculaire.

La seconde intégration du modèle «exigences/autonomie» et de la réponse physiologique

Des recherches complémentaires ont permis un second niveau d’intégration reliant le modèle «exigences/autonomie» à la réponse physiologique3. Les progrès de la recherche physiologique avaient permis d’identifier deux schémas d’adaptation d’un organisme à son environnement. La réaction de lutte ou de fuite étudiée par Cannon (1914) est surtout associée à une stimulation médullosurrénale et à la sécrétion d’adrénaline. Ce schéma, qui se conjugue avec une activation sympathique du système cardio-vasculaire, constitue clairement un mode de réponse actif et énergique dans lequel l’organisme humain est capable d’utiliser une énergie métabolique maximale afin de supporter l’effort mental et physique nécessaire pour échapper à des dangers majeurs menaçant sa survie. Dans le second schéma de réponse physiologique, la réponse corticosurrénale est une réaction à la défaite ou à la fuite dans une situation qui ne laisse guère de possibilité de victoire. Les recherches de Selye (1936) sur le stress portaient sur la réponse corticosurrénale d’animaux soumis à des stress, mais se trouvant en situation passive (les animaux étaient retenus pendant qu’ils étaient stressés et n’étaient donc pas dans une situation de lutte ou de fuite). Henry et Stephens (1977) décrivent ce comportement comme une défaite ou une perte de liens sociaux qui conduit au retrait et à la soumission dans les interactions sociales.

3 Ce sont les observations de Dement (1969) qui ont conduit à développer en 1974 l'hypothèse de la tension psychologique dans le modèle «exigences/autonomie». Cet auteur a ainsi montré que la relaxation vitale liée aux rêves du sommeil paradoxal était inhibée chez les chats privés de sommeil et «assujetis» à des stress psychologiques extrêmes. Les effets combinés des facteurs de stress et d'une faible maîtrise sur l'environnement étaient les éléments déterminants de l'apparition de ces phénomènes. Les répercussions négatives en termes de perturbation mentale furent catastrophiques et ont conduit à une incapacité de coordonner la plupart des processus physiologiques élémentaires.

Au début des années quatre-vingt, Frankenhaeuser (1986) a démontré la cohérence entre ces deux schémas de réponse physiologique et les principales hypothèses du modèle «exigences/autonomie», ce qui a permis d’établir un lien entre la réponse physiologique, la situation sociale et la réponse émotionnelle. Dans les situations de forte tension, le cortisol libéré par le cortex surrénal tout comme l’adrénaline médullosurrénale sont sécrétés en abondance, alors qu’en présence d’un facteur de stress contrôlable et prévisible, seule la sécrétion d’adrénaline est élevée (Frankenhaeuser, Lundberg et Forsman, 1980). Cela démontre que la réponse psychoendocrinienne est très différenciée selon le contexte. Frankenhaeuser a utilisé un modèle bidimensionnel présentant la même structure que le modèle «exigences/autonomie», mais comportant plusieurs dimensions pour personnaliser la réponse émotionnelle. L’«effort» décrit l’activation médullosurrénale (ce qui correspond aux exigences dans le modèle «exigences/autonomie») et la «détresse» décrit la stimulation corticosurrénale (ce qui correspond à l’absence de latitude décisionnelle dans le modèle «exigences/autonomie»). Les catégories de réponses émotionnelles de Frankenhaeuser illustrent bien le lien entre l’émotion et la réponse physiologique mais, sous cette forme, le modèle «exigences/autonomie» ne montre pas clairement la relation entre la sociologie du travail et la réponse physiologique, qui était un autre point fort du modèle.

L’intégration de la théorie du stress fondée sur la personnalité: la version dynamique du modèle «exigences/autonomie»

L’un des buts que poursuivait le développement du modèle «exigences/autonomie» était de trouver une alternative à l’explication socialement conservatrice selon laquelle ce serait la perception de la situation par l’individu ou ses réactions qui seraient les causes principales du stress — ce que prétendaient certaines des théories du stress fondées sur la personne. Il est difficile, par exemple, d’accepter, sur la base de ces théories, que la plupart des réactions de stress se développent parce que les types de personnalités tendent en général à donner une mauvaise interprétation aux facteurs de stress du monde réel ou à réagir à ces facteurs de manière excessive, et que les personnalités de ce type peuvent être identifiées par de simples tests. En fait, la preuve de ces effets de la personnalité a été au mieux mêlée à toutes les mesures, même les plus courantes (encore que l’on ait pu identifier un type de personnalité qui refuse le stress — l’alexithymique) (Henry et Stephens, 1977). C’est ainsi que le profil comportemental de type A a été, à l’origine, interprété comme la tendance d’un individu à choisir des activités stressantes, mais la recherche préfère aujourd’hui y voir une personnalité à tendance colérique (Williams, 1987). La réponse colérique pourrait bien entendu inclure une forte réaction à l’environnement. Une version générale de la théorie de la personnalité peut être trouvée dans le modèle d’adéquation «personne-environnement» (Van Harrison, 1978) qui postule qu’une bonne adéquation entre l’individu et son environnement réduit le stress. Là aussi, il a été difficile de déterminer les caractéristiques personnelles à mesurer. Il n’en reste pas moins que les approches fondées sur la réponse individuelle ou la personnalité ont pris en compte les faits évidents suivants: a)  que les perceptions individuelles constituent une bonne part du processus par lequel l’environnement influe sur l’individu; et b) que la réponse des individus à l’environnement varie dans le temps. Ces réflexions ont abouti à la mise au point d’une version du modèle «exigences/autonomie» intégrant une dynamique temporelle, les facteurs d’environnement et les éléments de la personnalité.

La version dynamique du modèle «exigences/autonomie» (voir figure 34.3) intègre les effets de l’environnement et certains phénomènes liés à la personne tels que le développement de la confiance en soi ou l’épuisement à long terme. Pour procéder à cette intégration, elle pose deux hypothèses combinées sur les mécanismes initiaux de tension et d’apprentissage: a) le stress inhibe l’apprentissage; et b) l’apprentissage peut, à long terme, inhiber le stress. Selon la première hypothèse, une forte tension peut inhiber la capacité normale de relever un défi et, donc, interdire tout nouvel apprentissage. Cet état peut résulter d’une tension psychologique accumulée de longue date et qui se reflète dans les mesures des paramètres personnels (voir figure 34.3, diagonale B). Selon la seconde hypothèse, tout nouvel apprentissage peut donner une impression de maîtrise ou de confiance, qui est un paramètre de la personnalité. Cette impression peut, à son tour, atténuer la perception des événements stressants et permettre une meilleure maîtrise de la situation (voir figure 34.3, diagonale A). Ainsi, avec le temps, les facteurs environnementaux conditionnent en partie la personnalité et, par la suite, les effets de l’environnement sont atténués par les orientations ainsi données antérieurement à la personnalité. Le modèle ainsi élargi pourrait inclure des mesures plus précises de la réponse individuelle, à savoir le sentiment de maîtrise, le refus, l’alexithymie, l’anxiété intrinsèque, les tendances colériques, l’abattement, l’épuisement professionnel, les effets cumulatifs des facteurs de stress de l’existence et les éventuelles composantes comportementales de type A.

Figure 34.3 Relations dynamiques entre la tension ou l'apprentissage et l'évolution de la personnalité

Figure 34.3

Le modèle dynamique engendre la possibilité de deux spirales comportementales dynamiques de longue durée. La dynamique comportementale positive s’enclenche grâce à un contexte professionnel actif, une impression accrue de maîtrise et une plus grande capacité de faire face au stress inhérent à la profession. Tout cela réduit d’autant l’anxiété accumulée et renforce la capacité d’accepter de nouveaux apprentissages, ce qui entraîne des évolutions positives de la personnalité et une amélioration du bien-être. La dynamique comportementale négative commence par un contexte professionnel à forte tension, une importante tension résiduelle accumulée et une capacité réduite d’accepter les défis de l’apprentissage. Il en résulte une diminution de la confiance en soi et une perception exacerbée du stress, d’où une évolution négative de la personnalité et une diminution du bien-être. En 1990, Karasek et Theorell ont étudié ces mécanismes constitutifs secondaires, mais le modèle n’a pas été testé dans son intégralité. Les recherches sur l’«épuisement vital» qui étudient l’évolution des réponses aux aléas de l’existence (Appels, 1990) et les méthodes de mesure de l’«auto-efficacité» de Bandura (1977), qui intègrent le développement des compétences et de la confiance en soi, constituent deux axes de recherche prometteurs qui seraient faciles à intégrer aux travaux sur le modèle «exigences/autonomie».

La dynamique systémique du stress physiologique dans le modèle «exigences/autonomie»

Une étape indispensable dans les recherches sur le modèle «exigences/autonomie» est de décrire de façon plus exhaustive les processus physiologiques qui conduisent à la maladie. De plus en plus, la réaction physiologique est comprise comme une réponse systémique complexe. La physiologie de la réaction humaine au stress, dans le comportement de fuite ou de lutte par exemple, correspond à une combinaison hautement intégrée de plusieurs modifications: débit cardio-vasculaire, régulation par le tronc cérébral, interaction respiratoire, contrôle limbique de la réponse endocrinienne, activation corticale générale et circulation périphérique. Selon toute probabilité, le concept de stress est celui qui s’applique le mieux aux systèmes complexes impliquant de multiples sous-systèmes interactifs et une causalité multiforme4. Parallèlement à cette nouvelle perspective de la dynamique des systèmes en physiologie, de nombreuses maladies ont été définies comme des dérèglements systémiques (Henry et Stephens, 1977; Weiner, 1977) et différents travaux ont étudié la traduction des ajustements multifactoriels et chronodépendants dans l’équilibre systémique ou, à l’inverse, l’absence de tels ajustements («chaos»).

4 Dans les modèles de stress, les relations causales sont plus complexes qu'une simple relation univoque de cause à effet, comme c'est les cas dans les sciences pures: il peut exister de nombreuses causes qui s'accumulent pour produire un seul effet, mais une cause unique (facteur de stress) peut ainsi avoir de multiples effets ou conséquences à retardement.

Si l’on interprète ces observations d’après un modèle «exigences/autonomie» «généralisé», on pourrait dire que le stress recouvre un déséquilibre du système dans son ensemble, même si certaines parties peuvent rester fonctionnelles. Tout organisme doit avoir des mécanismes de contrôle pour coordonner les actions des différents sous-systèmes (cerveau, cœur et système immunitaire). Le stress (ou la tension professionnelle) serait une surcharge du système de contrôle de l’organisme lorsque celui-ci tente de maintenir un fonctionnement intégré face à des défis trop nombreux (exigences élevées) et que la capacité du système d’assurer un contrôle intégré de ses sous-mécanismes est défaillante (forte tension). Pour rétablir l’ordre dans cet environnement chaotique, les systèmes internes de contrôle physiologique doivent faire en sorte de maintenir une régularité physiologique coordonnée (une fréquence cardiaque constante, par exemple), malgré des exigences contextuelles irrégulières. Lorsque la capacité de contrôle de l’organisme est épuisée au terme d’un travail d’«organisation» excessif (par analogie avec la thermodynamique, on pourrait parler de faible entropie), toute exigence supplémentaire entraîne une fatigue extrême ou une tension invalidante. Par ailleurs, tout organisme doit mettre périodiquement ses systèmes de contrôle au repos pendant les périodes de sommeil ou de relaxation (désordre sans tension ou forte entropie) pour être capable de faire face aux tâches de coordination suivantes. Le processus de coordination du système ou ses tentatives de relaxation risquent d’être inhibés lorsqu’un schéma d’action optimal ne peut être suivi, c’est-à-dire lorsque le système ne peut se contrôler lui-même ou trouver un équilibre interne satisfaisant. En règle générale, l’absence de contrôle peut correspondre à une diminution de la capacité qu’a l’organisme de mobiliser l’ensemble de ses mécanismes adaptatifs pour maintenir un équilibre physiologique face aux exigences, ce qui conduit à long terme à une surcharge et à un risque de maladie. Il s’agit là d’un axe intéressant pour les recherches physiologiques futures sur le modèle «exigences/autonomie».

L’une des conclusions que l’on devrait pouvoir confirmer est que si le modèle «exigences/autonomie» prédit la mortalité cardio-vasculaire, aucun facteur unique de risque traditionnel ni aucun indicateur physiologique isolé ne peut être considéré comme étant la cause principale de cette pathologie. Les travaux futurs indiqueront peut-être si «les défaillances de la dynamique des systèmes» constituent une explication.

Les implications macrosociales du modèle «exigences/autonomie»

Les modèles qui couvrent plusieurs domaines de recherche permettent de faire des prédictions plus larges sur les conséquences pour la santé des institutions sociales mises en place par l’être humain. Ainsi, Henry et Stephens (1977) ont observé que, dans le monde animal, les contraintes psychologiques résultent des responsabilités «sociales» qu’impliquent la recherche de nourriture et d’abri pour la famille, ainsi que l’élevage et la protection des jeunes; on imagine mal des situations où des contraintes accrues seraient associées à un isolement social. Dans l’univers humain, en revanche, le travail est organisé de telle manière que des contraintes peuvent exister en dehors de toute appartenance sociale. En fait, selon les principes de gestion scientifique du travail élaborés par Frederick Taylor (1911) [1967], le renforcement des contraintes professionnelles devrait souvent intervenir isolément sous peine de voir les travailleurs se révolter contre le processus et revenir à des rapports sociaux sources de pertes de temps! Cet exemple montre non seulement l’utilité d’un modèle intégré, mais aussi la nécessité de mieux appréhender les divers aspects sociaux du stress humain (en ajoutant, par exemple, une dimension de soutien social au modèle «exigences/autonomie»).

Cette compréhension intégrée et socialement étayée du stress humain est particulièrement nécessaire pour comprendre l’évolution économique et politique future. Des modèles moins exhaustifs peuvent, à cet égard, être sources d’erreurs. Ainsi, d’après le modèle cognitif qui a dominé les débats sur l’évolution future de la société et du monde du travail (l’orientation des qualifications professionnelles, la vie dans la société de l’information, etc.), l’individu a toute liberté d’interpréter, c’est-à-dire de reprogrammer, sa perception des événements réels du monde comme étant stressants ou non stressants. Sur le plan social, cela signifie que, littéralement, nous pouvons concevoir l’organisation sociale qui nous convient et devons prendre la responsabilité de nous adapter au stress qu’elle peut entraîner. Cependant, de nombreuses conséquences physiologiques du stress sont liées au «cerveau émotionnel» du système limbique, dont la structure déterministe a ses limites quant aux réponses à des exigences d’ordre général. Ce système n’est certainement pas reprogrammable indéfiniment comme le montrent clairement les études sur le syndrome de stress post-traumatique (Goleman, 1995). Faire abstraction des limites du système limbique, et de l’intégration émotionnelle et sociale, risque d’entraîner toute une série très moderne de conflits fondamentaux pour le développement de l’humain. Nous risquons en effet de mettre au point des systèmes sociaux fondés sur les remarquables capacités cognitives de notre cortex cérébral, mais imposant une surcharge intolérable aux fonctions cérébrales limbiques plus élémentaires: perte des liens sociaux, manque de moyens de maîtrise des tâches et «vue d’ensemble» limitée. En somme, il semble que nous courons le risque d’organiser le travail selon des schémas qui sont inadaptés à nos caractéristiques sociobiologiques. Ces résultats ne proviennent pas seulement de modèles scientifiques incomplets, ils favorisent aussi les processus sociaux inadéquats qui servent les intérêts de certains groupes détenteurs du pouvoir social au prix, pour d’autres groupes, de nouveaux dysfonctionnements sociaux et personnels.

La classe sociale et les paramètres psychosociaux de l’emploi

Dans bien des cas, les facteurs individuels de stress peuvent être modélisés comme résultant de processus sociaux dynamiques et politico-économiques plus généraux. Aussi, est-il nécessaire d’établir des liens théoriques avec des concepts tels que la classe sociale. L’évaluation des rapports entre le statut social et la maladie renvoie aux relations qui peuvent exister entre les facteurs psychosociaux du modèle «exigences/autonomie» et les paramètres sociaux généraux du type «classe sociale». La latitude décisionnelle dont on dispose dans le travail est en corrélation évidente avec la formation reçue et avec d’autres paramètres liés à la classe sociale. La prise en compte de la classe sociale permet traditionnellement d’évaluer les effets du revenu et de la formation, mais ceux-ci opèrent selon d’autres mécanismes que les paramètres psychosociaux du modèle «exigences/autonomie». Il faut souligner que, dans les populations nationales, le concept de tension professionnelle est pratiquement orthogonal à la plupart des paramètres liés à la classe sociale (bien que la dimension actif/passif soit en corrélation étroite avec la classe sociale chez les salariés de statut élevé) (Karasek et Theorell, 1990). La faible marge de manœuvre propre aux emplois subalternes paraît une meilleure explication de la tension psychologique que l’opposition traditionnelle entre travail physique et travail intellectuel utilisée pour distinguer les emplois manuels des emplois de bureau. En fait, la fatigue physique courante chez les ouvriers, dans certaines circonstances, a un effet protecteur contre la tension psychologique. Bien que la tension dans le travail soit plus fréquente dans les emplois subalternes, les paramètres psychosociaux de l’emploi configurent, à cet égard, un profil de risque passablement indépendant des paramètres que l’on a continué d’associer à la classe sociale.

Bien que certains auteurs aient suggéré que les relations observées entre l’emploi et la maladie dans le cadre du modèle «exigences/autonomie» reflètent simplement des différences de classe sociale (Ganster, 1989; Spector, 1986), une analyse des données disponibles conduit à rejeter ce point de vue (Karasek et Theorell, 1990). En effet, la plupart des recherches liées au modèle «exigences/autonomie» ont aussi analysé la classe sociale, et il apparaît que les corrélations établies persistent à l’intérieur des différents groupes sociaux. Ces corrélations sont cependant plus systématiques dans le monde ouvrier alors qu’elles varient d’une étude à l’autre chez les employés de bureau (voir ci-après «La tension professionnelle et les maladies cardio-vasculaires») et qu’elles sont un peu moins marquées pour les activités autonomes (il est cependant indéniable qu’au plus haut niveau de l’échelle la prise de décisions peut en soi devenir une contrainte très importante).

Dans la mesure où les paramètres traditionnels liés à la classe sociale présentent souvent une corrélation moins marquée avec le désarroi psychologique et les problèmes de santé que ne l’indique le modèle «exigences/autonomie», de nouvelles conceptions ont pu être avancées à cet égard. Karasek et Theorell (1990) ont défini de nouveaux groupes de salariés avantagés ou désavantagés sur le plan psychosocial, où les «perdants» effectuent des travaux bureaucratiques et routiniers et les «gagnants» des travaux hautement créatifs et intellectuellement enrichissants. Cette définition va dans le sens de la nouvelle conception propre à la «société de l’information» d’une production industrielle fondée sur les qualifications et d’une nouvelle perspective sur la politique des classes sociales.

Les aspects méthodologiques

L’objectivité de la mesure des paramètres psychosociaux de l’emploi

La plupart des données sur les caractéristiques psychosociales du travail ont été obtenues à l’aide de questionnaires d’autoévaluation, car cette méthode est simple et permet aussi d’analyser les concepts clés lorsqu’il s’agit de redéfinir les postes (Hackman et Oldham, 1975; questionnaire de Karasek sur le contenu du travail, 1985; questionnaire suédois de Statshalsan). Bien qu’ils visent à mesurer objectivement le poste, ces questionnaires évaluent inévitablement certaines des caractéristiques du poste telles que les perçoit le travailleur. D’où une certaine subjectivité dans l’autoévaluation de variables dépendantes telles que la dépression, l’épuisement et l’insatisfaction. L’une des solutions à ce problème consiste à regrouper les réponses individuelles par groupes professionnels placés dans des situations similaires (Kristensen, 1995). C’est cette méthode qui est à la base des systèmes et analyses les plus courants des relations entre les professions et les caractéristiques psychosociales du travail (Johnson et coll., 1996).

Nous disposons aussi d’informations qui permettent d’apprécier la validité objective des échelles d’autoévaluation psychosociale. Les corrélations entre les données d’autoévaluation et les informations fournies par les experts sont généralement supérieures ou égales à 0,70 pour la latitude décisionnelle, et nettement moins élevées pour les contraintes professionnelles (0,35) (Frese et Zapf, 1988). Les fortes variations entre professions que l’on constate dans les échelles d’évaluation de la latitude décisionnelle (40 à 45%) confirment aussi la validité objective de cette méthode et correspondent assez bien aux 21% de variation pour le revenu et aux 25% pour l’effort physique, qui sont des facteurs connus pour varier considérablement d’une profession à l’autre (Karasek et Theorell, 1990). La variance interprofessionnelle n’est cependant que de 7% pour les contraintes psychologiques et de 4% pour le soutien social, ce qui laisse la place à une large composante individuelle dans l’autoévaluation de ces paramètres.

Il serait souhaitable de disposer de stratégies d’évaluation plus objectives. Certaines méthodes d’appréciation objective bien connues sont compatibles avec le modèle «exigences/autonomie» (pour la latitude décisionnelle, voir Volpert et coll., 1983). Cependant, les observations des experts posent aussi des problèmes: elles sont onéreuses et longues à réaliser et ne procurent manifestement pas de meilleurs résultats pour l’évaluation des interactions sociales. Le concept même d’évaluation par un expert comporte également des biais théoriques, car il est beaucoup plus facile de mesurer le travail observable et répétitif d’un ouvrier sur une chaîne de montage que les multiples activités d’un cadre de direction ou d’un spécialiste de haut niveau. Ainsi, l’objectivité des mesures psychosociales est inversement proportionnelle au pouvoir de décision de l’individu.

Quelques données empiriques à l’appui du modèle «exigences/autonomie»

La tension professionnelle et les maladies cardio-vasculaires

Les relations entre la tension professionnelle et les pathologies cardiaques constituent le plus large fondement empirique du modèle. Schnall, Landsbergis et Baker (1994), Landsbergis et coll. (1993), ainsi que Kristensen (1995), ont publié des analyses exhaustives sur ce point. L’article de Schnall, Landsbergis et Baker (1994) (mis à jour par Landsbergis, dans une communication personnelle, automne 1995) indique en résumé que sur 22 études, 16 ont confirmé une relation entre la tension professionnelle et la mortalité cardio-vasculaire, et cela selon des méthodologies très différentes: 7 études de cohortes (sur 11), 2 études transversales (sur 3), 4 études cas-témoins (sur 4) et 3 études faisant appel à des indices symptomatologiques (sur 3). La plupart des études négatives ont porté sur des populations plus âgées (sujets de plus de 55 ans le plus souvent, parfois retraités depuis longtemps) et reposaient essentiellement sur des données professionnelles combinées qui réduisent certes au minimum les biais d’autoévaluation, mais n’ont qu’une faible valeur statistique. L’hypothèse de la tension professionnelle, pour la prédiction des maladies cardio-vasculaires, semble mieux confirmée pour les ouvriers que pour les employés de bureau (Marmot et Theorell, 1988). La mesure traditionnelle des facteurs de risque de maladies cardio-vasculaires telles qu’hypercholestérolémie, tabagisme et même hypertension artérielle n’a révélé à ce jour que des effets non systématiques ou mineurs liés à la tension professionnelle. Les méthodes plus perfectionnées (mesures tensionnelles ambulatoires) donnent cependant des résultats nettement positifs (Theorell et Karasek, 1996).

Les relations entre la tension professionnelle et le désarroi/absentéisme

Les données concernant les troubles psychologiques ont été passées en revue par Karasek et Theorell (1990). La plupart des études confirment une relation avec la tension professionnelle. Dans un certain nombre de pays, elles ont porté sur des populations à représentativité générale ou nationale. Même si certaines études incluent l’analyse du contexte professionnel par un observateur objectif et s’il existe également des études longitudinales, les recherches sont fréquemment limitées par un protocole transversal et par des questionnaires d’autoévaluation de la tension professionnelle et psychologique, ce qui est difficile à éviter. Certains auteurs estiment que la tendance personnelle à un affectif négatif accentue le rapport entre le travail et la tension mentale (Brief et coll., 1988), mais cela ne s’applique pas nécessairement à certains résultats incontestables sur l’absentéisme (North et coll., 1996; Vahtera, Uutela et Pentti, 1996). Dans certaines études, les relations sont très étroites et elles reposent parfois sur un système de liens qui réduit au minimum les biais potentiels de l’autoévaluation (au risque d’une diminution de la valeur statistique). Ces études confirment les relations plus ou moins marquées qui existent pour toute une série d’aboutissements de la tension psychologique, à savoir les formes modérément sévères de dépression, d’épuisement, d’abus de substances toxiques et d’insatisfaction personnelle ou professionnelle. On note aussi des différences dans les affects négatifs selon les paramètres du modèle «exigences/autonomie» que l’on considère. L’épuisement, la course contre la montre ou simplement l’impression de stress dépendent plus étroitement des contraintes psychologiques et sont plus marqués dans les postes de direction et les fonctions de haut niveau. Les symptômes de tension plus graves tels que la dépression, la sous-estimation de soi et les maladies somatiques semblent plus étroitement liés à une faible latitude décisionnelle, ce problème étant plus visible encore chez les travailleurs occupant des postes subalternes.

La tension professionnelle, les affections de l’appareil locomoteur et les autres troubles chroniques

Les preuves de l’utilité du modèle «exigences/autonomie» sont multiples dans d’autres domaines (Karasek et Theorell, 1990). Bongers et coll. (1993) et d’autres chercheurs (Leino et Hänninen, 1995; Faucett et Rempel, 1994) ont analysé les prédictions au niveau des maladies professionnelles de l’appareil locomoteur, dans le cadre de 27 études. Ce travail confirme le pouvoir prédictif du modèle «exigences/autonomie», notamment pour les affections intéressant les extrémités supérieures. Des études réalisées par Fenster et coll. (1995), ainsi que par Brandt et Nielsen (1992), ont aussi mis en évidence des relations entre les problèmes de grossesse et la tension professionnelle.

Résumé et perspectives d’avenir

Le modèle «exigences/autonomie/soutien social» a suscité de nombreuses recherches ces dernières années. Il a contribué à prouver en particulier l’importance des paramètres sociaux et psychologiques dans la structure des emplois d’aujourd’hui en tant que causes possibles des maladies et des situations sociales les plus éprouvantes de notre société industrielle. Les données empi-riques ont largement confirmé la relation qu’il avait mise en évidence entre des conditions professionnelles défavorables (notamment une faible latitude décisionnelle) et les cardiopathies ischémiques.

Il reste cependant difficile de déterminer avec précision ceux des aspects des contraintes psychologiques ou de la latitude décisionnelle qui revêtent le plus d’importance dans ce modèle et pour quelles catégories de travailleurs. Seule une explication plus approfondie que celle qu’offre le modèle quant aux effets physiologiques et microcomportementaux des contraintes psychologiques, de la latitude décisionnelle et du soutien social permettrait de répondre à ces questions. Il sera aussi nécessaire de tester parallèlement la version dynamique du modèle incluant les hypothèses sur la dimension actif/passif. Les futures recherches sur le modèle «exigences/autonomie» gagneraient en utilité si elles se fondaient sur un ensemble élargi d’hypothèses bien structurées, développées à partir d’une intégration avec d’autres domaines de l’intellect ainsi qu’il a été indiqué plus haut (Karasek et Theorell, 1990). Les hypothèses sur la dimension actif/passif, notamment, ont été trop peu explorées dans la recherche sur leurs conséquences pour la santé.

D’autres progrès sont également nécessaires, en particulier sous la forme de nouvelles approches méthodologiques des contraintes psychologiques. De même, il serait bon de procéder à de nouvelles études longitudinales, de trouver les moyens d’éliminer la subjectivité des autoévaluations et de concevoir de nouvelles technologies de suivi physiologique. A un niveau plus général, il faudrait aussi que le modèle intègre plus clairement les facteurs professionnels macrosociaux tels que l’influence du travailleur sur les décisions de la collectivité et de l’entreprise ou le soutien qu’il en reçoit, les difficultés de communication et les problèmes d’insécurité de l’emploi et du revenu. Les liens avec la notion de classe sociale, la validité du modèle pour les femmes et la structure des relations entre le travail et la famille devraient être étudiés plus en détail. De nouveaux protocoles devront être mis au point pour l’étude des groupes sociaux qui occupent des emplois précaires et subissent les niveaux de stress les plus élevés. Cet aspect est d’autant plus important que la mondialisation de l’économie transforme la nature des relations professionnelles. Avec les contraintes qui en découlent, de nouvelles «macromesures» sont à concevoir pour tester la diminution de la maîtrise locale et l’intensification des activités professionnelles, ce qui ne peut que confirmer toute l’utilité pour l’avenir de la version de base du modèle «exigences/autonomie».

LE SOUTIEN SOCIAL: UN MODÈLE INTERACTIF DU STRESS

Kristina Orth-Gomér

La notion de stress

Plusieurs définitions ont été formulées depuis que cette notion a été évoquée et décrite pour la première fois par Hans Selye (1960), mais pas une n’a vraiment réussi à rendre ce que la plupart des chercheurs entendent comme étant l’essence même du concept de stress.

Cette absence de consensus sur une définition commune et généralement acceptable du stress a sans doute plusieurs explications. L’une d’elles est peut-être que ce concept est si répandu et a été utilisé dans des situations et des contextes si différents et par tant de chercheurs, de professionnels et de profanes qu’il est devenu impossible de s’accorder sur une définition commune. Une autre explication est peut-être aussi qu’il n’existe en fait aucune base empirique qui permettrait de retenir une définition à laquelle tout le monde souscrirait. Le concept de stress est peut-être à ce point diversifié qu’il ne peut appréhender à lui seul l’ensemble du phénomène. Une chose est sûre, c’est que pour analyser les effets du stress sur la santé, cette notion doit inclure plusieurs composantes. La définition de Selye portait sur la réaction physiologique de lutte ou de fuite face à une menace ou à un défi émanant de l’environnement. Cette définition était donc limitée à la réponse physiologique individuelle. Dans les années soixante, on s’est tout particulièrement intéressé aux événements dits de l’existence, c’est-à-dire aux principales expériences «stressantes» qui surviennent dans la vie d’une personne. Holmes et Rahe (1967) ont pu démontrer qu’une accumulation d’événements de ce genre était préjudiciable à la santé. Ces effets ont surtout été mis en évidence par des études rétrospectives, mais il a été plus difficile d’en confirmer les résultats de façon prospective (Rahe, 1988).

Au cours des années soixante-dix, un autre concept a été introduit dans l’approche théorique, celui de la vulnérabilité ou de la résistance de l’individu exposé à des stimuli stressants. Cassel (1976) a émis l’hypothèse que la résistance de l’hôte était un facteur clé de la manifestation du stress ou de ses effets sur la santé. Le fait que cette résistance n’ait pas été prise en considération dans bon nombre d’études est peut-être à l’origine des nombreux résultats incohérents et contradictoires obtenus quant aux effets du stress sur la santé. Selon Cassel, deux facteurs étaient essentiels pour déterminer le degré de résistance de l’hôte: sa capacité d’adaptation et ses appuis sociaux.

La définition à laquelle on est parvenu aujourd’hui va bien au-delà des réactions physiologiques au stress de Selye. Elle inclut en effet les répercussions de l’environnement social (événements de l’existence, par exemple) et la capacité de résistance ou la vulnérabilité de l’individu exposé à ces événements.

Dans le modèle «stress-maladie» proposé par Kagan et Levi (1971), plusieurs distinctions sont faites entre différentes composantes (voir figure 34.4), à savoir:

Figure 34.4 Composantes du stress dans le modèle «stress-maladie» de Kagan et Levi (1971)

Figure 34.4

Il est important de noter que, contrairement à ce que pensait Selye, les effets somatiques des facteurs de stress empruntent plusieurs voies physiologiques. En effet, outre la réaction sympathico-médullosurrénale initialement décrite, on a pu identifier le rôle de l’axe sympathico-corticosurrénal, qui pourrait être tout aussi important. On a également observé que la régulation neurohormonale parasympathique digestive a un effet compensateur qui atténue les effets nocifs du stress. Pour qu’un facteur de stress provoque ce type de réaction, il faut qu’il soit soumis à une influence négative du programme psychobiologique ou, en d’autres termes, qu’il existe une propension individuelle à réagir aux facteurs de stress. Cette propension individuelle est déterminée par des caractéristiques génétiques, mais aussi par l’expérience et l’acquis de la petite enfance.

Si les réactions physiologiques de stress sont sévères et suffisamment durables, elles peuvent finir par entraîner des états chroniques ou par être des précurseurs de maladies. Un exemple de précurseur de ce type est l’hypertension qui est souvent liée au stress et qui peut conduire à une affection somatique telle qu’un accident vasculaire cérébral ou une cardiopathie.

Un autre aspect important du modèle est l’anticipation, à chaque stade, des effets des variables interférentes, ce qui augmente encore la complexité du modèle. Cette complexité est illustrée par les boucles de rétroaction à toutes les étapes et pour tous les facteurs du modèle en direction de chaque autre étape ou facteur. Le modèle est donc complexe, mais n’en est-il pas ainsi de la nature?

Les données empiriques sur l’exactitude de ce modèle restent insuffisantes et peu explicites; toutefois, l’application du modèle interactif aux recherches sur le stress permettra d’approfondir le sujet. Grâce aux essais pratiques du modèle, nous serons peut-être en mesure de mieux prédire la maladie.

Données empiriques sur la résistance de l’hôte

Notre groupe de l’Institut Karolinska de Stockholm a axé ses dernières recherches sur les facteurs qui renforcent la résistance de l’hôte. Nous sommes partis de l’hypothèse que l’un de ces puissants facteurs était l’influence bénéfique qu’un soutien et des réseaux sociaux efficaces peuvent avoir sur la santé.

Nos premières recherches sur les effets des réseaux sociaux ont porté sur l’ensemble de la population suédoise étudiée à un niveau «macroscopique». En collaboration avec le Bureau central suédois des statistiques, nous avons pu évaluer les effets des interactions sociales autoévaluées sur l’évolution de la santé, en l’occurrence sur la survie (Orth-Gomér et Johnson, 1987).

Un échantillon aléatoire de la population suédoise adulte, constitué de 17 433 hommes et femmes, a répondu à un questionnaire portant sur leurs liens et réseaux sociaux. Ce questionnaire figurait dans deux des enquêtes conduites chaque année en Suède sur les conditions de vie et destinées à évaluer et à quantifier le bien-être de la nation, sur les plans matériel, social et psychologique. Sur la base de ce questionnaire, nous avons mis au point un indice global d’interactions sociales incluant le nombre de membres du réseau et la fréquence des contacts avec chaque membre. Sept sources de contacts ont été identifiées par une analyse factorielle: parents, fratrie, famille nucléaire (conjoint et enfants), parents proches, collègues, voisins, parents éloignés et amis. Les contacts avec chaque source ont été calculés et additionnés pour obtenir un indice global variant entre 0 et 106.

En confrontant les enquêtes sur les conditions de vie et le registre national des décès, nous avons pu étudier les effets de l’indice d’interactions sociales sur la mortalité. En subdivisant la population étudiée en tertiles en fonction de l’indice obtenu, nous avons constaté que le risque de mortalité était systématiquement plus élevé chez les hommes et les femmes du tertile inférieur que chez ceux des tertiles moyen et supérieur.

Le risque de décès est apparu quatre à cinq fois plus élevé dans le tertile inférieur que dans les autres tertiles, mais de nombreux autres facteurs peuvent expliquer cette relation, entre autres l’accroissement du risque de mortalité en fonction de l’âge. De même, le nombre de contacts sociaux diminue à mesure que l’on vieillit. Lorsqu’une personne est malade et handicapée, le risque de mortalité s’accroît et il est probable que l’étendue de son réseau social diminue. La morbidité et la mortalité sont aussi plus élevées dans les classes sociales inférieures, où les réseaux sociaux sont plus limités et les contacts moins nombreux. Ainsi, dans toute analyse, faut-il, entre autres facteurs, tenir compte au minimum des risques de décès. Même lorsque ceux-ci ont été pris en considération, on a constaté une augmentation statistiquement significative du risque (40%), liée au rétrécissement du réseau social chez les personnes situées dans le tiers inférieur de la population. Il est intéressant de noter que les personnes se trouvant dans le tertile supérieur ne bénéficiaient pas d’effets favorables sur la santé supérieurs à ceux du tertile moyen. Il est possible que des contacts très nombreux jouent à la fois un rôle générateur de tension et un rôle protecteur vis-à-vis des effets préjudiciables pour la santé.

Ainsi, sans même en savoir plus sur les facteurs de stress vécus par ces hommes et ces femmes, on peut conclure que les réseaux sociaux exercent un effet favorable sur la santé.

Ce paramètre ne peut cependant expliquer à lui seul les effets observés sur la santé. Il est probable que la façon dont un réseau fonctionne et le type de soutien apporté par ses membres sont plus importants que le nombre de personnes qui en font partie. Une interaction entre différents facteurs de stress est également possible. Ainsi, les effets du stress professionnel s’aggravent en l’absence de soutien social et de relations sociales au travail (Karasek et Theorell, 1990).

Pour analyser les problèmes d’interactions, des recherches ont été conduites en utilisant différentes mesures pour évaluer à la fois les aspects qualitatifs et quantitatifs du soutien social. Plusieurs résultats intéressants illustrent les effets sur la santé que l’on peut associer à l’appui social. Par exemple, dans une étude portant sur les cardiopathies (infarctus du myocarde et mort subite) dans une population de 776 hommes de 50 ans nés à Göteborg, choisis aléatoirement dans la population et en bonne santé lors de l’examen initial, le tabagisme et l’absence de soutien social sont apparus comme les principaux prédicteurs de maladie (Orth-Gomér, Rosengren et Wilhelmsen, 1993). L’hypertension, l’hyperlipidémie, le taux de fibrinogène et la sédentarité constituaient d’autres facteurs de risque.

La même étude a montré que les événements stressants n’étaient nocifs que chez les hommes qui ne bénéficiaient d’aucun soutien, notamment de l’appui affectif d’une épouse, de parents proches ou d’amis. Chez les hommes qui n’avaient eu aucun soutien et qui avaient subi plusieurs événements graves, la mortalité était cinq fois plus élevée que chez ceux qui avaient été très entourés (Rosengren et coll., 1993).

Un autre exemple d’effets interactifs est fourni par une étude portant sur des sujets cardiaques chez qui l’on a analysé certains facteurs psychosociaux tels que l’intégration sociale ou l’isolement ainsi que les indicateurs myocardiques de pronostic défavorable. Ces sujets ont été suivis sur une période de dix ans. Le type de personnalité et de comportement, notamment le schéma comportemental de type A, a également été évalué.

Le type comportemental par lui-même n’avait aucun effet sur le pronostic: 24% des hommes de type A sont décédés, contre 22% pour le type B. En revanche, l’étude des phénomènes interactifs et de l’isolement social a révélé un tout autre profil.

Il avait été demandé aux hommes participant à l’étude de noter dans un journal toute activité effectuée le soir et durant la fin de semaine, au cours d’une semaine normale. Ces activités ont été subdivisées en trois catégories selon qu’elles impliquaient un effort physique ou une relaxation, qu’elles étaient effectuées à domicile ou non, qu’elles étaient de type récréatif ou menées avec d’autres personnes. Parmi ces catégories, c’est l’absence d’activité récréative sociale qui constituait le principal prédicteur de mortalité. Les hommes qui ne participaient jamais à ce type d’activité (considérés comme socialement isolés dans l’étude) avaient un risque de mortalité d’environ trois fois supérieur à ceux qui étaient socialement actifs. De plus, les hommes de type A qui étaient socialement isolés présentaient un risque de mortalité encore plus élevé que ceux des autres catégories (Orth-Gomér, Undén et Edwards, 1988).

Ces études montrent qu’il est nécessaire de considérer plusieurs aspects de l’environnement psychosocial, les facteurs individuels et, bien évidemment, les mécanismes physiologiques de stress. Ces résultats démontrent également que le soutien de l’entourage est un facteur important dans les problèmes de santé liés au stress.

LES FACTEURS INHÉRENTS À L’EMPLOI

L’ADÉQUATION ENTRE L’INDIVIDU ET SON ENVIRONNEMENT

Robert D. Caplan

La théorie de l’adéquation personne-environnement (PE) offre un cadre conceptuel pour évaluer et prédire comment les caractéristiques du travailleur et du milieu de travail se combinent pour déterminer le bien-être et, à la lumière de ces informations, comment élaborer un modèle permettant d’identifier les possibilités d’intervention préventive. Plusieurs formules d’adéquation PE ont été proposées dont les plus connues sont celles de Dawis et Lofquist (1984), French, Rodgers et Cobb (1974), Levi (1972), McGrath (1976) et Pervin (1967). La théorie de French, Rodgers et Cobb, illustrée par la figure 34.5, peut être utilisée pour analyser les éléments conceptuels de la théorie de l’adéquation personne-environnement et leurs implications pour la recherche et son application.

Figure 34.5 Représentation schématique de la théorie de l'adéquation personne-environnement
(PE) de French, Rodgers et Cobb

Figure 34.5

L’adéquation peut être mauvaise par rapport aux besoins de l’individu (adéquation besoins-apports) ou aux exigences du poste (adéquation exigences-capacités) . La notion d’adéquation entre les besoins et les apports se réfère à la manière dont les moyens et opportunités du cadre professionnel répondent aux besoins du travailleur (désir de mettre à profit ses compétences et ses capacités, par exemple). La notion d’adéquation entre les exigences professionnelles et les capacités recouvre la manière dont les compétences et les capacités du travailleur lui permettent de répondre aux impératifs de l’emploi. Ces deux types d’adéquation peuvent même se chevaucher. Ainsi, une surcharge de travail peut entraîner une réponse incomplète aux exigences de l’employeur et compromettre également le besoin de l’employé d’en satisfaire d’autres.

Les concepts de personne (P) et d’environnement (E)

Les caractéristiques de la personne (P) incluent ses besoins et ses capacités. Les caractéristiques de l’environnement (E) englobent les apports et les possibilités de réponse aux besoins du travailleur ainsi que les exigences qui sollicitent ses capacités. Pour déterminer si P est égal, supérieur ou inférieur à E, la théorie exige que P et E soient quantifiés au moyen d’unités de mesure comparables. Dans les conditions idéales, P et E devraient être mesurés sur des échelles à intervalles identiques, comportant un point zéro réel. Ainsi, on pourrait évaluer l’adéquation PE pour la charge de travail d’une opératrice de saisie en mesurant à la fois le nombre de frappes par minute exigé par l’emploi (E) et la vitesse de frappe de l’opératrice (P). A défaut, les chercheurs utilisent souvent des échelles de type Likert, ce qui est moins satisfaisant. Par exemple, on pourrait évaluer le désir de maîtriser le rythme de travail (P), ainsi que le degré de maîtrise permis par la technologie mise en œuvre (E), en utilisant une échelle sur laquelle le 1 correspond à l’absence totale ou quasi totale de maîtrise, et le 5 à une maîtrise totale.

L’adéquation subjective ou objective

On entend par adéquation subjective la perception de P et de E par le travailleur, tandis que l’adéquation objective se réfère à des évaluations qui sont en théorie exemptes de biais subjectifs et d’erreurs. Dans la pratique, il existe toujours des erreurs de mesure, de sorte qu’il est impossible d’obtenir une image véritablement objective. Aussi, nombreux sont les auteurs qui préfèrent établir une distinction entre l’adéquation subjective et l’adéquation objective pour les besoins de leurs travaux en considérant comme objectives les mesures qui sont pratiquement, mais non totalement, exemptes de sources de biais et d’erreurs. Pour une dactylographe, par exemple, on peut évaluer l’adéquation objective PE en recherchant l’adéquation entre la vitesse de frappe à la minute exigée par l’emploi occupé (Eo) et les capacités de la personne, évaluées par un test objectif mesurant la vitesse de frappe (Po). L’adéquation PE subjective pourrait être appréciée en demandant à l’employée d’estimer sa vitesse de frappe par minute (Ps), ainsi que la vitesse exigée par l’emploi (Es).

Etant donné les difficultés de la mesure objective, la plupart des tests relevant de la théorie de l’adéquation PE n’ont utilisé que des mesures subjectives de P et de E (à l’exception du cas de figure présenté par Chatman, 1991). Ces mesures ont couvert toute une série de paramètres, dont l’adéquation aux responsabilités associées au travail et au bien-être des autres, à la complexité de l’emploi, aux surcharges quantitatives et à l’ambiguïté des rôles.

Les propriétés dynamiques du modèle d’adéquation PE

La figure 34.5 montre comment l’adéquation objective influence l’adéquation subjective qui, à son tour, a des effets directs sur le bien-être. Le bien-être est altéré par des réactions appelées tensions, qui constituent des facteurs de risque de maladies ultérieures. Ces tensions peuvent inclure des réactions émotionnelles (dépression, anxiété), physiologiques (cholestérol sérique, tension artérielle), cognitives (mauvaise image de soi, reproches envers soi-même ou envers les autres) ou comportementales (agression, changement de mode de vie, utilisation abusive de médicaments ou d’alcool).

D’après ce modèle, le niveau d’adéquation objective et ses variations par suite d’une intervention prévue ou de tout autre événement ne sont pas toujours perçus avec exactitude par le salarié, de sorte que des écarts apparaissent entre l’adéquation objective et l’adéquation subjective. Ainsi, un salarié peut ressentir une bonne ou une mauvaise adéquation alors que ce n’est objectivement pas le cas.

La mauvaise perception de l’intéressé peut provenir de deux sources. La première est l’entreprise qui, à dessein ou non, peut fournir des informations inadaptées sur l’environnement et le salarié (Schlenker, 1980). La seconde est le salarié lui-même qui peut ignorer les informations disponibles ou se défendre en déformant les informations objectives sur les exigences de l’emploi ou sur ses capacités et ses besoins. Taylor (1991) cite un exemple de ce type.

French, Rodgers et Cobb (1974) utilisent la notion de «défense» pour désigner les processus par lesquels le salarié déforme les composantes de l’adéquation subjective, Ps et Es, sans transformer les composantes homologues de l’adéquation objective, Po et Eo. Par extension, l’entreprise peut également s’engager dans des processus défensifs tels que l’occultation, le déni ou l’exagération, afin de modifier la perception qu’a le salarié de son adéquation subjective, sans transformer parallèlement l’adéquation objective.

Le concept d’adaptation est en revanche réservé aux réponses et aux processus qui visent à modifier et surtout à améliorer l’adéquation objective. Le salarié peut tenter de s’adapter en améliorant ses facultés objectives (Po) ou en modifiant les contraintes et les ressources objectives liées à l’emploi (Eo), par exemple en changeant d’activités ou de responsabilités. Par extension, l’entreprise peut également appliquer des stratégies d’adaptation pour améliorer l’adéquation PE objective. Ainsi, pour agir sur Eo et Po, une entreprise peut modifier les stratégies de sélection et de promotion, la formation et les définitions de postes.

Ces distinctions entre l’adaptation et la défense, d’une part, et l’adéquation objective et subjective, de l’autre, peuvent conduire à toute une série de questions pratiques et scientifiques sur les conséquences de l’adaptation et de l’attitude de défense, et sur les méthodes permettant de distinguer les effets de l’adaptation des effets de la défense sur l’adéquation PE. En partant de la base théorique, les réponses rationnelles à ces questions appellent des évaluations rationnelles de l’adéquation PE tant objective que subjective.

Les modèles statistiques

L’adéquation PE peut avoir des relations non linéaires avec la tension psychologique. La figure 34.6 illustre ce phénomène par une courbe en U. Le niveau minimal de tension psychologique sur la courbe est atteint lorsque les caractéristiques du salarié coïncident avec celles de l’emploi (P = E). La tension augmente lorsque les compétences ou les besoins du salarié sont inférieurs respectivement aux exigences ou aux possibilités offertes par l’emploi (P < E) ou les surpassent (P > E). Dans une étude sur une population de salariés couvrant 23 professions différentes, Caplan et coll. (1980) estiment qu’il existe une relation en U entre l’adéquation PE sur le plan de la complexité du travail et les symptômes dépressifs.

Figure 34.6 Relation hypothétique en U entre l'adéquation personne-environnement
et la tension psychologique

Figure 34.6

L’efficacité du modèle

Une série d’approches utilisées pour mesurer l’adéquation PE démontre le pouvoir prédictif du modèle sur le plan du bien-être et des résultats professionnels. Ainsi, une modélisation statistique précise a révélé que l’adéquation PE permettait de rendre mieux compte de la satisfaction professionnelle que la seule mesure de P ou de E (variance plus élevée de 6%) (Edwards et Harrison, 1993). Une série de sept études mesurant l’adéquation PE chez des comptables a fait apparaître que les corrélations entre P et E étaient supérieures en présence de résultats élevés (r  = 0,47 en moyenne contre 0,26 pour les personnes à résultats médiocres; Caldwell et O’Reilly, 1990). P a été évalué d’après les connaissances, compétences et aptitudes de la personne et E d’après les connaissances, compétences et aptitudes requises par l’emploi. Une mauvaise adéquation PE entre les résultats obtenus pour les comptables et ceux de l’entreprise a aussi permis de prédire une rotation importante du personnel (Chatman, 1991).

LA CHARGE DE TRAVAIL

Marianne Frankenhaeuser

La charge de travail et la fonction cérébrale

La connaissance des nécessités, des capacités et des limites humaines fournit un schéma directeur pour concevoir des conditions psychosociales propres à réduire le stress des salariés et à améliorer leur état de santé (Frankenhaeuser, 1989). Les recherches sur le cerveau et le comportement ont permis de déterminer les conditions dans lesquelles les résultats professionnels sont satisfaisants, et d’autres qui entraînent leur détérioration. Lorsque l’afflux des stimulations du monde extérieur tombe au-dessous d’un certain niveau critique et que les exigences du poste sont trop faibles, les individus ont tendance à relâcher leur attention, à s’ennuyer et à ne plus prendre d’initiatives. En revanche, lorsque les stimuli et les exigences sont excessifs, les individus perdent leur capacité d’intégrer les messages, ce qui s’accompagne d’une fragmentation des pensées et d’une altération de la faculté de jugement. Cette relation en U inversé entre la charge de travail et la fonction cérébrale représente un principe biologique fondamental qui comporte de nombreuses applications dans la vie professionnelle. Pour ce qui est de l’efficacité par rapport à la charge de travail, cela signifie que le fonctionnement mental optimal se situe à mi-chemin de l’échelle d’évaluation des contraintes professionnelles. Dans cette zone médiane, le niveau de défi est adéquat et le cerveau humain fonctionne efficacement. L’emplacement de la zone optimale varie selon les personnes, mais le plus important est qu’une grande partie de la population passe sa vie en dehors de cette zone optimale qui permettrait un développement personnel confinant aux potentialités maximales. Les capacités de ces personnes sont constamment sous-estimées ou exagérément sollicitées.

Il convient d’établir une distinction entre la surcharge quantitative qui implique un excédent de travail sur une période donnée et un déficit qualitatif lié à des tâches trop répétitives, peu variées et peu stimulantes (Levi, Frankenhaeuser et Gardell, 1986).

Les recherches ont permis de définir les critères d’un «travail satisfaisant» (Frankenhaeuser et Johansson, 1986; Karasek et Theorell, 1990). Selon ces critères, les salariés devraient être en mesure: a) d’exercer une influence et un contrôle sur leur travail; b) de replacer leur contribution dans un contexte plus large; c) d’avoir un sentiment d’intégration et d’appartenance sur leur lieu de travail; et d) de développer leurs aptitudes personnelles et leurs compétences professionnelles grâce à la formation permanente.

La surveillance des réponses biologiques en situation de travail

Tout salarié est soumis à diverses contraintes professionnelles dont la nature et l’intensité sont évaluées par le cerveau. Ce processus d’évaluation implique une mesure des exigences et de l’aptitude à y faire face. Toute situation perçue comme une menace ou un défi exigeant un effort important s’accompagne de la transmission de signaux entre le cerveau et la glande surrénale qui répond par une sécrétion d’adrénaline et de noradrénaline. Ces hormones de stress entretiennent la vigilance mentale et la forme physique. Lorsque la situation provoque des sensations d’incertitude et de désarroi, les messages cérébraux atteignent aussi le cortex surrénal qui sécrète le cortisol, une hormone qui joue un rôle important dans les défenses immunitaires de l’organisme (Frankenhaeuser, 1986).

Grâce au développement des techniques biochimiques qui permettent de déceler des quantités infimes d’hormones dans le sang, les urines et la salive, les recherches sur le travail font une place de plus en plus importante aux hormones de stress. A court terme, une élévation des hormones de stress est souvent bénéfique et rarement nocive. A long terme cependant, il peut en résulter des effets préjudiciables (Henry et Stephens, 1977; Steptoe, 1981). Des élévations fréquentes ou durables des concentrations d’hormones de stress au cours des activités quotidiennes peuvent entraîner des modifications structurelles des vaisseaux sanguins qui, à leur tour, peuvent déclencher une maladie cardio-vasculaire. En d’autres termes, la présence régulière de concentrations élevées d’hormones de stress doit être considérée comme un signal d’alarme indiquant que la personne est soumise à une tension excessive.

Les techniques biomédicales d’enregistrement permettent de surveiller les réponses de l’organisme au cours du travail, sans gêner les activités. Ces techniques ambulatoires permettent de trouver la cause d’une élévation de la pression artérielle, de la fréquence cardiaque ou de la tension musculaire. Il s’agit d’informations essentielles qui, associées au dosage des hormones de stress, ont aidé à identifier les facteurs nocifs ou protecteurs liés au contenu des tâches et à l’organisation du travail. Ainsi, la recherche des facteurs préjudiciables ou bénéfiques dans l’environnement professionnel peut utiliser l’intéressé lui-même comme échelle de mesure. C’est l’un des moyens grâce auxquels l’étude du stress humain et de l’adaptation peut permettre de définir des interventions et des techniques de prévention adaptées au lieu de travail (Frankenhaeuser et coll., 1989; Frankenhaeuser, 1991).

L’effet «amortisseur» de l’autonomie

Les données épidémiologiques et expérimentales confirment que l’autonomie et le pouvoir de décision sont d’importants facteurs «amortisseurs» qui aident les individus à travailler dur tout en appréciant leur emploi et en restant en bonne santé (Karasek et Theorell, 1990). L’autonomie permet de moduler le stress de deux manières soit en augmentant la satisfaction professionnelle et en réduisant, de ce fait, les réponses corporelles au stress, soit en encourageant un rôle actif et participatif. Une activité dans laquelle la personne peut exercer pleinement ses compétences renforce l’estime de soi. Bien qu’ils soient exigeants et prenants, les emplois de ce type peuvent aider à développer les compétences qui permettront de faire face à des charges de travail importantes.

Les concentrations d’hormones de stress varient en fonction des interactions entre les réponses émotionnelles positives ou négatives provoquées par la situation. Lorsque les contraintes sont vécues comme un défi positif et gérable, la sécrétion d’adrénaline est généralement élevée, tandis que le système de production du cortisol est au repos. Lorsque les sentiments négatifs et l’incertitude prédominent, les taux de cortisol et d’adrénaline augmentent. Il en résulte que la charge totale pour l’organisme, le «prix du travail», sera plus faible pour une activité exigeante, mais agréable, que pour un emploi moins exigeant mais fastidieux. Il semble que les faibles taux de cortisol qui caractérisent les situations maîtrisables expliquent les effets positifs de l’autonomie sur la santé. Ce mécanisme neuroendocrinien pourrait étayer les résultats épidémiologiques des enquêtes conduites dans plusieurs pays, selon lesquelles les contraintes professionnelles élevées et les surcharges de travail ont surtout des conséquences néfastes sur la santé lorsqu’elles sont associées à une marge de décision réduite (Frankenhaeuser, 1991; Karasek et Theorell, 1990; Levi, Frankenhaeuser et Gardell, 1986).

La charge de travail respective de l’homme et de la femme

Afin d’évaluer la charge de travail respective des hommes et des femmes, il faut modifier la notion de travail pour prendre en compte la charge de travail totale, soit l’ensemble des contraintes liées au travail rémunéré et non rémunéré. Cette notion inclut toutes les formes d’activité productive, c’est-à-dire «toute action productrice de biens et de services utilisés et valorisés par d’autres personnes» (Kahn, 1991). Ainsi, la charge totale de travail d’une personne inclut le travail normal et les heures supplémentaires, de même que les tâches domestiques, l’éducation des enfants, la charge de parents âgés ou malades et les activités bénévoles associatives ou syndicales. Selon cette définition, les femmes actives ont une charge de travail supérieure à celle des hommes, à tout âge et quelle que soit leur profession (Frankenhaeuser, 1993a, 1993b et 1996; Kahn, 1991).

Si la répartition des tâches domestiques entre hommes et femmes n’a pas changé, la situation professionnelle des femmes s’est radicalement transformée et leur charge de travail s’est alourdie, avec peu d’occasions de repos en fin de journée (Frankenhaeuser et coll., 1989). Tant que les relations causales entre la charge de travail, le stress et la santé n’auront pas été mieux étudiées, il faudra considérer les réactions de stress prolongées, observées notamment chez les femmes qui occupent des postes de direction, comme des signaux avertisseurs de risques éventuels à long terme pour la santé (Frankenhaeuser, Lundberg et Chesney, 1991).

LES HORAIRES DE TRAVAIL

Timothy H. Monk

Introduction

La structure des horaires de travail et la durée du travail constituent un aspect essentiel de la situation professionnelle telle qu’elle est effectivement vécue. La plupart des salariés estiment être rémunérés pour les heures de travail accomplies plutôt que pour les efforts déployés; autrement dit, la transaction entre le salarié et son employeur est un échange de temps contre de l’argent. Aussi, la qualité du temps échangé représente-t-elle une partie très importante de l’équation. Le temps qui permet à l’intéressé de dormir, d’avoir des relations familiales et amicales et de participer à la vie sociale — temps dont on pourrait dire qu’il a une valeur élevée — peut avoir un plus grand prix et exiger une compensation financière supplémentaire par rapport aux jours de travail ordinaires où la plupart des amis, des parents et des enfants sont eux-mêmes au travail ou à l’école. L’équilibre de la transaction peut aussi être modifié en rendant plus agréable le temps consacré au travail, c’est-à-dire en améliorant les conditions d’emploi. Le temps passé dans les transports n’est pas non plus disponible pour les loisirs, de sorte que ce temps doit aussi être considéré comme une période «grise» (Knauth et coll., 1983), qui a un «coût» pour le salarié. Les mesures visant par exemple à réduire la semaine de travail et, par conséquent, le nombre de déplacements hebdomadaires, ou l’introduction d’horaires souples qui diminuent la durée des transports en permettant d’éviter les heures de pointe, sont aussi de nature à modifier l’équilibre.

Revue des travaux effectués

Comme l’a fait remarquer Kogi (1991), il existe, dans l’industrie comme dans le secteur des services, une tendance générale à assouplir les horaires de travail. Diverses raisons expliquent cette tendance, parmi lesquelles les coûts élevés du matériel, la demande des consommateurs qui souhaitent des services vingt-quatre heures sur vingt-quatre, la législation qui réduit la semaine de travail et (dans certains pays comme les Etats-Unis et l’Australie) la pression fiscale qui incite les employeurs à avoir le moins de salariés possible. Pour de nombreux salariés, les horaires traditionnels «9 heures-17 heures» ou «8 heures-16 heures», du lundi au vendredi, appartiennent au passé soit en raison des nouveaux systèmes de travail, soit du fait des très nombreuses heures supplémentaires exigées.

Kogi souligne que si les avantages de la flexibilité sont évidents pour l’employeur, dans la mesure où ils permettent d’allonger les heures d’ouverture, de répondre à la demande du marché et d’avoir une gestion plus souple, les aspects positifs sont peut-être moins avérés pour les salariés. A moins que le système ne permette à ceux-ci de choisir leurs horaires de travail, il s’ensuit souvent des perturbations du rythme biologique et de la situation familiale. Le travail posté prolongé peut aussi entraîner une fatigue qui risque de compromettre la sécurité et la productivité et d’entraîner une exposition accrue aux risques chimiques.

Les perturbations biologiques dues aux horaires irréguliers

La biologie humaine est programmée pour assurer un état de veille au cours de la journée et le sommeil pendant la nuit. Tout horaire qui se prolonge le soir tard ou toute la nuit, en raison d’un raccourcissement de la semaine de travail, d’heures supplémentaires obligatoires ou du travail posté entraîne des perturbations de l’horloge biologique (Monk et Folkard, 1992). Ces troubles peuvent être évalués d’après les rythmes circadiens qui incluent des fluctuations régulières, sur vingt-quatre heures, des signes vitaux, de la composition du sang et de l’urine, ainsi que de l’humeur et des performances (Aschoff, 1981). Le paramètre le plus fréquemment utilisé dans les études sur le travail posté est la température corporelle qui, dans les conditions normales, suit un rythme régulier, avec un pic vers 20 heures et un minimum vers 5 heures du matin, la différence étant d’environ 0,7 °C entre les deux valeurs. En cas de modification brutale des horaires habituels, l’amplitude du rythme diminue et l’ajustement aux nouveaux horaires est lent à se mettre en place. Tant que ce processus d’adaptation n’est pas terminé, le sommeil est perturbé et l’humeur et l’efficacité diurnes s’en ressentent. Ces symptômes, qui peuvent être considérés comme équivalents à ceux d’un décalage horaire, durent parfois très longtemps (Knauth et Rutenfranz, 1976).

Des horaires de travail irréguliers peuvent aussi conduire à une fragilisation de la santé. Bien qu’il soit difficile de mesurer cet effet avec précision, il apparaît qu’en dehors des troubles du sommeil, les affections digestives (y compris les ulcères gastro-duodénaux) et les maladies cardio-vasculaires sont plus fréquentes chez les personnes effectuant (ou ayant effectué) un travail posté que chez les personnes qui travaillent de jour (Scott et LaDou, 1990). Certaines observations préliminaires tendent à indiquer une fréquence accrue de symptômes psychiatriques (Cole, Loving et Kripke, 1990).

Les perturbations sociales dues aux horaires irréguliers

Les personnes qui ont des horaires décalés sont aux prises non seulement avec la biologie humaine, mais aussi avec la société. Alors que le sommeil nocturne du plus grand nombre est protégé par la stricte exclusion du bruit et du téléphone, le coucher tardif ainsi que le sommeil et le repos diurnes, indispensables aux personnes qui ont des horaires décalés, sont mal tolérés par la société. Elles ne peuvent pas participer aux événements sociaux organisés en soirée et en fin de semaine, d’où des sentiments d’aliénation.

C’est sur le plan familial que les perturbations sociales dues aux horaires décalés peuvent être les plus préjudiciables. Pour un travailleur, les rôles de parent, de garde, de compagnon et de partenaire sexuel peuvent aussi être sévèrement compromis par ce type d’horaires, et entraîner une mésentente conjugale et des problèmes avec les enfants (Colligan et Rosa, 1990). Les tentatives de l’intéressé pour corriger ou éviter ces difficultés sociales peuvent entraîner, de surcroît, une diminution du temps de sommeil et, par suite, une baisse de la vigilance, de la sécurité et de la productivité.

Les solutions suggérées

Puisque les problèmes liés aux horaires de travail irréguliers ont des aspects multiples, il doit en être de même pour les solutions à rechercher. Les premiers points à résoudre concernent:

  1. la sélection et la formation du travailleur;
  2. le choix de l’horaire ou du poste les mieux adaptés;
  3. l’amélioration des conditions de travail.

La sélection et la formation des salariés passent nécessairement par l’identification et le soutien des personnes risquant de connaître des difficultés dues à des horaires de travail décalés ou prolongés (personnes âgées ou ayant un grand besoin de sommeil, ou devant assumer de lourdes tâches domestiques ou effectuer de longs trajets). Ces personnes doivent aussi bénéficier d’informations sur les rythmes circadiens et sur l’hygiène du sommeil, ainsi que de conseils en matière familiale (Monk et Folkard, 1992). La formation est un outil très puissant pour aider les personnes en question à faire face à la situation et les rassurer sur les causes de leurs difficultés. Le choix de l’horaire le mieux adapté devrait commencer par une prise de décision sur la nécessité réelle d’horaires décalés. Dans certains cas, le travail de nuit peut être réalisé dans de meilleures conditions à un autre moment de la journée (Knauth et Rutenfranz, 1982). Il faut également prendre en compte l’horaire le mieux adapté au travail dont il s’agit, en gardant à l’esprit la nature de l’activité et les caractéristiques démographiques des salariés en cause. L’amélioration du cadre de travail peut passer par une modification de l’éclairage ou l’installation d’une cafétéria bien adaptée, par exemple.

Conclusion

Le choix d’un horaire peut conduire à d’importantes perturbations biologiques, familiales et sociales pour l’individu. Les décisions doivent être prises en connaissance de cause, sur la base d’une étude des exigences du travail et des caractéristiques démographiques des salariés. Tout changement d’horaire doit être précédé d’une étude détaillée et d’une consultation avec les intéressés et doit faire l’objet de réévaluations ultérieures.

LA CONCEPTION DU CADRE DE TRAVAIL

Daniel Stokols

Généralités

Cet article est consacré aux relations existant entre les caractéristiques matérielles du lieu de travail et l’état de santé du personnel. La conception du lieu de travail inclut toute une série d’éléments matériels qui constituent le cadre de travail, peuvent être observés et enregistrés de manière objective, puis modifiés par des interventions architecturales, des transformations internes ou une nouvelle conception du site. Pour les besoins de cet exposé, nous considérerons que l’état de santé recouvre les multiples facettes du bien-être physique, mental et social des salariés (OMS, 1984). Nous examinerons donc toute une série d’aspects tels que la satisfaction au travail et le moral, la cohésion de l’équipe de travail, la réduction du stress, la prévention des maladies et des accidents et les éléments environnementaux favorables à la santé.

Nous passerons en revue ci-après les observations empiriques qui démontrent les relations existant entre la conception du lieu de travail et la santé du personnel. Il nous a paru utile de décrire plus en détail certaines répercussions spécifiques. D’un point de vue écologique, les lieux de travail fonctionnent comme des systèmes complexes englobant de multiples conditions d’environnement social et physique qui se répercutent sur le bien-être des salariés (Levi, 1992; Moos, 1986; Stokols, 1992). Ainsi, les répercussions de l’environnement sur la santé sont souvent de type cumulatif et impliquent parfois des interactions complexes entre l’environnement sociophysique, les ressources individuelles et le tempérament (Oldham et Fried, 1987; Smith, 1987; Stellman et Henifin, 1983). De plus, les relations durables entre la personne et son environnement peuvent avoir une influence plus profonde sur l’état de santé que n’importe quelle facette du poste de travail. Il en est ainsi du degré de maîtrise sur l’activité exercée, de la reconnaissance sociale de ce travail et de sa compatibilité avec les besoins et les capacités spécifiques du salarié, le tout formant un ensemble de facteurs perçus par l’intéressé (Caplan, 1983; Karasek et Theorell, 1990; Parkes, 1989; Repetti, 1993; Sauter, Hurrell et Cooper, 1989). Les résultats des recherches présentées ici doivent être interprétés en tenant compte de ces réserves.

Les résultats des recherches

Les rapports entre la conception du cadre de travail et l’état de santé des travailleurs peuvent être analysés à plusieurs niveaux:

  1. caractéristiques physiques de l’espace de travail immédiat;
  2. environnement entourant l’espace de travail;
  3. agencement du bâtiment où se trouve le poste de travail;
  4. aménagements extérieurs.

Les recherches antérieures étaient principalement axées sur les deux premiers niveaux et ont prêté moins d’attention aux deux derniers.

Les caractéristiques physiques de l’espace de travail

L’espace de travail va du bureau ou du poste de travail jusqu’à la limite matérielle ou théorique de cet espace. On a pu remarquer que plusieurs caractéristiques de l’espace de travail pouvaient agir sur le bien-être du personnel. Différentes études ont montré que la délimitation physique du bureau ou du poste de travail, par exemple, influençait favorablement la sensation d’espace «privé» perçue par le travailleur, d’où une appréciation positive du cadre de travail et une satisfaction professionnelle globale (Brill, Margulis et Konar, 1984; Hedge, 1986; Marans et Yan, 1989; Oldham, 1988; Sundstrom, 1986; Wineman, 1986). Il est apparu également que les espaces de travail ouverts étaient contraires à un bon climat social dans les groupes de travail (Moos, 1986) et entraînaient une incidence accrue des céphalées (Hedge, 1986). Il faut souligner cependant que la délimitation de l’espace de travail peut avoir des répercussions sur la santé qui varient selon le type d’activité (tâches confidentielles ou non, travail en équipe ou isolé, voir Brill, Margulis et Konar, 1984), le statut professionnel (Sundstrom, 1986), la densité sociale adjacente à la zone de travail (Oldham et Fried, 1987) et le besoin d’intimité et de tranquillité du salarié (Oldham, 1988).

Différentes études ont montré que la présence de fenêtres dans l’espace de travail immédiat (notamment avec vue sur un cadre naturel ou un paysage), d’éléments naturels intérieurs (plantes, images de paysages sauvages) et d’un décor personnalisé entraînait une plus grande satisfaction dans l’emploi et sur le lieu de travail, ainsi qu’un moindre niveau de stress (Brill, Margulis et Konar, 1984; Goodrich, 1986; Kaplan et Kaplan, 1989; Steele, 1986; Sundstrom, 1986). Certaines études ont aussi prouvé que les salariés étaient plus satisfaits de leur milieu de travail et que leur stress était moindre lorsqu’ils pouvaient régler eux-mêmes les conditions sonores, l’éclairage et la ventilation au niveau même de leur poste (Becker, 1990; Hedge, 1991; Vischer, 1989). Plusieurs programmes de recherche ont aussi mis en évidence les avantages que présentent pour la santé un mobilier et des équipements réglables et ergonomiques, en particulier une diminution de la tension oculaire, des lésions d’hypersollicitation et des lombalgies (Dainoff et Dainoff, 1986; Grandjean, 1987; Smith, 1987).

L’environnement de l’espace de travail

La qualité de cet environnement est conditionnée par le périmètre immédiat du poste de travail. Elle revêt une importance extrême et influe sur le confort et le bien-être des personnes travaillant dans la même zone (ensemble de bureaux situés sur un même étage, par exemple). On peut citer comme paramètres de l’environnement le bruit, la protection des conversations, la densité sociale, l’éclairage et la qualité de l’air. Plusieurs études ont montré que les répercussions préjudiciables des nuisances sonores constantes et du manque de protection des communications se traduisent par un haut niveau de stress physiologique et psychologique et par une faible satisfaction dans l’emploi (Brill, Margulis et Konar, 1984; Canter, 1983; Klitzman et Stellman, 1989; Stellman et Henifin, 1983; Sundstrom, 1986; Sutton et Rafaeli, 1987). Il est aussi apparu qu’une forte densité sociale à proximité immédiate du poste de travail créait des niveaux de stress élevés et entraînait une diminution de la satisfaction dans l’emploi (Oldham, 1988; Oldham et Fried, 1987; Oldham et Rotchford, 1983).

Les répercussions des systèmes d’éclairage et de ventilation sur la santé ont également été étudiées. L’une des études a indiqué que l’éclairage fluorescent indirect à diffuseur dirigé vers le haut était mieux supporté et provoquait une moindre tension oculaire que l’éclairage fluorescent traditionnel dirigé vers le bas (Hedge, 1991). Il est également apparu que l’éclairage naturel influençait favorablement le niveau de satisfaction dans l’emploi (Brill, Margulis et Konar, 1984; Goodrich, 1986; Vischer et Mees, 1991). Une autre étude a montré que les salariés exposés à des systèmes de climatisation présentaient plus fréquemment des troubles des voies respiratoires supérieures et des symptômes physiques que ceux dont le bâtiment était équipé d’un système de ventilation naturelle ou mécanique (air non refroidi et non humidifié) (Burge et coll., 1987; Hedge, 1991).

Certaines caractéristiques de l’environnement ambiant amélio-reraient le climat social et la cohésion des équipes de travail. Il en est ainsi lorsque des espaces sont réservés aux différentes équipes, à côté des bureaux et des postes de travail individuels (Becker, 1990; Brill, Margulis et Konar, 1984; Steele, 1986; Stone et Luchetti, 1985) et que des symboles d’appartenance à l’entreprise et aux équipes de travail sont affichés dans les halls, couloirs, salles de conférences, salles de repos et autres locaux à usage collectif (Becker, 1990; Danko, Eshelman et Hedge, 1990; Ornstein, 1990; Steele, 1986).

L’agencement général du bâtiment et des installations

Il s’agit ici des caractéristiques physiques intérieures des locaux de travail qui sont propres à l’ensemble d’un bâtiment, mais qui n’intéressent pas directement l’espace de travail individuel ou son périmètre immédiat. Ainsi, le renforcement de la structure et de la résistance au feu des bâtiments et l’aménagement des cages d’escalier, des couloirs et des unités de production dans le dessein de prévenir les accidents constituent des mesures essentielles pour protéger la santé et assurer la sécurité sur le lieu de travail (Archea et Connell, 1986; Danko, Eshelman et Hedge, 1990). Les aménagements qui tiennent compte de la nécessité de rapprocher des unités amenées à collaborer régulièrement permettent d’améliorer la coordination et la cohésion des équipes (Becker, 1990; Brill, Margulis et Konar, 1984; Sundstrom et Altman, 1989). L’installation d’un gymnase sur le lieu de travail est une bonne politique pour améliorer l’hygiène de vie des salariés et les aider à gérer leur stress (O’Donnell et Harris, 1994). Enfin, la mise en place de pancartes et de panneaux indicateurs lisibles, l’installation de salles de repos et de restauration agréables et l’organisation de crèches sont autant de mesures propres à améliorer la satisfaction dans l’emploi et la gestion du stress (Becker, 1990; Brill, Margulis et Konar, 1984; Danko, Eshelman et Hedge, 1990; Steele, 1986; Stellman et Henifin, 1983; Vischer, 1989).

Les aménagements extérieurs et l’agencement du site

L’environnement extérieur du lieu de travail peut aussi avoir des effets sur la santé du personnel. L’une des études réalisées à ce sujet montre une relation entre la présence d’espaces de détente aménagés à l’extérieur et un faible niveau de stress professionnel (Kaplan et Kaplan, 1989). D’autres chercheurs suggèrent que l’emplacement géographique et l’agencement du site peuvent être favorables au bien-être mental et physique du personnel si l’accès aux aires de stationnement, aux transports publics, aux restaurants et aux magasins est facile, si l’air est de bonne qualité et si les salariés sont protégés contre les risques de violences et d’agressions (Danko, Eshelman et Hedge, 1990; Michelson, 1985; Vischer et Mees, 1991). Les effets de mesures de ce type sur la santé n’ont cependant pas encore été évalués sur la base des données empiriques.

Les orientations pour les recherches futures

Les études préliminaires sur les rapports entre l’environnement et l’état de santé du personnel révèlent certaines limites et indiquent plusieurs thèmes de recherches futures. Les premiers travaux avaient mis en lumière les effets que certains facteurs caractéristiques avaient sur la santé (délimitation de l’espace de travail, mobilier, éclairage), mais avaient négligé les interactions entre les facteurs physiques, interpersonnels et organisationnels au niveau du bien-être. Les avantages d’une amélioration de l’environnement peuvent cependant être modulés par le climat social et par l’organisation de l’entreprise (structures participatives ou non participatives, par exemple) (Becker, 1990; Parkes, 1989; Klitzman et Stellman, 1989; Sommer, 1983; Steele, 1986). Les interactions qui existent entre la conception du lieu de travail, les caractéristiques personnelles, les conditions sociales de l’emploi et l’état de santé du personnel devraient faire l’objet d’études complémentaires (Levi, 1992; Moos, 1986; Stokols, 1992). Les recherches futures devront aussi clarifier les définitions opérationnelles de certaines conceptions particulières (bureaux paysagers, par exemple) qui ont varié considérablement d’une étude à l’autre (Brill, Margulis et Konar, 1984; Marans et Yan, 1989; Wineman, 1986).

Il est apparu également que les facteurs personnels tels que le statut professionnel, le genre et le type de personnalité conditionnent les répercussions, sur la santé, de la conception du lieu de travail (Burge et coll., 1987; Oldham, 1988; Hedge, 1986; Sundstrom, 1986). Or, il est souvent difficile de distinguer les répercussions des caractéristiques environnementales des facteurs individuels (différences qui peuvent être liées, par exemple, à la délimitation de l’espace de travail, à la qualité du mobilier et au statut professionnel) en raison des corrélations écologiques qui existent entre ces variables (Klitzman et Stellman, 1989). Il serait utile que les études futures faisant appel à des techniques expérimentales et des stratégies d’échantillonnage permettent d’évaluer les principaux retentissements interactifs des facteurs personnels et environnementaux sur la santé du personnel. Ces recherches devront également permettre d’élaborer des critères de conception spécialisés et des paramètres ergonomiques afin d’améliorer l’état de santé des groupes vulnérables (personnes handicapées, sujets âgés et femmes seules ayant des enfants à charge) (Michelson, 1985; Ornstein, 1990; Steinfeld, 1986).

Il faut souligner également que les premières recherches consacrées aux effets de la conception du lieu de travail sur la santé reposaient essentiellement sur des méthodes fondées sur l’évaluation de la perception du cadre de travail et de l’état de santé par les salariés eux-mêmes, d’où certaines limites dans l’interprétation des données (variance méthodologique courante) (Klitzman et Stellman, 1989; Oldham et Rotchford, 1983). La plupart de ces études faisaient appel à des protocoles transversaux et non longitudinaux, alors que ces derniers intègrent des évaluations comparatives portant sur des groupes actifs et des groupes témoins. Les études futures devraient se concentrer à la fois sur des recherches expérimentales en grandeur réelle et sur des stratégies multiméthodes. Elles devraient associer des techniques d’enquête à des observations et des enregistrements plus objectifs des conditions d’environnement, à des examens médicaux et, enfin, à des mesures physiologiques.

Il faut ajouter enfin que les études préliminaires se sont beaucoup moins attachées aux conséquences de l’agencement des bâtiments, des aménagements extérieurs et de l’organisation du lieu de travail qu’aux caractéristiques ambiantes les plus immédiates de l’espace de travail. Les recherches futures devront aussi analyser en détail l’effet de facteurs d’environnement moins immédiats.

La santé, la prévention et la conception du lieu de travail

Le tableau 34.1 récapitule les effets possibles, sur la santé, des différents aspects de l’environnement analysés dans les recherches citées plus haut. Ce tableau présente, regroupées en quatre niveaux, les caractéristiques du cadre de travail qui sont apparues empiriquement associées à une amélioration de la santé mentale, physique et sociale (niveaux 1 et 2 particulièrement) ou qui ont été identifiées comme d’éventuels points d’action pour améliorer le bien-être des salariés (certains des aspects mentionnés pour les niveaux 3 et 4).

Tableau 34.1 Conception du poste de travail et répercussions possibles sur la santé

Niveaux de conception de l’environnement

Caractéristiques de l’environnement du poste de travail

Répercussions émotionnelles, sociales et physiques

Espace de travail immédiat

Délimitation physique de l’espace de travail
Mobilier et équipements réglables
Commande locale de l’acoustique, de l’éclairage et de la ventilation
Eléments naturels et décor personnalisé
Présence de fenêtres dans l’espace de travail

Protection de la sphère privée et satisfaction au travail
Diminution de la tension oculaire, des lésions et des lombalgies à répétition
Amélioration du confort et diminution du stress
Amélioration de la perception identitaire et de l’implication personnelle
Satisfaction au travail et réduction du stress

Environnement de l’espace de travail

Protection des conversations et insonorisation
Densité sociale supportable
Bon équilibre entre espaces privés et communs
Symboles d’appartenance à l’entreprise et à l’équipe de travail
Lumière naturelle, ponctuelle ou indirecte à diffuseur
Ventilation naturelle par opposition aux systèmes de climatisation

Diminution du stress physiologique et émotionnel
Diminution du stress physiologique et émotionnel
Amélioration du climat social et de la cohésion
Amélioration du climat social et de la cohésion
Diminution de la tension oculaire, amélioration de la satisfaction au travail
Diminution de la fréquence des troubles respiratoires

Agencement des bâtiments

Proximité des unités amenées à collaborer
Signalisation lisible et panneaux indicateurs
Architecture visant à éviter les accidents
Salles de repos et de restauration agréables
Crèche sur place
Salle de remise en forme sur place

Amélioration de la coordination et de la cohésion
Diminution des erreurs et de l’anxiété
Diminution des taux des lésions involontaires
Amélioration de la satisfaction par rapport à l’emploi et au lieu de travail
Confort accru et réduction du stress
Amélioration de l’hygiène de vie, diminution du stress

Aménagements extérieurs et organisation du site

Zones de détente extérieures
Facilité d’accès aux aires de stationnement et aux transports publics
Proximité des restaurants et des magasins
Qualité satisfaisante de l’air dans la zone
Faible taux de violence dans la zone

Augmentation de la cohésion, réduction du stress
Confort accru, réduction du stress
Confort accru, réduction du stress
Amélioration du bilan respiratoire
Diminution de la fréquence des agressions

L’intégration de ces éléments dans la conception du cadre de travail devrait en principe être combinée à des mesures d’organisation et de gestion des locaux visant à maximiser les effets bénéfiques pour la santé. Parmi ces mesures, on peut citer:

  1. la conversion des lieux de travail en «zones non-fumeurs» (Fielding et Phenow, 1988);
  2. le choix et l’utilisation d’un mobilier et d’équipements ergonomiques et non toxiques (Danko, Eshelman et Hedge, 1990);
  3. l’incitation à la personnalisation de l’espace de travail (Becker, 1990; Brill, Margulis et Konar, 1984; Sommer, 1983; Steele, 1986);
  4. la conception de postes qui évitent les problèmes de santé liés au travail sur ordinateur et aux tâches répétitives (Hackman et Oldham, 1980; Sauter, Hurrell et Cooper, 1989; Smith et Sainfort, 1989);
  5. l’organisation de programmes de formation du personnel en matière d’ergonomie, de sécurité et de santé du travail (Levy et Wegman, 1988);
  6. l’élaboration de programmes incitant à l’utilisation d’un gymnase et au respect des instructions de prévention des accidents et lésions (O’Donnell et Harris, 1994);
  7. l’adoption d’horaires de travail souples, du télétravail, du partage des tâches et du covoiturage pour améliorer le rendement professionnel et les conditions de vie des salariés (Michelson, 1985; Ornstein, 1990; Parkes, 1989; Stokols et Novaco, 1981);
  8. la participation des salariés au transfert ou à la rénovation des lieux de travail ainsi qu’à la réorganisation qui en découle (Becker, 1990; Brill, Margulis et Konar, 1984; Danko, Eshelman et Hedge, 1990; Miller et Monge, 1986; Sommer, 1983; Steele, 1986; Stokols et coll., 1990).

Les efforts d’organisation visant à améliorer le bien-être du personnel pourraient être plus efficaces en combinant des politiques complémentaires de conception de l’environnement et de gestion des installations, plutôt qu’en comptant exclusivement sur l’une ou l’autre de ces solutions.

LES FACTEURS ERGONOMIQUES

Michael J. Smith

L’objet de cet article est de montrer l’influence des paramètres ergonomiques sur les aspects psychosociaux du travail, l’appréciation du cadre de travail, la santé et le bien-être du personnel. La principale hypothèse concernant l’environnement matériel, les contraintes de l’emploi et les facteurs techniques suppose qu’une mauvaise conception du cadre de travail et des activités peut être à l’origine de perceptions négatives, d’un stress psychologique et de problèmes de santé (Smith et Sainfort, 1989; Cooper et Marshall, 1976).

L’ergonomie industrielle est une science qui consiste à adapter le cadre de travail et les activités professionnelles aux capacités, aux aspirations et aux besoins des personnes. L’ergonomie aborde le cadre de travail physique, la conception des outils et des procédés techniques, la conception du poste de travail, les exigences liées à l’emploi, ainsi que les contraintes physiologiques et biomécaniques imposées à l’organisme. Son objectif est de renforcer l’adéquation entre le salarié, son cadre de travail, ses outils et les impératifs professionnels. Lorsque l’adéquation est mauvaise, il peut en découler des problèmes de stress et de santé. Les nombreuses relations qui existent entre les exigences du travail et la détresse psychologique sont abordées ailleurs dans ce chapitre ainsi que par Smith et Sainfort (1989) qui définissent la théorie de l’équilibre entre le stress professionnel et la conception de l’emploi. L’équilibre est obtenu en faisant intervenir différents aspects de la conception du travail pour contrebalancer les facteurs de stress. Le concept d’équilibre est important dans l’analyse des considérations ergonomiques et des problèmes de santé. Ainsi, l’inconfort et les troubles dus à de mauvaises conditions ergonomiques peuvent rendre l’individu plus vulnérable au stress professionnel et aux troubles psychologiques, ou intensifier les effets somatiques du stress professionnel.

Selon Smith et Sainfort (1989), parmi les différentes sources de stress professionnel, on peut citer:

  1. les exigences professionnelles, par exemple une charge élevée et un rythme rapide de travail;
  2. la pauvreté du contenu des tâches qui entraîne ennui et démotivation;
  3. une faible autonomie et un pouvoir de décision réduit;
  4. des politiques et des procédures d’organisation aliénantes;
  5. un style d’encadrement préjudiciable à la participation et à la socialisation;
  6. la contamination de l’environnement;
  7. les facteurs techniques;
  8. les conditions ergonomiques.

Smith (1987), Cooper et Marshall (1976) ont étudié les caractéristiques du lieu de travail qui peuvent être des sources de stress psychique. Ils ont cité la charge de travail inadaptée, les pressions excessives, les environnements hostiles, l’ambiguïté des rôles, l’absence de tâches intéressantes, les surcharges cognitives, les mauvaises relations hiérarchiques, l’absence de maîtrise sur les tâches ou l’absence de pouvoir de décision, les mauvaises relations avec les autres salariés et le manque de soutien de l’entourage, qu’il s’agisse de la hiérarchie, des collègues ou de la famille.

Des conditions ergonomiques défavorables peuvent être à l’origine de troubles visuels, musculaires et psychologiques tels que fatigue oculaire, algie ou tension oculaire, céphalées, fatigue extrême, douleurs musculaires, pathologie d’hypersollicitation, dorsalgies, tension psychologique, anxiété et dépression. Ces phénomènes sont parfois passagers et disparaissent lorsque la personne change d’emploi, peut se reposer en cours de journée ou bénéficie d’une amélioration du cadre de travail. Lorsque les conditions ergonomiques sont systématiquement mauvaises, ces phénomènes peuvent devenir permanents. Les troubles visuels et musculaires ainsi que les douleurs diverses peuvent être sources d’angoisse. Il peut en résulter un stress psychique ou une exacerbation des effets stressants d’autres éléments défavorables. Les troubles visuels et locomoteurs peuvent conduire à des pertes fonctionnelles ou à des handicaps qui seront sources d’anxiété, de dépression, de colère ou de mélancolie. Il existe une relation synergique entre les troubles dus à l’inadéquation ergonomique; il se crée alors un cercle vicieux dans lequel l’inconfort visuel ou musculaire augmente le stress psychique, ce qui accroît la sensibilité à la douleur oculaire et musculaire, et accentue encore le stress.

Smith et Sainfort (1989) ont défini cinq éléments du système de travail, qui sont importants pour la conception des emplois et qui sont liés aux causes et à la maîtrise du stress: 1) la personne; 2) l’environnement physique de travail; 3) les tâches; 4) la technologie; et 5) l’organisation du travail. Nous examinerons ci-après tous ces éléments, à l’exception des facteurs liés à la personne.

L’environnement physique de travail

L’environnement physique donne lieu à des sollicitations sensorielles qui influent sur les capacités visuelles, auditives et tactiles de l’individu. Il s’agit de facteurs tels que la qualité, la température et l’humidité de l’air. Le bruit est l’un des premiers facteurs ergonomiques responsables du stress (Cohen et Spacapan, 1983). Lorsque les conditions physiques entraînent une mauvaise adéquation aux besoins et capacités du personnel, il en résulte une fatigue générale et sensorielle, ainsi qu’une frustration professionnelle. Ces phénomènes peuvent conduire à un stress psychique (Grandjean, 1968).

Les facteurs liés à la technologie et au poste de travail

Différents facteurs techniques peuvent perturber les salariés: commandes et affichages inadéquats, mauvaises réponses des commandes, affichage de médiocre qualité sensorielle, caractéristiques de fonctionnement difficiles à comprendre, équipement gênant le travailleur et pannes (Sanders et McCormick, 1993; Smith et coll., 1992a). Les recherches ont montré qu’en cas de problèmes de ce type, les salariés font davantage état de stress physique et psychique (Smith et Sainfort, 1989; Sauter, Dainoff et Smith, 1990).

Les tâches

Deux facteurs ergonomiques particulièrement critiques inhérents aux tâches ont été associés au stress professionnel: la charge de travail et la pression (Cooper et Smith, 1985). Un travail excessif ou insuffisant est générateur de stress, de même que les heures supplémentaires non souhaitées. Lorsque le travail doit se faire sous la pression des délais, pour respecter un calendrier ou pour faire face à une charge de travail constamment élevée par exemple, il en résulte également un stress sévère. D’autres facteurs critiques ont été liés au stress: travail rythmé par la machine, manque de contenu cognitif des tâches et absence de possibilité de contrôle des opérations. D’un point de vue ergonomique, les charges de travail devraient être définies par des méthodes scientifiques telles que l’étude des temps et des mouvements (BIT, 1996) et ne devraient pas dépendre d’autres critères tels que le rendement des investissements ou les capacités technologiques.

Les facteurs organisationnels

Trois facteurs ergonomiques liés à l’organisation du travail peuvent être à l’origine d’un stress psychique: le travail posté, les emplois rythmés par la machine ou le travail à la chaîne et les heures supplémentaires non souhaitées (Smith, 1987). On a constaté que le travail posté perturbait le rythme biologique et les fonctions physiologiques élémentaires (Tepas et Monk, 1987; Monk et Tepas, 1985). Les tâches rythmées par la machine et le travail à la chaîne à faible contenu cognitif, à cycles courts et n’autorisant aucune maîtrise des opérations sont des sources de stress (Sauter, Hurrell et Cooper, 1989). Les heures supplémentaires non souhaitées peuvent entraîner une fatigue et des réactions psychologiques négatives telles que colère et troubles de l’humeur (Smith, 1987). Les travaux rythmés par la machine, les heures supplémentaires non souhaitées et la conscience du manque d’autonomie ont aussi été associés à un syndrome psychogène de masse (Colligan, 1985).

L’AUTONOMIE ET LE CONTRÔLE  

Daniel Ganster

Il y a fort longtemps que l’étude du travail et de la santé s’intéresse aux concepts d’autonomie et de contrôle des tâches. La notion d’autonomie, c’est-à-dire le degré d’initiative dont les travailleurs disposent dans leur travail, est celle qui est la plus étroitement liée aux théories qui cherchent à résoudre la difficulté de concevoir le travail de façon qu’il soit intrinsèquement motivant, satisfaisant et générateur d’un bien-être physique et mental. Dans pratiquement toutes ces théories, cette notion d’autonomie joue un rôle clé. Le terme «contrôle» (défini ci-après) a généralement une acceptation plus large que celui d’autonomie. On pourrait en fait considérer que l’autonomie est un aspect particulier du concept plus général de contrôle. C’est ce terme, parce qu’il est plus global, que nous utiliserons dans la suite de cet article.

Tout au long des années quatre-vingt, la notion de contrôle a été au cœur de la théorie prédominante du stress professionnel (voir, par exemple, l’étude bibliographique publiée sur ce sujet par Ganster et Schaubroeck, 1991b). Cette théorie, généralement connue sous le nom de «modèle exigences/autonomie» ou encore de «latitude décisionnelle», de Karasek (1979) (voir l’article ci-avant de cet auteur), a suscité de nombreuses études épidémiologiques à grande échelle qui s’interrogeaient sur les effets conjugués du contrôle et de toute une série de contraintes professionnelles sur la santé du travailleur. En dépit de certaines controverses sur la manière exacte dont ce contrôle pouvait entrer en ligne de compte dans les problèmes de santé, les épidémiologistes et les psychologues d’entreprise ont fini par considérer qu’il s’agissait là d’un paramètre essentiel qu’il importait de prendre en considération dans toute étude des facteurs psychosociaux du stress au travail. Par exemple, cette préoccupation quant aux effets préjudiciables que pouvait avoir un pouvoir de contrôle trop limité du travailleur a pris une telle ampleur, que l’Institut national de la sécurité et de la santé au travail (National Institute for Occupational Safety and Health (NIOSH)), aux Etats-Unis, a organisé en 1987 un séminaire réunissant des spécialistes de l’épidémiologie, de la psychophysiologie et de la psychologie du travail et des organisations pour étudier tout ce qui avait été écrit sur l’influence de ce pouvoir de contrôle sur la santé et le bien-être des salariés. A la suite de ce séminaire, un ouvrage exhaustif a été publié par Sauter, Hurrell et Cooper (1989), qui analyse l’ensemble des recherches sur la question. Le fait que soit ainsi reconnu très largement le rôle du pouvoir de contrôle dans le bien-être des travailleurs a également influencé la politique de certains gouvernements. C’est ainsi qu’en Suède la loi sur le milieu de travail (Ministry of Labour, 1987) dispose que «les emplois doivent être organisés de telle manière que le salarié lui-même puisse influer sur ses conditions de travail». Dans la suite du présent article, nous avons résumé les travaux de recherche sur le pouvoir de contrôle au travail de façon que le spécialiste de la sécurité et de la santé au travail puisse y trouver:

  1. une discussion sur ceux des aspects du pouvoir de contrôle du travailleur qui peuvent avoir de l’importance;
  2. des indications sur la façon d’évaluer ce pouvoir de contrôle au travail;
  3. certaines suggestions quant aux mesures qui peuvent être prises pour réduire les effets préjudiciables d’un pouvoir de contrôle trop limité.

Tout d’abord, qu’entend-on exactement par cette notion de contrôle? Dans son acception la plus large, il s’agit de la capacité qu’a le travailleur d’influer réellement sur ce qui se passe dans le cadre de son travail. Il convient en outre de considérer cette capacité d’agir sur son travail à la lumière des objectifs personnels de l’intéressé. Elle concerne en effet la possibilité qu’il a d’avoir une influence sur des questions qui ont trait à ses objectifs personnels. L’accent ainsi mis sur la possibilité d’agir permet de distinguer cette notion du concept de prévisibilité qui lui est apparenté. La prévisibilité se réfère, par exemple, à la possibilité qu’a l’intéressé d’anticiper ce qui va lui être demandé, mais elle n’implique pas qu’il puisse modifier cette demande. L’absence de prévisibilité est en soi une source de stress, notamment en cas de forte ambiguïté quant aux méthodes à adopter pour être efficaces ou même aux perspectives d’avenir que peut offrir l’entreprise. Il convient également d’établir une distinction entre la notion de contrôle sur les tâches et le concept plus global de la complexité du poste. Les premières études sur le contrôle y incluaient d’autres aspects tels que le niveau de compétence et l’existence d’interactions sociales. Dans notre discussion, nous avons séparé le contrôle de ces autres aspects de la complexité du poste.

Il est intéressant d’examiner les mécanismes grâce auxquels les travailleurs sont susceptibles d’exercer ce contrôle, ainsi que les domaines où il peut l’être. L’un des moyens dont dispose le travailleur est de prendre des décisions, en tant qu’individu, sur le choix des tâches à accomplir, leur chronologie ou les normes et procédures à appliquer, pour ne citer que quelques exemples. Le travailleur peut jouir également d’un certain pouvoir de contrôle collectif par le biais d’une représentation ou d’une action conjointe avec ses collègues de travail. En ce qui concerne les domaines où s’exerce ce contrôle, on citera des questions telles que les cadences, l’importance des échanges avec les collègues et le moment auquel elles ont lieu, les conditions matérielles du travail (éclairage, bruit et espace privé), le calendrier des congés ou même l’organisation du travail en général. Enfin, il y a lieu d’établir également une distinction entre contrôle objectif et contrôle subjectif. C’est ainsi qu’un salarié peut, sans en être conscient, avoir la possibilité de choisir son rythme de travail ou, à l’inverse, s’imaginer avoir une influence sur la façon dont le travail est organisé alors qu’en réalité il n’en a pratiquement aucune.

Comment un spécialiste de la sécurité et de la santé au travail peut-il évaluer le niveau de contrôle propre à une situation donnée? Selon les études publiées sur la question, cette évaluation se fait essentiellement selon deux méthodes. La première consiste à déterminer ce contrôle en fonction de la profession. Tout travailleur exerçant une profession donnée est considéré comme ayant le même degré de contrôle, étant entendu que celui-ci est fonction de la nature même de la profession exercée. Cette approche a pour inconvénient de faire abstraction de la façon dont le travailleur se comporte dans un milieu de travail particulier où son pouvoir de décision peut dépendre autant de la politique et des pratiques de l’employeur que de son statut dans la profession. La deuxième méthode, qui est la plus courante, consiste à interroger les travailleurs sur la perception subjective qu’ils ont de ce pouvoir de contrôle. Il existe aujourd’hui un certain nombre de protocoles d’évaluation valables sur le plan psychométrique et faciles à mettre en œuvre. L’échelle mise au point par le NIOSH, par exemple (McLaney et Hurrell, 1988), comporte 16 questions et donne des moyens d’évaluation du contrôle en ce qui concerne les tâches, les décisions, les ressources et l’environnement physique. Des échelles de ce genre sont faciles à intégrer dans une évaluation des problèmes de sécurité et de santé au travail.

Le contrôle est-il un facteur déterminant de la sécurité et de la santé du travailleur? Cette question a fait l’objet de nombreux travaux de recherche depuis 1985 au moins. Etant donné que dans la plupart des cas, il s’agissait d’enquêtes de terrain non expérimentales dans lesquelles le contrôle n’avait pas fait l’objet de variations délibérées, les résultats de ces enquêtes ne font état que d’une corrélation systématique entre le contrôle et certaines constatations en matière de sécurité et de santé. Ce manque de données expérimentales ne nous permet pas d’affirmer qu’il existe une relation de cause à effet directe entre les deux, mais les corrélations observées montrent dans tous les cas que les travailleurs qui ont peu de pouvoir de contrôle dans leur travail font plus souvent état de troubles physiques et psychologiques. Ces observations incitent donc fortement à penser qu’un bon moyen d’améliorer la santé et le bien-être des travailleurs est d’accroître le contrôle qu’ils peuvent exercer sur leurs tâches. Une question plus controversée est celle de savoir dans quelle mesure un tel contrôle influe sur les autres sources psychosociales de stress et leurs éventuelles répercussions sur la santé. En d’autres termes, un pouvoir de contrôle plus étendu peut-il contrebalancer les effets préjudiciables d’autres contraintes professionnelles? C’est là une question qui mérite que l’on s’y attarde car, s’il en est ainsi, on pourrait en conclure que les effets nocifs d’une surcharge de travail, par exemple, pourraient être compensés en renforçant le pouvoir de contrôle du travailleur sans avoir à diminuer cette surcharge. Toutefois, les observations faites ne sont pas concordantes et l’on compte autant d’auteurs qui ont constaté l’existence d’une telle interaction que ceux qui la contestent. On ne saurait donc considérer le pouvoir de contrôle comme une panacée capable de résoudre tous les problèmes provoqués par d’autres facteurs de stress psychosociaux.

Les travaux des spécialistes de l’organisation du travail semblent indiquer que le fait d’accroître le pouvoir de contrôle des travailleurs sur leurs tâches peut améliorer de façon significative leur état de santé et leur bien-être. D’autre part, il est aussi relativement facile de détecter les cas où ce contrôle est limité grâce à quelques enquêtes très simples. Comment le spécialiste peut-il intervenir? Il dispose d’autant de moyens qu’il y a de domaines où ce contrôle peut s’exercer. Cela peut aller de la participation du salarié aux décisions qui le concernent jusqu’à une redéfinition complète de son poste de travail. L’essentiel est que ce contrôle s’exerce dans des domaines ayant un rapport avec les objectifs de l’intéressé lui-même et qu’il corresponde aux exigences du poste. La meilleure façon de déterminer ces domaines est sans doute d’impliquer les salariés par des réunions conjointes de diagnostic et de recherche de solutions. Il convient de noter toutefois que, dans bien des cas, les modifications à apporter pour améliorer réellement le pouvoir de contrôle des travailleurs supposent souvent des changements fondamentaux dans les politiques et les styles de gestion. Accroître ce contrôle peut s’effectuer de façon très simple, par exemple en posant un interrupteur qui permette au travailleur de contrôler la cadence d’une machine, comme il peut nécessiter aussi une transformation totale des modes de participation du personnel aux décisions. Aussi, est-il indispensable généralement que les responsables de l’organisation du travail soient des partisans convaincus de toute mesure de nature à renforcer le contrôle des salariés sur leurs tâches.

LE TRAVAIL CADENCÉ  

Gavriel Salvendy

Dans cet article, nous passerons en revue les raisons qui expliquent pourquoi certaines tâches sont rythmées par les machines. Nous présenterons également une classification de ce type de tâches et nous y évoquerons les répercussions qu’il peut avoir sur le bien-être du personnel ainsi que les solutions possibles pour en atténuer ou réduire les effets.

Les avantages du travail rythmé par la machine

Le travail rythmé par la machine présente certains avantages pour l’entreprise:

La classification des tâches rythmées par la machine

La figure 34.7 présente une classification de ce type de travaux.

Figure 34.7 Classification des activités en fonction des cadences de travail

Figure 34.7

Figure 34.7

Les effets du travail rythmé par la machine sur le bien-être des travailleurs

Des recherches ont été effectuées aussi bien en laboratoire qu’en entreprise (études de cas et expérimentations contrôlées) et dans le cadre d’études épidémiologiques (Salvendy, 1981).

Burke et Salvendy (1981) ont analysé 85 études consacrées aux tâches rythmées par la machine et aux travaux accomplis en autonomie; 48% de ces tâches avaient été effectuées en laboratoire et 30% en milieu industriel; 14% étaient des revues de travaux de recherche, 4% des études associant des expériences en laboratoire et des enquêtes en entreprise et 4% des études théoriques. Sur les 103 variables examinées dans ces études, 41% concernaient la physiologie, 32% les performances et 27% la psychologie. Cette analyse a permis de tirer les conclusions pratiques suivantes sur ces deux systèmes d’organisation du travail:

Tableau 34.2 Rythme de travail préféré en fonction des profils psychologiques des opérateurs

Travail rythmé par la machine

Rythme de travail autonome

Type d’individus

Type d’individus

Moins intelligents

Plus intelligents

Timorés

Sûrs d’eux

Concrets

Imaginatifs

Directs

Astucieux

Dépendants d’un groupe

Indépendants

Une étude effectuée sur les travailleurs de l’industrie pendant une année entière, dans des conditions expérimentales contrôlées, a permis de recueillir plus de 50 millions de données qui ont montré que 45% des actifs préfèrent les travaux à rythme autonome, 45% préfèrent les travaux rythmés par la machine et 10% n’aiment aucun des deux systèmes (Salvendy, 1976).

L’incertitude est le facteur qui contribue le plus au stress. Elle peut être maîtrisée efficacement par un système permettant au travailleur de connaître sa performance (voir figure 34.8) (Salvendy et Knight, 1983).

Figure 34.8 Effets de l'évaluation des performances sur le réduction du stress

Figure 34.8

LA SURVEILLANCE ÉLECTRONIQUE DU TRAVAIL

Lawrence M. Schleifer

L’informatique a permis de développer un nouveau moyen de contrôler le travail, à savoir la «surveillance électronique de la performance» (SEP). On entend par là le processus informatisé de collecte, de stockage, d’analyse et de communication en continu d’informations sur le travail des salariés (Office of Technology Assessment (OTA), 1987). Bien qu’elle soit interdite dans de nombreux pays européens, la SEP est de plus en plus utilisée dans le monde, sous l’effet des pressions considérables en faveur de l’augmentation de la productivité qu’impose la concurrence dans le cadre d’une économie mondialisée.

La SEP a transformé l’environnement psychosocial du travail. Cette application de la technologie informatique a d’importantes répercussions en termes de contrôle du travail, d’exigences relatives au volume de travail, d’évaluation de la performance, d’enregistrement des résultats, de gratifications, d’équité et de confidentialité. C’est la raison pour laquelle les spécialistes de la santé au travail, les représentants des salariés, les organismes gouvernementaux et les médias ont exprimé leur inquiétude quant aux conséquences que peut avoir pour la santé le stress qu’implique la surveillance électronique de la performance (OTA, 1987).

Les méthodes classiques de surveillance du travail font appel à l’observation directe des comportements, au contrôle d’échantillons de travail, à l’examen des rapports individuels et à l’analyse des paramètres de performance (Larson et Callahan, 1990). Par le passé, les employeurs se sont toujours efforcés d’améliorer ces méthodes de surveillance, si bien qu’en cela la SEP ne constitue pas une innovation. La nouveauté réside dans ce que la SEP est maintenant utilisée dans les bureaux et pour les activités de service où elle permet d’enregistrer les résultats des employés à la seconde près, ou à la frappe près, de sorte que la gestion du travail, que ce soit sous la forme de modifications, de notifications des résultats, d’incitations salariales ou de mesures disciplinaires (Smith, 1988), peut intervenir à tout moment. En fait, le surveillant humain a été remplacé par un surveillant électronique.

On utilise la SEP dans les travaux de bureau tels que le traitement de texte et la saisie des données pour vérifier la vitesse de frappe et le taux d’erreurs. Les agents chargés de la réservation dans les compagnies aériennes et les préposés aux renseignements téléphoniques sont surveillés par des ordinateurs qui vérifient les délais de réponse auprès des clients et déterminent la fréquence des appels. Des secteurs plus traditionnels de l’économie font également appel à la SEP. Les sociétés de transport utilisent des ordinateurs pour contrôler la vitesse des chauffeurs et la consommation de carburant. Les fabricants de pneus surveillent par des systèmes électroniques la productivité de leur personnel. En résumé, la SEP est employée pour établir des normes de performance, surveiller le rendement des salariés, comparer les performances réelles à des normes prédéterminées et gérer en conséquence des programmes d’incitation salariale (OTA, 1987).

Les partisans de la SEP font valoir que cette surveillance constante du travail par des moyens électroniques est indispensable si l’on veut atteindre le rendement et la productivité élevés que nécessite le monde du travail actuel. Ils estiment que la SEP permet aux cadres dirigeants et aux agents de maîtrise de gérer et contrôler les ressources humaines, matérielles et financières. Plus précisément, la SEP permet:

  1. de mieux maîtriser les écarts de performance;
  2. d’améliorer l’objectivité et l’opportunité des évaluations et des rapports individuels;
  3. de gérer efficacement les travaux des grandes administrations et sociétés de services; et
  4. d’établir et d’appliquer des normes de performance (le nombre de formulaires traités à l’heure, par exemple).

Ils font également valoir qu’elle présente plusieurs avantages pour le travailleur. Elle lui permet d’être régulièrement informé de ses performances et, le cas échéant, de prendre les mesures qui s’imposent. Elle répond également à son besoin d’autoévaluation et réduit la marge d’incertitude sur ses résultats.

Malgré les avantages que présente la SEP, on peut craindre qu’elle ne donne lieu à certaines pratiques abusives et ne constitue une atteinte au respect de la sphère privée des salariés (OTA, 1987). Il en est ainsi notamment lorsque le calendrier ou la fréquence des contrôles ne sont pas connus du personnel. Dans la mesure où la plupart des entreprises ne communiquent pas les données ainsi recueillies, il se pose aussi le problème de l’accès des travailleurs à leurs relevés de performances, et celui de leur droit de contester ces résultats.

Les travailleurs ont eux aussi soulevé des objections sur la manière dont les systèmes de surveillance ont été mis en place (Smith, Carayon et Miezio, 1986; Westin, 1986). Dans certains lieux de travail, la surveillance est considérée comme une pratique déloyale lorsqu’elle sert à mesurer le rendement individuel et non celui d’une équipe. Les travailleurs ont critiqué en particulier que l’on utilise cette méthode pour imposer des normes de rendement qui se traduisent par des charges de travail excessives. La surveillance électronique peut aussi rendre le processus de travail plus impersonnel en remplaçant le surveillant humain par un surveillant électronique. De plus, la recherche de la productivité risque d’inciter les travailleurs à se concurrencer plutôt qu’à coopérer.

Plusieurs modèles théoriques ont été proposés pour rendre compte des effets stressants éventuels de la SEP (Amick et Smith, 1992; Schleifer et Shell, 1992; Smith et coll., 1992b). La plupart de ces modèles indiquent que la SEP a un effet indirect sur le stress et la santé dans la mesure où elle intensifie les contraintes liées à la charge de travail, diminue le pouvoir de contrôle sur les tâches et réduit le soutien social. En fait, la SEP impose des modifications de l’environnement psychosocial du travail, qui créent un déséquilibre entre les exigences du poste et la capacité du travailleur de s’y adapter.

L’impact de la SEP sur l’environnement psychosocial du travail se fait sentir à trois niveaux du système de travail: à l’interface entreprise-technologie, à l’interface poste-technologie et à l’interface opérateur-technologie (Amick et Smith, 1992). L’importance de la transformation du système de travail et de ses conséquences en termes de stress est fonction des caractéristiques intrinsèques de la SEP, c’est-à-dire de la nature des informations recueillies, de la méthode de collecte de ces informations et de l’utilisation qui en est faite (Carayon, 1993). Ces caractéristiques peuvent elles-mêmes agir sur plusieurs caractéristiques des postes de travail et accroître les risques de stress.

On peut aussi considérer d’un point de vue théorique que la SEP constitue un facteur de stress directement générateur de tension, indépendamment des autres facteurs de stress liés à la conception même du poste (Smith et coll., 1992b; Carayon, 1994). Ainsi, la SEP peut être une source de crainte et de tension dans la mesure où le travailleur se sent constamment surveillé par «Big Brother». Elle peut également être vécue par les travailleurs comme une intrusion qui menace gravement leur sphère privée.

En ce qui concerne les effets de stress que peut avoir la SEP, les données empiriques recueillies dans le cadre de certaines expériences en laboratoire montrent qu’elle peut provoquer des troubles de l’humeur (Aiello et Shao, 1993; Schleifer, Galinsky et Pan, 1995) et des réactions hyperventilatoires de stress (Schleifer et Ley, 1994). Les études sur le terrain ont également montré que la SEP modifie les facteurs de stress liés à la conception des postes (charge de travail, par exemple), ce qui déclenche en cascade une tension ou une anxiété et de la dépression (Smith, Carayon et Miezio, 1986; DiTecco et coll., 1992; Smith et coll., 1992b; Carayon, 1994). La SEP a également été associée à des troubles ostéoarticulaires et musculaires chez des employés des télécommunications et des opérateurs de saisie (Smith et coll., 1992b; Sauter et coll., 1993; Schleifer, Galinsky et Pan, 1995).

Le recours à la SEP dans le but d’imposer des normes de performance est sans doute l’un des aspects les plus stressants de cette méthode de contrôle du travail (Schleifer et Shell, 1992). Dans un tel cas, il y a lieu d’adapter les normes de performance pour tenir compte de ce facteur de stress (Schleifer et Shell, 1992); une certaine marge de tolérance sera ajoutée à la durée normale du cycle, comme on a coutume de le faire pour les pauses ou les retards de la machine. En particulier, pour les travailleurs qui ont du mal à respecter les normes de rendement, une tolérance de ce genre permettrait d’optimiser la charge de travail tout en améliorant le bien-être du travailleur, les avantages de la SEP sur le plan de la productivité compensant le stress provoqué par cette méthode de contrôle.

En dehors même des solutions à trouver pour atténuer ou prévenir les effets stressants de la SEP, une question plus fondamentale se pose qui est celle de savoir si une approche tayloriste de ce genre est vraiment utile dans le monde d’aujourd’hui. De plus en plus souvent, les entreprises ont recours à des méthodes sociotechniques d’organisation du travail, à des pratiques de gestion fondées sur la notion de «qualité totale», à la création de groupes de travail participatifs et à une évaluation collective plutôt qu’individuelle de la performance. Il se pourrait donc que la surveillance électronique individualisée et en continu n’ait pas sa place dans les systèmes de travail à haute performance. A cet égard, il est intéressant de noter que les pays qui ont interdit la SEP (la Suède et l’Allemagne, par exemple) sont justement ceux qui ont été les premiers à adopter les principes et les pratiques associés aux systèmes de travail à haute performance.

LA DÉFINITION ET LA SURCHARGE DES RÔLES

Steve M. Jex

On entend par rôles l’ensemble des comportements que l’entreprise attend de ses salariés. Pour comprendre l’évolution des rôles dans l’entreprise, il est très utile de se placer du point de vue d’un nouvel arrivant. Lors de sa première journée de travail, il est confronté à une masse considérable d’informations destinées à lui faire connaître ce que l’entreprise attend de lui. Une partie de ces informations est présentée de manière précise par une description des tâches donnée par écrit et lors d’entretiens réguliers avec le supérieur hiérarchique. Hackman (1992) estime que les travailleurs reçoivent aussi toute une série de communications non formelles (stimuli ponctuels) , destinées à préciser leur rôle dans l’entreprise. Ainsi, le jeune collaborateur trop loquace lors d’une réunion de service s’attirera-t-il peut-être les regards réprobateurs de ses collègues plus anciens. Ces signes sont subtils, mais en disent long sur ce que l’on attend du nouveau venu.

En principe, la définition des rôles devrait être telle que chacun comprenne clairement celui qui lui incombe. Malheureusement, il n’en va pas souvent ainsi et les salariés connaissent l’incertitude due à l’ambiguïté des rôles. Selon Breaugh et Colihan (1994), il est fréquent que les travailleurs ne sachent pas très bien comment aborder leur travail, à quel moment effectuer certaines tâches et qu’ils ne connaissent pas les critères d’évaluation du travail. Dans certains cas, il est simplement difficile de fournir au salarié une image parfaitement claire de son rôle. Par exemple, quand un poste est relativement nouveau et qu’il continue à «évoluer» au sein de l’entreprise. En outre, le travailleur dispose d’une très grande souplesse dans la façon d’effectuer son travail, ce qui est notamment le cas pour les activités très complexes. Dans bien des situations cependant, l’ambiguïté des rôles est simplement due à une mauvaise communication entre les supérieurs hiérarchiques et leurs collaborateurs ou entre les membres de l’équipe de travail.

Toutefois, il peut arriver qu’en clarifiant le rôle d’un salarié on lui impose une surcharge de responsabilités. En d’autres termes, les responsabilités sont trop nombreuses pour être assumées dans un délai raisonnable. Ce phénomène peut avoir différentes causes. Dans certaines professions, cette surcharge est la norme. Il en est ainsi des médecins en formation, ce qui a principalement pour but de les préparer aux exigences de la pratique médicale. Dans d’autres cas, il s’agit de circonstances temporaires. Ainsi, lorsqu’un salarié quitte une entreprise, le rôle des autres membres du personnel risque d’être temporairement alourdi pour compenser cette absence. Dans d’autres cas, les entreprises n’ont pas anticipé les contraintes liées aux différentes fonctions; il arrive aussi que certains rôles évoluent dans le temps ou qu’un salarié prenne volontairement trop de responsabilités.

Quelles sont les conséquences pour les travailleurs d’une définition insuffisante de la clarté ou de la surcharge des rôles? Des années de recherches sur l’ambiguïté des rôles ont montré qu’il s’agit d’un état nocif associé à des répercussions psychologiques, physiques et comportementales négatives (Jackson et Schuler, 1985). Ainsi, les salariés qui ont le sentiment d’une ambiguïté dans leur travail sont généralement insatisfaits, se montrent anxieux et nerveux, et ont tendance à faire état de nombreux troubles somatiques, à s’absenter du travail et même à donner leur démission. Le corrélat le plus fréquent de la surcharge des rôles semble être l’épuisement physique et émotionnel. Les recherches épidémiologiques ont également montré que les individus surmenés (ce surmenage étant reflété par leurs horaires de travail) présentent un risque accru de cardiopathie coronarienne. Lorsqu’on considère les effets aussi bien de l’ambiguïté que de la surcharge des rôles, il faut garder à l’esprit que la plupart des études sont transversales (c’est-à-dire qu’elles mesurent les facteurs de stress et leurs effets à un moment donné) et qu’elles analysent les répercussions sur la base d’autoévaluations. On ne saurait donc en tirer des conclusions définitives sur la relation de cause à effet.

Sachant les effets négatifs que peuvent avoir l’ambiguïté et la surcharge des rôles, il est important pour une entreprise de réduire au minimum et, si possible, d’éliminer ces facteurs de stress. Puisque l’ambiguïté des rôles tient souvent à une mauvaise communication, il est nécessaire de faire en sorte d’expliquer plus efficacement les fonctions confiées. Dans un ouvrage, French et Bell (1990) décrivent les mesures à prendre à cette fin telles que la représentation graphique des responsabilités, l’analyse des rôles et la négociation des rôles (un exemple de représentation graphique des responsabilités est donné dans l’article de Schaubroeck et coll., 1993). Chacune de ces méthodes a pour objet d’expliciter et de définir clairement les obligations découlant du rôle de chacun. Elles permettent également de donner aux salariés la possibilité de participer à la définition de leur propre rôle.

Lorsque les rôles sont ainsi explicités, cette clarification peut aussi révéler que les responsabilités qui en découlent ne sont pas équitablement réparties entre les salariés. Les mesures énumérées ci-dessus peuvent donc éviter en outre la surcharge des rôles. Enfin, les entreprises doivent se tenir à jour en ce qui concerne les responsabilités de chacun par un contrôle régulier des descriptions des tâches et par des analyses de postes (Levine, 1983). Il peut être utile également d’inciter les salariés à ne pas accepter plus de responsabilités qu’ils ne peuvent assumer. Dans certains cas, il appartient au salarié à qui l’on veut imposer de trop lourdes tâches, de se montrer plus ferme au moment de négocier son rôle dans l’entreprise.

Rappelons enfin que l’ambiguïté et la surcharge des rôles sont des notions subjectives et que les efforts visant à réduire ces facteurs de stress doivent prendre en compte les différences individuelles. Si certains travailleurs apprécient le défi représenté par ces facteurs de stress, d’autres ne le supportent pas. Dans ce cas, les entreprises ont tout intérêt, aussi bien du point de vue moral, juridique que financier, de faire en sorte que ces facteurs restent à des niveaux maîtrisables.

LES FACTEURS INTERPERSONNELS

LE HARCÈLEMENT SEXUEL

Chaya S. Piotrkowski

Pendant longtemps, le harcèlement sexuel dont les femmes sont victimes au travail a été ignoré, nié, excusé, voire implicitement admis, et ce sont parfois les femmes elles-mêmes qui en ont porté le blâme (MacKinnon, 1978). Les victimes du harcèlement sexuel sont presque toujours des femmes et le problème s’est posé à partir du moment où elles ont commencé à travailler hors de chez elles.

Bien que le harcèlement sexuel puisse se produire en dehors du lieu de travail, nous nous limiterons ici au cadre purement professionnel.

Le harcèlement sexuel n’est pas un flirt innocent ni l’expression d’une attirance mutuelle entre hommes et femmes; il s’agit au contraire d’un facteur de stress qui représente une menace pour l’intégrité et la sécurité physique et psychique de la femme, et cela dans un contexte sur lequel l’intéressée a peu de prise en raison des représailles dont elle peut être victime et du risque de perdre ses moyens d’existence. Comme d’autres facteurs de stress au travail, le harcèlement sexuel peut avoir des conséquences parfois très graves pour la santé des travailleuses et, en tant que tel, il constitue donc bien un problème de sécurité et de santé au travail (Bernstein, 1994).

Aux Etats-Unis, le harcèlement sexuel est principalement considéré comme un cas de conduite individuelle inconvenante auquel on est en droit de répondre par un blâme et des sanctions juridiques à l’encontre de celui qui en est la cause. Au sein de la Communauté européenne, il est vu plutôt comme un problème collectif de sécurité et de santé (Bernstein, 1994).

Du fait de la diversité de ses manifestations, les avis divergent sur la qualification du harcèlement sexuel, même lorsque la loi en donne une définition. Pourtant, il comporte un certain nombre de caractéristiques qui sont communément acceptées par les personnes qui travaillent sur ces questions:

  1. Il y a harcèlement sexuel lorsque des comportements verbaux ou physiques à caractère sexuel s’adressant à une femme en particulier ou lorsque des comportements à caractère plus général créent un climat hostile, dégradant, humiliant et intimidant pour l’ensemble des femmes (MacKinnon, 1978).
  2. Il s’agit d’un comportement importun et non souhaité.
  3. Ses manifestations peuvent être plus ou moins graves.

Lorsqu’il s’adresse à une femme en particulier, il peut impliquer des commentaires licencieux et des tentatives de séduction, des «propositions», des demandes de rendez-vous, des attouchements, des exigences à caractère sexuel sous la menace de représailles ou de chantage, voire des agressions physiques ou un viol. Lorsqu’il s’agit plutôt d’un climat d’hostilité générale, ce qui est la situation la plus fréquente, il peut prendre la forme de plaisanteries, de moqueries ou d’autres commentaires graveleux, menaçants et humiliants pour les femmes, d’affiches pornographiques ou suggestives, de gestes obscènes, etc. On peut y ajouter également ce que l’on est convenu d’appeler un «harcèlement sexiste», c’est-à-dire des remarques portant atteinte à la dignité des femmes en général.

Les femmes peuvent ne pas interpréter des attitudes ou des remarques de ce type comme étant du harcèlement parce qu’elles les considèrent comme un comportement «normal» de la part des hommes (Gutek, 1985). En général, ce sont les femmes (surtout lorsqu’elles en ont été les victimes) qui le plus souvent dénonceront ce type de situation, alors que les hommes sont enclins à banaliser la chose, à mettre en doute les dires de l’intéressée ou à l’accuser d’être responsable du harcèlement (Fitzgerald et Ormerod, 1993). Les incidents impliquant un supérieur hiérarchique sont plus fréquemment qualifiés de harcèlement sexuel que ceux qui mettent en cause un collègue (Fitzgerald et Ormerod, 1993). Cette tendance est révélatrice de l’inégalité qui caractérise les rapports de force entre celui qui se rend coupable de harcèlement et la salariée qui en est la victime (MacKinnon, 1978). Par exemple, la remarque qu’un supérieur hiérarchique considère comme flatteuse peut être perçue comme menaçante par la femme qui en est l’objet si elle a des raisons de craindre qu’elle ne débouche sur des avances à caractère sexuel, lesquelles, si l’intéressée les refuse, peuvent conduire à des représailles, à de mauvaises appréciations de son travail ou même à son renvoi.

Même lorsque le harcèlement est le fait de collègues, la situation peut être difficile à vivre et se révéler très stressante pour les femmes. Il en est ainsi en particulier lorsqu’une équipe est majoritairement masculine, que l’ambiance n’y est pas bonne et que le chef d’équipe est un homme (Gutek, 1985; Fitzgerald et Ormerod, 1993).

Il n’existe pas de statistiques nationales sur le harcèlement sexuel et il est difficile de connaître exactement l’importance du phénomène. Aux Etats-Unis, on a estimé que la moitié des femmes subissent une forme ou une autre de harcèlement sexuel au cours de leur vie active (Fitzgerald et Ormerod, 1993). Cette proportion concorde avec les résultats d’études conduites en Europe (Bustelo, 1992), sous réserve de certaines variations d’un pays à l’autre (Kauppinen-Toropainen et Gruber, 1993). Cette importance est également difficile à déterminer parce que les femmes ne désignent pas toujours comme tel ce genre de situations et que tous les cas ne sont pas rapportés. Souvent, les femmes appréhendent les reproches, les humiliations, craignent de n’être pas crues, ou pensent que les choses ne changeront pas et que le fait de dénoncer le harcèlement peut leur valoir d’éventuelles représailles (Fitzgerald et Ormerod, 1993). Elles préféreront essayer d’affronter la situation, ou quitter leur emploi même si cela signifie des difficultés financières, une interruption de leur carrière et de mauvaises références professionnelles (Koss et coll., 1994).

Le harcèlement sexuel réduit la satisfaction au travail et augmente l’instabilité du personnel, ce qui coûte cher à l’entreprise (Gutek, 1985; Fitzgerald et Ormerod, 1993; Kauppinen-Toropainen et Gruber, 1993). Comme les autres facteurs de stress au travail, il peut avoir des effets sur la santé parfois très sérieux. Lorsqu’il s’agit d’un cas de harcèlement très grave tel que le viol ou la tentative de viol, la femme qui en est la victime est fortement traumatisée. Même s’il ne va pas jusque-là, il peut être à l’origine de problèmes psychologiques, de réactions de crainte, de culpabilité, de honte, de dépression, de nervosité et de perte de confiance en soi. Les victimes peuvent aussi présenter des symptômes physiques tels que douleurs gastriques, céphalées ou nausées, ou des problèmes comportementaux tels que troubles du sommeil ou de l’alimentation, des problèmes sexuels ou des difficultés relationnelles (Swanson et coll., 1997).

Aussi bien l’approche volontariste adoptée par les pouvoirs publics aux Etats-Unis que celle, plus empirique, qui prévaut en Europe face au harcèlement sexuel sont riches en enseignements (Bernstein, 1994). En Europe, on essaiera de surmonter le pro-blème par les techniques de résolution des conflits où des tiers sont priés d’intervenir pour faire cesser le harcèlement. Aux Etats-Unis, le harcèlement sexuel est un délit puni par la loi qui peut donner lieu à des dommages et intérêts fixés par le tribunal, mais le plaignant a souvent du mal à obtenir gain de cause. Il faut aussi que les victimes de harcèlement sexuel aient la possibilité de faire appel à une assistance judiciaire lorsque cela est nécessaire et qu’on les aide à se rendre compte que ce ne sont pas elles qui sont à blâmer.

La prévention est la clé du combat contre le harcèlement sexuel. Des directives dans ce sens ont été émises par la Commission européenne sous la forme d’un code de pratiques (Rubenstein et DeVries, 1993). Elles préconisent, notamment: des politiques très claires et largement diffusées en la matière; une formation spéciale à l’intention des chefs d’entreprise et des agents de maîtrise; la désignation d’un médiateur (ombudsman) chargé de traiter ces problèmes; des procédures officielles pour la soumission des plaintes et des alternatives à ces procédures; et des sanctions disciplinaires pour tous ceux qui ne respecteraient pas ces règles. Bernstein (1994) estime qu’il devrait être possible d’instaurer un système d’autoréglementation sous contrôle.

Enfin, la question du harcèlement sexuel devrait pouvoir être ouvertement discutée sur le lieu de travail, en tant que préoccupation légitime qui intéresse aussi bien les hommes que les femmes. Les syndicats ont un rôle essentiel à jouer en contribuant à porter ce problème sur la place publique. Mais la véritable solution réside finalement dans l’égalité sociale et économique entre les hommes et les femmes et dans la pleine intégration des uns comme des autres dans tous les métiers et tous les lieux de travail.

LA VIOLENCE AU TRAVAIL

Julian Barling

La nature, la fréquence, les prédicteurs et les séquelles possibles de la violence au travail sont devenus un sujet de préoccupation pour les chefs d’entreprise, les responsables des ressources humaines et les spécialistes du monde du travail. Les meurtres spectaculaires perpétrés sur les lieux de travail sont, en effet, de plus en plus nombreux. Or, on ne peut aborder la question de la violence au travail sans s’interroger notamment sur la nature de cette violence, sa fréquence, ses prédicteurs, ses séquelles et les mesures de prévention à envisager pour y faire face.

La définition et la prévalence de la violence au travail

Définition et prévalence de la violence au travail sont intimement liées.

Etant donné la relative nouveauté du problème, il n’existe encore aucune définition uniforme de ce phénomène, ce qui, à divers égards, est un problème en soi. Premièrement, tant que l’on n’a pas de définition uniforme, il est impossible de comparer les estimations faites dans différentes études et sur plusieurs sites de la fréquence de ce type de violence. Deuxièmement, de la nature de cette violence dépendront les stratégies de prévention et d’intervention à envisager. Par exemple, des coups de feu portés contre quelqu’un sur un lieu de travail peuvent être aussi bien le prolongement d’un conflit familial que la traduction violente de facteurs de stress et de conflits d’ordre professionnel. Même si, dans les deux cas, ces actes de violence concernent des salariés, le pouvoir d’intervention de l’entreprise sera plus limité et ses interventions seront d’une autre nature dans le premier cas que dans le second où ces coups de feu sont en relation directe avec des facteurs de stress et des conflits d’ordre professionnel.

Selon certaines statistiques américaines, il semble que les meurtres perpétrés sur les lieux de travail sont la forme d’homicide dont le nombre a augmenté le plus aux Etats-Unis (Anfuso, 1994). Dans certains Etats (l’Etat de New York, par exemple), le meurtre est la principale cause de décès sur le lieu de travail. Ces statistiques expliquent l’attention accordée depuis peu au phénomène de la violence au travail. Toutefois, on constate que les études les plus récentes portent surtout sur les actes de violence les plus spectaculaires (meurtres, coups de feu), qui sont pourtant les moins fréquents. Les agressions verbales et psychologiques à l’égard de supérieurs hiérarchiques, de subordonnés et de collègues, quant à elles beaucoup plus courantes, sont moins souvent étudiées. Preuve de l’étroite relation entre les questions de définition et de prévalence, il semble bien que la plupart du temps ce sont des cas d’agression qui sont étudiés et non de violence au travail.

Les prédicteurs de la violence au travail

Si on considère les travaux effectués pour tenter d’analyser les prédicteurs de la violence au travail, on constate que la plupart d’entre eux s’efforcent d’établir un profil type du salarié susceptible d’être violent ou grossier (Mantell et Albrecht, 1994; Slora, Joy et Terris, 1991). La plupart de ces études font état des caractéristiques dominantes suivantes: homme de race blanche, âgé de 20 à 35 ans, solitaire, ayant tendance à l’alcoolisme et fasciné par les armes. Outre le problème des nombreux résultats faussement positifs auxquels elle peut aboutir, cette méthode a l’inconvénient de n’identifier que les individus prédisposés aux formes de violence les plus extrêmes, et d’ignorer tous ceux qui sont impliqués dans la plupart des incidents moins violents qui se produisent sur le lieu de travail et qui sont, pourtant, les plus nombreux.

Au-delà des caractéristiques dites «démographiques», il semble que certains facteurs personnels qui sont source de violence hors du travail se manifestent aussi sur le lieu de travail. Ainsi, l’abus d’alcool, les antécédents personnels ou familiaux d’agressivité et une faible estime de soi peuvent être à l’origine de la violence au travail.

Plus récemment, on a essayé de déterminer les contextes professionnels qui semblent les plus propices à la violence au travail (conditions matérielles et facteurs psychosociaux). Bien que l’on n’en soit qu’au tout début des études sur ces facteurs psychosociaux, il semble que la précarité de l’emploi, un sentiment d’injustice quant à la façon dont les règles de l’entreprise sont conçues et appliquées, la rigueur de l’encadrement et des contrôles et les systèmes de surveillance électronique sont souvent à l’origine d’actes agressifs et de violence sur le lieu de travail (House of Representatives, 1992; Fox et Levin, 1994).

Cox et Leather (1994) ont, pour leur part, analysé les facteurs propices aux actes d’agression et à la violence en général pour tenter de comprendre les facteurs matériels qui peuvent provoquer la violence au travail. Selon eux, la violence pourrait être associée à un sentiment de gêne et de promiscuité, ainsi qu’à la chaleur et au bruit. Ces hypothèses demandent à être confirmées par des observations empiriques plus précises.

Les conséquences de la violence au travail

D’après les recherches effectuées à ce jour, on peut distinguer les victimes directes et les victimes indirectes de la violence au travail qui, les unes comme les autres, méritent attention. Des employés de banque ou de magasin victimes d’une attaque à main armée, ou des salariés agressés à leur travail par un collègue ou un ancien collègue sont des victimes directes de la violence au travail. Toutefois, et dans la logique des études sur le comportement humain selon lesquelles celui-ci s’apprend à partir de l’observation d’autrui, les témoins d’un acte de violence survenu sur le lieu de travail en sont aussi les victimes, même si elles ne le sont qu’indirectement. L’un et l’autre groupe vont en souffrir certainement et il convient donc d’approfondir les recherches pour mieux comprendre comment, et dans quelle mesure, ces actes d’agression et de violence au travail affectent respectivement les victimes directes et indirectes.

Comment prévenir la violence au travail

La plupart des travaux qui ont été consacrés à la prévention de la violence au travail insistent sur l’importance des critères de la sélection préalable, c’est-à-dire la manière de détecter les individus qui pourraient être violents, afin de les écarter d’emblée au moment du recrutement (Mantell et Albrecht, 1994). On peut s’interroger cependant sur l’utilité de telles méthodes et sur leur valeur éthique et juridique. Du point de vue scientifique, il n’est pas certain non plus que l’on puisse identifier avec une précision suffisante (c’est-à-dire sans un nombre inacceptable d’erreurs) les salariés susceptibles d’être violents. De toute évidence, c’est sur les problèmes que pose le lieu de travail et sur la définition des postes que l’on devrait axer la prévention. Comme le soulignent Fox et Levin (1994), le moyen de prévention le plus efficace est sans doute de veiller à ce que les politiques et les procédures appliquées par l’entreprise soient considérées comme équitables par ses salariés.

Conclusion

La recherche sur la question de la violence au travail n’en est qu’à ses débuts, mais c’est un phénomène dont on se préoccupe de plus en plus, ce qui laisse espérer que l’on pourra bientôt mieux le comprendre, le prévoir et le maîtriser.

LA SÉCURITÉ DE L’EMPLOI

L’INCERTITUDE DE L’AVENIR PROFESSIONNEL

John M. Ivancevich

Compressions d’effectifs, licenciements, redéfinitions de postes, restructurations, «dégraissages», fusions, retraites anticipées et reclassements à l’extérieur sont des mesures qui, depuis une vingtaine d’années, sont devenues pratique courante dans tous les pays du monde. Chaque fois que des entreprises connaissent des difficultés, elles suppriment des postes ou, si elles les maintiennent, c’est au prix de sérieux aménagements. En une seule année (1992-93), on a compté 2 000 suppressions d’emplois chez Eastman Kodak, 13 000 chez Siemens, 27 000 chez Daimler-Benz, 40 000 chez Philips et 65 000 chez IBM (The Economist , 1993). Ces suppressions de postes ont eu lieu aussi bien dans les entreprises réalisant des bénéfices que dans celles qui étaient déficitaires. Cette tendance à supprimer des emplois et à réaménager les postes va probablement continuer même après que l’économie mondiale aura retrouvé sa croissance.

Pourquoi cette généralisation des restructurations d’emplois? Il n’y a pas de réponse à cette question qui soit simple et valable pour toutes les entreprises et toutes les situations. La perte d’une part de marché, le renforcement de la concurrence nationale et internationale, l’accroissement du coût du travail, le vieillissement des unités de production et des techniques et les erreurs de gestion sont quelques-uns des facteurs qui sont souvent à l’origine de telles décisions et contraignent l’employeur à modifier les termes du contrat tacite qui le lie aux salariés.

L’époque où le salarié pouvait compter sur la stabilité de son emploi ou avait la possibilité d’occuper toute une série de postes au gré de promotions successives au sein de la même entreprise, est aujourd’hui révolue. De même, le contrat tacite traditionnel qui liait l’employeur au salarié a perdu de sa force maintenant que des millions de salariés et de cadres ont été mis à pied. Par le passé, le Japon s’était fait une renommée en garantissant des emplois à vie aux salariés alors que ceux-ci, en particulier dans les grandes entreprises, ne sauraient aujourd’hui se prévaloir d’une telle assurance. Les Japonais, comme tous les autres travailleurs, doivent faire face à une insécurité croissante de l’emploi et à des perspectives d’avenir pour le moins incertaines.

L’insécurité de l’emploi, une interprétation

Maslow (1954), Herzberg, Mausner et Snyderman (1959), ainsi que Super (1957) estiment que tout individu a besoin de sécurité et de stabilité. Or, il éprouve ce sentiment de sécurité lorsqu’il bénéficie d’un emploi permanent ou lorsqu’il jouit d’une certaine emprise sur les tâches qu’il accomplit. Malheureusement, les études empiriques portant sur ce besoin de sécurité des salariés sont rares (Kuhnert, 1991; Kuhnert, Sims et Lahey, 1989).

En revanche, vu les préoccupations dont font l’objet les compressions de personnel, les licenciements et les fusions, nombreux sont les chercheurs qui s’intéressent aujourd’hui à la notion d’insécurité de l’emploi. La nature, les causes et les conséquences de l’insécurité de l’emploi ont été étudiées par Greenhalgh et Rosenblatt (1984) qui proposent de cette notion la définition suivante: «un sentiment d’impuissance à maintenir la continuité souhaitée dans le cadre d’une situation professionnelle menacée». Pour ces auteurs, l’insécurité de l’emploi fait partie de l’environnement de l’intéressé. Dans les travaux consacrés au stress, l’insécurité de l’emploi est considérée comme un facteur stressant que l’individu interprète comme une menace et contre laquelle il réagit. Cette interprétation et cette réaction peuvent le conduire à diminuer les efforts qu’il consacre à son travail, à une dégradation de son état physique, à une perte de confiance en soi, à rechercher un autre emploi, à tenter de s’adapter pour faire face à la menace, ou à rechercher l’aide de ses collègues pour atténuer son sentiment d’insécurité.

La théorie de Lazarus sur le stress psychique (Lazarus, 1966; Lazarus et Folkman, 1984) est fondée sur le concept d’évaluation cognitive. Quelle que soit la gravité réelle du danger auquel elle doit faire face, le stress ressenti dépend de la manière dont la personne évalue la situation qui la menace (l’insécurité de l’emploi en l’occurrence).

Quelques travaux de recherche sur l’insécurité de l’emploi

De même que les recherches sur la sécurité de l’emploi sont rares, il n’existe hélas que très peu d’études valables sur l’insécurité de l’emploi. Qui plus est, la plupart de ces travaux font appel à des méthodes de mesure unidimensionnelles. Seuls quelques chercheurs se sont placés à plusieurs niveaux pour étudier les facteurs de stress en général ou l’insécurité de l’emploi en particulier. Sans doute l’insuffisance des ressources disponibles n’est-elle pas étrangère à cette réalité. Mais du fait des problèmes créés par ces évaluations unidimensionnelles, la notion n’a été comprise que partiellement. Les chercheurs disposent de quatre méthodes de mesure de l’insécurité de l’emploi: ce qu’en disent les intéressés, l’évaluation de la performance, les paramètres psychophysiologiques et les paramètres biochimiques. Rien ne prouve toutefois que ces quatre méthodes permettent d’évaluer à leur juste mesure tous les aspects des conséquences de l’insécurité de l’emploi (Baum, Grunberg et Singer, 1982). Chaque démarche a ses limites dont il convient d’être conscient.

Mis à part ces problèmes de mesurage de l’insécurité de l’emploi, il faut noter que ces travaux portent pour la plupart sur les suppressions d’emploi imminentes ou effectives. Or, comme l’ont souligné Greenhalgh et Rosenblatt (1984) et, après eux, Roskies et Louis-Guérin (1990), il conviendrait de s’intéresser davantage à «la préoccupation que suscite toute détérioration significative des termes et des conditions d’emploi». Cette détérioration se reflétera immanquablement dans les attitudes et le comportement de l’intéressé.

Brenner (1987) a étudié les rapports qu’il peut y avoir entre insécurité de l’emploi, chômage et mortalité. Selon lui, c’est l’incertitude ou la menace d’instabilité qui, plus que le chômage lui-même, constitue la véritable cause de la mortalité. La seule menace, pour un salarié, de devenir chômeur ou de perdre le contrôle de ses activités professionnelles peut suffire à provoquer des problèmes psychologiques.

Dans une étude portant sur 1 291 personnes occupant des postes de direction, Roskies et Louis-Guérin (1990) ont analysé l’attitude de ces salariés menacés de licenciement par comparaison avec des salariés de même niveau de responsabilité travaillant pour des sociétés solides et en expansion. Rares étaient ceux qui se préoccupaient de l’éventualité d’une perte d’emploi imminente. En revanche, un grand nombre de ces cadres s’inquiétaient beaucoup plus de la détérioration des conditions de travail et de l’insécurité de leur avenir à long terme.

D’après Roskies, Louis-Guérin et Fournier (1993), l’insécurité de l’emploi serait un facteur de stress psychique majeur. Dans leur étude portant sur le secteur de l’aéronautique, ces auteurs ont montré que la personnalité (si elle est positive ou négative) joue un grand rôle dans l’effet que peut avoir l’insécurité de l’emploi sur la santé mentale.

Que faire face au problème de l’insécurité de l’emploi?

Les entreprises ont plusieurs moyens d’éviter les compressions de personnel, les licenciements et les «dégraissages». Il importe d’abord que la direction fasse preuve de compréhension et montre clairement qu’elle est consciente des difficultés liées à la perte de l’emploi et à l’incertitude de l’avenir professionnel. Elle peut opter pour d’autres solutions telles qu’une réduction de la durée du travail, des baisses générales de salaire, des propositions intéressantes de retraite anticipée, de recyclage ou de départ volontaire (Wexley et Silverman, 1993).

La mondialisation de l’économie a élevé le niveau de qualification exigé. Pour certains, cette exigence peut ouvrir de nouvelles possibilités de carrière, mais pour d’autres, elle peut accentuer leur sentiment d’insécurité. Il est difficile de savoir comment chacun réagira. Toutefois, les responsables des entreprises doivent savoir mesurer les conséquences que peut avoir cette insécurité de l’emploi. Ils doivent en être conscients et y faire face. Le fait de mieux comprendre la notion d’insécurité de l’emploi et ses répercussions négatives éventuelles sur la performance, le comportement et les attitudes des travailleurs est un pas dans la bonne direction.

Des recherches plus rigoureuses seront certainement nécessaires pour mieux comprendre toutes les conséquences de l’insécurité de l’emploi chez certains salariés. Mieux informés, les responsables des entreprises devront être plus ouverts aux besoins des salariés face à l’insécurité de l’emploi. Revoir la façon dont le travail est organisé et exécuté devrait se substituer plus souvent aux méthodes traditionnelles de définition de postes. Il incombe à ces responsables:

  1. de déterminer et de tenter d’atténuer les sources d’insécurité de l’emploi chez les travailleurs;
  2. d’encourager le personnel dans la voie d’une certaine participation aux décisions; et
  3. de faire preuve de compréhension lorsque les salariés leur font part de leur sentiment d’insécurité.

Sachant que l’insécurité de l’emploi est aujourd’hui une éventualité qui menace de nombreux salariés, mais pas tous, les chefs d’entreprise se doivent de concevoir et d’appliquer des politiques qui prennent en compte cette éventualité. L’ignorer coûterait trop cher à toute entreprise. Savoir gérer efficacement le sentiment d’insécurité des travailleurs quant à leur emploi et leurs conditions de travail fait désormais partie intégrante d’une bonne gestion du personnel.

LE CHÔMAGE

Amiran D. Vinokur

On entend par «chômage» la situation des gens qui souhaitent travailler, mais ne parviennent pas à échanger leurs qualifications et leur travail contre une rémunération. Ce terme désigne aussi bien l’expérience personnelle de l’individu qui ne réussit pas à trouver un travail rémunérateur, que celle d’un groupe social, d’une région géographique ou d’un pays donné. Le phénomène collectif de chômage est souvent exprimé sous la forme d’un taux de chômage, c’est-à-dire le nombre de demandeurs d’emploi par rapport à la population active totale, qui elle-même comprend à la fois les salariés et les chômeurs. Les personnes qui souhaitent trouver un travail rémunéré, mais ont renoncé à leurs efforts de recherche ne sont pas classées parmi les chômeurs, car elles ne sont plus considérées comme faisant partie de la population active.

L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) établit régulièrement des statistiques sur le chômage dans 25 pays du monde (OCDE, 1995). Il s’agit en particulier des pays développés d’Europe, de l’Amérique du Nord, du Japon, de la Nouvelle-Zélande et de l’Australie. En 1994, le taux global de chômage dans ces pays était de 8,1% (soit 34,3 millions de personnes) et, dans les pays développés de l’Europe centrale et occidentale, de 9,9% (11 millions de personnes). Ce chiffre s’élevait à 13,7% (9,2 millions) dans les pays du Sud de l’Europe et à 6,1% (8 millions) aux Etats-Unis. Sur les 25 pays étudiés, 6 seulement pouvaient faire état d’un taux de chômage inférieur à 5% (Autriche, Islande, Japon, Mexique, Luxembourg et Suisse). Le rapport ne prévoyait qu’une légère diminution globale du chômage pour 1995 et 1996 (moins de 0,5%). Ces chiffres montrent que des millions d’individus continueront de souffrir des effets néfastes du chômage (Reich, 1991).

Nombre d’individus se retrouvent au chômage à un moment ou à un autre de leur vie. Selon la structure de l’économie ou selon qu’elle se trouve en période de croissance ou de récession, le chômage frappera les jeunes qui ont quitté l’école, ceux qui sortent du lycée, d’une école de commerce ou de l’université, et qui ont du mal à trouver un premier emploi, les femmes qui recherchent du travail après avoir élevé leurs enfants, les anciens militaires ou les personnes d’un certain âge qui souhaitent compléter leur retraite. Néanmoins, quel que soit le moment, la majorité des chômeurs, c’est-à-dire de 50 à 65%, est formée de salariés ayant perdu leur emploi à la suite d’un licenciement économique. C’est chez ce type de chômeurs que l’on relève plus particulièrement les problèmes de santé liés au chômage, ne serait-ce que parce qu’ils sont les plus nombreux. Le chômage est également un problème grave pour les minorités et pour les jeunes, car son taux est souvent de deux à trois fois supérieur à celui de la population dans son ensemble (Department of Labour (DOL), 1995).

Le chômage provient pour l’essentiel des changements démographiques, économiques et technologiques. D’une façon générale, les restructurations économiques, qu’elles soient locales ou nationales, donnent lieu au moins provisoirement à des périodes de chômage élevé. La tendance à la mondialisation des marchés, associée à un progrès technique accéléré, se traduit par une intensification de la concurrence économique. Il en résulte aussi une délocalisation des industries et des services vers des pays qui offrent des conditions économiques plus avantageuses sur le plan de la fiscalité, des coûts de main-d’œuvre, de la docilité du personnel et de la législation sur l’environnement. Ces changements ne peuvent qu’accentuer le problème du chômage dans les régions en récession.

La plupart des gens dépendent du revenu qu’ils tirent de leur travail pour faire face aux nécessités de la vie, que ce soit pour elles-mêmes ou pour leur famille, et pour conserver le niveau de vie auquel ils sont habitués. S’ils perdent leur emploi, leur revenu diminue considérablement. La durée moyenne du chômage, aux Etats-Unis par exemple, varie entre seize et vingt semaines, avec une durée médiane de huit à dix semaines (DOL, 1995). Si la période de chômage qui fait suite à la perte d’emploi se prolonge, alors que le chômeur est arrivé en fin de droits, il doit faire face à de graves difficultés financières. Il s’ensuit une cascade d’événements stressants tels que saisie de la voiture, expulsion du domicile, perte de la couverture médicale et restrictions alimentaires. Les innombrables travaux qui lui ont été consacrés en Europe comme aux Etats-Unis montrent que le chômage entraîne inévitablement des problèmes économiques (Fryer et Payne, 1986), et que ces difficultés financières ont par elles-mêmes des effets négatifs sur d’autres plans, notamment sur celui de la santé mentale (Kessler, Turner et House, 1988).

Les preuves sont nombreuses selon lesquelles la perte de l’emploi et le chômage ont de graves effets sur la santé mentale (Fryer et Payne, 1986). Les plus courantes sont l’anxiété, les symptômes somatiques et de dépression (Dooley, Catalano et Wilson, 1994; Hamilton et coll., 1990; Kessler, House et Turner, 1987; Warr, Jackson et Banks, 1988). Certaines observations montrent également que le chômage double, si ce n’est plus, le risque de dépression avec manifestations cliniques (Dooley, Catalano et Wilson, 1994). Outre ces effets bien connus, le chômage peut provoquer d’autres problèmes (Catalano, 1991) dont le suicide (Brenner, 1976), les problèmes conjugaux et les divorces (Stack, 1981; Liem et Liem, 1988), les mauvais traitements infligés aux enfants (Steinberg, Catalano et Dooley, 1981), l’alcoolisme (Dooley, Catalano et Hough, 1992; Catalano et coll., 1993a), la violence au travail (Catalano et coll., 1993b), les actes délictueux (Allan et Steffensmeier, 1989) et les accidents de la route (Leigh et Waldon, 1991). Certaines données, provenant pour la plupart des intéressés eux-mêmes, indiquent que le chômage peut provoquer des maladies (Kessler, House et Turner, 1987).

Les effets négatifs du chômage ne se limitent pas aux périodes pendant lesquelles le travailleur licencié est sans travail. La plupart du temps, si les intéressés retrouvent un travail, ce nouvel emploi est souvent beaucoup moins intéressant que celui qu’ils ont perdu. Même quatre ans plus tard, leur revenu reste nettement inférieur à celui de leurs anciens collègues qui n’ont pas été licenciés (Ruhm, 1991).

Dans la mesure où les mises à pied et le chômage sont dus à des phénomènes sociaux et économiques, c’est par des politiques économiques et sociales globales qu’on doit remédier à leurs répercussions sociales (Blinder, 1987). Par ailleurs, divers programmes peuvent être mis en œuvre au niveau local. Un bon nombre d’observations montrent que détresse et dépression disparaissent dès que le chômeur retrouve un travail et son comportement psychosocial redevient normal (Kessler, Turner et House, 1989; Vinokur, Caplan et Williams, 1987). Aussi, les programmes d’aide aux travailleurs victimes de compressions de personnel ou aux primodemandeurs d’emploi devraient-ils viser avant tout à faciliter l’embauche ou la réembauche. Toute une série de programmes de ce genre ont été mis en œuvre avec succès. Dans ce contexte, les programmes communautaires spéciaux destinés à favoriser la création d’activités elles-mêmes génératrices d’emplois méritent d’être signalés (Last et coll., 1995), de même que les programmes axés sur le recyclage (Wolf, Pufahl et Casey, 1995).

Parmi les différents programmes de recherche d’emploi, les plus fréquents sont ceux qui sont organisés sous la forme de clubs de chômeurs qui permettent d’intensifier la recherche (Azrin et Beasalel, 1982), ou d’ateliers qui s’efforcent d’une manière plus générale de développer les qualifications et de faciliter la transition entre le chômage et la réinsertion (Caplan et coll., 1989). Les analyses de rentabilité ont démontré la valeur de ces programmes (Meyer, 1995; Vinokur et coll., 1991). Il s’avère également que ce type de mesures est de nature à éviter les pertes de moral et peut-être même les dépressions (Price, van Ryn et Vinokur, 1992).

Lorsque les licenciements ont pour causes des compressions de personnel, les entreprises peuvent aussi limiter le nombre des travailleurs mis à pied en faisant participer les salariés aux décisions relatives à la gestion du programme de licenciement (Kozlowski et coll., 1993; London, 1995; Price, 1990). Les salariés peuvent décider de réunir leurs ressources pour racheter l’entreprise, évitant ainsi les licenciements, de réduire leurs horaires de travail pour étaler les «dégraissages», d’accepter des baisses de salaire pour limiter les suppressions de postes, des stages de recyclage ou des mutations, ou encore de participer à des programmes de reclassement externe. Les entreprises peuvent contribuer au succès de ces mesures en les proposant en temps utile aux salariés menacés de licenciement. Comme on l’a vu plus haut, le chômage a des effets négatifs tant sur le plan personnel que social. Une combinaison judicieuse de politiques gouvernementales globales, de stratégies bien adaptées au niveau de l’entreprise et de la branche ainsi que de programmes locaux peut certainement contribuer à atténuer les conséquences souvent très graves d’un problème qui va continuer à affecter des millions d’individus dans les années à venir.

LES FACTEURS MACRO-ORGANISATIONNELS

LE MANAGEMENT DE LA QUALITÉ TOTALE

Dennis Tolsma

L’une des transformations sociales les plus remarquables de notre siècle a été l’émergence d’une économie japonaise puissante des ruines de la seconde guerre mondiale. A la base de cette ascension vers la compétitivité mondiale, on trouve essentiellement le parti pris de qualité adopté par ce pays et sa volonté de prouver que les articles japonais ne sont pas de la pacotille, comme on avait l’habitude de le penser jusqu’alors. S’inspirant des enseignements novateurs de Deming (1993), Juran (1988) et autres, les chefs d’entreprise et les ingénieurs japonais ont adopté des méthodes qui ont fini par déboucher sur un système global de gestion fondé sur la notion essentielle de qualité. Ce système constitue une évolution fondamentale dans la façon de penser. Traditionnellement, on considérait qu’il fallait trouver un équilibre entre la qualité et le coût de cette qualité. Deming et Juran ont, au contraire, prôné l’idée qu’une meilleure qualité coûtait finalement moins cher et qu’un système de production qui améliorerait les méthodes de travail permettrait d’atteindre ces deux objectifs à la fois. Les chefs d’entreprise japonais se sont ralliés à cette philosophie du management, les ingénieurs ont appris et mis en pratique le contrôle statistique de la qualité, les travailleurs ont été formés et ont participé à l’amélioration des méthodes et le résultat a été spectaculaire (Ishikawa, 1985; Imai, 1986).

A partir des années quatre-vingt, alarmés par l’érosion de leurs marchés et soucieux d’élargir leur part du marché mondial, les chefs d’entreprise européens et américains se sont mis à rechercher des moyens de rétablir leur position concurrentielle. Au cours des 15 années qui ont suivi, les entreprises ont commencé à comprendre les principes de base de la gestion de la qualité et à les appliquer, d’abord à la production industrielle, et ensuite dans le secteur des services. Bien qu’il y ait toutes sortes de dénominations, celle qui est la plus couramment utilisée pour désigner ce mode de gestion est l’expression «management de la qualité totale» (Total Quality Management (TQM)), sauf dans le secteur des soins de santé où on le désigne plus souvent sous les termes d’«amélioration constante de la qualité» (Continuous Quality Improvement (CQI)). Plus récemment, l’expression «reconfiguration» (Business Process Reengineering (BPR)) est également apparue, mais il s’agit plutôt dans ce cas de mettre l’accent sur l’amélioration de certaines techniques particulières d’amélioration du processus et non d’un système ou d’une philosophie de gestion globale.

Le TQM a de nombreuses variantes, mais ce qu’il faut en retenir, c’est surtout qu’il s’agit d’un système comprenant à la fois une philosophie de la gestion et un ensemble d’outils capables d’améliorer l’efficacité des méthodes de travail. Normalement le TQM suppose l’application des grands principes suivants (Feigenbaum, 1991; Mann, 1989; Senge, 1991):

D’une façon générale, les entreprises qui se décident à opter avec succès pour le TQM constatent qu’elles doivent apporter des changements sur trois fronts.

Le premier est celui de la transformation . Il s’agit notamment de définir et de propager une certaine vision de l’avenir de l’entreprise, de faire passer l’entreprise d’un style de gestion hiérarchique à une gestion fondée sur la participation des salariés, de prôner la collaboration plutôt que la compétition et d’axer l’activité de l’entreprise sur la satisfaction du client. L’intégration des processus est la base même du TQM et le moyen d’améliorer la performance à tous les niveaux. Chacun des salariés doit connaître la vision et l’objectif de l’entreprise et savoir où se situe son travail dans ce «système». Sans cette conscience de la place qu’il y occupe, la formation donnée pour appliquer les méthodes du TQM risque d’être inefficace. De même, si aucun changement n’intervient dans la culture d’entreprise, surtout au niveau des cadres moyens, on risque l’échec. Heilpern (1989) notait à ce propos: «Nous en sommes arrivés à la conclusion que les principaux obstacles à l’amélioration de la qualité ne sont pas d’ordre technique, mais relèvent du comportement». Contrairement aux anciens programmes dits du «cercle de qualité», où l’amélioration était censée se répercuter «par convection» vers le haut, le TQM nécessite d’être conduit par la direction au plus haut niveau et l’assurance que les cadres moyens faciliteront la participation des salariés (Hill, 1991).

Le deuxième élément de base nécessaire au succès du TQM est la planification stratégique . Pour réaliser la «vision» de l’entreprise et atteindre ses objectifs, une stratégie de la qualité doit être élaborée et mise en œuvre. Une entreprise ayant pratiqué cette planification l’a définie ainsi: «un plan axé sur le client en vue d’une application des principes de la qualité aux grands objectifs commerciaux de l’entreprise et d’une amélioration permanente des méthodes de travail» (Yarborough, 1994). C’est à la haute direction qu’il incombe la responsabilité — qui est en fait une obligation à l’égard de son personnel, de ces actionnaires et autres bénéficiaires — d’associer sa philosophie de la qualité à des objectifs réalistes et réalisables. C’est ce que Deming (1993) a appelé la «constance dans les objectifs» dont le manque est une source d’insécurité pour le personnel. L’objectif majeur de la planification stratégique est d’harmoniser les activités de tous les acteurs dans l’entreprise de façon qu’elle soit en mesure d’atteindre ses principaux objectifs et de réagir avec souplesse à l’évolution des circonstances. Cette gestion par objectifs exige de toute évidence une participation de l’ensemble des cadres et des salariés à tous les niveaux de l’entreprise (Shiba, Graham et Walden, 1994).

Ce n’est qu’une fois ces deux changements réalisés que l’on pourra espérer réussir le troisième élément de cette politique de gestion à savoir l’ amélioration constante de la qualité . Dans le domaine de la qualité, les améliorations et, par là, la satisfaction du client et le renforcement de la position concurrentielle, dépendent essentiellement de la capacité qu’a l’entreprise d’améliorer ses méthodes dans tous les aspects des processus de production. Souvent, les programmes de TQM y parviennent par un effort accru dans la formation et par l’affectation des travailleurs (qui y consentent) à des équipes spécialement chargées du problème de la qualité. L’idée à la base du TQM est que la personne la mieux placée pour savoir comment améliorer la façon d’effectuer un travail est sans doute celle qui l’exécute au moment considéré. Donner à ces travailleurs le pouvoir d’apporter certains changements utiles à leurs tâches fait partie de la transformation culturelle qui sous-tend le TQM; les doter des connaissances, des compétences et des outils nécessaires pour le faire relève de l’amélioration constante de la qualité.

La collecte de données statistiques fait partie des mesures normales et indispensables que les travailleurs doivent prendre individuellement, ou dans le cadre de leurs équipes, pour savoir comment améliorer les méthodes de travail. Deming, ainsi que d’autres auteurs, ont mis au point leurs techniques à partir des premiers travaux effectués sur ce point par Shewhart dans les années vingt (Schmidt et Finnigan, 1992). Les outils les plus utiles du TQM sont notamment: a) la courbe de Pareto qui permet de déterminer les problèmes qui se posent le plus souvent et qu’il faut donc essayer de résoudre en priorité; b) le tableau de contrôle statistique, outil analytique qui permet de vérifier la variabilité d’un procédé non amélioré; c) les organigrammes, pour contrôler avec précision comment une activité se déroule à un moment donné. L’outil le plus courant et le plus important est certainement le diagramme d’Ishikawa (ou diagramme «à chevrons»), dont on attribue l’invention à Kaoru Ishikawa (1985). Cet outil est un moyen simple, mais efficace, qui permet aux membres d’une équipe d’identifier collectivement les causes d’un problème à résoudre et, par conséquent, de trouver le moyen d’améliorer le processus existant.

S’il est appliqué de façon efficace, le TQM peut avoir une grande importance pour les travailleurs et pour leur santé à beaucoup d’égards, ne serait-ce qu’indirectement. Toute entreprise qui améliore la qualité de ses produits renforce ses chances de survie et de succès sur le plan économique et, par là, celles de ses salariés. De plus, cette entreprise aura vraisemblablement pour principes de respecter l’individu. En effet, les experts du TQM utilisent souvent l’expression «valeurs partagées», et ce principe doit se traduire aussi bien dans le comportement de la direction que dans celui du personnel. Ces valeurs font d’ailleurs l’objet, dans l’entreprise, de déclarations ou de vœux où l’on retrouve très souvent une terminologie teintée d’affectivité telle que les mots de «confiance», «respect mutuel», «communication ouverte» où «importance de notre diversité» (Howard, 1990).

Il est tentant par conséquent de supposer que sur les lieux de travail où l’accent est mis sur la qualité, les relations professionnelles seront plus amicales, les processus de production moins dangereux et l’ambiance moins tendue. La logique même de la gestion de la qualité est de mettre de la qualité dans un produit ou dans un service et non de détecter leurs défauts a posteriori. Un mot résume cette politique: la prévention (Widfeldt et Widfeldt, 1992). Cette logique est donc parfaitement compatible avec celle de la santé publique qui, elle aussi, met l’accent sur la prévention en matière de santé des travailleurs. C’est ce que montre Williams (1993) par l’exemple hypothétique suivant: «Si la qualité et la conception des moulages dans les fonderies étaient améliorées, les travailleurs seraient moins exposés... aux vibrations, car les moulages nécessiteraient moins de finitions.» La satisfaction des employeurs devant les progrès constatés en matière de santé au travail ou devant les résultats très positifs des sondages effectués sur le climat de l’entreprise, ou encore les récompenses décernées pour la sécurité et la santé, grâce aux méthodes du TQM confirment cette supposition. Williams fait aussi état de deux études de cas effectuées au Royaume-Uni qui mentionnent ce genre de témoignages d’employeurs (Williams, 1993).

Malheureusement, on ne dispose pas aujourd’hui d’études formelles qui viendraient étayer cette affirmation. Ce qu’il faudrait, c’est tout un ensemble d’études étayées qui montrent quels sont les effets du TQM sur la santé, y compris d’éventuels effets négatifs, et qui établissent un lien de cause à effet entre des facteurs mesurables de la philosophie de gestion de l’entreprise et la pratique du TQM. Etant donné le nombre d’entreprises dans le monde qui l’appliquent, il devrait être possible, grâce à ce genre de recherche, de préciser si le TQM est bien un outil utile dans l’arsenal de la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles.

C’est avec moins d’hésitation qu’on est tenté d’affirmer que le TQM peut influer directement sur la santé des travailleurs lorsque les efforts d’amélioration de la qualité sont axés sur la sécurité et la santé. Sans doute, et comme toute autre activité dans une entreprise, la protection de la santé au travail et dans l’environnement implique toute une série de mesures liées entre elles, auxquelles il est facile d’appliquer les outils d’amélioration des processus. Lorsqu’il s’agit de décerner le prix Baldridge, qui est la récompense la plus prestigieuse qui puisse être accordée aux entreprises des Etats-Unis, l’un des critères pris en compte sont les améliorations réalisées par l’entreprise en matière de sécurité et de santé au travail. Yarborough a cité l’exemple d’une entreprise dont la direction avait ainsi demandé aux employés de son service de santé au travail et d’hygiène du milieu de se conformer aux exigences du TQM comme tous les autres départements de l’entreprise et comment ces deux éléments avaient été intégrés dans son plan de stratégie de la qualité (Yarborough, 1994). Le directeur général d’un service public américain, qui fut la première entreprise non japonaise à remporter le prix Deming très convoité au Japon, a déclaré que la plus haute priorité avait été accordée à l’aspect sécurité dans leurs efforts en faveur du TQM: «De tous les grands indicateurs de la qualité de l’entreprise, le seul qui concerne sa clientèle interne est celui de la sécurité du personnel.» En définissant la sécurité comme un processus soumis à un souci d’amélioration constante, et en s’efforçant de détecter le taux d’absentéisme dû à des lésions professionnelles comme indicateur de la qualité, ce service public a réussi à réduire de moitié son taux d’accidents, qui est ainsi descendu au niveau le plus bas qu’il ait connu depuis sa création (Hudiberg, 1991).

Pour résumer, le TQM est un système de gestion complet ancré dans la philosophie même de l’entreprise et qui souligne l’importance de la dimension humaine du travail. Il s’appuie sur un puissant arsenal de techniques où les données tirées des processus mis en œuvre servent à contrôler, analyser et améliorer ces processus en permanence.

LE STYLE DE GESTION

Cary L. Cooper et Mike Smith

Pour Selye (1974), le fait de devoir vivre avec d’autres personnes est l’un des aspects les plus stressants de l’existence. On considère que les bonnes relations entre membres d’un groupe de travail sont un élément majeur de la santé d’un individu et d’une entreprise (Cooper et Payne, 1988), en particulier en ce qui concerne la relation employeur-travailleur. On dit que les relations de travail sont mauvaises lorsqu’elles se caractérisent par un «manque de confiance, un manque de solidarité et un manque de volonté pour résoudre les problèmes au sein de l’entreprise» (Cooper et Payne, 1988). Le manque de confiance est d’autant plus grand que l’ambiguïté des rôles est forte, ce qui se traduit par une mauvaise communication entre les gens et une tension psychologique qui, elle-même, se traduit par une faible satisfaction professionnelle, un certain malaise et un sentiment de crainte à l’égard des supérieurs et des collègues (Kahn et coll., 1964; French et Caplan, 1973).

Des relations interpersonnelles solidaires limitent au contraire les risques de rivalités, d’intrigues et de concurrence stérile (Cooper et Payne, 1991). McLean (1979) estime que lorsque le groupe est solidaire, qu’il a confiance dans son supérieur hiérarchique et l’apprécie, le stress au travail diminue et l’état de santé des intéressés est meilleur. En revanche, ce stress augmente considérablement si le supérieur n’a pas la considération voulue pour son personnel (McLean, 1979). Une surveillance étroite de la performance et un strict contrôle du rendement sont également des facteurs de stress. De nombreuses études prouvent à cet égard qu’un style de direction caractérisé par une absence de véritables consultations et de communication, par des contraintes injustifiées sur le personnel et par une faible autonomie dans le travail crée un climat délétère, suscite des réactions de fuite (dans l’alcoolisme et le tabagisme, par exemple) (Caplan et coll., 1975), et accroît les risques de maladies cardio-vasculaires (Karasek, 1979) ou d’autres manifestations liées au stress. En revanche, le fait pour les salariés de pouvoir participer davantage aux décisions concernant leur travail se traduit par un meilleur rendement, une stabilisation du personnel et une amélioration de son bien-être psychique et physique. Un style de gestion plus participatif devrait aussi permettre aux salariés de prendre part à l’amélioration de la sécurité dans l’entreprise et, notamment, de remédier dans ce domaine à l’apathie des travailleurs manuels qui constitue une cause importante et reconnue d’accidents (Robens, 1972; Sutherland et Cooper, 1986).

C’est à Lewin que l’on doit les premiers travaux sur les liens entre le style de gestion et le stress (voir, par exemple, Lewin, Lippitt et White, 1939); ces auteurs ont mis en évidence les effets stressants et non productifs d’un style de gestion autoritaire. Plus récemment, Karasek (1979) a montré l’importance qu’il y avait à ce que les employeurs offrent aux travailleurs une plus grande autonomie dans le travail et optent pour un style de direction de type participatif. Dans une étude prospective sur six ans, il a montré que l’autonomie dans le travail (c’est-à-dire la liberté d’utiliser son jugement personnel) et la souplesse dans les horaires de travail étaient des indicateurs importants dans le calcul des risques de maladies cardiaques. Plus les possibilités de participation et d’autonomie sont limitées, plus on augmente les risques de dépression, d’épuisement, de maladie et de pharmacodépendance. L’impression de n’avoir aucune prise sur l’organisation de son travail et l’absence de toute consultation sont souvent citées comme facteurs de risque chez les travailleurs de l’industrie sidérurgique (Kelly et Cooper, 1981), chez les travailleurs du pétrole et du gaz sur les plates-formes de forage en mer du Nord (Sutherland et Cooper, 1986) et chez de nombreux autres travailleurs manuels (Cooper et Smith, 1985). Toutefois Gowler et Legge (1975) font observer qu’un style de gestion participatif peut créer, lui aussi, des situations de stress du fait, par exemple, d’une opposition entre pouvoir théorique et pouvoir réel, d’une incertitude due à l’érosion du pouvoir officiel et de la contradiction entre la participation préconisée et les normes de productivité imposées ou encore d’un refus des subordonnés de participer.

Outre les nombreuses recherches qui ont plutôt mis l’accent sur les effets respectifs d’un style de gestion autoritaire ou participatif sur le rendement et la santé du personnel, d’autres façons de concevoir la gestion du personnel ont été étudiées (Jennings, Cox et Cooper, 1994). C’est ainsi que Levinson (1978) s’est penché sur les effets d’une gestion «abrupte». Les employeurs de ce type visent avant tout le résultat; ils sont agressifs et intelligents (comme les personnalités du type A), mais fonctionnent moins bien sur le plan affectif. Quick et Quick (1984) précisent à cet égard que le besoin de perfection, l’hypertrophie du moi, la condescendance et l’esprit critique d’un chef difficile créent un sentiment d’inaptitude chez ses subordonnés. Comme le suggère Levinson, une personnalité abrupte est déjà difficile à supporter chez un collègue, mais chez un supérieur, elle peut avoir des effets dévastateurs sur les relations interpersonnelles en général et pour ses subordonnés en particulier.

De plus, certains auteurs estiment qu’on ne peut réellement comprendre l’effet que peut avoir le style de gestion et la personnalité d’un chef sur la sécurité et la santé des salariés qu’en prenant en compte la nature des tâches et les pouvoirs qu’il détient. Par exemple, Fiedler (1967) avec sa théorie de la contingence, considère qu’il existe huit grands types de situations selon la façon dont se combinent les dichotomies suivantes: a) la nature des relations entre le chef et le subordonné; b) la structure hiérarchique imposée par le travail; et c)  le pouvoir du chef. Ces huit combinaisons peuvent être organisées en un continuum avec, à une extrémité (situation no 1), un chef qui a de bonnes relations avec son personnel, assume une activité hautement structurée et possède une forte autorité, et à l’autre (situation no 8), un chef qui a de mauvaises relations avec son personnel, assume un rôle faiblement structuré et a très peu d’autorité. Du point de vue du stress, ces huit situations constituent une suite qui va d’un stress faible à un stress élevé. Fiedler a également étudié deux types de chefs: celui qui tend à noter négativement la plupart des caractéristiques du travailleur qu’il aime le moins, et celui qui voit de nombreuses qualités même chez les membres du personnel qu’il n’aime pas. A partir de là, Fiedler prévoit quelle peut être la performance de ce chef. D’après lui, le premier (celui qui a du mal à voir des aspects positifs chez les subalternes qu’il n’aime pas) sera plus efficace dans les situations 1 et 8, où le niveau de stress est très bas pour la première et très élevé pour la deuxième. De son côté, le chef qui est capable de voir des côtés positifs même chez les collaborateurs qu’il n’aime pas sera plus efficace dans les situations intermédiaires où l’on peut s’attendre à ce que le stress soit modéré. D’une façon générale, les études effectuées ultérieurement (Strube et Garcia, par exemple, 1981) ont confirmé les idées de Fiedler.

D’après d’autres théories sur l’autorité, les patrons ou les chefs dont la priorité est la tâche à accomplir créent du stress. Seltzer, Numerof et Bass (1989) ont constaté que les chefs intellectuellement très stimulants augmentaient le stress et l’épuisement professionnel de leurs subordonnés, et Misumi (1985), que les chefs qui attachaient beaucoup d’importance à ce qui était produit provoquaient des symptômes physiologiques de stress. Pour sa part, Bass (1992) a tiré d’une série d’expériences en laboratoire la conclusion qu’un style de gestion axé sur la production suscitait des niveaux élevés d’anxiété et d’hostilité. En revanche, selon les théories de l’autorité dite «transformatrice» et charismatique (Burns, 1978), les chefs qui ont ce type d’autorité ont des subordonnés généralement plus sûrs d’eux-mêmes et plus intéressés par leur travail et ils diminuent le stress que peuvent éprouver ces subordonnés.

En somme, les chefs qui ont de la considération pour leur personnel et préfèrent un style de gestion participatif, qui sont moins obnubilés par la production ou le travail à faire et qui accordent à leurs subordonnés une certaine autonomie, sont ceux qui ont le plus de chances de voir diminuer la fréquence des maladies et des accidents du travail dans leur entreprise.

LA STRUCTURE DE L’ENTREPRISE

Lois E. Tetrick

La plupart des articles du présent chapitre étudient les aspects du travail qui ont un lien direct avec le salarié. Dans cet article, on traitera plutôt d’effets plus indirects, à savoir des caractéristiques propres aux entreprises en général qui peuvent influer sur la santé et le bien-être des travailleurs. La question est de savoir dans quelle mesure la façon dont certaines entreprises organisent les divers milieux de travail est favorable à la santé de leur personnel ou si, au contraire, leurs salariés y courent davantage un risque de stress. La plupart des modèles théoriques d’analyse du stress professionnel prennent en compte un certain nombre de variables structurelles telles que la taille de l’entreprise, l’absence de participation aux décisions et la formalisation (Beehr et Newman, 1978; Kahn et Byosiere, 1992).

La structure organisationnelle est la façon dont les rôles et les fonctions sont officiellement répartis au sein d’une entreprise en vue de coordonner les diverses fonctions ou sous-systèmes pour atteindre de façon efficace ses objectifs (Porras et Robertson, 1992). Cette structure représente donc un ensemble coordonné de sous-systèmes qui permet la réalisation des objectifs et la mission de l’entreprise, et qui détermine la division du travail, les relations hiérarchiques, les circuits officiels de la communication, les rôles de chaque sous-système et les relations entre ces sous-systèmes. La structure de l’entreprise peut donc être considérée comme un ensemble de mécanismes formels destinés à renforcer la compréhension des événements, leur prévisibilité et leur contrôle, trois impératifs que Sutton et Kahn (1987) estiment être les meilleurs antidotes contre le stress que suscite la vie au sein d’une organisation de ce genre.

L’une des premières caractéristiques de l’entreprise qu’on ait étudiée en tant que facteur de risque, est sa taille. Contrairement aux études sur les risques d’exposition professionnelle à des substances dangereuses, selon lesquelles les grosses entreprises ou les grands établissements sont plus sûrs parce que moins dangereux et mieux équipés pour faire face à des dangers éventuels (Emmett, 1991), on a d’abord cru que les grandes entreprises présentaient un plus grand risque de stress professionnel pour leur personnel. Il semblait en effet qu’elles avaient tendance à bureaucratiser leur structure pour gérer leur surcroît de complexité. Une structure bureaucratique de ce genre se caractérise en général par une division du travail par spécialisation fonctionnelle, une stricte hiérarchisation du pouvoir, une réglementation précisant les droits et les devoirs de chacun, un traitement impersonnel des travailleurs et un système de procédures pour traiter toutes les situations dans le travail (Bennis, 1969). A première vue, on pourrait penser que la plupart de ces méthodes bureaucratiques devraient contribuer à la prévisibilité et à la compréhension des événements dans le milieu de travail et diminuer, par là même, le stress professionnel. Mais il apparaît également qu’elles risquent aussi de réduire la maîtrise que les salariés ont sur les événements survenant dans le milieu de travail du fait de la rigidité de la hiérarchie.

Etant donné ces caractéristiques de la structure bureaucratique, il n’est pas surprenant que la taille de l’entreprise n’ait pas été considérée en soi comme un facteur général de risque (Kahn et Byosiere, 1992). L’étude de Payne et Pugh (1976) offre cependant quelques données selon lesquelles la taille de l’entreprise augmenterait indirectement le risque de stress. Ils démontrent en effet que les grandes entreprises souffrent d’un manque de communication; les postes et les tâches tendent à se parcelliser et la coordination y est souvent insuffisante. D’où une diminution de la compréhension et de la prévisibilité des événements dans le travail et donc, de l’emprise que l’on peut en avoir, autant d’éléments qui concourent à une aggravation du stress (Tetrick et LaRocco, 1987).

Ces diverses observations sur la taille de l’entreprise ont conduit à penser que les deux aspects structurels de l’entreprise qui présentent le plus de risques pour le personnel sont la formalisation et la centralisation. On entend par formalisation les procédures et règlements écrits qui régissent les activités des travailleurs et, par centralisation, la concentration étroite du pouvoir de décision aux échelons hiérarchiques supérieurs. Pines (1982) fait remarquer que ce n’est pas la formalisation au sein de la bureaucratie qui est source de stress professionnel ou d’épuisement, mais plutôt les tracasseries administratives inutiles, la paperasserie et les problèmes de communication qui peuvent en découler. Si les règlements manquent de précision, ils peuvent être la source d’ambiguïtés ou de contradictions susceptibles d’entraîner des conflits ou une mauvaise compréhension des mesures à prendre dans certaines situations. Si, au contraire, ils sont trop détaillés, les salariés risquent de se sentir gênés dans leur capacité d’atteindre leurs objectifs, spécialement lorsque l’entreprise traite avec des clients. Lorsque la communication est mauvaise, le personnel peut avoir un sentiment d’isolement et d’aliénation parce qu’il ne peut ni prévoir ni comprendre les événements qui surviennent dans le cadre de son travail.

Bien que ces divers aspects du milieu de travail soient aujourd’hui acceptés comme constituant des facteurs de risque, les données empiriques dont on dispose sur la formalisation et la centralisation sont loin d’être convergentes. Au moins deux causes peuvent expliquer ces divergences. Premièrement, la plupart de ces travaux partent de l’hypothèse d’une structure unique ayant le même niveau de formalisation et de centralisation dans toute l’entreprise. Hall (1969) était d’avis que l’entreprise pouvait être étudiée comme un tout, mais il a montré toutefois que le degré de formalisation, de même que le pouvoir de décision, pouvaient être très différents selon les services de cette entreprise. C’est pourquoi, si l’on considère un phénomène individuel comme l’est le stress au travail, on aura sans doute avantage à analyser la structure de chacun des services de l’entreprise plutôt que celle de l’entreprise dans son ensemble. Deuxièmement, certaines données semblent indiquer qu’il peut y avoir des différences individuelles dans les réactions aux variables structurelles. Par exemple, Marino et White (1985) ont constaté que la relation entre la formalisation et le stress professionnel était positive lorsque les individus ont un statut leur conférant un certain locus de contrôle dans leur travail, alors qu’elle était négative chez ceux qui estiment avoir peu de maîtrise sur les divers éléments de leur environnement. Le manque de participation, par ailleurs, n’était pas compensé par l’exis-tence de ce locus de contrôle et se traduisait par des niveaux de stress plus élevés. Il semble également que certaines différences culturelles influent sur les réactions des individus aux variables structurelles, ce qui pourrait s’avérer important pour les entreprises multinationales dont les activités débordent les frontières nationales (Peterson et coll., 1995). Ces différences culturelles peuvent également expliquer la difficulté d’adopter les systèmes et les procédures organisationnels venant de l’étranger.

Même si l’on manque encore de données empiriques tendant à montrer que les variables structurelles seraient des facteurs de risques psychosociaux, il est recommandé aux entreprises de modifier leur organisation en faveur de structures plus horizontales, comportant moins d’échelons hiérarchiques et moins de circuits de communication, plus décentralisées, laissant un plus grand pouvoir de décision aux échelons inférieurs et plus intégrées, avec moins de tâches spécialisées (Newman et Beehr, 1979). Ces recommandations confirment celles des théoriciens de l’organisation pour qui la structure bureaucratique traditionnelle n’est pas la plus efficace ni la plus saine. (Bennis, 1969). Cela est plus vrai encore lorsqu’on songe aux progrès technologiques qui, dans les domaines de la production et de la communication, caractérisent le milieu de travail postindustriel (Hirschhorn, 1991).

Au cours des vingt dernières années, les restructurations sont allées bon train afin de faire face aux menaces de la mondialisation et d’une concurrence internationale accrue, en particulier en Amérique du Nord et en Europe occidentale (Whitaker, 1992). En 1988, Straw, Sandelands et Dutton considéraient que les entreprises réagissent aux menaces de leur environnement en restreignant l’information et en resserrant les contrôles. La possibilité de prévoir, de comprendre et de contrôler les événements du milieu de travail s’en trouve alors réduite, ce qui intensifie le stress chez les salariés. On peut donc penser que tout changement structurel qui prévient les effets de ce genre est bénéfique aussi bien pour la santé et le bien-être des salariés que pour la prospérité de l’entreprise.

L’utilisation d’une structure matricielle est un des moyens dont disposent les entreprises pour aménager leur organisation interne face à l’instabilité grandissante de leur environnement externe. Pour Baber (1983), la structure matricielle idéale est celle qui comporte deux ou plusieurs systèmes hiérarchiques qui s’entrecroisent, où les objectifs de l’entreprise sont atteints grâce à des groupes de travail interfonctionnels et temporaires chargés d’effectuer une certaine tâche, tandis que les services organiques habituels continuent à assurer les activités de routine concernant le personnel et le perfectionnement professionnel. Cette structure matricielle permet à l’entreprise d’avoir la souplesse voulue pour réagir à l’instabilité du milieu extérieur, à condition que le personnel ait la polyvalence nécessaire grâce à la diversification de ses compétences et qu’il soit capable d’apprendre rapidement.

Bien qu’on ne dispose pas encore de données empiriques prouvant les effets de ce type de structure, plusieurs auteurs estiment que la structure matricielle risque d’accroître le stress chez le personnel. C’est ainsi que Quick et Quick (1984) signalent que lorsqu’il existe plusieurs lignes hiérarchiques (agents de maîtrise et cadres fonctionnels) dans les organisations matricielles, les risques de conflits de rôles augmentent. De même, Hirschhorn (1991) estime que dans les entreprises de l’ère postindustrielle, les travailleurs sont souvent amenés à remettre en question leurs compétences, ce qui les oblige à suivre de nouvelles formations. Ils doivent être capables d’admettre leur provisoire incompétence, ce qui peut accroître leur stress. Ces nouvelles structures telles que l’organisation matricielle ne sont donc pas dépourvues de facteurs de risque.

Les efforts faits pour modifier ou restructurer les entreprises, quelle que soit la structure particulière qu’elles ont décidé d’adopter peuvent être, eux aussi, des sources de stress dans la mesure où elles portent atteinte à la sécurité et à la stabilité du système, créent des conflits de responsabilités, de rôle et de statuts, et mettent en lumière des problèmes à résoudre (Golemblewski, 1982). On peut cependant compenser ces sources de stress par une organisation de nature à l’atténuer, notamment en développant la prise de responsabilités à tous les niveaux ainsi que la participation aux décisions, en ouvrant davantage la communication et en dispensant au personnel une formation à la dynamique de groupe et au règlement des conflits (Golemblewski, 1982; Porras et Robertson, 1992).

Conclusion

S’il est vrai, d’après les travaux de recherche, que l’on peut associer certains facteurs de risque professionnels à des types particuliers de structures de l’entreprise, l’effet de ces aspects globaux de l’organisation n’est qu’indirect. La structure de l’entreprise peut fournir un cadre permettant d’augmenter la capacité de prévoir, de comprendre et de contrôler les événements qui se déroulent au travail; toutefois, à l’effet qu’elle peut avoir sur la santé et le bien-être du personnel se mêlent d’autres considérations plus immédiates telles que les rôles réciproques et les relations interpersonnelles. Si l’on veut que la structure d’une entreprise soit bonne à la fois pour le personnel et pour l’entreprise elle-même, elle doit prévoir de la souplesse dans son organisation et pour les salariés, ainsi que des systèmes sociotechniques qui concilient les exigences techniques et la structure sociale en son sein.

LE CLIMAT ET LA CULTURE D’ENTREPRISE

Denise M. Rousseau

Le cadre dans lequel les gens sont appelés à travailler au sein d’une entreprise comporte de nombreuses caractéristiques (autorité, structure, gratifications, communication, etc.) que l’on a regroupées sous les concepts généraux de climat et de culture d’entreprise. Par climat, on entend la façon dont les pratiques de l’entreprise sont perçues par ceux qui y travaillent (Rousseau, 1988). Les études du climat s’intéressent à la plupart des concepts les plus fondamentaux de la recherche sur l’organisation des entreprises. Les aspects les plus courants du climat sont la communication (que l’on décrira comme ouverte ou fermée, par exemple), les conflits (constructifs ou dysfonctionnels), l’autorité (dans la mesure où elle implique soutien ou focalisation) et l’importance donnée à la reconnaissance et aux gratifications (information en retour positive ou négative, préférence pour un système de récompenses ou de sanctions, par exemple). Lorsqu’on les étudie ensemble, on constate que ces caractéristiques organiques sont toutes intimement liées (autorité et gratifications, par exemple). Le climat caractérise les pratiques suivies à différents niveaux de l’entreprise (le climat de l’unité de travail ou le climat général, par exemple). Les études du climat varient en fonction des activités sur lesquelles elles portent (la sécurité ou le service, par exemple). En fait, le climat est essentiellement une description du cadre de travail par ceux qui y sont directement plongés.

Le rapport entre le climat de l’entreprise et le bien-être du salarié (satisfaction, stress au travail, tension, etc.) a été très souvent étudié. Etant donné que les mesures du climat sont un résumé des principales caractéristiques organiques de l’entreprise telles que vécues par les travailleurs, on peut dire que toute étude de la perception qu’ont les salariés de leur cadre de travail est une étude du climat. Ces études lient les caractéristiques du climat (autorité, communication ouverte, participation et règlement des conflits, en particulier) à la satisfaction du personnel (ou, inversement, à l’intensité du stress) (Schneider, 1985). Les climats stressants se caractérisent par une faible participation aux décisions, le recours à des sanctions et à une information en retour négative (plutôt qu’à des récompenses et à une information en retour positive), par la fuite devant les conflits ou la confrontation (plutôt que la solution des problèmes), et par des relations peu solidaires au sein du groupe et avec le chef. Les climats caractérisés par une certaine solidarité collective sont bons pour la santé mentale des salariés, car on relève alors des taux d’anxiété et de dépression plus faibles (Repetti, 1987). Lorsque les membres du personnel qui doivent travailler en relation les uns avec les autres ont tous une perception négative de certaines caractéristiques de leur entreprise, on constate généralement qu’il règne une mauvaise ambiance générale et que des maladies psychogènes apparaissent (Colligan, Pennebaker et Murphy, 1982). Les études du climat qui s’intéressent plus particulièrement à des aspects donnés de l’organisation de l’entreprise, tels que la sécurité, par exemple, montrent qu’un manque de transparence dans la communication sur les questions de sécurité, des récompenses trop rares pour ceux qui signalent des risques professionnels et tout autre élément négatif du climat se traduisent par une augmentation de la fréquence des accidents du travail et des maladies professionnelles (Zohar, 1980).

Puisque le climat de l’entreprise se manifeste à plusieurs niveaux et qu’il recouvre toutes sortes de pratiques, l’évaluation des facteurs de risque pour le personnel doit envisager systématiquement l’éventail des relations dans son ensemble (au niveau de l’unité de travail, du service ou de l’entreprise tout entière) et des activités de l’entreprise (sécurité, communication ou système de gratifications, par exemple) qui concernent les salariés. Les facteurs de risque liés au climat peuvent en effet différer d’un service à l’autre.

La culture d’entreprise recouvre l’ensemble des valeurs, des normes et des comportements que partagent les membres de son personnel. Les chercheurs en dénombrent cinq types principaux à savoir: les principes de base (les convictions inconscientes à partir desquelles les membres du personnel forment leurs interprétations en ce qui concerne, par exemple, le temps de travail, ou le caractère hostile ou stable du milieu de travail), les valeurs de l’entreprise (la préférence donnée à certains objectifs plutôt qu’à d’autres, tels le service ou le profit), les normes de conduite (les modèles de comportements considérés comme indiqués ou inappropriés, tels les codes vestimentaires ou le travail en équipe), les modes de comportement habituels (tels la réaction devant de bons résultats ou l’habitude de renvoyer les décisions aux échelons supérieurs de la hiérarchie) et, enfin, les signes (les symboles et objets utilisés par l’entreprise pour exprimer des messages culturels, tels que les ordres de mission ou les logos). Les aspects de cette culture les plus subjectifs (les principes de base, les valeurs et les normes) reflètent la façon dont le personnel conçoit et interprète son cadre de travail. Ces traits subjectifs donnent une signification aux comportements et aux signes qui ont cours dans l’entreprise. La culture d’entreprise, comme son climat, peuvent exister à de nombreux niveaux, tels que:

  1. la culture dominante de l’entreprise dans son ensemble;
  2. les sous-cultures propres à certaines de ses unités;
  3. les contre-cultures sécrétées par les unités qui sont mal intégrées au sein de l’entreprise.

Les cultures peuvent être fortes (communes à l’ensemble du personnel), faibles (limitées à quelques salariés) ou transitoires (lorsqu’une culture se substitue progressivement à une autre).

Contrairement au concept du climat, celui de la culture d’entreprise est moins souvent étudié en tant que facteur de bien-être des salariés ou de risques professionnels. Cette lacune tient à la fois au fait que la notion de culture d’entreprise est une notion relativement récente dans les études sur les entreprises, ainsi que dans les débats idéologiques concernant la nature de cette culture, sa mesure (quantitative ou qualitative) et à la nécessité d’études transversales à son propos (Rousseau, 1990). D’après les recherches quantitatives effectuées jusqu’à présent sur la culture d’entreprise et, notamment, sur les normes et les valeurs de comportement, il apparaît que les pratiques donnant la préférence au travail d’équipe se traduisent plus souvent par une plus grande satisfaction des salariés et par des tensions moins fortes que celles qui privilégient le contrôle et les méthodes bureaucratiques (Rousseau, 1989). En outre, plus les valeurs du travailleur correspondent à celles de l’entreprise, plus la satisfaction est grande et le stress limité (O’Reilly et Chatman, 1991). Les cultures d’entreprise affaiblies ou brisées par des conflits de rôles ou par un désaccord au sein du personnel sont des sources de stress et de crises dans les identités professionnelles (Meyerson, 1990). Les ruptures ou la désintégration des cultures d’entreprise provoquées par les crises économiques ou politiques se répercutent sur le moral des salariés tant sur le plan psychologique que physique, notamment lorsqu’elles impliquent des compressions d’effectifs, des fermetures d’usines ou autres séquelles des restructurations (Hirsch, 1987). La valeur de certaines formes de culture d’entreprise (hiérarchiques ou de type «militaire», par exemple) dans le cadre d’une société moderne a été mise en cause par plusieurs auteurs (Hirschhorn, 1984; Rousseau, 1989) qui se sont intéressés au stress et aux divers effets de ces formes de culture sur la santé des travailleurs dans certains métiers (les techniciens des centrales nucléaires ou les contrôleurs de la navigation aérienne, par exemple) et aux risques qui peuvent en résulter pour la population.

Pour évaluer les facteurs de risque à la lumière des informations dont on dispose sur la culture d’entreprise, il est nécessaire d’examiner d’abord dans quelle mesure les membres de l’entreprise partagent ou non les mêmes valeurs, normes et principes fondamentaux. Les différences de fonctions, d’origine, de niveaux d’instruction du personnel créent des sous-cultures au sein de l’entreprise, si bien que les facteurs de risque liés à la culture peuvent varier au sein d’un même établissement. Etant donné que les cultures d’entreprise ont tendance à être stables et à résister aux changements, l’histoire de l’entreprise peut contribuer à cette évaluation des facteurs de risque aussi bien en ce qui concerne les aspects stables et permanents de cette culture que le stress ou l’agitation nés de changements (Hirsch, 1987).

Climat et culture d’entreprise se recoupent dans une certaine mesure, étant donné que les schémas de comportement par lesquels on tend à définir la culture d’entreprise correspondent dans une large mesure à l’objet des recherches sur son climat. Toutefois, les membres d’une entreprise peuvent en décrire le climat de la même manière, mais en tirer une interprétation différente du fait de leurs diversités culturelles et sous-culturelles (Rosen, Greenlagh et Anderson, 1981). Par exemple, certains considéreront une gestion très structurée et une faible participation aux décisions comme des aspects négatifs et autoritaristes, alors qu’elles seront, pour d’autres, des aspects positifs et légitimes. L’influence sociale que reflète l’interprétation que donnent les membres du personnel des caractéristiques et des activités de l’entreprise est fonction des aspects sociaux qui font la culture de l’entreprise. On aura donc avantage, lorsqu’on étudie l’impact de l’entreprise sur le bien-être de ses salariés, à évaluer simultanément climat et culture.

LES MESURES DE LA PERFORMANCE ET LA RÉMUNÉRATION

Richard L. Shell

Il existe dans le monde de multiples formes de rémunération par lesquelles les entreprises et les administrations payent les travailleurs pour leur contribution physique et mentale. La rémunération est la contrepartie en argent des efforts de l’individu à qui elle sert, dans la plupart des sociétés, à assurer sa subsistance et celle de sa famille. Echanger son travail contre de l’argent est une pratique ancestrale.

Pour ce qui est du stress, les types de rémunération qui peuvent être néfastes pour la santé sont les systèmes qui incitent les travailleurs à travailler plus ou plus longuement. Certes, il peut y avoir stress professionnel dans n’importe quel cadre de travail où la rémunération n’est pourtant pas liée à des incitations de ce genre. Mais c’est généralement dans le cadre de ces systèmes que l’on relève des niveaux de performance physique et mentale nettement au-dessus de la normale et susceptibles de provoquer des lésions corporelles ou un stress mental dangereux.

Le mesurage de la performance et le stress

Le mesurage de la performance est utilisé sous une forme ou sous une autre par la plupart des entreprises et il est essentiel pour la mise en œuvre des programmes d’incitation. De tels mesurages (normes de référence) peuvent être fixés pour la quantité produite, la qualité de la production, les délais d’exécution ou pour toute autre évaluation de la productivité. Voici ce qu’en disait Lord Kelvin en 1883: «Il m’arrive souvent de dire que lorsqu’on peut mesurer ce dont on parle et l’exprimer en chiffres, on en sait quelque chose; mais lorsqu’on ne peut ni le mesurer, ni l’exprimer sous forme chiffrée, la connaissance que l’on en a est maigre et insuffisante; ce peut être le début de cette connaissance, mais l’on n’a guère progressé, ni sur le plan conceptuel, ni sur le plan scientifique, et cela quel que soit le sujet considéré.»

Le mesurage de la performance devrait être étroitement lié aux objectifs fondamentaux de l’entreprise. Un système de mesurage mal conçu ne peut favoriser la réalisation des objectifs. Les critiques les plus courantes émises à l’encontre des mesurages de la performance sont en général que leurs objectifs ne sont pas clairs, qu’ils manquent de précision, qu’ils ne correspondent pas à la stratégie de l’entreprise (quand ils ne lui sont pas contraires), qu’ils sont injustes ou peu cohérents, et qu’ils risquent d’être surtout utilisés pour «punir» les gens. Pourtant, ces mesures constituent des repères indispensables: «Si l’on ne sait pas où l’on est, on ne peut arriver là où on va.» Ce qui est sûr, c’est que les travailleurs, à tous les niveaux d’une entreprise, optent de préférence pour les comportements pour lesquels ils vont être payés et pour lesquels ils savent qu’ils vont être récompensés. Ce qui est mesuré et récompensé est fait.

Les mesures de la performance doivent être équitables et uniformes si l’on veut limiter le stress du personnel. Il existe plusieurs méthodes qui vont de la simple évaluation de bon sens (estimation) jusqu’aux techniques scientifiques de mesurage du travail. Dans le cadre des méthodes appliquées pour mesurer la performance, on considère que la performance optimale (100%) est le niveau qui correspond à «une bonne journée de travail». Ce qui veut dire l’effort et la qualification dont doit faire preuve un travailleur moyen ayant reçu la formation voulue, pour travailler sans fatigue inutile tout en produisant un travail de qualité acceptable pendant la durée de son poste. Une performance de 100% ne signifie pas une performance maximale; il s’agit de l’effort et de la qualification moyens ou normaux d’un groupe de travailleurs. A titre de comparaison, 70% est généralement considéré comme le niveau de performance minimale acceptable et 120% comme le niveau d’effort et de qualification que le travailleur moyen devrait pouvoir atteindre si on lui offre une incitation d’au moins 20% au-dessus du salaire de base. Bien que plusieurs systèmes d’incitation prennent 120% comme valeur de référence, ce pourcentage peut varier. Les normes recommandées pour les systèmes de rémunération au rendement prévoient la possibilité pour les travailleurs de gagner de 20 à 35% de plus que le salaire de base s’ils ont un niveau de qualification normal et s’ils peuvent fournir un effort intense et soutenu.

Même si l’axiome «toute peine mérite salaire» peut séduire, l’idée de mesurer le travail pour établir une échelle de rendement risque de poser des problèmes de stress. Les mesurages de la performance sont établis par référence aux résultats normaux ou moyens d’un groupe de travailleurs donné (c’est-à-dire que ces normes sont fixées d’après le rendement d’un groupe et non d’un individu). C’est dire que, par définition, une grande partie de ceux qui effectuent la même tâche tomberont au-dessous de la moyenne (au-dessous du repère de 100%), entraînant un déséquilibre exigence/ressources qui peut déclencher un stress physique ou mental. Les travailleurs qui ne parviennent pas à assurer un niveau de performance suffisant souffriront probablement de stress par surcharge de travail et à cause des remarques négatives de leur supérieur et de la menace de perdre leur emploi si leur performance continue à se situer au-dessous de ce niveau de référence de 100%.

Les programmes d’incitation

Sous une forme ou une autre, les incitations à la performance ont toujours existé. C’est ainsi que saint Paul, dans le Nouveau Testament (II Timothée 2,6) déclarait déjà: «C’est au paysan qui a travaillé dur que revient la plus grande part de la récolte.» A l’heure actuelle, la plupart des entreprises s’efforcent d’améliorer la productivité et la qualité pour conserver ou améliorer leur position concurrentielle. Le plus souvent, les travailleurs ne consentent pas à travailler davantage sans une forme ou une autre d’encouragement. A condition d’être bien conçus et bien appliqués, les programmes d’incitations financières peuvent y contribuer. Avant d’instaurer un programme de ce genre, une échelle de la performance doit être établie. Les divers plans d’incitation actuels rentrent dans l’une des catégories suivantes: les incitations financières directes, les incitations financières indirectes et les incitations immatérielles.

Les programmes d’incitations financières directes peuvent être appliqués individuellement ou collectivement. Les programmes individuels calculent la récompense de chaque salarié en fonction de sa performance évaluée par rapport à une norme et à une donnée de base. Les régimes collectifs s’appliquent à deux ou plusieurs personnes qui travaillent en équipe et dont les tâches sont normalement interdépendantes. La prime reçue par chaque travailleur sera calculée à partir de son salaire de base et de la performance du groupe pendant la période considérée.

La motivation à maintenir des niveaux de production élevés est en général plus forte avec les incitations individuelles, car elles permettent aux travailleurs très performants de gagner davantage. Toutefois, maintenant que les entreprises s’orientent vers la gestion participative, la responsabilisation collective et le travail en équipe, ce sont généralement les systèmes d’incitation collectifs qui donnent globalement les meilleurs résultats. L’effort du groupe améliore plus l’ensemble du système que les optimisations individuelles. L’intéressement aux profits, qui est une incitation collective par laquelle les équipes se mobilisent en vue d’une amélioration permanente en offrant une partie (normalement 50% de tous les gains de productivité qui dépassent la norme de référence) au groupe considéré, est une forme d’incitation directe et collective qui convient tout particulièrement aux entreprises qui recherchent l’amélioration constante.

Les programmes d’incitations financières indirectes sont généralement moins efficaces que les précédents, mais leur grand avantage est qu’ils n’exigent pas autant de précision dans le mesurage de la performance. Toutes les politiques de l’entreprise qui ont une influence positive sur le moral du personnel se traduisent par une augmentation de la productivité et apportent un certain avantage financier aux salariés sont considérées comme des programmes d’incitation indirecte. Il convient de noter que, dans ces programmes, il n’existe pas de véritable lien entre la production du salarié et l’incitation financière. On peut citer à titre d’exemple de ce type d’incitations les niveaux de salaire de base relativement élevés, les prestations sociales généreuses, les gratifications et primes de fin d’année et la participation aux bénéfices.

Les incitations immatérielles sont des récompenses qui n’ont pas de conséquences financières pour les salariés (ou très peu), mais qui peuvent, lorsqu’elles correspondent aux vœux du personnel, améliorer la productivité. C’est le cas des programmes d’enrichissement des tâches (on ajoute de l’intérêt ou une satisfaction intrinsèque aux tâches à effectuer), des initiatives d’élargissement des tâches (on ajoute des tâches de façon que le travailleur puisse réaliser une pièce tout entière ou un produit «complet»), des plans de suggestions à caractère non financier, des groupes de participation et des congés supplémentaires sans réduction de salaire.

Résumé et conclusion

De quelque nature qu’elles soient, les incitations à la performance font aujourd’hui partie intégrante de beaucoup de systèmes de rémunération. D’une façon générale, il importe d’évaluer avec soin ces systèmes afin de faire en sorte que les travailleurs ne dépassent pas les limites ergonomiques de la sécurité ou du stress mental. Cette remarque est particulièrement importante pour les systèmes individuels d’incitations financières directes. Le problème est moins grave pour les systèmes collectifs, qu’ils soient directs, indirects ou immatériels.

Ces incitations sont à recommander dans la mesure où elles améliorent la productivité et donnent aux salariés le moyen d’obtenir un revenu supplémentaire ou divers autres avantages. L’intéressement des salariés aux bénéfices est actuellement l’une des meilleures formes d’incitation pour toute entreprise qui fonctionne selon un système de travail en groupe ou en équipe et qui souhaite offrir à ses salariés des primes et obtenir des améliorations sans risquer que le système d’incitations ne soit lui-même une source de stress préjudiciable à la santé.

LA GESTION DU PERSONNEL

Marilyn K. Gowing

La main-d’œuvre d’appoint

La fréquence du recours à une main-d’œuvre d’appoint et le traitement qui lui est réservé diffèrent énormément selon les pays. Par main-d’œuvre d’appoint, on entend les travailleurs par intérim engagés par le biais d’agences de travail temporaire, les travailleurs temporaires engagés directement, les travailleurs à temps partiel — que ce soit par choix ou parce qu’ils ne peuvent trouver mieux — et les travailleurs indépendants. Les différences de définition de ces diverses catégories de travailleurs rendent difficiles les comparaisons internationales.

D’après Overman (1993), il y aurait moitié plus d’agences de travail temporaire en Europe occidentale qu’aux Etats-Unis où les travailleurs intérimaires ne constituent que 1% de la main-d’œuvre. Il n’y a que très peu d’agences de travail temporaire en Italie et en Espagne.

Bien que ces diverses catégories de personnel auxiliaire varient considérablement, dans tous les pays d’Europe, la majorité des travailleurs à temps partiel sont des femmes occupées à des emplois à bas salaire. Aux Etats-Unis également, il s’agit le plus souvent de femmes jeunes appartenant à des minorités ethniques. La protection que la loi offre à ce type de main-d’œuvre en ce qui concerne les conditions de travail, la santé au travail et les divers avantages sociaux diffère d’un pays à l’autre. Au Chili, aux Etats-Unis, à Hong-kong, au Mexique, en République de Corée et au Royaume-Uni, la réglementation est relativement souple, alors qu’elle est beaucoup plus stricte en Allemagne, en Argentine, en France et au Japon (Overman, 1993). Une législation renforcée prévoyant une meilleure protection de ce type de main-d’œuvre d’appoint contribuerait certainement à réduire le stress professionnel chez ces travailleurs, mais des contraintes juridiques de ce genre risquent globalement, en raison de l’augmentation du coût des avantages ainsi imposés, de pousser les employeurs à diminuer leurs recrutements.

Les emplois partagés

Le partage des emplois peut être une alternative à la main-d’œuvre auxiliaire. Il peut prendre trois formes: deux personnes assument l’ensemble des responsabilités d’un emploi à temps plein; deux personnes occupent un seul poste à temps plein et s’en répartissent les responsabilités, généralement par projet ou par groupes de clients; ou encore, deux salariés effectuent des tâches distinctes et sans lien entre elles, mais qui sont couplées sous un même poste (Mattis, 1990). Les études réalisées sur le sujet indiquent que, la plupart du temps, ces emplois partagés, de même que les emplois auxiliaires, reviennent aux femmes. Toutefois, contrairement au travail auxiliaire, les postes partagés sont régis par la législation sur les salaires et la durée du travail et il peut s’agir d’emplois non manuels, voire de postes d’encadrement. Au sein de l’Union européenne, c’est en Grande-Bretagne que le partage des emplois est le plus couramment pratiqué et c’est dans le secteur public qu’il a été introduit pour la première fois (Lewis, Izraeli et Hootsmans, 1992). Ce n’est qu’au début des années quatre-vingt-dix que le gouvernement des Etats-Unis a mis en œuvre un programme d’emplois partagés d’envergure nationale pour ses agents de l’administration fédérale, alors que les administrations de bon nombre d’Etats avaient créé des réseaux d’emplois partagés dès 1983 (Lee, 1983). Le partage des emplois est vu comme un bon moyen de concilier responsabilités professionnelles et responsabilités familiales.

Le lieu de travail variable et le travail à domicile

Il existe toute une terminologie pour rendre l’idée d’un lieu de travail variable ou d’un travail effectué chez soi: télétravail, entreprise domiciliaire, travail indépendant du lieu, travail à distance, etc. Dans le cadre du présent article, nous entendons par là «tout travail qui s’effectue dans un ou plusieurs lieux ‘prédéterminés’, tels que le domicile ou un lieu de travail satellite situé hors du bureau traditionnel et pour lequel certaines communications sont maintenues avec l’employeur grâce à la télématique (ordinateurs, téléphone et télécopieur)» (Pitt-Catsouphes et Marchetta, 1991).

LINK Resources, Inc., entreprise privée de télétravail qui opère dans le monde entier, a estimé qu’il y avait 7,6 millions de télétravailleurs en 1993 aux Etats-Unis sur les plus de 41,1 millions de foyers où se pratique le travail à domicile. Au total, 81% de ces télétravailleurs travaillaient à temps partiel pour des employeurs occupant moins de 100 personnes dans des secteurs très divers et dans de nombreuses régions différentes. Cinquante-trois pour cent d’entre eux étaient des hommes, contrairement à la main-d’œuvre auxiliaire ou aux emplois partagés où les femmes sont majoritaires. Une enquête effectuée auprès de 50 entreprises américaines a montré, elle aussi, que les télétravailleurs étaient en majorité des hommes ayant négocié une certaine flexibilité dans les modalités de leur travail, notamment s’agissant de postes de cadres (production et personnel), d’activités centrées sur la clientèle ou d’emplois exigeant des déplacements fréquents (Mattis, 1990). En 1992, on comptait au Canada 1,5 million de foyers où une personne au moins dirigeait une affaire à partir de son domicile.

Lewis, Izraeli et Hootsman (1992) ont fait observer que contrairement aux premières prévisions, le télétravail ne s’est pas beaucoup répandu en Europe, sauf peut-être au Royaume-Uni et en Allemagne où il est relativement fréquent dans certaines professions libérales, telles qu’informaticien, comptable ou agent d’assurances.

En revanche, certains travaux à domicile, tant aux Etats-Unis qu’en Europe, sont rémunérés à la pièce et impliquent des délais d’exécution très courts. Alors que les télétravailleurs sont généralement des hommes, les travaux à domicile mal payés, à la pièce et sans avantages sociaux, sont le plus souvent le lot des femmes (Hall, 1990).

Les chercheurs qui se sont intéressés à ces questions ont surtout essayé de définir: a) le genre de personnes à qui le travail à domicile convient le mieux; b) le genre de travail qui se pratique le plus facilement à domicile; c) les procédures grâce auxquelles le travail à domicile peut être une bonne solution pour tous les intéressés; et d) les raisons qui militent en faveur d’un appui organique de l’employeur (Hall, 1990; Christensen, 1992).

Les avantages sociaux

La façon d’envisager les problèmes et les programmes de prévoyance sociale est très différente selon la culture et les valeurs des pays considérés. Ferber, O’Farrell et Allen (1991) ont étudié certaines de ces différences pour les Etats-Unis, le Canada et l’Europe occidentale.

Les propositions de réforme de l’aide sociale aux Etats-Unis envisagent une refonte complète du système traditionnel d’aide publique pour faire en sorte que les bénéficiaires travaillent en échange des prestations versées. On estime que cette réforme coûtera entre 15 et 20 milliards de dollars échelonnés sur cinq ans, mais qu’elle entraînera des économies considérables à long terme. Les coûts de gestion de l’aide sociale aux Etats-Unis pour des programmes tels que les coupons alimentaires, l’assurance médicale Medicaid et l’aide aux familles avec enfants à charge, a progressé de 19% entre 1987 et 1991, ce qui correspond à l’augmentation du nombre de prestataires.

Le Canada a instauré un programme de «travail partagé» comme alternative aux licenciements et pour éviter la dépendance à l’égard de l’assistance publique. Le programme de la Commission de l’emploi et de l’immigration du Canada (CEIC) permet aux employeurs de faire face aux compressions d’effectifs par une diminution de la durée hebdomadaire de travail de un à trois jours avec diminution correspondante du salaire. Pour les jours où ils ne travaillent pas, la CEIC permet aux travailleurs de toucher les prestations normales d’assurance chômage, de façon à compenser la perte de salaire et atténuer les difficultés du licenciement. Ces prestations sont versées pendant 26 semaines avec une prolongation possible de 12 semaines. Les travailleurs licenciés peuvent utiliser le système de l’emploi partagé pour acquérir une formation et, dans le cadre de sa stratégie pour l’emploi, le gouvernement fédéral canadien peut rembourser à l’employeur la plus grande partie de ces frais directs de formation.

La garde des enfants

L’ampleur de l’aide accordée aux travailleurs pour la garde de leurs enfants est fonction des fondements sociologiques de la culture du pays (Scharlach, Lowe et Schneider, 1991). Les cultures qui:

  1. favorisent la pleine participation des femmes au monde du travail;
  2. considèrent la garde des enfants comme une responsabilité de l’Etat et non comme un problème familial;
  3. estiment que la garde des enfants fait partie du système éducatif, et;
  4. considèrent les expériences faites au cours de la prime enfance comme importantes et formatrices,

consacreront davantage de ressources à cet aspect de l’aide sociale. Les comparaisons internationales sont donc difficiles, d’abord en raison de ces quatre facteurs et, ensuite, parce que la qualité de l’aide en matière de garde d’enfants est fonction des besoins des enfants et de leur famille dans le contexte culturel qui leur est propre.

Dans l’Union européenne, c’est en France que le programme d’aide à la garde des enfants est le plus complet. Les Pays-Bas et le Royaume-Uni se sont attaqués beaucoup plus tard au problème. En 1989, on ne comptait que 3% des employeurs britanniques à proposer des services de garde d’enfants à leurs salariés. Lamb et coll. (1992) ont effectué des études de cas sur la question pour la Suède, les Pays-Bas, l’Italie, le Royaume-Uni, les Etats-Unis, le Canada, Israël, le Japon, la République populaire de Chine, le Cameroun, l’Afrique de l’Est et le Brésil. Aux Etats-Unis, près de 3 500 entreprises sur les 17 millions d’entreprises privées que compte le pays offrent une certaine aide à leurs salariés pour la garde de leurs enfants. Près de 1 100 d’entre elles prennent en charge une partie du coût, 1 000 autres offrent une information et une aide au placement des enfants, mais elles sont moins de 350 à avoir créé des garderies sur place ou à proximité (Bureau of National Affairs, 1991).

Selon une étude réalisée aux Etats-Unis, 44% des hommes et 76% des femmes ayant des enfants de moins de six ans avaient dû s’absenter de leur travail au cours des trois mois précédant l’étude, pour des raisons familiales. D’après les auteurs, cet absentéisme avait coûté aux entreprises concernées plus de 4 millions de dollars en salaires et prestations sociales (voir l’étude de Galinsky et Hughes dans Fernández, 1990). Une étude effectuée en 1981 par le General Accounting Office (organisme d’audit des dépenses publiques américaines), aux Etats-Unis, montre que les entreprises américaines ont perdu plus de 700 millions de dollars par an faute d’une politique adéquate en matière de congé parental.

La garde des personnes âgées

Il ne faudra que trente ans (à partir de l’année 1994 où ce texte a été rédigé) pour que la proportion des personnes âgées passe de 7 à 14% de la population au Japon, alors qu’il a fallu plus de cent quinze ans en France et quatre-vingt-dix ans en Suède pour arriver au même pourcentage. Avant la fin du XXe siècle, une personne sur quatre dans de nombreux Etats membres de l’Union européenne avait plus de soixante ans. Pourtant, il n’y a pas si longtemps encore, il n’existait au Japon pratiquement pas d’établissements pour personnes âgées et la question de la garde de ces personnes commence à se poser en Grande-Bretagne et dans les autres pays d’Europe (Lewis, Izraeli et Hootsmans, 1992). Aux Etats-Unis, on compte près de 5 millions de personnes âgées ayant besoin d’une aide pour les tâches courantes afin de pouvoir rester chez elles et 30 millions ont actuellement 65 ans ou plus. Ce sont les proches parents qui fournissent plus de 80% de l’aide dont ces personnes ont besoin (Scharlach, Lowe et Schneider, 1991).

Plusieurs études montrent que les salariés qui ont la responsabilité de personnes âgées souffrent en général d’un plus grand stress que les autres (Scharlach, Lowe et Schneider, 1991). Il s’agit d’un stress affectif, auquel s’ajoutent une fatigue physique et des problèmes financiers. Fort heureusement, de nombreuses entreprises multinationales ont commencé à se rendre compte que les situations familiales difficiles pouvaient entraîner de l’absentéisme, une diminution de la productivité et une baisse de moral, si bien qu’elles offrent désormais à leurs salariés certains «avantages sociaux à la carte», entre lesquels ils peuvent choisir ceux qui leur seront les plus utiles: horaires souples, congés payés pour «maladie dans la famille», services d’information sur les aides familiales ou compte de prélèvement sur salaire pour personne à charge permettant aux salariés de payer les soins apportés à une personne âgée ou les frais de garde par une retenue sur leur salaire avant imposition.

L’auteur tient à remercier Charles Anderson du Personnel Resources and Development Center (United States Office of Personnel Management), Tony Kiers de CALL (Canadian Work and Family Service) et Ellen Bankert et Bradley Googins du Center on Work and Family de l’Université de Boston de l’aide qu’ils lui ont apportée pour trouver et obtenir bon nombre des références citées dans le présent article.

L’ÉVOLUTION PROFESSIONNELLE

L’INTÉGRATION DANS L’ENTREPRISE

Debra L. Nelson et James Campbell Quick

On entend par intégration dans l’entreprise le processus par lequel une personne extérieure à celle-ci devient un membre à part entière de son personnel. Alors que les premières études concernant cette intégration portaient essentiellement sur des indicateurs d’adaptation, tels que la satisfaction au travail ou le rendement, les recherches plus récentes s’intéressent davantage aux relations qui existent entre intégration et stress professionnel.

L’intégration dans l’entreprise: un modérateur du stress professionnel

L’arrivée dans une nouvelle entreprise est en soi une expérience stressante. Le nouveau venu est confronté à une myriade de facteurs de stress: ambiguïté des rôles, conflits entre les rôles, conflits entre les exigences du travail et celles de la vie privée, politique interne de l’entreprise, contraintes temporelles, surcharge de travail. Ces facteurs de stress peuvent engendrer des symptômes de détresse psychologique. Selon certaines études réalisées dans les années quatre-vingt, il semble néanmoins qu’une bonne intégration peut atténuer le lien entre facteurs de stress et tension.

Deux grands thèmes se dégagent des travaux de recherche actuels sur la question de l’intégration dans l’entreprise:

  1. L’acquisition d’information au cours du processus d’intégration.
  2. L’appui des supérieurs hiérarchiques au cours du processus d’intégration.

L’information que le nouveau venu acquiert au stade de son intégration dans l’entreprise permet d’alléger l’énorme incertitude qui accompagne ses efforts de maîtrise des nouvelles fonctions, tâches et relations interpersonnelles. Cette information est souvent fournie par des programmes officiels d’orientation. A défaut, ou en complément de tels programmes, l’intégration a lieu de manière informelle. De récents travaux montrent que les nouveaux venus qui recherchent activement cette information s’adaptent plus facilement (Morrison, 1993). Par ailleurs, ceux qui sous-estiment les facteurs de stress de leur nouvel emploi manifestent des symptômes de stress plus prononcés (Nelson et Sutton, 1991).

Le soutien des supérieurs hiérarchiques au cours du processus d’intégration est particulièrement important. On constate dans ce cas moins de stress né d’espérances déçues (Fisher, 1985) et moins de symptômes de détresse psychologique (Nelson et Quick, 1991). Ce type d’appui peut aider les nouveaux salariés à faire face aux facteurs de stress d’au moins trois manières. Premièrement, en leur offrant un soutien concret (des horaires souples, par exemple) permettant d’atténuer un facteur de stress précis. Deuxièmement, en leur apportant un soutien psychologique qui leur permettra d’affronter plus efficacement le stress. Troisièmement, en leur expliquant comment fonctionne leur nouvel environnement (Louis, 1980). Il dépend d’eux, par exemple, de présenter la situation de telle manière qu’elle paraisse stressante ou non stressante.

En résumé, les efforts d’intégration qui contribuent à donner au nouveau salarié toute l’information dont il a besoin et à lui apporter le soutien de ses supérieurs peuvent éviter qu’un facteur de stress ne se transforme en souffrance psychologique.

L’évaluation de l’intégration dans l’entreprise

L’intégration dans l’entreprise est un processus dynamique, interactif et fondé sur la communication et qui se déroule sur une certaine durée. De cette complexité naît la nécessité d’évaluer les efforts d’intégration déployés par l’entreprise. Deux grandes méthodes ont été proposées à cet effet. La première consiste à établir des modèles d’intégration par étapes (Feldman, 1976; Nelson, 1987). Ces modèles conçoivent l’intégration comme un processus progressif à plusieurs étapes dont chacune comporte des variables de base. La seconde recense les différentes stratégies que les entreprises mettent en œuvre pour aider les nouveaux venus à s’intégrer (Van Maanen et Schein, 1979).

Dans les deux cas, on part du principe qu’il existe certains signes d’une intégration réussie, à savoir, notamment: la performance, la satisfaction au travail, le dévouement à l’entreprise, l’investissement dans le travail, le désir de rester dans l’entreprise, etc. Si le processus d’intégration est un modérateur du stress, les symptômes de détresse psychologique, en particulier s’ils sont faibles, devraient figurer parmi les indicateurs du succès de l’intégration.

Les effets de l’intégration sur la santé

Le rapport entre intégration et stress n’ayant été considéré que depuis peu, rares sont les études traitant des effets de l’intégration professionnelle sur la santé. Il est prouvé pourtant que le processus d’intégration peut être lié à des symptômes de détresse psychologique. Les nouveaux venus dans l’entreprise qui ont trouvé utiles les échanges avec leurs supérieurs et avec d’autres nouveaux arrivants ne manifestent que peu de symptômes de ce genre, comme la dépression ou l’incapacité de se concentrer (Nelson et Quick, 1991); quant à ceux qui ont une bonne connaissance des facteurs de stress inhérents à leur nouvel emploi, ils ne font mention que de symptômes légers, tant psychologiques (irritabilité, par exemple) que somatiques (nausées et maux de tête).

L’intégration dans l’entreprise étant source de stress, les conséquences qu’elle peut avoir sur la santé sont des variables qu’il y a lieu d’étudier. Des études sont à mener sur l’éventail des ces conséquences en combinant les données subjectives recueillies auprès des intéressés et les mesures objectives.

L’intégration dans l’entreprise en tant que moyen d’intervention contre le stress

Les études faites de nos jours sur l’intégration dans l’entreprise tendent à y voir un processus générateur de stress qui, s’il n’est pas convenablement géré, peut engendrer des symptômes de détresse psychologique et des troubles somatiques. Les entreprises disposent d’au moins trois axes d’intervention pour faciliter cette transition et faire en sorte qu’elle ait des résultats positifs.

Premièrement, les entreprises devraient veiller à ce que les nouveaux arrivants aient une vue réaliste des facteurs de stress qu’ils risquent de rencontrer dans leur nouvel emploi. Elles peuvent, par exemple, leur donner d’emblée un aperçu objectif du poste qui précise les facteurs de stress les plus fréquents et les moyens d’y faire face (Wanous, 1992). Sachant à quoi s’attendre, le nouveau salarié sera alors en mesure d’élaborer à l’avance ses propres stratégies d’adaptation et supportera plus facilement le choc de la réalité de ces facteurs de stress.

Deuxièmement, les entreprises devraient mettre à la disposition des nouveaux venus diverses sources d’information pouvant leur être utiles, sous la forme de brochures, de programmes informatiques interactifs ou de lignes directes d’appel à l’aide (ou les trois à la fois). Le flottement qui accompagne l’arrivée dans une nouvelle entreprise peut être considérable et le fait de multiplier les sources d’information est un bon moyen d’atténuer cette incertitude. Les nouveaux venus devraient aussi être encouragés à rechercher eux-mêmes tous les moyens possibles d’information.

Troisièmement, les programmes d’intégration dans l’entreprise devraient explicitement prévoir comment apporter un soutien moral au nouveau salarié. Le supérieur hiérarchique est un acteur clé en la matière et peut jouer un rôle décisif par sa disponibilité affective et psychologique (Hirshhorn, 1990). On peut aussi envisager la désignation d’un mentor, ou des activités menées conjointement avec des collègues plus anciens et plus expérimentés, ainsi que des contacts avec des collègues eux aussi récemment arrivés dans l’entreprise.

LES STADES DU DÉVELOPPEMENT PROFESSIONNEL

Kari Lindström

Introduction

L’évolution dans la profession peut être envisagée comme une suite d’étapes successives. Les chercheurs abordent souvent l’analyse du développement professionnel en s’inspirant du modèle des phases de la vie de Levinson (Levinson, 1986), selon lequel tout individu se développe en passant par une succession d’étapes spécifiques, séparées entre elles par des périodes de transition. A chacun de ces stades peut s’accomplir une activité nouvelle et essentielle, ainsi que l’adaptation psychologique correspondante (Ornstein, Cron et Slocum, 1989). C’est ainsi que les phases de la carrière peuvent être (et sont généralement) définies chronologiquement en fonction de l’âge. Les tranches d’âge correspondant à chaque stade varient passablement d’une étude à l’autre, mais on situe d’ordinaire la première phase entre 20 et 34 ans, la phase intermédiaire entre 35 et 50 ans et la dernière phase entre 50 et 65 ans.

Dans le modèle établi par Super (Super, 1957; Ornstein, Cron et Slocum, 1989), le développement professionnel comporte quatre stades qui se définissent à partir de la tâche psychologique qui est qualitativement propre à chaque stade. Ces stades peuvent correspondre soit à l’âge de l’intéressé, soit à son ancienneté dans le poste ou dans la profession. Une même personne peut repasser plusieurs fois par ces différents stades au cours de sa carrière. C’est ainsi que d’après un inventaire des préoccupations de carrière de l’adulte (Career Concerns Inventory Adult Form), le stade réel de la carrière peut être défini au niveau individuel ou au niveau collectif. Cet instrument permet d’évaluer la conscience qu’a l’individu des diverses tâches auxquelles il/elle s’est attelé(e) au cours d’une carrière, et des préoccupations qui s’y rattachent (Super, Zelkowitz et Thompson, 1981). Si l’on emploie, pour mesurer ces phases, le critère de temps dans la fonction, et non celui de l’âge, les deux premières années sont considérées comme une période d’essai. La phase d’implantation, qui dure de deux à dix ans, est une période de progression et de croissance. Puis, au-delà de dix ans, vient la période de stabilisation, c’est-à-dire de maintien des acquis obtenus. La phase du déclin débute avec l’émergence, chez le travailleur, d’une image de soi qui est indépendante de la carrière.

Les fondements théoriques de la définition des stades professionnels variant d’une étude à l’autre, tout comme les types de mesures appliquées, il est évident que les résultats concernant la corrélation entre la santé et l’emploi au long d’une carrière vont eux aussi varier.

Le stade de l’évolution professionnelle en tant que modérateur des effets du travail
sur la santé et le bien-être

La plupart des études qui considèrent la phase de la carrière comme un médiateur entre les caractéristiques de l’emploi, d’une part, et la santé ou le bien-être des travailleurs, d’autre part, portent sur des variables telles que le dévouement à l’entreprise et son lien avec la satisfaction professionnelle ou avec certaines manifestations comportementales — comme la performance, la mobilité professionnelle et l’absentéisme (Cohen, 1991). Elles s’intéressent également aux rapports qui existent entre les caractéristiques de l’emploi et la tension nerveuse. Cet effet se traduit statistiquement par le fait qu’en moyenne la relation entre les mesures des caractéristiques du poste et celles du bien-être varient d’un stade de la carrière à l’autre.

En général, l’énergie investie dans le travail tend à augmenter entre les premiers et les derniers stades de la carrière, avec toutefois une baisse chez les cadres de sexe masculin en milieu de carrière. C’est au début de leur carrière que les travailleurs ressentent le plus le besoin de quitter l’entreprise et de rechercher des possibilités de mutation (Morrow et McElroy, 1987). Parmi les personnels hospitaliers, la plus forte corrélation entre le degré de bien-être et l’attachement affectif à la carrière et à l’établissement a été relevée chez les infirmières et les infirmiers. La fidélité à l’entreprise (qui est fonction du nombre d’autres possibilités entrevues et de l’importance des sacrifices consentis) et le sentiment de lui devoir quelque chose (la loyauté) augmentent à mesure qu’on passe d’un stade de la carrière à l’autre (Reilly et Orsak, 1991).

Une méta-analyse a été effectuée à partir de 41 échantillons de salariés sur la relation entre le dévouement à l’entreprise et le sentiment de bien-être. Les différents échantillons avaient été divisés en fonction des stades de développement professionnel, eux-mêmes mesurés en fonction de deux facteurs: l’âge et l’ancienneté. L’âge, en tant qu’indicateur de stade de développement professionnel, s’est révélé déterminant quant à la fréquence des changements d’emploi et des intentions de changement, tandis que l’ancienneté dans l’entreprise était corrélée à la performance et à l’absentéisme. A un faible attachement à l’entreprise correspondait une forte mobilité professionnelle, surtout en début de carrière, ainsi qu’un taux d’absentéisme élevé et une faible performance en fin de carrière (Cohen, 1991).

On constate que l’attitude à l’égard du travail, par exemple la satisfaction et le comportement dans l’emploi, dépend dans une large mesure du stade de la carrière où se situe l’intéressé (Stumpf et Rabinowitz, 1981). Chez les fonctionnaires, le stade d’évolution professionnelle mesuré par l’ancienneté influe sur la relation entre la satisfaction dans l’emploi et la performance, cette relation étant plus forte au cours de la première phase de la carrière. Cette constatation est d’ailleurs confirmée par une étude réalisée auprès de personnels commerciaux. Chez les universitaires, le rapport entre satisfaction et performance serait négatif au cours des deux premières années de leur carrière.

La plupart des études relatives aux stades de l’évolution professionnelle ont porté sur des hommes. Même dans les premières études réalisées dans les années soixante-dix, où le sexe des enquêtés n’est pas précisé, il est évident que l’ensemble des sujets étaient de sexe masculin. Ornstein et Lynn (1990) ont voulu voir dans quelle mesure les résultats obtenus à partir des modèles de Levinson et Super différaient, s’agissant des attitudes et des intentions liées à la carrière chez les femmes professionnelles. Les résultats tendent à montrer l’existence d’une relation entre les stades de la carrière, déterminés par l’âge, et l’attachement à l’entreprise, l’intention de la quitter, et le désir de promotion; ces résultats corroborent dans l’ensemble ceux des travaux effectués sur des échantillons masculins (Ornstein, Cron et Slocum, 1989). Aucune de ces études toutefois ne vient confirmer la valeur prédictive des stades du développement professionnel lorsqu’ils sont définis sur la base de facteurs psychologiques.

D’une façon générale, les études sur le stress n’ont pas pris en compte l’âge et, par conséquent, le stade dans l’itinéraire professionnel, ou elles ont considéré ce facteur comme un facteur de confusion dont il convenait de contrôler les effets. Hurrell, McLaney et Murphy (1990) ont opposé les effets du stress en milieu de carrière à ceux de début et de fin de carrière, en prenant l’âge comme critère de classement d’employés des postes américains. Aucune corrélation n’a été établie entre des soucis pour la santé et des facteurs de stress professionnel en milieu de carrière; par contre, la pression du travail et la sous-utilisation des compétences constituaient des facteurs de prédiction en début et en fin de carrière. La pression du travail a pu, par ailleurs, être associée à l’apparition de troubles somatiques dans le groupe d’âge de début et de fin de carrière. La sous-utilisation des compétences a été plus fortement corrélée aux indicateurs de satisfaction professionnelle et aux troubles somatiques chez les travailleurs en milieu de carrière. Le soutien social influait davantage sur la santé psychique que physique, et cet effet était plus accentué en milieu de carrière qu’au début ou à la fin. Les données provenant d’une étude transversale, les auteurs ont fait observer qu’une explication des résultats par cohorte serait aussi possible (Hurrell, McLaney et Murphy, 1990).

Lorsque les travailleurs hommes et femmes adultes étaient groupés en fonction de l’âge, ce sont les individus plus âgés qui évoquaient le plus souvent la surcharge de travail et les responsabilités comme facteurs de stress professionnel, là où les plus jeunes citaient le manque de stimulation, l’imprécision des rôles et les facteurs de stress issus de l’environnement physique (Osipow, Doty et Spokane, 1985). Ce sont les sujets les plus âgés qui faisaient le moins état de symptômes de tension, ce qui peut s’expliquer notamment par le fait que, face au stress, ils savent mieux mobiliser leurs facultés de raisonnement et leurs aptitudes à se protéger et à se changer les idées, toutes capacités évidemment acquises au cours de leur carrière; il se peut aussi que se soit opérée une sélection sur la base des symptômes manifestés ou encore une autosélection poussant certaines personnes à quitter un emploi qui leur impose à la longue un stress excessif.

Des études menées à partir d’échantillons composés de cadres supérieurs finlandais et américains de sexe masculin indiquent que le rapport entre les exigences et le degré d’autocontrôle liés au poste, d’une part, et certaines manifestations psychosomatiques, d’autre part, varie avec le stade de l’évolution professionnelle (déterminé par l’âge) qu’ont atteint les sujets observés (Hurrell et Lindström, 1992, Lindström et Hurrell, 1992). Chez les cadres américains, les niveaux d’exigences et d’autonomie liés au travail ont un effet sensible sur les symptômes signalés en milieu de carrière, mais pas au début ni à la fin; chez leurs homologues finlandais, par contre, les longues semaines de travail et le peu de contrôle qu’ils peuvent librement exercer sur leur travail accroissent les symptômes de stress en début de carrière, mais non aux stades ultérieurs. La disparité des résultats entre les deux groupes provient peut-être des différences que présentaient les deux échantillons étudiés. Les cadres finlandais, choisis dans le secteur du bâtiment, par exemple, faisaient déjà face à une importante charge de travail en début de carrière, tandis que les américains — ceux-ci œuvrant dans le secteur public — avaient une charge de travail plus lourde en milieu de carrière.

Pour résumer les résultats de la recherche sur les effets médiateurs des différentes phases de la carrière, on peut caractériser la première phase comme étant une période où le dévouement à l’entreprise est médiocre, d’où une plus grande instabilité ainsi que des facteurs de stress professionnels liés à l’impression d’être en mauvaise santé et à des troubles somatiques. Dans la phase intermédiaire, les résultats sont contradictoires: le lien entre la satisfaction au travail et la productivité est parfois positif, parfois négatif. Chez certains groupes professionnels, les exigences de l’emploi et la faible marge d’autocontrôle sont à mettre en rapport avec la fréquence relativement élevée des symptômes déclarés. Pour ce qui est de la dernière phase, les conclusions portant sur le lien entre facteurs de stress et manifestations du stress ne sont pas homogènes. Certains indices portent à croire qu’une plus grande faculté d’adaptation entraîne une diminution des signes de tension associés au travail en fin de carrière.

Les interventions

Il pourrait être bénéfique d’introduire dans les entreprises certaines interventions pratiques, telles qu’une orientation professionnelle offerte en début de carrière, de manière à faciliter l’adaptation aux exigences précises de chaque étape de la carrière. De même, des interventions de ce type devraient permettre d’atténuer l’impression d’avoir atteint un certain palier professionnel et, au lieu de le vivre comme une période de frustration, d’en faire l’occasion de relever de nouveaux défis ou de réviser les objectifs qu’on s’est fixés dans l’existence (Weiner, Remer et Remer, 1992). Des examens médicaux par cohorte d’âge, pratiqués par des services de santé au travail, montrent que les problèmes d’ordre professionnel susceptibles de réduire la capacité opérationnelle de l’individu s’accentuent et changent de nature avec l’âge. En début et en milieu de carrière, il s’agit de s’adapter au surcroît de travail, mais vers la fin de la phase intermédiaire et au cours de la dernière phase, s’ajoute progressivement une détérioration de l’état psychologique et de la santé physique, d’où l’opportunité d’interventions précoces et personnalisées dans l’entreprise (Lindström, Kaihilahti et Torstila, 1988). Il est donc conseillé de prendre en compte, tant dans la recherche qu’en termes de modalités d’interventions pratiques, les schémas de mobilité et de rotation, ainsi que le rôle joué par la profession (et la situation à l’intérieur de cette profession) dans l’évolution de la carrière.

LES FACTEURS INDIVIDUELS

LES SCHÉMAS DE COMPORTEMENT DE TYPE A ET B

C. David Jenkins

Définition

Le schéma de comportement de type A correspond à un ensemble d’attitudes observables ou à un style de vie caractérisé par un très haut degré d’hostilité, de compétitivité, de hâte, d’impatience, de nervosité, d’agressivité (parfois sévèrement réprimée), un débit de parole impétueux et un état permanent de qui-vive accompagné d’une certaine tension musculaire. Les individus chez qui le type A est très marqué luttent constamment contre des contraintes de temps et le défi des responsabilités (Jenkins, 1979). Le comportement de type A ne constitue ni un facteur de stress externe, ni une réaction à une tension ou à un malaise. Il s’agit plutôt d’un mode d’adaptation. A l’autre extrémité de ce continuum bipolaire, les individus de type B sont plus détendus, plus coopératifs, suivent un rythme plus régulier dans leurs activités et semblent plus satisfaits de leur vie quotidienne et des membres de leur entourage.

Le continuum des comportements de type A à B a été conçu et ainsi baptisé en 1959 par deux cardiologues, les docteurs Meyer Friedman et Ray H. Rosenman. Pour eux, le type A était typique de ceux de leurs jeunes patients qui étaient atteints de cardiopathie ischémique (CPI).

L’intensité et la fréquence des comportements de type A augmentent au fur et à mesure que les sociétés deviennent plus industrialisées, plus compétitives et plus pressées. Le comportement de type A se rencontre davantage en milieu urbain qu’en milieu rural, chez les cadres et les commerciaux que chez les techniciens, les ouvriers qualifiés ou les artistes, et chez les femmes d’affaires plus que chez les femmes au foyer.

Les champs d’étude

Le type A a été étudié dans le cadre de la psychologie de la personnalité et de la psychologie sociale, de la psychologie organisationnelle et industrielle, de la physiopsychologie, des maladies cardio-vasculaires et de la santé au travail.

Les travaux de recherche en psychologie de la personnalité et en psychologie sociale ont largement contribué à faire du schéma de comportement de type A une base conceptuelle importante. Les personnes qui se placent très haut sur l’échelle de mesure du type A se comportent de la façon prévue par la théorie du type A. Très impatientes et très agressives en société, elles consacrent davantage de temps au travail qu’aux loisirs. Elles réagissent plus vivement dans une situation de frustration.

Les travaux de recherche qui intègrent le concept du type A dans la psychologie organisationnelle et industrielle comparent parfois différentes professions entre elles, aussi bien que les types de réactions des travailleurs face au stress. Dans des conditions équivalentes de stress externe, les salariés du type A ont tendance à manifester davantage de tension physique et nerveuse que ceux du type B. Ils choisissent aussi généralement des emplois très exigeants (Journal of Social Behavior and Personality , 1990).

Rosenman et coll. (1975) ont les premiers signalé chez les individus de type A une nette augmentation de la tension artérielle, du cholestérol sérique et des catécholamines, ce que maints autres chercheurs ont confirmé depuis. L’essentiel de ces conclusions enseigne que les personnes de type A et celles de type B présentent d’ordinaire des niveaux chroniques ou de base à peu près identiques pour ces variables physiologiques, mais que les contraintes de l’environnement, les obstacles ou les frustrations engendrent des réactions bien plus prononcées chez les premières. Les résultats publiés ne sont guère uniformes, sans doute du fait qu’un même obstacle peut ne pas déclencher les mêmes réponses physiologiques chez des hommes ou des femmes de milieux différents. Les études que l’on continue à publier sur le sujet avancent en majorité des conclusions positives (Contrada et Krantz, 1988).

L’évolution de la recherche sur les comportements de type A et B en tant que facteurs de risque de cardiopathie ischémique a suivi un parcours assez habituel: un mince filet, puis un afflux de résultats positifs; un mince filet, puis un afflux de résultats négatifs; puis les intenses controverses que l’on connaît actuellement (Review Panel  on Coronary-prone Behavior and Coronary Heart Disease, 1981). Une revue générale des travaux contemporains produit encore aujourd’hui un assortiment constant de corrélations positives ou, au contraire, de corrélations nulles entre le comportement de type A et la CPI. La teneur générale de ces conclusions est que le comportement de type A est plus susceptible d’être associé à la CPI:

  1. dans les études transversales et les études cas-témoins, plutôt que dans les études prospectives;
  2. dans les études démographiques générales et les études de groupes professionnels, plutôt que dans les études qui se bornent aux personnes souffrant d’une maladie cardio-vasculaire ou présentant d’autres facteurs de risque de CPI élevé;
  3. dans les groupes de sujets plus jeunes (moins de 60 ans), plutôt que dans la population plus âgée;
  4. dans les pays en voie d’industrialisation ou qui se trouvent encore au sommet de leur courbe de développement économique.

Le schéma de type A n’est pas éliminé comme facteur de risque de CPI, mais il conviendrait à l’avenir de l’étudier en sachant qu’il peut n’être associé à un risque accru de CPI que dans certains sous-groupes et contextes sociaux spécifiques. Certains travaux incriminent l’hostilité comme étant probablement la composante la plus préjudiciable du comportement de type A.

On a récemment étudié le type A comme facteur de risque de lésions et de maladies bénignes ou moyennement graves, autant dans les milieux professionnels que chez les étudiants. Il est légitime de supposer que les personnes pressées et agressives subiront davantage d’accidents du travail, du sport et de la circulation. Cette hypothèse a été vérifiée empiriquement (Elander, West et French, 1993). Il est moins compréhensible, sur le plan théorique, que certains troubles aigus, mais bénins, affectant divers systèmes physiologiques, se rencontrent plus souvent chez les individus de type A que chez les individus de type B, mais c’est pourtant bien ce qu’ont établi plusieurs études (Suls et Sanders, 1988). Pour certains groupes au moins, on a constaté que le type A était associé à un risque plus élevé de troubles affectifs modérés. Il serait opportun de vérifier, dans les travaux ultérieurs, la validité de ces associations et de rechercher les mécanismes physiques et psychologiques qui les sous-tendent.

Les méthodes psychométriques

Les schémas de comportement de type A et B ont été évalués par le biais d’entretiens directifs (ED). Ce sont des entrevues cliniques soigneusement organisées, au cours desquelles on pose près de 25 questions dont on fait varier le rythme, la difficulté ou le caractère plus ou moins personnel. L’enquêteur doit recevoir une formation spéciale avant d’être habilité à mener l’entretien et interpréter ses résultats. En général, les ED sont enregistrés mécaniquement afin d’être éventuellement réécoutés ensuite par d’autres juges dans un souci de fiabilité. Si l’on compare plusieurs évaluations des comportements de type A, il semble que l’ED soit un outil plus valide que les questionnaires d’auto-appréciation pour les études cardio-vasculaires et psychophysiologiques; toutefois, le degré de sa validité n’a pas encore été bien déterminé dans les études psychologiques et professionnelles, car il est beaucoup moins employé dans ces contextes.

L’autoévaluation

L’instrument d’autoévaluation le plus courant est l’enquête de Jenkins JAS (Jenkins Activity Survey) sur les activités; c’est un questionnaire d’autoappréciation comportant des questions à choix multiples dont les résultats sont notés par ordinateur. Sa validité a été vérifiée par rapport à l’ED et aux critères de CPI actuelle et à venir, et a été confirmée. Le formulaire C, qui est une version à 52 items de la JAS, publiée en 1979 par la Psychological Corporation, est le plus largement utilisé. Il est traduit dans la plupart des langues européennes et asiatiques. La JAS contient quatre types d’appréciations: une échelle d’indices généraux du comportement de type A et des échelles obtenues par analyse factorielle pour la rapidité et l’impatience, l’implication personnelle dans le travail et la compétitivité immodérée. Une version abrégée de l’échelle du type A (13 questions) a servi dans les études épidémiologiques de l’Organisation mondiale de la santé (OMS).

L’échelle de type A de Framingham (Framingham Type A Scale (FTAS)) est un questionnaire en dix points qui s’est révélé un bon instrument de prédiction de CPI, tant pour les hommes que pour les femmes, dans le cadre de l’étude coronarienne de Framingham (Framingham Heart Study), aux Etats-Unis. On y a également eu recours dans d’autres pays à l’occasion de recherches sur les problèmes cardio-vasculaires et psychologiques. L’analyse factorielle divise cette échelle en deux facteurs, l’un étant lié aux autres mesures du comportement de type A, et l’autre à l’appréciation des tendances névrotiques et de l’irritabilité.

L’échelle de notation de Bortner (Bortner Rating Scale (BRS)) englobe 14 items dont chacun se présente sous la forme d’échelle analogique. Des études subséquentes ont effectué une analyse par item sur l’échelle de Bortner et obtenu une cohérence interne et une prévisibilité supérieures en ramenant l’échelle à 7 ou 12 points. Cette échelle a été largement utilisée dans les traductions exécutées pour d’autres pays. D’autres échelles d’appréciation des traits de type A ont été mises au point dans divers pays, mais n’étaient destinées, pour la plupart, à n’être appliquées qu’auprès des populations dans la langue desquelles elles étaient rédigées.

Les interventions pratiques

Depuis deux décennies au moins, on s’efforce de trouver des moyens spécifiques d’aider les personnalités de type A prononcé à évoluer vers une conduite de type B. L’initiative la plus importante a sans doute été le projet de prévention des maladies coronariennes récurrentes  (Recurrent Coronary Prevention  Project), réalisé dans la région de San Francisco dans les années quatre-vingt. Grâce à un suivi répété sur plusieurs années, on a pu relever des changements chez bon nombre d’individus, ainsi qu’une diminution de la fréquence des infarctus du myocarde chez les personnes dont on cherchait à atténuer les comportements de type A, par opposition à celles qui recevaient exclusivement des conseils en matière de prophylaxie cardio-vasculaire (Thoresen et Powell, 1992).

Il est problématique de mener à bien une intervention vouée à modifier des comportements de type A, car ce mode de fonctionnement peut être très gratifiant, notamment sur le plan de l’avancement professionnel ou des avantages matériels. Le programme lui-même doit être soigneusement conçu, selon des principes psychologiques éprouvés et il semble que l’intervention de groupe produise de meilleurs résultats que les conseils individuels.

LA DÉTERMINATION

Suzanne C. Ouellette

La notion de détermination relève d’une théorie existentielle de la personnalité. Elle renvoie à l’idée fondamentale qu’une personne se fait de sa place dans le monde, qui se manifeste tout à la fois par une attitude d’engagement et de maîtrise, et une volonté de relever les défis que l’on trouve sur son chemin (Kobasa, 1979; Kobasa, Maddi et Kahn, 1982). L’attitude d’engagement pousse à s’impliquer, dans tout ce que l’on fait, ou dans les situations que l’on rencontre, au lieu d’en ressentir primordialement l’aliénation. Les individus qui s’impliquent ont un sens général de direction, de but à atteindre, qui les pousse à se rapprocher des personnes, des événements et des choses constituant leur environnement, et de leur trouver un sens. L’impression de maîtrise procède d’une tendance à penser, ressentir et agir comme si l’on était capable d’influencer, plutôt que de subir, les innombrables aléas de la vie. Ceux qui ont l’impression de diriger leur vie ne croient pas naïvement être en mesure de maîtriser tous les événements et toutes leurs conséquences, mais ils s’estiment plus aptes à jouer un rôle utile dans le monde de par leur imagination, leurs connaissances, leurs compétences et leurs décisions. L’acceptation des défis correspondrait à une perception de la vie où la norme réside dans le changement plutôt que dans la stabilité, et où le changement est une incitation enrichissante au développement personnel, et non une menace à la sécurité. Ceux qui ne craignent pas d’aller au-devant des obstacles sont donc loin d’être des aventuriers ou des casse-cou, mais plutôt des individus ouverts à la nouveauté et capables de tolérer une certaine dose d’ambiguïté; ils s’adaptent donc facilement aux changements.

La prémisse soutenant l’existence d’un trait de détermination, née d’un mouvement de réaction et du souhait de redresser le biais pessimiste caractéristique des premières études sur le stress qui mettaient l’accent sur la vulnérabilité de l’individu face au stress, prédit que les sujets manifestant nettement les trois tendances connexes (investissement de soi, affrontement et maîtrise des difficultés) seront plus susceptibles de rester en bonne santé dans une situation de stress que les personnes moins résolues. Les personnalités dotées de ce trait perçoivent les vicissitudes de l’exis-tence et y réagissent avec des moyens qui leur permettent d’en prévenir ou d’en minimiser le stress, lequel peut occasionner des affections mentales ou physiques.

Les premiers résultats étayant cette conceptualisation de la détermination proviennent d’études rétrospectives et longitudinales menées dans le Midwest américain sur un grand échantillon de cadres supérieurs et moyens de sexe masculin, employés de l’American Telephone and Telegraph (ATT), au moment de la cession de cette compagnie de téléphone. On a suivi ces cadres pendant cinq ans, en leur proposant chaque année un questionnaire portant sur toute une série de thèmes personnels: moments stressants vécus dans la vie professionnelle et personnelle; modifications intervenues dans l’état de santé; traits de personnalité; aspects professionnels divers; soutien social disponible; et habitudes en matière de santé. Les résultats ont principalement établi que, dans des situations très stressantes, les cadres supérieurs les plus déterminés risquent beaucoup moins de tomber malades que les autres. Ce que confirmaient des autodéclarations de symptômes et de troubles physiques, validées par les dossiers médicaux des sujets, y compris leur bilan annuel de santé. Les premiers travaux ont également prouvé: a) l’efficacité de la qualité de détermination lorsque celle-ci va de pair avec un bon soutien social, d’une part, et la pratique d’exercices physiques visant à préserver la santé, tant du corps que de l’esprit, d’autre part; et b)  l’absence de lien entre la détermination, d’une part, et la fréquence et la gravité des événements stressants de la vie, l’âge, l’éducation, la situation familiale et le niveau hiérarchique du poste professionnel, d’autre part. Enfin, l’ensemble des données recueillies suite à cette première étude sur la détermination a généré d’autres travaux qui ont montré qu’on pouvait étendre ces conclusions à plusieurs groupes professionnels, notamment le personnel exécutant des compagnies de téléphone, les juristes et les officiers de l’armée américaine (Kobasa, 1982).

Par la suite, la notion de détermination a été employée par de nombreux chercheurs s’intéressant à divers contextes, professionnels ou autres, et appliquant tout un ensemble de méthodes de recherche, des expériences contrôlées aux enquêtes in situ plus qualitatives (voir Maddi, 1990; Orr et Westman, 1990; Ouellette, 1993, pour une revue de ces travaux). Ces études sont en majorité favorables à la définition originelle de la détermination et l’ont même élargie; toutefois, un certain nombre d’entre elles ont parfois infirmé l’effet médiateur de la détermination et contesté la validité des instruments métrologiques (Funk et Houston, 1987; Hull, Van Treuren et Virnelli, 1987).

Soulignant l’aptitude des individus à bien réagir à des facteurs de stress importants, les chercheurs ont confirmé le rôle positif de la détermination dans de nombreux groupes dont, parmi les échantillons étudiés aux Etats-Unis, les chauffeurs d’autobus, les militaires intervenant en cas de catastrophes aériennes, le personnel infirmier opérant dans diverses conjonctures, les enseignants, les stagiaires de diverses professions, les personnes atteintes d’une maladie chronique et les immigrants d’origine asiatique. D’autres études se sont penchées sur des hommes d’affaires japonais et sur des jeunes recrues de la défense israélienne. Dans ces deux groupes, on observe un lien entre la présence de ce trait et de moindres symptômes physiques ou psychiques et, plus rarement, une interaction sensible entre le niveau de stress et la détermination, celle-ci renforçant le rôle tampon de la personnalité. De plus, les résultats mettent en lumière les effets de la détermination sur des variables autres que la santé, sur l’efficacité et la satisfaction professionnelles en particulier, mais aussi sur le syndrome d’épuisement dû au stress professionnel (appelé en anglais «burnout»). Une vaste batterie de travaux, réalisés pour la plupart auprès d’étudiants d’universités américaines, confirme l’hypothèse des mécanismes par lesquels ce trait protégerait la santé. Ces travaux éclairent en outre l’influence de la détermination sur la manière dont les sujets jaugent le stress qu’ils doivent affronter (Wiebe et Williams, 1992). Dans une perspective de validation, un petit nombre d’études ont également apporté des éléments confirmatifs concernant les corrélats psychosomatiques de la détermination, d’une part, et le lien entre la détermination et divers comportements préventifs en matière de santé, d’autre part.

Pour l’essentiel, les conclusions empiriques établissant l’exis-tence d’un lien entre la qualité individuelle de détermination et la santé sont fondées sur des données obtenues à partir de questionnaires d’autoappréciation. Le questionnaire composite, utilisé dans le test prospectif original de la détermination, et un certain nombre de versions abrégées qui en sont dérivées sont les outils psychométriques figurant le plus fréquemment dans les publications subséquentes. S’insérant dans le champ de la définition très large de la détermination que nous avons formulée au début du présent article, le questionnaire composite contient des éléments de plusieurs instruments courants dans les méthodes d’exploration de la personnalité, tels que l’échelle des sentiments de contrôle interne/externe de Rotter (Rotter, Seeman et Liverant, 1962), les barèmes d’objectifs de vie de Hahn (1966), le test aliénation/engagement de Maddi (Maddi, Kobasa et Hoover, 1979), ainsi que l’inventaire de Jackson sur la personnalité (1974). Plus récemment, les efforts d’élaboration de nouveaux questionnaires ont donné naissance à l’enquête sur les opinions personnelles, ou ce que Maddi (1990) appelle le «test de détermination de la troisième génération». Ce nouveau questionnaire répond à un grand nombre de critiques relatives à l’instrument originel de mesure, quant à la prépondérance des éléments négatifs ou à l’instabilité des structures du trait de détermination, par exemple. De plus, des études conduites aux Etats-Unis et au Royaume-Uni auprès d’actifs adultes fournissent des résultats prometteurs pour ce qui a trait à la fiabilité et à la validité de la mesure de ce trait. Pour autant, toutes les difficultés n’ont pas été aplanies. Ainsi, certains travaux concluent au peu de fiabilité interne s’agissant de la composante «affrontement des obstacles», censée caractériser la détermination. Une autre conclusion va au-delà de la question métrologique pour soulever un problème conceptuel: la détermination devrait-elle être considérée comme un phénomène d’une cohérence invariable, ou plutôt comme un concept pluridimensionnel renfermant des éléments distincts, lesquels pourraient être liés à la santé indépendamment les uns des autres, dans certaines situations stressantes? Les auteurs s’attelant à l’étude de ce trait devront s’efforcer à l’avenir de conserver la richesse tant conceptuelle qu’humaine de la notion de détermination, tout en en précisant ses caractéristiques empiriques.

Si Maddi et Kobasa (1984) décrivent les expériences familiales et enfantines qui sont favorables à la formation d’une personnalité déterminée, ils entreprennent également, à l’instar d’un grand nombre d’autres chercheurs, de formuler des interventions propres à renforcer la résistance des adultes au stress. Dans la perspective existentielle, la personnalité est envisagée comme une organisation en construction permanente, et les circonstances sociales qui entourent l’individu — y compris son cadre de travail — peuvent être propices ou, au contraire, préjudiciables au maintien de l’esprit de détermination. C’est à Maddi (1987, 1990) que l’on doit la description, mais aussi la justification la plus poussée des stratégies d’intervention destinées à affermir la détermination. Cet auteur détaille un ensemble de méthodes compensatoires de concentration, de reconstruction situationnelle et de développement personnel qu’il a appliquées avec succès au cours de séances dirigées en petits groupes dans le but de consolider l’attitude de détermination et de réduire les effets délétères, tant physiques que psychiques, du stress dans le travail.

L’ESTIME DE SOI

John M. Schaubroeck

La mésestime de soi a été analysée de longue date en tant que déterminant de troubles psychologiques et physiologiques (Beck, 1967; Rosenberg, 1965; Scherwitz, Berton et Leventhal, 1978). Au début des années quatre-vingt, les spécialistes en recherche organisationnelle ont examiné le rôle de l’estime de soi dans le rapport entre les facteurs de stress d’origine professionnelle et la performance individuelle, témoignant de l’intérêt croissant voué aux dispositions aptes à protéger du stress ou, à l’opposé, à accroître la vulnérabilité aux facteurs de stress.

On peut définir l’estime de soi comme «la résultante favorable de l’autoappréciation de chaque personnalité» (Brockner, 1988). Pour Brockner (1983, 1988), les personnes qui se dévalorisent sont généralement plus sensibles que les autres aux événements survenant dans leur existence. Il a étudié (1988) les nombreux éléments susceptibles d’expliquer, par cette «plasticité supposée», plusieurs occurrences qui relèvent du domaine du travail. L’étude la plus importante conçue à partir de cette hypothèse évalue l’effet de l’estime de soi dans l’interaction entre facteurs de stress se rapportant aux rôles professionnels (conflits et ambiguïté de rôles), d’une part, et santé et affectivité, d’autre part. Les conflits de rôles (c’est-à-dire les antagonismes entre les différents rôles qui peuvent incomber à une personne) et l’ambiguïté (définition imprécise) procèdent en grande partie de circonstances qui sont extérieures à l’individu et, de ce fait, suivant l’hypothèse de la plasticité, les personnes jouissant d’une très bonne estime d’elles-mêmes y seraient moins sensibles.

A l’occasion d’une étude réalisée auprès de 206 infirmiers(ères) dans un grand centre hospitalier du sud-ouest des Etats-Unis, Mossholder, Bedeian et Armenakis (1981) ont constaté que l’auto-évaluation du flou des rôles rattachés au travail avait une incidence négative sur la satisfaction professionnelle déclarée par les personnes manquant d’estime de soi. Pierce et coll. (1993), appliquant un outil de mesure de l’estime de soi développé dans le contexte de l’entreprise pour éprouver l’hypothèse de la plasticité auprès de 186 travailleurs d’une compagnie de services publics américaine, ont trouvé une corrélation négative entre l’ambiguïté et les conflits des rôles et la satisfaction professionnelle, s’agissant uniquement des sujets à faible estime de soi. Des interactions semblables ont été décrites entre l’estime de soi mesurée dans le cadre professionnel et les rôles trop chargés, le soutien de l’entourage et celui des supérieurs hiérarchiques.

Les études précitées prenaient l’estime de soi comme variable subrogative (ou mesure indirecte) de l’appréciation par le travailleur lui-même de sa compétence professionnelle. Ganster et Schaubroeck (1991a) ont supposé, par contre, que l’estime de soi agit sur les effets des facteurs de stress inhérents au rôle par le fait que ceux qui se mésestiment ne se croient pas capables d’influencer leur environnement social et s’efforcent donc moins de s’adapter à ces facteurs. Etudiant 157 sapeurs-pompiers américains, ils ont constaté que le conflit des rôles n’était positivement corrélé à des autodéclarations de troubles somatiques que chez ceux d’entre eux qui avaient été évalués comme ayant une faible estime de soi, mais n’ont pas observé pareille interaction avec l’ambiguïté du rôle.

Dans une analyse séparée de données que Mossholder, Bedeian et Armenakis (1981) avaient obtenues antérieurement à partir d’un échantillon d’infirmiers(ères), ces chercheurs (1982) ont remarqué que la corrélation négative des rapports entre collègues et les sentiments de tension déclarés était bien plus nette chez les sujets à ES faible que chez les autres. De même, les sujets à ES faible rapportant un niveau élevé d’échanges avec les collègues tendaient moins à souhaiter quitter l’établissement que les sujets à forte ES dans la même situation.

Plusieurs mesures de l’estime de soi apparaissent dans la littérature spécialisée. La plus courante est sans doute l’inventaire à dix items mis au point par Rosenberg (1965). Cet instrument a été utilisé dans l’étude de Ganster et Schaubroeck (1991a). Mossholder, Bedeian et Armenakis (1981, 1982) ont employé l’échelle de confiance en soi tirée de la liste d’adjectifs de Gough et Heilbrun (1965). La mesure de l’estime de soi au travail adoptée par Pierce et coll. (1993) était un instrument à dix items préparé par ces mêmes chercheurs en 1989.

L’ensemble de ces travaux indiquent que l’état de santé et la satisfaction déclarés par les sujets à faible ES pourraient être améliorés par le biais d’interventions visant soit à réduire les facteurs de stress associés au rôle professionnel, soit à relever l’estime de soi des sujets. A l’occasion d’une expérience aléatoire menée in situ, qui visait à réduire les conflits et le flou des rôles dans une perspective de développement de l’entreprise, les interventions destinées à clarifier les rôles (entretiens en tête-à-tête entre supérieur et subordonné pour préciser le rôle du subordonné et réajuster les attentes incompatibles), lorsqu’elles sont assorties d’un effort de mise en organigramme des responsabilités (délimitant et négociant les rôles des différents services), se sont avérées fructueuses (Schaubroeck et coll., 1993). Toutefois, selon toute vraisemblance, peu d’entreprises pourront ou voudront se lancer dans une action d’une telle envergure, à moins qu’elles ne connaissent des difficultés relatives aux rôles professionnels et au stress particulièrement aiguës.

Brockner (1988) a proposé plusieurs moyens par lesquels les entreprises peuvent aider les travailleurs à conforter leur estime de soi. Les pratiques de supervision sont l’un des domaines les plus importants dans lesquels elles peuvent chercher à apporter des améliorations. Les évaluations du personnel qui, lorsqu’elles sont présentées au travailleur, insistent sur des comportements plutôt que sur des traits personnels qui offrent une information détaillée avec des résumés d’évaluation et qui proposent un effort commun d’établissement de programmes d’amélioration durable, auront sans doute moins d’effets adverses sur l’estime de soi des travailleurs et pourraient même la rehausser chez certains, en leur faisant découvrir des moyens d’améliorer leurs résultats. Le renforcement positif des bonnes performances est également essentiel. Les démarches de formation telles que les modèles de maîtrise (Wood et Bandura, 1989) favorisent également chez le travailleur l’émergence d’une perception valorisante de son efficacité personnelle pour chaque nouvelle tâche. C’est sur cette perception que repose l’estime de soi dans le monde du travail.

L’ATTRIBUTION CAUSALE: LE LOCUS DE CONTRÔLE

Lawrence R. Murphy  et Joseph J. Hurrell, Jr.

Le locus de contrôle (LC) se rapporte à un trait de personnalité dans lequel se manifeste la croyance fondamentale que ce qui arrive dans la vie résulte des propres actions du sujet (attribution de causalité interne) ou, au contraire, d’influences extérieures (attribution de causalité externe). Les personnalités qui attribuent de préférence une causalité interne aux événements pensent pouvoir exercer un certain contrôle à la fois sur les événements et le tissu contextuel de leur vie, et sur les renforceurs qui y sont associés, c’est-à-dire sur les résultats dont ils perçoivent qu’ils viennent récompenser leurs comportements et attitudes. A l’inverse, les personnalités penchant pour une causalité externe croient ne guère pouvoir influencer les événements et circonstances de leur vie et attribuent les phénomènes de renforcement au hasard ou à d’autres personnes plus puissantes.

Le concept du locus de contrôle découle de la théorie de l’apprentissage social énoncée par Rotter (1954). Pour mesurer le LC, Rotter (1966) a conçu une échelle interne-externe (I-E), qu’ont préférée de nombreux travaux de recherche. Toutefois, certains chercheurs ont critiqué l’unidimensionnalité de cet instrument; d’autres ont proposé un LC à deux dimensions (contrôle personnel et contrôle social, par exemple), là où d’autres encore en distinguent trois (l’efficacité personnelle, l’idéologie de contrôle et le contrôle politique). Les échelles mises au point plus récemment pour mesurer le LC sont pluridimensionnelles, ou évaluent les tendances caractérisant l’attribution causale dans des domaines particuliers comme la santé ou le travail (Hurrell et Murphy, 1991).

Dans le corpus des travaux publiés sur la question, l’un des résultats les plus constamment observés est l’association entre un LC externe et des troubles physiques et psychiques (Ganster et Fusilier, 1989). Plusieurs études réalisées en entreprise convergent vers les mêmes conclusions: l’incidence des déclarations d’insatisfaction professionnelle, de stress et d’images de soi défavorables est plus élevée chez les travailleurs conditionnés par un LC externe que chez ceux chez qui l’internalité prédomine (Kasl, 1989). Selon des études récentes, le LC affecte le lien entre les facteurs de stress liés au rôle (ambiguïté et conflits de rôles) et les symptômes de détresse psychique (Cvetanovski et Jex, 1994; Spector et O’Connell, 1994).

Toutefois, il est difficile, pour plusieurs raisons, d’interpréter l’association observée entre les postulats de LC et les problèmes de santé (Kasl, 1989). Premièrement, il peut y avoir un chevauchement conceptuel entre les évaluations de la santé et celles du LC. Deuxièmement, le lien peut être dû à la présence d’un facteur ayant trait à une autre dimension, telle que l’affectivité négative. L’étude de Spector et O’Connell (1994), par exemple, fait ressortir une plus forte corrélation entre les postulats de LC et l’affectivité négative qu’avec le sentiment d’autonomie au travail, mais ne rapproche pas les postulats de LC des indices de santé physique. Troisièmement, le sens de la causalité n’est pas évident; il est possible que l’expérience professionnelle modifie les convictions liées aux LC. Enfin, certains n’ont pas pu conclure à une interaction entre LC et facteurs de stress, ni entre LC et problèmes de santé (Hurrell et Murphy, 1991).

La mesure dans laquelle le LC agit sur les mécanismes qui associent facteurs de stress professionnels et santé n’a pas été suffisamment explorée. On a notamment avancé que les sujets à disposition interne recourent à un comportement d’adaptation plus efficace, plus directement axé sur le problème donné. Il se peut que les sujets influencés par un LC externe déploient moins couramment des stratégies de résolution de problèmes parce qu’ils estiment que les événements les concernant échappent à leur contrôle. Certains travaux indiquent que, à l’inverse de ces derniers, les individus répondant à un LC interne adoptent des comportements adaptifs qui sont plus axés sur les tâches et moins sur les émotions (Hurrell et Murphy, 1991). Pour d’autres chercheurs, les sujets mus par un sentiment de contrôle interne ont tendance à mobiliser leurs capacités de résolution de problèmes et à ne pas refouler leurs émotions dans des situations éventuellement modifiables, tandis que les autres manifestent le schéma inverse. Il est important de souligner que nombre de facteurs de stress d’origine professionnelle ne sont pas directement maîtrisables par les travailleurs et que, de fait, les efforts visant à modifier ces paramètres risquent en définitive d’accentuer les symptômes de stress (Hurrell et Murphy, 1991).

Le soutien social, autre facteur d’influence dans le rapport entre stress et santé, peut également intervenir dans les mécanismes impliquant le LC, les facteurs de stress et la santé. Fusilier, Ganster et Mays (1987) ont établi que le LC et le soutien social déterminaient conjointement la façon dont les travailleurs réagissent aux causes de stress de leur environnement professionnel; Cummins (1989) conclut que le soutien social amortit les effets du stress au travail, mais seulement pour les individus enclins à l’internalité et uniquement dans les cas où ce soutien est en rapport avec le travail.

Pour fascinant — et fécond sur le plan de la recherche — que soit le thème de l’attribution de la causalité, il n’en présente pas moins de sérieux problèmes méthodologiques liés aux enquêtes. Ainsi, certains auteurs ne souscrivent pas à l’immuabilité, les apparentant à un trait de caractère, des postulats commandés par le LC, car les individus attribueraient davantage de poids aux circonstances externes en vieillissant et après avoir vécu certaines expériences, comme le chômage. De plus, il se pourrait que l’appréciation du LC concerne dans bien des cas l’idée que se fait le travailleur de l’impact qu’il peut avoir sur les circonstances de son travail, plutôt qu’elle ne détermine une caractéristique durable de sa personnalité. D’autres études encore font entrevoir que les échelles de LC peuvent mesurer non seulement l’idée que l’on se fait de la marge de contrôle dont on dispose, mais aussi la tendance à recourir à des manœuvres défensives et à manifester de l’anxiété ou une prédisposition au comportement de type A (Hurrell et Murphy, 1991).

Enfin, peu de travaux ont analysé l’influence du LC sur le choix du métier et sur la réciprocité des interactions entre LC et perception subjective de l’emploi. En ce qui concerne le choix du métier, les différences quantitatives par profession peuvent être mises au compte du rôle du LC dès le départ sur le type d’emploi choisi (Hurrell et Murphy, 1991). Par ailleurs, ces différences peuvent refléter l’empreinte que laisse l’environnement de travail sur le sujet, tout comme cet environnement serait éventuellement capable de susciter le développement de comportements de type A. On pourrait aussi expliquer les différences de LC par métier par un effet de «flux», c’est-à-dire de mouvement des travailleurs embrassant ou quittant telle carrière pour cause d’insatisfaction professionnelle, de problèmes de santé ou de désir d’avancement.

Pour conclure, la recherche ne présente pas une image claire du rôle du LC dans les rapports entre facteurs de stress d’origine professionnelle et santé. Même lorsque les études aboutissent à des conclusions relativement convergentes, l’interprétation de la relation est brouillée par des variables incontrôlées (Kasl, 1989). La stabilité du concept de LC mérite d’être éprouvée plus avant. Il conviendrait également de centrer la recherche à venir sur l’identification des mécanismes ou des processus par lesquels le LC influe sur les perceptions du travailleur, ou sur sa santé mentale et physique. Les composantes de ces mécanismes devront refléter l’interaction du LC avec d’autres traits de la personnalité du travailleur, ainsi que l’interaction des attributions de causalité avec les facteurs inhérents au milieu de travail, y compris dans ses effets réciproques. Les travaux ultérieurs devraient produire des résultats moins ambigus s’ils comportent une mesure des caractéristiques individuelles apparentées (telles que le comportement de type A ou l’anxiété) et s’ils utilisent des mesures du LC spécifiques au contexte étudié (par exemple, le travail).

LES STRATÉGIES D’ADAPTATION

Ronald J. Burke

On a défini l’adaptation comme «l’ensemble des efforts visant à réduire les effets adverses du stress sur le bien-être de l’individu» (Edwards, 1988). De même que le vécu du stress proprement dit, la mise en place de l’adaptation (ou «coping») est un processus complexe et dynamique. L’individu la déclenche face à une situation anxiogène, jugée menaçante ou dangereuse (c’est-à-dire lorsqu’il ressent un stress). Le «coping» est une variable différentielle, qui module le rapport stress-effets du stress.

Les stratégies d’adaptation rassemblent des combinaisons de pensées, de croyances et de comportements assimilables à des traits de caractère, motivées par le stress et pouvant être exprimées indépendamment du facteur de stress. Ce sont des variables tempéramentales, qui ne changent guère avec le temps ni avec les circonstances; elles sont influencées par les traits de la personnalité, mais en sont distinctes, suivant le degré de généralité ou d’abstraction. Comme types de stratégies, exprimés globalement, on peut citer la «maîtrise-atténuation» (Miller, 1979) et la «répression-sensibilisation» (Houston et Hodges, 1970). Les différences individuelles que sont la personnalité, l’âge, l’expérience, le sexe, la capacité intellectuelle, le style cognitif ont une incidence sur la façon dont un individu réagit au stress. Les modes d’adaptation sont le résultat tant des expériences que des apprentissages antérieurs.

Shanan (1967) est l’un des premiers à avoir ouvert la perspective sur ce qu’il appelait le «type de recours adaptif». Cet «ensemble de réponses» était caractérisé par quatre éléments: la disponibilité d’une énergie toute concentrée sur les sources possibles du problème; une différenciation sans ambiguïté des occurrences internes et externes à la personne; la confrontation plutôt que l’évitement des difficultés externes; et l’arbitrage entre les exigences de l’extérieur et les besoins de l’individu. Antonovsky (1987) a également signalé que, pour être efficace, l’individu doit avoir des raisons de faire face, avoir bien déterminé la nature et l’ampleur du problème ainsi que le contexte réel dans lequel il se pose et, enfin, avoir choisi la meilleure solution au problème.

La classification la plus courante des modes d’adaptation (Lazarus et Folkman, 1984) comprend les réponses axées sur le problème (avec recherche d’information et effort de résolution du problème) et les réponses axées sur les émotions (qui impliquent l’expression et la modulation des émotions). Ces deux aspects sont parfois complétés par un troisième, les réponses axées sur l’appréciation (et dont les éléments peuvent être le refus, l’acceptation, la comparaison sociale, la redéfinition ainsi que l’analyse logique).

Moos et Billings (1982) font la distinction entre les modes d’adaptation suivants:

Greenglass (1993) a récemment défini un mode d’adaptation dénommé «coping» social, qui intègre des facteurs sociaux et interpersonnels en même temps que des facteurs cognitifs. Ses travaux mettent en évidence des rapports très étroits entre diverses formes de soutien social et diverses formes d’adaptation (axées, par exemple, sur le problème ou sur les émotions). Cet auteur constate que les femmes, généralement plus aptes dans les relations interpersonnelles, font davantage appel à un «coping» social.

On peut également rapprocher une autre conceptualisation du mode d’adaptation, le «coping» préventif, à tout un ensemble de travaux autrefois classés séparément, qui sont centrés sur le choix d’habitudes de vie saines (Roskies, 1991). Selon Wong et Reker (1984), le «coping» préventif vise à favoriser le bien-être personnel et à réduire l’éventualité de problèmes à venir. Parmi les modes de «coping» préventif, on relève la pratique d’exercices physiques et la relaxation, de même que l’acquisition d’une bonne hygiène de sommeil et d’alimentation, la propension à planifier, gérer son temps et à tirer parti du soutien de l’entourage.

Un autre mode d’adaptation, décrit comme un aspect général de la personnalité (Watson et Clark, 1984), comporte les notions d’affectivité négative (AN) et d’affectivité positive (AP). Les personnes dotées d’une AN accentuée privilégient les aspects dépréciatifs lorsqu’elles se jugent elles-mêmes, lorsqu’elles jaugent les autres et leur environnement en général et connaissent davantage d’angoisse. Les personnes à AP insistent, au contraire, sur les aspects positifs lorsqu’elles s’autoévaluent et lorsqu’elles jugent les autres et le monde en général. Elles rapportent moins de détresse psychologique.

Ces deux traits de caractère peuvent agir sur la perception qu’a l’individu du nombre et de l’importance des facteurs éventuels de stress qui l’entourent, aussi bien que sur ses façons de réagir (à savoir, l’idée qu’il a des ressources dont il dispose et les stratégies de recours qu’il déploie effectivement). Ainsi, ceux dont l’affectivité est fortement négative diront qu’ils ont moins de ressources à leur disposition et tendront à mobiliser des moyens inefficaces (défaitistes): réagir en exprimant leurs émotions, en évitant les problèmes et en se désengageant, par exemple; ils seront moins enclins à poursuivre des stratégies efficaces, telles que l’action délibérée ou la reconstruction cognitive. Les individus dotés d’une affectivité fortement positive se fieront davantage à leurs propres capacités pour faire face et adopteront un mode de «coping» plus fructueux.

La notion du sentiment de cohérence (SC) développée par Antonovsky (1979; 1987) recoupe largement celle de l’AP. Pour cet auteur, le SC est une tendance générale à trouver le monde signifiant et compréhensible. Cette orientation permet à la personne de s’attacher d’emblée à la situation donnée, puis d’agir sur le problème et sur les émotions liées au problème. Les personnes dont le SC prévaut sont motivées et possèdent les capacités cognitives voulues pour adopter des conduites propres à résoudre le problème. Elles sont en outre plus susceptibles de saisir la valeur des émotions, de ressentir des émotions particulières et de les ajuster et d’accepter la responsabilité de leur condition plutôt que de charger les autres ou de projeter sur eux leurs attitudes. Nombreux sont les travaux réalisés depuis qui confirment la thèse d’Antonovsky.

Les modes d’adaptation peuvent être décrits en fonction des dimensions de complexité et de souplesse (Lazarus et Folkman, 1984). Les personnes qui empruntent diverses stratégies ont un mode d’adaptation complexe; celles qui n’usent que d’une stratégie ont un mode d’adaptation unique. Celles qui recourent à la même stratégie dans toutes les circonstances ont un mode d’adaptation rigide; celles qui font appel à plusieurs stratégies dans la même situation ou dans des situations différentes ont un mode d’adaptation souple. On a prouvé que le mode souple était plus efficace que le mode rigide.

On évalue en général les types de réaction soit à l’aide de questionnaires d’autoappréciation, soit en demandant aux individus (leur laissant toute liberté de répondre) comment ils ont fait face à un facteur de stress donné. Le questionnaire mis au point par Lazarus et Folkman (1984) («Ways of Coping Checklist») (Liste des réponses adaptatives) est l’outil le plus couramment employé pour mesurer les réponses centrées sur le problème et sur les émotions. Dewe, dans ses travaux sur le «coping» (1989), s’est souvent servi par ailleurs des descriptions que les individus donnent de leurs propres initiatives de recours.

Tout un ensemble d’interventions pratiques peuvent être mises en œuvre en ce qui concerne les manières de faire face. Le plus souvent, elles consistent en séances de sensibilisation et de formation au cours desquelles les sujets/participants se voient présenter diverses informations avec en parallèle, parfois, des exercices d’autoévaluation qui leur permettent d’analyser leurs stratégies de «coping» favorites, ainsi que d’autres façons de réagir, et leur éventuel intérêt. L’information est généralement bien reçue par les bénéficiaires, mais son utilité à les aider à faire face aux véritables facteurs de stress de la vie reste à prouver. De fait, les quelques études qui ont examiné des stratégies individuelles d’adaptation (Shinn et coll., 1984; Ganster et coll., 1982) concluent à la modeste valeur de cette intervention sur le plan pratique, en particulier lorsqu’un suivi a été effectué (Murphy, 1988).

Matteson et Ivancevich (1987) font part d’une étude intégrant les questions de stratégies d’adaptation dans le cadre d’un programme plus complet de formation à la gestion du stress. Trois aptitudes doivent être améliorées: capacités de «coping» cognitives, interpersonnelles et de résolution de problèmes. On différencie les aptitudes axées sur les problèmes de celles qui sont axées sur les émotions. Les premières ont trait à la résolution de problèmes, à la gestion du temps, aux compétences sociales et de communication, à l’affirmation de la personnalité, à l’adaptation des modes de vie et aux actions visant directement à modifier les pressions qu’exerce le milieu. Les aptitudes axées sur les émotions doivent soulager l’anxiété et favoriser la pondération des émotions. Elles concernent en particulier le refus, l’expression des sentiments et la relaxation.

Le présent article a été rédigé avec l’aide, notamment, de la Faculty of Administrative Studies, York University.

LE SOUTIEN SOCIAL

D. Wayne Corneil

Vers le milieu des années soixante-dix, les intervenants de la santé publique et les épidémiologistes en particulier ont «découvert» la notion de soutien social, ou soutien de l’entourage, à l’occasion des études menées sur les relations causales entre stress, mortalité et morbidité (Cassel, 1976; Cobb, 1976). La dernière décennie a vu l’essor de la littérature croisant les notions de soutien social et celles des facteurs de stress lié au travail. En revanche, le concept de soutien social était déjà bien intégré dans la pratique de la psychologie clinique. La thérapeutique de Rogers (1942), fondée sur une attitude de considération inconditionnelle à l’égard du patient, est essentiellement une démarche de soutien social. Lindeman (1944), pionnier de l’analyse de l’accommodation au chagrin causé par un deuil, a permis de mettre en avant le rôle essentiel du soutien pour tempérer ce type de crise. Le modèle de psychiatrie communautaire préventive de Caplan (1964) fait ressortir l’importance des groupes communautaires et des groupes de soutien.

Cherchant à comprendre pourquoi certaines personnes semblent mieux que d’autres résister au stress, Cassel (1976) a adapté la notion de soutien social au domaine de la santé publique pour expliquer les différences observables dans les maladies apparemment liées au stress. L’idée du soutien social comme variable intervenant dans l’apparition d’une maladie était logique puisque, selon lui, tant les personnes que les animaux soumis à un stress semblent subir moins de désagréments lorsqu’ils sont en compagnie de proches que les individus isolés. Le soutien social pourrait donc jouer un rôle de tampon en mettant l’individu à l’abri des effets du stress.

Cobb (1976) a élargi le concept, arguant que la simple présence d’une autre personne ne constitue pas un soutien social. Il postule qu’un échange d’«information» est nécessaire et classe cet échange en trois catégories:

D’après ce même auteur, les individus qui traversent des crises graves sans soutien de l’entourage risquent dix fois plus de souffrir d’une dépression. Et de conclure que les relations affectives ou le soutien social constituent d’une manière ou d’une autre un rempart contre les effets du stress. Le soutien social exerce son effet tout au long de la vie, accompagnant ou non des expériences telles que le chômage, la maladie grave ou le deuil. Cobb estime que le vaste ensemble d’études, d’échantillons, de méthodes et de résultats existants constitue une preuve convaincante de ce que ce soutien est un facteur commun d’atténuation du stress, mais qu’il n’est pas en soi une panacée pour en éviter les effets.

Le soutien social étaierait ainsi la capacité de faire face (manipulation de l’environnement extérieur) et faciliterait l’adaptation (changement opéré en soi-même pour mieux faire coïncider l’adéquation personne-environnement). L’auteur note toutefois que la plupart des travaux portent sur des facteurs de stress aigus et ne permettent pas de généraliser l’effet protecteur du soutien social face aux situations de stress chronique ou traumatique.

Dans les années qui ont suivi la publication de ces premiers travaux, les chercheurs se sont éloignés d’un concept unitaire du soutien social et se sont attachés à identifier les composantes tant du stress social que du soutien social.

Hirsh (1980) définit cinq composantes possibles du soutien social:

House (1981) part d’un autre cadre conceptuel pour étudier le soutien social dans le contexte du stress lié au travail:

House estime que le soutien affectif est la forme la plus importante du soutien social. Au travail, le soutien du supérieur hiérarchique est primordial, précédant, par ses effets, celui des collègues. La structure et l’organisation de l’entreprise, ainsi que les postes spécifiques qu’elle offre, peuvent soit favoriser, soit entraver les possibilités de soutien. House constate que la spécialisation et la fragmentation poussées du travail accentuent l’isolement des divers rôles et réduisent les possibilités de soutien.

L’étude de Pines (1983) sur le syndrome d’épuisement professionnel, lequel est abordé ailleurs dans ce chapitre, montre que le fait de pouvoir jouir d’un soutien social au travail est négativement corrélé à la dépression d’épuisement. L’auteur distingue six aspects du soutien social qui modifient la réaction d’épuisement: l’écoute, l’encouragement, l’offre de conseils, l’offre de compagnie et l’offre d’une aide concrète.

Les paragraphes qui précèdent sur les divers modèles proposés par les chercheurs ne laissent guère entrevoir, bien que l’on ait tenté de préciser ce concept, d’homogénéité dans la conceptualisation des éléments spécifiques du phénomène; on peut cependant observer de nombreux recoupements entre les modèles.

L’interaction entre stress et soutien social

Si la documentation sur le stress et le soutien social est fort abondante, les mécanismes qui régissent les interactions entre stress et soutien social font encore l’objet de très nombreuses questions. L’une d’entre elles, en suspens depuis longtemps, concerne l’immédiateté ou, à l’inverse, la médiation de l’effet du soutien social sur la santé.

L’effet essentiel ou direct

Le soutien social peut exercer un effet direct ou essentiel en faisant fonction de barrière contre les effets du stress. Un réseau de soutien social peut fournir l’information ou l’échange d’idées qui manquent pour faire face, ou les ressources dont l’individu a besoin pour minimiser le stress. L’appartenance à un groupe peut aussi  imprégner  l’opinion  qu’un  individu  a  de  lui-même,  ce qui lui permettra d’acquérir une certaine confiance en soi, un sentiment de maîtrise, de compétence et, donc, l’impression de pouvoir agir sur l’environnement. Cette thèse correspond aux théories du contrôle personnel comme modérateur des effets du stress, émise par Bandura (1986). Il semble y avoir un seuil minimal de contacts sociaux nécessaires à la santé au-delà duquel le soutien social est moins important. Si le soutien social a des répercussions directes ou essentielles, il devient possible de créer un indice permettant de le mesurer (Cohen et Syme, 1985; Gottlieb, 1983).

Toutefois, selon Cohen et Syme (1985), le caractère immédiat de cet effet devrait plutôt être compris dans l’autre sens: ce serait l’isolement, ou l’absence de soutien social, qui provoquerait les troubles de santé, et non le soutien social qui renforcerait la santé. C’est là une question non encore élucidée. Gottlieb pose par ailleurs le problème des événements occasionnant une perte du réseau social même, comme cela peut se produire lors de catastrophes, d’accidents graves, ou lorsqu’on perd son travail. Un tel effet n’a pas encore été quantifié.

L’effet tampon ou indirect

Dans l’hypothèse de l’effet tampon, le soutien social intervient entre les facteurs de stress et la réponse au stress pour en diminuer les effets. Par cet intermédiaire, on peut changer l’idée que l’on se fait du facteur de stress, ce qui émousse son impact ou permet de mobiliser les facultés d’adaptation. Le soutien des autres peut revêtir la forme d’une aide tangible en cas de crise, ou amener des suggestions qui vont faciliter la réaction d’adaptation. Enfin, le soutien social peut être un facteur modérateur du stress, qui va calmer le système neuroendocrinien, de sorte que l’individu sera moins affecté par le facteur stressant.

Pines (1983) fait remarquer que la valeur agissante du soutien social peut résider dans le fait de partager une réalité sociale. Pour Gottlieb, le soutien social pourrait compenser les reproches que l’on se fait à soi-même et dissiper l’idée que l’individu est lui-même responsable de ses difficultés. Dans ses interactions avec son entourage, il peut donner libre cours à ses préoccupations et commencer de se reconstituer une identité sociale valable.

Autres aspects théoriques

Jusqu’ici, la recherche a eu tendance à traiter le soutien social comme un facteur donné et statique. Si l’on a soulevé la question de son évolution avec le temps, les précisions sur le sujet sont insuffisantes (Gottlieb, 1983; Cohen et Syme, 1985). Le soutien social est, de toute évidence, un phénomène fluide, comme le sont les facteurs de stress sur lesquels il retentit. Il varie tout au long des phases de la vie. Il peut aussi se transformer dans le court terme du déroulement d’un événement stressant particulier (Wilcox, 1981).

Une telle variabilité entraîne vraisemblablement des fonctionnements différents du soutien social au cours des étapes développementales ou des diverses phases d’une crise. Au début de la crise, par exemple, l’aide apportée sous forme d’information peut être plus précieuse que l’aide concrète. La source du soutien, son intensité et la durée de son efficacité seront également fluctuantes. La relation de réciprocité entre stress et soutien social doit être reconnue. Certains facteurs de stress eux-mêmes ont un impact direct sur la disponibilité de soutien. Le décès du conjoint, par exemple, réduit d’ordinaire le réseau de soutien, et peut être porteur de lourdes conséquences pour le survivant (Goldberg, Van Natta et Comstock, 1985).

Le soutien social n’équivaut pas à un coup de baguette magique adoucissant l’effet du stress. Dans certaines conditions, il peut même exacerber celui-ci, ou le provoquer. Wilcox (1981) indique que les individus dont le réseau familial est relativement dense ont plus de mal à gérer un divorce, leur famille ayant tendance à rejeter le divorce comme solution aux problèmes conjugaux. Les travaux menés sur la toxicomanie et la violence domestique illustrent parfois les éventuels méfaits des réseaux sociaux. En effet, Pines et Aronson (1981) l’ont noté, une grande partie des interventions psychothérapeutiques sont consacrées à affranchir l’individu des relations nocives qu’il entretient, à lui inculquer des compétences relationnelles et à l’aider à se remettre d’une expérience d’exclusion sociale.

Nombreuses sont les études qui manient diverses mesures du contenu fonctionnel du soutien social. Ces mesures sont d’une fiabilité et d’une validité très variables. Toujours sous l’angle méthodologique, le fait que ces analyses dépendent en grande partie d’autodéclarations émanant des sujets eux-mêmes représente une faiblesse: les réponses sont nécessairement subjectives et l’on pourra se demander si c’est l’événement proprement dit ou le degré de soutien social qui est important, ou plutôt la perception subjective du soutien et de ses répercussions. Si c’est la perception qui est critique, il se peut alors qu’une troisième variable (le type de personnalité, par exemple) influence à la fois le stress et le soutien social (Turner, 1983). Un troisième facteur, comme l’âge ou la situation socio-économique, peut entraîner une modification du soutien social et de la variable observée, selon Dooley (1985). Solomon (1986) apporte des éléments confirmatifs dans ce sens dans une étude consacrée à des femmes forcées, par des contraintes matérielles, de dépendre d’amis ou de parents; dès qu’elles en sont financièrement capables, ces femmes mettent fin à ce type de dépendance. Thoits (1982) s’inquiète de la causalité inverse, car il se pourrait que certaines catégories de problèmes repoussent les amis et affaiblissent la solidarité. Des études réalisées par Peters-Golden (1982) et Maher (1982) sur les personnes atteintes d’un cancer et leur soutien social semblent avérer cette proposition.

Le soutien social et le stress au travail

Les travaux sur les associations entre le soutien social et le stress au travail indiquent que la capacité de faire face aux situations est liée à la bonne utilisation des systèmes de soutien (Cohen et Ahearn, 1980). Les stratégies d’adaptation fructueuses mettent en évidence l’importance du recours à un soutien social, organisé ou informel, face au stress du travail. Par exemple, on conseille aux personnes qui viennent d’être licenciées de rechercher activement un appui d’ordre informatif, affectif et concret. Or, les évaluations de l’efficacité de telles interventions sont relativement peu nombreuses. Il semble toutefois que le soutien structuré ne soit efficace qu’à court terme et qu’il faille disposer d’un soutien informel pour être en mesure de réagir à plus long terme. Le soutien structuré offert par l’entreprise risque parfois d’entraîner des résultats indésirables, car la colère ressentie en cas de licenciement ou de faillite, par exemple, peut se reporter sur les prestataires de l’aide psychosociale eux-mêmes. D’autre part, compter trop longtemps sur le soutien social peut créer un sentiment de dépendance et l’affaiblissement de l’estime de soi.

Dans certains métiers, comme celui de marin ou de sapeur-pompier, ou de technicien sur une plate-forme pétrolière, par exemple, le réseau de soutien social est consistant, durable et très défini, analogue, d’une certaine manière, à un tissu familial. Etant donné la nécessité de travailler en petits groupes et de fournir des efforts en commun, il est naturel que se développe parmi les travailleurs un sentiment particulier de cohésion et de solidarité. Le caractère parfois dangereux des tâches exige de ceux-ci qu’ils fassent preuve de respect et de confiance mutuels. Lorsque des personnes sont amenées à compter les unes sur les autres pour leur survie et pour leur bien-être, des liens solides et une forte interdépendance peuvent se forger entre elles.

Afin de mieux cerner la variable de soutien social, les recherches à venir devront se concentrer sur la nature de ce soutien durant les périodes de travail normales, mais aussi en période de réduction d’effectifs ou de grands changements structurels. Ainsi, lorsqu’un salarié est promu à un poste de supervision, il doit en principe prendre des distances par rapport aux autres membres de son équipe. Cela affecte-t-il le niveau d’échanges sociaux quotidiens dont il bénéficie ou dont il a besoin? La source de soutien doit-elle être déplacée vers les autres cadres, la famille ou ailleurs? Ceux qui ont des postes de responsabilité subissent-ils des facteurs de stress différents au travail? Requièrent-ils d’autres formes, d’autres sources ou d’autres objectifs de soutien?

Si l’objet des interventions de groupe modifie également les fonctions de soutien social ou la nature du réseau, cela aura-t-il un effet préventif par rapport aux futurs événements stressants?

Quel sera l’effet de la présence de plus en plus importante de femmes dans ces métiers? La nature et la fonction du soutien pour tous les travailleurs en sera-t-elle changée, ou faudra-t-il envisager des soutiens de type ou de niveau différent pour chaque sexe?

Le milieu de travail offre une occasion unique d’étudier l’écheveau complexe du soutien social. Sous-culture fermée, il présente à la recherche un cadre expérimental naturel, se prêtant à l’étude du rôle du soutien social, des réseaux sociaux et de leurs interactions avec le stress aigu, chronique et traumatique.

LE STRESS ET LA MALADIE PROFESSIONNELLE: LES DIFFÉRENCES HOMMES-FEMMES  

Rosalind C. Barnett

Les facteurs de stress au travail touchent-ils les hommes et les femmes de la même manière? Ce n’est que récemment que la recherche sur le stress et la santé professionnelle s’est intéressée à la question. De fait, l’évocation d’une éventuelle spécificité propre au genre n’apparaît même pas dans l’index de la première édition du Handbook of Stress (Goldberger et Breznitz, 1982), pas plus que dans les principaux ouvrages de référence que sont Job Stress and Blue Collar Work (Cooper et Smith, 1985) et Job Control and Worker Health (Sauter, Hurrell et Cooper, 1989). Une revue des variables actives et des interactions relevées en 1992 dans la littérature consacrée au stress d’origine professionnelle ignore également la question des différences par sexe (Holt, 1993). L’histoire de la psychologie de la sécurité et de la santé au travail, laquelle reproduit les stéréotypes sexuels très présents dans notre culture, explique en partie ces omissions. Hors le domaine de la santé génésique, l’étude des maladies et lésions corporelles a généralement concerné les hommes et les variations liées à leur travail. Lorsque la recherche se penchait sur les questions de santé psychologique, elle s’attachait alors aux femmes et aux variations dans leurs rôles sociaux.

De ce fait, et jusqu’à une date récente, les «indices disponibles» des effets du travail sur la santé physique s’appliquent quasi exclusivement aux hommes (Hall, 1992). Ainsi, l’effort d’identification des corrélats des maladies coronariennes n’a porté que sur les hommes et sur divers aspects de leur travail; les chercheurs ne se sont même pas renseignés sur l’effet du statut marital ou parental de leurs sujets masculins (Rosenman et coll., 1975). De même, peu d’études des rapports entre stress professionnel et pathologie masculine prennent en compte ces dimensions maritales et parentales (Caplan et coll., 1975).

A l’inverse, les préoccupations relatives à la santé génésique, la fécondité et la grossesse convergeaient essentiellement sur les femmes. Il n’est donc guère surprenant que «l’examen des effets de l’exposition à certaines conditions du milieu de travail sur la fonction reproductrice portent bien davantage sur les femmes que sur les hommes» (Walsh et Kelleher, 1987). En matière de détresse psychique, les tentatives de définition des corrélats psychosociaux, notamment les facteurs de stress liés à l’arbitrage d’un équilibre travail-famille, se focalisent majoritairement sur les femmes.

En confirmant l’idée de «sphères séparées» pour les hommes et les femmes, ces conceptualisations et les paradigmes qui en découlent ont bloqué l’analyse des différences selon le sexe et, partant, empêché de contrôler effectivement l’influence du sexe du sujet. L’intense ségrégation professionnelle hommes-femmes (Bergman, 1986; Reskin et Hartmann, 1986) oppose également un obstacle à l’étude du rôle du sexe en tant que variable active. Si tous les hommes ont des «emplois d’hommes» et toutes les femmes des «emplois de femmes», il n’est guère judicieux de rechercher l’influence du sexe sur le rapport stress-maladie: les conditions de travail et le sexe seraient confondus. Ce n’est que lorsque les femmes prennent des emplois traditionnellement masculins et que certains hommes prennent des emplois «féminins» que la question prend un sens.

On peut traiter l’effet du sexe du sujet de trois manières: le neutraliser, l’ignorer ou l’analyser (Hall, 1991). La plupart des enquêtes sur la santé ont écarté cette caractéristique ou se sont limitées à l’un des sexes, d’où la carence d’informations que nous mentionnions plus haut et l’accumulation de travaux qui confirment les hypothèses stéréotypées quant au rôle du sexe dans le rapport stress-santé. Selon ces hypothèses, les femmes sont essentiellement différentes des hommes selon des paramètres qui les rendraient moins résistantes au travail, d’une part, et les hommes sont relativement peu affectés par leur vécu hors du travail, d’autre part.

Malgré ces débuts, la situation est en train de changer. Témoin la publication en 1987 de Gender and Stress (Barnett, Biener et Baruch, 1987), premier ouvrage publié dédié précisément au rapport entre le sexe et chacun des aspects de la réaction au stress. La deuxième édition du Handbook of Stress (Barnett, 1982) consacre un chapitre aux effets de l’appartenance à l’un et à l’autre sexe. De fait, les études actuelles adoptent de plus en plus la troisième méthode évoquée plus haut, qui consiste à analyser les effets du stress selon le sexe. Les tenants de cette démarche, pourtant fort prometteuse, doivent pourtant éviter certains écueils. Sur le plan pratique, elle implique l’analyse de données ayant trait aux hommes et aux femmes et l’évaluation tant des principaux effets que des interactions liées à la sexospécificité. Parmi les principaux effets, l’un des plus importants est que si l’on contrôle les autres prédicteurs du modèle, les hommes et les femmes diffèrent dans la mesure de la variable dépendante. Les analyses des effets d’interactions concernent la réactivité différentielle: le rapport entre un facteur de stress donné et une variable dépendante relative à la santé diffère-t-il chez les femmes et chez les hommes?

Le principal intérêt de ce type de démarche est qu’elle permet de remettre en cause les stéréotypes rattachés aux femmes et aux hommes. La principale embûche en est que l’on peut toujours en tirer des conclusions erronées sur les différences hommes-femmes. Ce paramètre est confondu avec de nombreuses autres variables sociales: il faut donc tenir compte de celles-ci avant de procéder à des déductions relatives au genre. Par exemple, les échantillons d’hommes et de femmes pourvus d’un emploi seront sans aucun doute différents quant à tout un ensemble de variables, liées ou non au travail, qui pourraient vraisemblablement influer sur la santé. Les plus importants d’entre ces facteurs contextuels sont le prestige professionnel, le salaire, le temps de travail (temps plein ou partiel), la situation de famille, le niveau d’instruction, la situation professionnelle du conjoint, la charge globale de travail, et la présence de personnes à charge — enfants ou personnes âgées. Par ailleurs, certaines données permettent d’envisager l’existence de différences sexuelles relativement à la personnalité, la cognition, le comportement et à d’autres variables sociales liées à l’état de santé: recherche de sensations; efficacité personnelle (sentiment de compétence); locus de contrôle externe; stratégies d’adaptation axées sur les émotions ou sur les problèmes à résoudre; recours aux ressources sociales et au soutien de l’entourage; facteurs de risques acquis tels que le tabagisme et l’abus d’alcool; comportements préventifs tels que la pratique d’exercices physiques, un régime alimentaire équilibré, des habitudes d’hygiène prophylactique; fait de subir précocement une intervention médicale; et pouvoir social (Walsh, Sorensen et Leonard, 1995). Plus on arrive à maîtriser ces variables contextuelles, mieux on comprend l’effet de la spécificité du genre sur certains mécanismes, notamment si c’est cette variable ou si ce sont d’autres variables adventices qui sont opérantes.

A titre d’illustration, l’étude de Karasek (1990) montrant que des changements intervenant dans la situation professionnelle d’employés de bureau risquent moins d’être assortis d’effets négatifs sur la santé s’ils impliquent une plus grande marge d’autocontrôle du travail. Il s’est avéré que cette conclusion était valable pour les hommes, mais non pour les femmes. Selon d’autres analyses ultérieures, l’autocontrôle du travail et le sexe du travailleur étaient confondus. S’agissant des femmes — l’un des «groupes les moins agressifs [ou puissants] du marché du travail» — (Karasek, 1990), les changements de situation professionnelle des cadres entraînaient souvent un rétrécissement de la marge d’autocontrôle, alors que chez les hommes, l’évolution était généralement contraire. C’est donc le pouvoir, et non le sexe du sujet, qui explique cet effet d’interaction. De telles analyses nous incitent à affiner la délimitation de la variable active. Les hommes et les femmes réagissent-ils différemment au stress du travail du fait de caractères innés (c’est-à-dire biologiques), ou parce que leurs expériences sociales sont différentes?

Quoique peu d’études aient examiné les effets adventices de la spécificité du genre, la plupart indiquent qu’une fois neutralisés les facteurs d’interférence, la relation entre les conditions de travail et les effets sur la santé physique et mentale n’est pas sous la dépendance du sexe du sujet (Lowe et Northcott, 1988, retracent l’une de ces études). En d’autres termes, la différence innée de réactivité n’est pas prouvée.

Les conclusions tirées de l’étude d’un échantillon aléatoire d’hommes et de femmes travaillant à temps plein et dont le conjoint travaille également, renvoient au même constat en ce qui concerne la détresse psychologique. Dans une série d’analyses transversales et longitudinales, on a procédé à une enquête à deux niveaux pour tenir compte des variables individuelles telles que l’âge, le niveau d’instruction, le prestige professionnel et la qualité de la relation maritale, ainsi que des variables tenant au couple telles que la situation parentale, le nombre d’années de mariage et le revenu du ménage (Barnett et coll., 1993; Barnett et coll., 1995; Barnett, Brennan et Marshall, 1994). Les vécus professionnels satisfaisants étaient liés à un faible niveau de mal-être; l’absence de liberté dans l’utilisation des compétences personnelles et l’excès de travail étaient liés à un niveau élevé de souffrance psychologique; les expériences vécues en tant que conjoint ou parent atténuaient le rapport entre les expériences professionnelles et la souffrance; enfin, les changements intervenant dans la durée en matière d’utilisation discrétionnaire des compétences et de surcharge de travail étaient également liés à une évolution correspondante de la souffrance psychologique. Dans aucun de ces cas, l’effet de la spécificité du genre n’était significatif: l’intensité de ces relations n’était pas affectée par l’appartenance à l’un ou à l’autre sexe.

Une exception importante doit être notée: celle des nominations symboliques (voir, par exemple, Yoder, 1991). S’«il est indéniable qu’il y ait un avantage énorme à faire partie d’une minorité d’hommes dans n’importe quelle profession féminine» (Kadushin, 1976), l’inverse n’est pas vrai. Les femmes qui sont minoritaires dans un milieu de travail masculin s’en trouvent nettement désavantagées. Une telle différence se comprend aisément lorsqu’on pense au statut et aux pouvoirs respectifs des hommes et des femmes dans notre culture.

Dans l’ensemble, les études des manifestations physiques du stress ne révèlent pas non plus d’effets d’interaction sensibles liés au genre. Il semble notamment que les caractéristiques de l’activité professionnelle constituent des déterminants de la sécurité plus importants que ne le sont les attributs des travailleurs; il semble aussi que les femmes qui occupent des professions traditionnellement masculines subissent le même type d’accidents que leurs homologues masculins et selon une fréquence sensiblement identique. D’ailleurs, c’est souvent parce que les dispositifs de protection sont mal conçus, et non à cause d’une incapacité inhérente aux femmes, que celles qui exercent des métiers majoritairement masculins sont davantage sujettes à des accidents (Walsh, Sorensen et Leonard, 1995).

Deux mises en garde semblent s’imposer ici. En premier lieu, aucune étude ne tient compte de toutes les covariables liées au sexe. De ce fait, toute conclusion sur les effets de la spécificité du genre ne peut être que provisoire. En second lieu, étant donné que les modes de contrôle des variables changent d’une étude à l’autre, les comparaisons sont délicates.

La progression des effectifs féminins sur le marché du travail, y compris dans des emplois semblables à ceux des hommes, accroît tant les occasions que la nécessité d’évaluer l’effet des différences hommes-femmes sur le rapport entre les facteurs de stress et la maladie. Les études à venir devront en outre pousser plus loin la conceptualisation de la notion de stress, ainsi que son mesurage, afin de tenir compte des facteurs de stress professionnel pertinents pour les femmes; étendre l’évaluation des effets d’interaction aux études autrefois cantonnées à des populations soit d’hommes, soit de femmes, par exemple les études sur la fonction génésique et sur le stress d’origine non professionnelle; et examiner les effets d’interaction de la race et de la classe sociale, ainsi que les effets combinés de l’interaction genre et race, et genre et classe sociale.

L’ETHNICITÉ

Gwendolyn Puryear Keita

D’importants changements se produisent dans la population active de nombreux pays parmi les plus industrialisés, du fait de la place grandissante qu’y occupent les minorités ethniques. Pourtant, la recherche sur le stress en milieu professionnel a peu intégré cette nouveauté. L’évolution démographique de la population active mondiale indique clairement que ces populations ne sauraient plus être ignorées. Nous abordons brièvement dans cet article quelques-uns des principaux aspects du stress au travail se rapportant aux minorités ethniques, des Etats-Unis en particulier. Mais l’essentiel des conclusions devrait pouvoir être rapporté à d’autres pays.

La plupart des études sur le stress professionnel excluent les minorités ethniques ou en incluent trop peu pour permettre des comparaisons ou des généralisations significatives, ou encore ne fournissent pas suffisamment d’informations sur l’échantillon utilisé pour qu’on en déduise le taux de participation des divers groupes ethniques ou raciaux. Ces travaux font rarement la distinction entre les minorités ethniques, les considérant comme un groupe homogène, ce qui tend à estomper les différences d’ordre démographique, culturel, linguistique, et socio-économique qui ont été établies tant entre les groupes qu’à l’intérieur de chacun d’eux (Olmedo et Parron, 1981).

Outre qu’elles ne se soucient guère des questions d’ethnicité, la grande majorité des études n’évaluent pas non plus les différences de classe ou de genre, ni les interactions classe, race et genre. On sait peu de chose, par ailleurs, sur la valeur transculturelle de la masse des méthodes d’évaluation employées. Les instruments auxquels elles recourent ne sont pas toujours traduits convenablement et l’équivalence entre la version publiée en anglais standard et les versions vernaculaires n’est pas forcément démontrée. Même lorsqu’une certaine équivalence semble être établie entre divers groupes ethniques ou culturels, on ne sait pas exactement si tous les symptômes inclus dans l’échelle sont obtenus de façon fiable, en d’autres termes, si la phénoménologie d’un trouble est la même pour tous les groupes (Roberts, Vernon et Rhoades, 1989).

Souvent, les outils d’évaluation mesurent mal les conditions qui prévalent au sein des diverses populations de minorités ethniques; en conséquence, les résultats sont souvent suspects. Ainsi, de nombreuses échelles d’appréciation du stress s’appuient sur des modèles où le stress est lié à un changement non souhaité ou à un réajustement. Or, nombreux sont les membres de minorités ethniques qui vivent un stress résultant avant tout de situations pérennes, non souhaitées, telles que la pauvreté, la marginalité économique, des conditions de logement inadéquates, le chômage, la criminalité, la discrimination. Ces facteurs de stress chroniques ne sont généralement pas pris en compte dans la mesure du stress. Pour évaluer le stress chez les minorités ethniques et les groupes défavorisés, les modèles où le stress est conçu comme le résultat de l’intrication de facteurs de stress chroniques et aigus, d’une part, et d’une série de déterminants internes et externes, d’autre part, sont mieux indiqués (Watts-Jones, 1990).

Les préjugés et la discrimination constituent les premiers facteurs de stress dont sont victimes les minorités ethniques, en raison précisément de leur statut minoritaire (Martin, 1987; James, 1994). Il est certain que les membres de minorités se heurtent davantage, du fait de leur appartenance ethnique, à des préjugés et manifestations discriminatoires, par rapport au groupe dominant. Comparés aux Blancs, ils estiment subir plus de discrimination et disposer de moins de possibilités d’avancement (Galinsky, Bond et Friedman, 1993). Les travailleurs qui pensent être victimes de discrimination ou, du fait de leur appartenance ethnique, ne pas jouir d’autant de débouchés professionnels sont plus susceptibles de souffrir du syndrome d’épuisement professionnel; de moins se soucier de fournir des efforts et d’obtenir de bons résultats; de ressentir moins de loyauté envers leur employeur; d’être moins satisfaits de leur travail; de prendre moins d’initiatives; de moins chercher à contribuer au succès de leur employeur; et de prévoir plus tôt de quitter leur emploi (Galinsky, Bond et Friedman, 1993). Il existe une corrélation positive entre les préjugés et la discrimination ressentis, d’une part, et les problèmes de santé autorapportés et l’hypertension, de l’autre (James, 1994).

Dans les travaux sur le stress en milieu de travail, on s’est longuement appesanti sur la relation entre le soutien social et le stress, mais très peu sur sa pertinence en ce qui concerne les minorités ethniques. Les travaux disponibles sont généralement contradictoires. Par exemple, les travailleurs d’origine hispanique qui estiment bénéficier d’un soutien social important sont moins tendus dans leur emploi et déclarent moins de problèmes de santé (Gutierres, Saenz et Green, 1994); les travailleurs de minorités ethniques qui ne peuvent compter sur un certain niveau de soutien affectif risquent davantage l’épuisement professionnel, les ennuis de santé, les épisodes de stress au travail, le stress chronique et la frustration, cette association étant plus marquée chez les femmes et chez les cadres que pour le personnel d’exécution (Ford, 1985). Cependant, James (1994), n’a pas décelé de relation significative entre le degré de soutien social et les soucis de santé dans un échantillon de travailleurs afro-américains.

Les modèles expérimentaux sur la satisfaction professionnelle sont généralement conçus à partir d’échantillons de travailleurs blancs et appliqués à des échantillons de travailleurs blancs. Là où des minorités sont incluses, il s’agit le plus souvent d’Afro-Américains, et les effets éventuels de l’ethnicité sont souvent masqués (Tuch et Martin, 1991). Les travaux concernant les salariés afro-américains révèlent d’ordinaire des niveaux de satisfaction au travail nettement inférieurs à ceux des Blancs (Weaver, 1978, 1980; Staines et Quinn, 1979; Tuch et Martin, 1991). Approfondissant cette observation, Tuch et Martin (1991) ont constaté que les facteurs qui déterminent la satisfaction au travail sont en gros les mêmes, mais que les Afro-Américains sont moins susceptibles de se trouver dans des situations favorisant la satisfaction professionnelle. Plus précisément, les avantages annexes augmentent leur satisfaction, mais, par rapport aux Blancs, ils sont désavantagés à cet égard. Par ailleurs, le fait d’avoir un travail manuel et de vivre en milieu urbain pèse sur la satisfaction professionnelle des Afro-Américains, qui sont pourtant particulièrement surreprésentés dans ces secteurs. Pour Wright, King et Berg (1985), s’agissant de leur échantillon de gestionnaires noirs, les facteurs tenant à l’entreprise (tels que l’autorité que confère un poste donné, les qualifications qu’il exige et le sentiment de pouvoir avancer dans l’entreprise) étaient les meilleurs prédicteurs de satisfaction professionnelle, ce qui corrobore les travaux antérieurs réalisés avec des échantillons comportant en majorité des Blancs.

La probabilité d’occuper un emploi où les conditions de travail sont dangereuses est plus grande pour les travailleurs des minorités ethniques que pour leurs homologues blancs. Bullard et Wright (1986-1987) ont observé cette tendance et noté que les différences démographiques en matière d’accidents découlent probablement de disparités raciales et ethniques se manifestant sur le plan du revenu, du niveau d’instruction, du type d’emploi et d’autres facteurs socio-économiques liés à l’exposition aux risques. L’explication la plus immédiate est pour eux que les accidents du travail dépendent essentiellement de la catégorie professionnelle et de la branche et que les minorités ethniques occupent en général des emplois à plus hauts risques.

Les travailleurs étrangers entrés illégalement aux Etats-Unis sont habituellement confrontés à un stress particulier et à un traitement inéquitable au travail. Ils doivent souvent endurer des conditions dangereuses, non conformes aux normes et accepter des salaires inférieurs au minimum par crainte d’être dénoncés aux services de l’immigration; leurs perspectives de trouver un meilleur emploi sont généralement restreintes. Nombre de règlements relatifs à la sécurité et à la santé, d’instructions d’utilisation et de notices de mise en garde sont rédigés en anglais et beaucoup d’immigrants, clandestins ou autres, n’ont qu’une faible maîtrise de cette langue, écrite ou parlée (Sanchez, 1990).

Dans certains domaines de recherche, les travaux ont presque entièrement ignoré les minorités ethniques. Des centaines d’études, par exemple, ont été consacrées aux rapports entre comportement de type A et stress professionnel. Les hommes blancs représentent le groupe le plus fréquemment étudié; les hommes de minorités ethniques, ainsi que les femmes, en sont presque totalement exclus. Les données existantes — telles que l’étude d’Adams et coll. (1986), fondée sur un échantillon d’étudiants de première année universitaire, et celle de Gamble et Matteson (1992) portant sur des travailleurs noirs — signalent la même corrélation positive entre les comportements de type A et le stress autorapporté que celles qui ont utilisé des échantillons de Blancs.

De même, les questions de latitude décisionnelle dans le travail et des exigences professionnelles, quoique essentielles dans la théorie du stress d’origine professionnelle, sont rarement traitées dans le cas des travailleurs issus de minorités ethniques. Les études disponibles indiqueraient pourtant que ce sont des aspects du problème tout aussi pertinents chez les sujets appartenant à des minorités ethniques. Par exemple, les infirmières auxiliaires afro-américaines disent avoir nettement moins de pouvoir décisionnel et occuper davantage de postes sans perspectives d’avenir (et où elles sont plus exposées aux risques) que leurs collègues blanches, ces différences n’étant pas tributaires du niveau d’instruction (Marshall et Barnett, 1991); l’existence d’une faible latitude décisionnelle face à des exigences importantes semble caractériser particulièrement les emplois situés au bas de l’échelle socio-économique, lesquels sont généralement détenus par des travailleurs de minorités ethniques (Waitzman et Smith, 1994); et sur six critères relatifs à la définition du travail, la cote attribuée à leur emploi par les cadres moyens ou supérieurs blancs est uniformément supérieure à celle décernée par leurs collègues membres de minorités ethniques, et par leurs collègues féminines (Fernández, 1981).

Manifestement, la recherche en matière de stress professionnel et de santé laisse encore bien des dimensions à explorer quant à la situation particulière des minorités ethniques. La connaissance dans ce domaine ne progressera que lorsque les travailleurs issus de ces minorités seront intégrés, d’une part, en tant qu’échantillons dans les études et, d’autre part, dans les procédures de mise au point et de validation des instruments d’enquête.

LES RÉACTIONS AU STRESS

LES MANIFESTATIONS PHYSIOLOGIQUES AIGUËS

Andrew Steptoe et Tessa M. Pollard

Lorsqu’un sujet est appelé à résoudre un problème ou à exécuter des tâches psychomotrices en laboratoire, on peut observer un certain nombre d’adaptations physiologiques aiguës: accélération du rythme cardiaque et élévation de la tension artérielle; altération du débit cardiaque et des résistances vasculaires périphériques; augmentation de la tension musculaire et de l’activité électrodermique (glandes sudoripares); perturbations du rythme respiratoire; modifications de l’activité gastro-intestinale et de la fonction immunitaire. Les réactions neurohormonales qui ont été les mieux étudiées sont celles des catécholamines (adrénaline et noradrénaline) et du cortisol. La noradrénaline est le principal médiateur chimique émis par les nerfs de la branche sympathique du système nerveux autonome. L’adrénaline est sécrétée par la médullaire surrénale suite à la stimulation du sympathique, tandis que c’est l’activation de la glande hypophysaire par des centres supérieurs dans le cerveau qui déclenche la production de cortisol depuis le cortex surrénal. Ces hormones sous-tendent l’activation du système nerveux autonome en temps de stress et sont responsables d’autres modifications aiguës, telles que la stimulation des mécanismes de coagulation du sang ou de mobilisation des réserves énergétiques à partir du tissu adipeux. Selon toute vraisemblance, ces divers types de réponses se produisent également dans les cas de stress d’origine professionnelle, mais il conviendrait, pour pouvoir en attester, de procéder à des études systématiques où les conditions de travail sont simulées et à d’autres où les sujets sont considérés dans le cadre normal de leur activité professionnelle.

Divers types de méthodes permettent de mesurer ces réactions physiologiques. On peut recourir à des techniques psychophysiologiques conventionnelles pour enregistrer la réponse du système nerveux autonome stimulé par la nécessité d’accomplir des tâches exigeant un certain effort (Cacioppo et Tassinary, 1990). Le niveau des hormones liées au stress est décelable dans le sang, l’urine ou, dans le cas du cortisol, dans la salive. L’activité sympathique dans un contexte d’effort a également été relevée à travers la décharge d’un excédent de noradrénaline dans le sang à partir des terminaisons nerveuses et, directement, au moyen d’électrodes miniaturisées inscrivant l’activité nerveuse sympathique. L’exécution d’une tâche entraîne généralement une diminution de l’activité parasympathique ou vagale du système nerveux autonome, et ce phénomène peut être repéré, dans certaines circonstances, grâce aux variations du rythme cardiaque ou à une arythmie sinusale. Au cours de ces dernières années, l’analyse spectrale des signaux provenant du rythme cardiaque et de la tension artérielle a révélé des bandes de fréquence caractéristiques des activités sympathique et parasympathique. En mesurant la puissance de ces bandes de fréquence, on peut déterminer la situation homéostatique du système nerveux autonome, et celle-ci indique, lors de l’exécution d’une tâche, une prédominance progressive du sympathique par rapport au parasympathique.

Peu d’études des réponses physiologiques aiguës en laboratoire ont simulé les conditions de travail elles-mêmes. Diverses dimensions de l’effort commandé par la réalisation d’activités professionnelles ont cependant été analysées. Par exemple, si un travail dont la vitesse d’exécution est fixée par une source exogène s’intensifie (soit par accélération de la cadence, soit par la complexification des problèmes à résoudre), il y a élévation du niveau d’adrénaline, du rythme cardiaque et de la tension artérielle d’une part et, d’autre part, baisse de la variabilité du mouvement cardiaque et accroissement de la tension musculaire. En comparaison avec des tâches dont la périodicité est décidée par le travailleur lui-même et qui sont effectuées à la même allure, une activité «exorythmée» provoque des montées de la pression sanguine et de la fréquence cardiaque (Steptoe et coll., 1993). En général, par rapport à une situation où le contrôle est essentiellement externe, la possibilité de maîtriser individuellement les stimuli potentiellement stressants freine l’excitation autonome et neuroendocrine, même si la nécessité de maintenir soi-même le contrôle de la situation comporte son propre coût physiologique.

Frankenhaeuser (1991) a postulé que la sécrétion d’adrénaline s’élevait à l’occasion d’une stimulation mentale ou de l’exécution d’une tâche très prenante et qu’un sentiment de détresse ou de mécontentement induisait une hausse des niveaux de cortisol. En appliquant cette dynamique au stress professionnel, l’auteur a émis l’hypothèse suivante: les astreintes professionnelles peuvent générer une augmentation de l’effort et donc de l’adrénaline, tandis que l’absence de latitude décisionnelle individuelle dans le travail serait une source fondamentale de frustration et, de ce fait, susceptible de stimuler la production de cortisol. Des travaux confrontant les niveaux de ces hormones manifestes chez des sujets effectuant leur travail habituel, puis au repos, signalent des taux d’adrénaline plus importants dans un contexte de travail. La variation des quantités de noradrénaline est inconstante et peut dépendre de l’ampleur de l’activité physique exercée au travail ou dans les loisirs. On a également établi l’existence d’une corrélation positive entre la sécrétion d’adrénaline dans une situation de travail et l’intensité des exigences professionnelles. Par contre, on n’a pu détecter d’élévation systématique du cortisol chez les sujets au travail et la preuve reste à faire que cette substance varie avec le pouvoir de contrôle individuel détenu au travail. Dans une étude des changements observés dans l’état de santé d’aiguilleurs du ciel (Air Traffic Controller Health Change Study), seul un petit nombre de ces derniers accusaient uniformément des taux accrus de cortisol en présence d’une augmentation réelle du volume de travail (Rose et Fogg, 1993).

De toutes les hormones liées au stress, l’adrénaline est la seule pour laquelle on a pu prouver de manière concluante que sa sécrétion augmente en situation de travail et ce, proportionnellement à l’intensité de la contrainte. Si l’on en croit les preuves dont on dispose, il semblerait par ailleurs que les taux de prolactine augmentent et que ceux de testostérone s’abaissent, en réponse au stress. Mais ces phénomènes n’ont guère été étudiés chez des travailleurs. On a aussi constaté des changements marqués de concentration de cholestérol dans le sang avec l’augmentation de la charge de travail. Les résultats ne sont toutefois pas constants (Niaura, Stoney et Herbert, 1992).

S’agissant des paramètres cardio-vasculaires, la tension artérielle s’est régulièrement révélée plus haute chez les hommes que chez les femmes, tant pendant le travail qu’après, ou sur des durées équivalentes consacrées aux loisirs. Ces effets ont été constatés quelle que soit la modalité de mesure de la tension — réalisée par les sujets eux-mêmes ou grâce à des dispositifs automatiques portatifs (ou ambulatoires). La pression du sang s’élève tout particulièrement aux moments où les exigences liées au travail sont accrues (Rose et Fogg, 1993). Certains travaux ont signalé le déclenchement du même mécanisme, par ailleurs, lorsque c’est l’affect qui est mobilisé, par exemple dans des études observant le personnel paramédical sur des scènes d’accident. Précisons toutefois qu’il est souvent difficile de déterminer si les écarts de tension artérielle en situation professionnelle sont attribuables à des phénomènes psychologiques ou s’ils sont à mettre au compte de l’activité physique et des changements de posture qui y sont associés. L’élévation de la pression sanguine enregistrée au travail est notamment prononcée chez les sujets ayant signalé un grand stress professionnel, selon le modèle «exigences/autonomie» (Schnall et coll., 1990).

Il n’a pu être confirmé que le rythme cardiaque s’accélérait à l’occasion de l’activité professionnelle. Des pics sont néanmoins constatés lors d’une interruption imprévue du travail causée, par exemple, par une défaillance des équipements. Les intervenants de l’urgence, tels que les sapeurs-pompiers, présentent un rythme cardiaque extrêmement rapide en réponse au retentissement de la sonnerie d’alerte dans leur caserne. D’un autre côté, un tissu adéquat de soutiens sociaux dans le milieu professionnel est associé à des fréquences de battement moindres. Les anomalies du rythme cardiaque peuvent être également provoquées par des situations professionnelles stressantes, mais la signification pathologique de telles réponses n’a pas été posée.

Les études portant sur le stress au travail font fréquemment mention des troubles gastro-intestinaux (voir «Les troubles gastro-intestinaux» ci-dessous). Il n’est malheureusement pas évident d’évaluer les systèmes physiologiques qui régissent les symptômes gastro-intestinaux dans le cadre d’une situation de travail. Un stress psychique aigu a des effets variables sur l’acidité gastrique, stimulant de fortes augmentations chez les uns, réduisant cette sécrétion chez les autres. Le travail posté semble être propice aux troubles gastro-intestinaux et on a rattaché cet effet à la perturbation des rythmes diurnes du contrôle, par le système nerveux central, de la sécrétion gastrique. L’usage de la radiotélémétrie chez des patients souffrant de colopathie spasmodique, pendant qu’ils vaquaient à leurs occupations quotidiennes, a permis de relever certaines anomalies du péristaltisme de l’intestin grêle. On a démontré que les problèmes de santé, y compris les dysfonctionnements gastro-intestinaux, évoluaient en fonction de la perception subjective du volume de travail, mais la question de savoir si ces manifestations procèdent de modifications physiologiques réelles, ou si elles correspondent à des qualités de vécu et de communication de ces troubles, n’a pas encore été tranchée.

LES MANIFESTATIONS COMPORTEMENTALES

Arie Shirom

Les spécialistes ne s’entendent pas toujours sur l’acception du terme stress; mais il y a bien consensus quant à l’existence d’un lien entre le vécu du stress d’origine professionnelle et certains types de comportements, tels que l’absentéisme, la pharmacodépendance, les troubles du sommeil, le tabagisme et la consommation de caféine (Kahn et Byosiere, 1992). Le présent article passe en revue les résultats des recherches étayant l’existence de ces interactions, mettant en évidence le rapport étiologique du stress issu du travail avec chacune de ces conduites. Des différences qualitatives distinguent ces dernières, suivant l’angle d’analyse choisi. Par exemple, à l’encontre d’autres comportements dont on affirme généralement qu’au-delà d’un certain seuil ils nuisent à la santé, l’absentéisme, en dépit du préjudice causé à l’entreprise, n’est pas nécessairement dommageable pour le salarié qui s’absente. Cependant, la recherche dans ce domaine peut être problématique, ainsi que nous l’indiquons ci-après.

Nous avons déjà fait allusion à la divergence de définitions concernant le stress relatif à l’exercice de la profession. Considérons, par exemple, diverses conceptions du stress en tant qu’événement vécu, d’une part, et en tant que contrainte professionnelle de caractère chronique, de l’autre. Ces deux approches, et le type d’évaluation qu’elles impliquent, ont rarement été combinées en une même étude visant à prédire les manifestations comportementales qui nous intéressent ici. De même, l’analyse conjointe des stress d’origine familiale et d’origine professionnelle, dans le but de prédire la survenue de l’une ou l’autre de ces manifestations, a très peu été examinée. La plupart des travaux auxquels nous nous référons dans le présent article suivent une démarche transversale, partant d’autodescriptions de comportement fournies par les salariés eux-mêmes. En outre, la majorité des recherches relatives aux comportements déterminés par le stress professionnel contournent l’examen des rôles interagissants, médiateurs ou modérateurs, de facteurs de prédisposition d’ordre caractériel tels que les comportements corollaires aux personnalités de type A ou la qualité personnelle de robustesse, et des paramètres circonstanciels tels que les degrés de latitude décisionnelle ou de soutien psychosocial dont peut bénéficier le travailleur. Les variables antécédentes, notamment la mesure objective du stress lié au travail, n’ont guère été incluses non plus dans les protocoles de recherche de ces travaux. Enfin, les recherches abordées ici reposent sur des méthodologies diverses. Ces nombreuses réserves expliquent qu’on aboutisse à des conclusions mitigées sur le rôle précurseur du stress professionnel dans telle ou telle manifestation comportementale.

Beehr (1995) a cherché à savoir pourquoi si peu d’études avaient été systématiquement consacrées à l’examen des rapports entre le stress professionnel et la pharmacodépendance. Selon lui, l’explication résiderait dans le fait que les chercheurs n’ont pas réussi à découvrir ce type d’associations. A ce facteur, on pourrait ajouter le biais bien connu de la réticence des éditeurs de revues spécialisées à publier des résultats de recherche négatifs. Pour mettre en lumière la difficulté d’énoncer un verdict définitif sur l’existence d’un lien entre stress et pharmacodépendance, considérons deux grands échantillons nationaux de salariés aux Etats-Unis. Le premier, constitué par French, Caplan et Van Harrison en 1982, n’a pu permettre de trouver une corrélation significative entre, d’une part, des types de stress professionnel et, d’autre part, le tabagisme, la toxicomanie ou l’absorption de caféine au travail. Le deuxième, créé à l’occasion d’une étude antérieure menée par Mangione et Quinn en 1975, concluait, à l’inverse, à l’existence d’une telle corrélation.

L’analyse des effets du stress sur la conduite de l’individu est rendue plus problématique encore par le choix, courant, de regrouper les comportements par groupes de deux ou trois. En la matière, ce procédé est largement prédominant. Nous mentionnons plus loin les très étroites interdépendances entre stress, tabagisme et consommation de caféine. On pense également à la comorbidité des troubles liés au stress post-traumatique, à l’alcoolisme et à la pharmacodépendance (Kofoed, Friedman et Peck, 1993). C’est là un trait typique de nombre d’études des manifestations comportementales qui forment le socle du présent article. Les spécialistes ont ainsi élaboré des schémas diagnostiques doubles ou triples, avec leurs pendants d’approches thérapeutiques globales, à volets multiples. Voilà pourquoi les troubles issus de stress post-traumatiques et la toxicomanie, entre autres, sont traités simultanément (Kofoed, Friedman et Peck, 1993).

La structure des diverses expressions comportementales du stress chez un même individu peut dépendre des données contextuelles et de facteurs génétiques et environnementaux. La littérature se rapportant aux effets du stress sur le comportement commence seulement à aborder les questions complexes que soulève l’identification de schémas spécifiques de troubles physio-pathologiques et neurobiologiques menant à différentes combinaisons de comportements.

Le tabagisme

Bon nombre d’études épidémiologiques, cliniques et physiopathologiques attestent d’un lien entre la consommation de tabac et l’apparition de problèmes cardio-vasculaires ou d’autres maladies chroniques. Par conséquent, on se penche de plus en plus sur l’enchaînement de phénomènes qui lient le stress, y compris le stress d’origine professionnelle, au tabagisme. Le tabac est censé apaiser le stress et les réactions affectives qui y sont associées. On a pourtant montré que cet apaisement était de courte durée (Parrott, 1995). Les altérations de l’humeur et de l’affect ont tendance à survenir selon un cycle qui se reproduit entre chaque cigarette. Ces cycles ouvrent la voie, de la sorte, à un usage addictif de la cigarette (Parrott, 1995). Les fumeurs ne jouiraient donc que d’un bref répit dans l’anxiété ou l’irritabilité qui suivent un stress.

L’étiologie du tabagisme (de même que celle des autres comportements examinés ici) est multifactorielle. Ainsi, une étude concernant le tabagisme chez le personnel infirmier a constaté que celui-ci, qui constitue le groupe professionnel le plus important dans le secteur de la santé, fume proportionnellement plus que le reste de la population adulte (Adriaanse et coll., 1991), que cela est aussi vrai des infirmiers que des infirmières et s’explique par la combinaison du stress, de l’insuffisance du soutien social et des espoirs déçus, qui marquent le processus de socialisation professionnelle propre à ce métier. Le tabagisme des infirmiers est perçu comme un problème de santé publique particulier, car ces personnels font souvent figure de modèles dans l’esprit des patients et de leur famille.

Dans plusieurs études, les fumeurs qui se déclarent particulièrement enclins à fumer disent aussi connaître des niveaux de stress supérieurs à la moyenne juste avant de fumer, plutôt qu’un stress inférieur à la moyenne après avoir fumé (Parrott, 1995). Les programmes de réduction du stress et de l’anxiété en milieu professionnel sont donc susceptibles de se répercuter sur l’incitation à fumer. Les programmes antitabac sur les lieux de travail mettent toutefois en évidence l’antagonisme qui oppose le souci de santé à celui de performance. Pour les pilotes d’avion par exemple, fumer dans la cabine de pilotage représente un risque pour la santé. En même temps, ceux d’entre eux qui doivent s’abstenir de fumer durant et avant les vols peuvent de ce fait accuser une moins bonne qualité de performance (Sommese et Patterson, 1995).

L’alcoolisme et les autres toxicomanies

Le fait que les chercheurs font rarement la distinction entre la consommation d’alcool et la tendance à l’alcoolisme pose problème (Sadava, 1987). Une tendance alcoolique entraîne des effets délétères sur la santé et le rendement personnel. Son étiologie semble être associée à plusieurs facteurs parmi lesquels, selon la littérature sur la question, une incidence antérieure de dépression, un milieu familial peu favorable, un comportement impulsif, le fait d’être une femme, la présence concomitante d’autres toxicomanies et le stress (Sadava, 1987). La distinction entre le simple fait de boire de l’alcool et celui d’en boire trop est importante en raison de la controverse actuelle autour des effets supposés bénéfiques de l’alcool sur le cholestérol LDL (lipoprotéine de basse densité) et sur l’incidence des maladies cardio-vasculaires. Un certain nombre de travaux ont en effet trouvé des relations en J ou en U entre l’ingestion d’alcool et l’incidence des maladies cardio-vasculaires (Pohorecky, 1991).

L’hypothèse selon laquelle les individus consomment trop d’alcool au départ pour essayer d’atténuer le stress ou l’anxiété qu’ils ressentent est aujourd’hui écartée. Selon les approches contemporaines, l’alcoolisme est déterminé par des processus exposés dans un ou plusieurs modèles multifactoriels (Gorman, 1994). De récents travaux énumèrent ainsi les paramètres de risque: facteurs d’ordre socio-culturel (l’alcool est-il facilement disponible, sa consommation tolérée, admise ou même encouragée?); socio-économique (le prix de l’alcool); environnemental (la réglementation en matière de publicité et de vente d’alcool a un impact sur la propension des consommateurs à boire); interpersonnel (habitudes familiales de consommation d’alcool), et professionnel, y compris le stress lié au métier (Gorman, 1994). Le stress ne serait donc que l’un des éléments d’une constellation étiologique déterminant l’abus d’alcool.

Sur le plan pratique, cette conception multifactorielle fait qu’on amoindrit le rôle du stress dans le diagnostic, la prévention et le traitement des toxicomanies en milieu de travail. Ainsi que le note Peyser dans son étude bibliographique sur le sujet (1982), l’attention portée au stress dans les situations de travail est importante pour ce qui a trait à la formulation de mesures prophylactiques consacrées à la toxicomanie.

Malgré la profusion des recherches portant sur le stress et l’alcool, les mécanismes qui relient ces derniers ne sont pas encore entièrement appréhendés; l’hypothèse la plus couramment admise est que l’alcool modifie l’évaluation initiale des données stressantes par le sujet, en restreignant le champ d’activation des informations associées préalablement emmagasinées dans la mémoire à long terme (Petraitis, Flay et Miller, 1995).

Le fait de travailler dans une entreprise peut contribuer, et même favoriser, la consommation d’alcool, voire l’alcoolisme de trois manières différentes bien documentées par la recherche. Premièrement, par les normes fixées par l’entreprise en ce qui concerne l’alcool au travail, y compris la définition «officielle» qu’elle donne de l’alcoolisme et les moyens de contrôle mis en place par ses responsables. Deuxièmement, par des conditions de travail astreignantes, telles qu’une surcharge continuelle de travail, ou un poste dans lequel la cadence est imposée par une machine, ou encore une faible latitude décisionnelle individuelle; ces facteurs peuvent entraîner une consommation excessive d’alcool à titre de recours contre le stress. Troisièmement, les entreprises elles-mêmes peuvent encourager, implicitement ou explicitement, le développement de sous-cultures professionnelles «alcoolisantes», telles que celles que l’on peut trouver chez les chauffeurs de poids lourds (Janes et Ames, 1993).

En général, le rôle que joue le stress dans la consommation d’alcool diffère selon la catégorie socioprofessionnelle, la tranche d’âge, l’appartenance ethnique et plusieurs autres caractéristiques sociales. Ainsi, le stress prédisposerait les adolescents à la boisson, mais beaucoup moins les femmes, les personnes âgées et les étudiants qui boivent plutôt en compagnie (Pohorecky, 1991).

Selon le modèle de stress social à l’origine d’une toxicomanie (Lindenberg, Reiskin et Gendrop, 1994), la propension d’un salarié à consommer de la drogue est fonction du niveau de stress présent dans l’environnement, du soutien social sur lequel il peut compter en cas de stress et de ses ressources individuelles, notamment dans ses rapports sociaux. Il semblerait que chez certaines minorités (dont les jeunes Amérindiens qui vivent dans des réserves, voir Oetting, Edwards et Beauvais, 1988), l’abus de substances toxiques est dû en partie au stress d’acculturation. Mais ces groupes sociaux sont également en butte à des conditions sociales défavorables comme la pauvreté, les préjugés et le manque de débouchés économiques, sociaux ou éducatifs.

La consommation de caféine

La caféine est la substance pharmacologiquement active la plus consommée au monde. Ses effets physiologiques chroniques chez ceux qui en absorbent régulièrement n’ont pas à ce jour été confirmés (Benowitz, 1990). On a longtemps supposé que sa consommation répétée créait une accoutumance physiologique (James, 1994). Ce produit accroît en principe le rendement et l’endurance physiques au cours d’une activité prolongée menée à une intensité submaximale (Nehlig et Debry, 1994). Ses effets physiologiques proviennent du blocage des récepteurs de l’adénosine et de la production excédentaire de catécholamines (Nehlig et Debry, 1994).

L’étude de la relation entre stress professionnel et consommation de caféine est obscurcie par la profonde imbrication des phénomènes de consommation de café et de tabagisme (Conway et coll., 1981). Une méta-analyse de six études épidémiologiques (Swanson, Lee et Hopp, 1994) indiquait que près de 86% des fumeurs buvaient du café, contre 77% seulement des non-fumeurs. Pour tenter d’expliquer l’essentiel de cette étroite association, on a avancé les trois mécanismes suivants: 1) un effet de conditionnement; 2) une interaction réciproque, entre l’excitation que procure le café et l’apaisement que procure la nicotine; et 3) l’effet conjoint d’une troisième variable sur les deux autres. Le stress, et particulièrement le stress issu du travail, est peut-être cette troisième variable opérant à la fois sur la prise de caféine et de nicotine (Swanson, Lee et Hopp, 1994).

Les troubles du sommeil

L’ère moderne de la recherche sur le sommeil a débuté dans les années cinquante, lorsqu’on a découvert que le sommeil était un état extrêmement actif plutôt que de passivité. L’insomnie, le plus fréquent des dysfonctionnements dans ce domaine, peut être passagère ou chronique. Le stress est vraisemblablement la cause la plus commune d’insomnies passagères (Gillin et Byerley, 1990). L’insomnie chronique, quant à elle, résulte généralement d’un problème médical ou psychiatrique sous-jacent. Un à deux tiers des patients souffrant d’insomnie chronique présentent par ailleurs des troubles psychiatriques identifiables (Gillin et Byerley, 1990).

Selon Gillin et Byerley (1990), le mécanisme par lequel le stress agit sur le sommeil serait lié à certaines modifications intervenant à différents niveaux du système cérébral et de changements dans les fonctions biochimiques du corps qui viendraient perturber le cycle nycthémère. Certaines données laissent penser que les caractéristiques de la personnalité (comportements de type A, par exemple) peuvent exercer une action sur de telles relations (Koulack et Nesca, 1992). Une interaction réciproque peut unir stress et perturbations du sommeil; le stress provoque une insomnie passagère qui, à son tour, provoque le stress et accroît le risque de dépression et d’anxiété (Partinen, 1994).

Le stress chronique associé à un travail monotone, rythmé par la machine, mais exigeant une certaine vigilance — conditions souvent réunies dans les industries employant des chaînes de production continue — peut se manifester par des perturbations du sommeil qui finissent par diminuer la performance (Krueger, 1989). D’après certaines données, il y aurait des effets synergiques entre le stress lié au travail, les rythmes circadiens et la baisse de la performance (Krueger, 1989). Les effets du manque de sommeil combiné à une surcharge de travail et à un niveau élevé de stimulation sur des composantes importantes de la performance ont été documentés dans différentes études sur la privation de sommeil chez de jeunes internes des hôpitaux (Spurgeon et Harrington, 1989).

L’étude de Mattiasson et coll. (1990) donne des indications troublantes sur les rapports entre un stress professionnel chronique, les troubles du sommeil et l’augmentation du cholestérol plasmatique. Dans cette étude, 715 travailleurs de sexe masculin d’un chantier naval, exposés au stress d’un risque de chômage, ont été systématiquement comparés avec 261 cas-témoins avant et après que n’apparaisse cette menace. Une corrélation positive a été observée entre les troubles du sommeil et l’élévation du cholestérol total chez les salariés menacés, mais pas chez le groupe témoin. En l’occurrence, la période d’incertitude précédant les licenciements s’est parfois prolongée jusqu’à un an après que les salariés eurent été prévenus pour la première fois des risques de licenciement. Le stress étudié était donc réel, sévère, et pouvait être considéré comme chronique.

L’absentéisme

Le fait de s’absenter du travail peut être considéré comme une stratégie d’adaptation reflétant l’interaction entre les exigences du poste et la marge de contrôle telles que les perçoit le travailleur, d’une part, et son autoévaluation de son état de santé et du contexte familial, d’autre part. L’absentéisme comporte plusieurs dimensions essentielles, dont la durée, le nombre d’épisodes et les motifs de l’absence. Dans un échantillon européen, près de 60% des heures perdues pour absentéisme étaient dus à des maladies (Ilgen, 1990). Dans la mesure où ces maladies impliquaient un stress lié au travail, on devrait pouvoir établir certaines relations entre ce stress et cette partie de l’absentéisme censé résulter d’une maladie. La plupart des études de l’absentéisme concernent les travailleurs manuels et rares sont celles qui ont systématiquement pris en compte le stress (McKee, Markham et Scott, 1992). La méta-analyse de Jackson et Schuler sur les conséquences du stress lié aux caractéristiques des rôles professionnels (1985) fait état d’une corrélation moyenne de 0,09 entre l’ambiguïté des rôles et l’absentéisme, et de –0,01 entre le conflit des rôles et l’absentéisme. Comme le montrent plusieurs études similaires, le stress n’est que l’une des variables qui entrent en ligne de compte en la matière et l’on ne saurait donc s’attendre à de fortes corrélations entre stress professionnel et absentéisme (Beehr, 1995).

Les diverses recherches effectuées sur l’absentéisme tendent à prouver que la relation entre le stress professionnel et l’absentéisme serait fonction des caractéristiques particulières du sujet, telles que la tendance à adopter un comportement d’évitement en réponse au stress et à éprouver un épuisement affectif ou physique (Saxton, Phillips et Blakeney, 1991). C’est ainsi que l’étude que Kristensen (1991) a menée pendant toute une année sur un échantillon de plusieurs milliers de travailleurs des abattoirs au Danemark a montré que ceux qui disaient ressentir un très grand stress professionnel avaient des taux d’absentéisme particulièrement élevés et que la perception subjective qu’ils avaient de leur santé était étroitement associée à un absentéisme pour maladie.

Plusieurs études privilégient en outre un certain déterminisme professionnel dans la relation entre le stress et l’absentéisme (Baba et Harris, 1989). Ainsi, chez les cadres, le stress a tendance à être associé avec l’incidence de l’absentéisme, mais non pas avec les jours chômés pour cause de maladie, alors que ce n’est pas le cas avec les ouvriers des premiers échelons de la hiérarchie (Cooper et Bramwell, 1992). La faible variance de l’absentéisme consécutif au stress provient sans doute essentiellement du fait que la plupart des études convergent sur certains types de métiers (Baba et Harris, 1989). Plusieurs travaux rapportent que chez les ouvriers travaillant à des postes considérés comme stressants — qui possèdent certaines caractéristiques du travail à la chaîne, à savoir un cycle d’opérations très court et un plan de rémunération aux pièces — le stress professionnel est un indice déterminant de l’absentéisme non motivé (pour une revue récente de ces études, voir McKee, Markham et Scott (1992); il faut noter que, chez Baba et Harris (1989), la conclusion selon laquelle le stress professionnel est un élément prédictif puissant des absences non motivées n’est pas confirmée).

La littérature en matière de stress et d’absentéisme étaie bien les réserves que nous évoquions dans l’introduction au présent article, quant au fait que la plupart des recherches sur les comportements dus au stress omettent de s’appliquer systématiquement à la fois aux stress d’origine professionnelle et non professionnelle. A propos de l’absentéisme des salariés, on a noté que le stress non professionnel contribuait davantage à la prédictibilité de l’absence que le stress professionnel, ce qui renforcerait le postulat qu’une telle conduite relève plutôt, en définitive, de facteurs non liés au travail (Baba et Harris, 1989).

LES EFFETS SUR LE SENTIMENT DE BIEN-ÊTRE

Peter Warr

Le travail peut considérablement influencer l’état de bien-être affectif de celui qui l’exerce. En retour, le degré de satisfaction du travailleur a une incidence sur son comportement, les décisions qu’il prend et les relations qu’il entretient avec ses collègues, et déborde au-delà du milieu professionnel, dans les sphères familiale et sociale.

La recherche menée dans nombre de pays a mis en relief la nécessité de définir le concept suivant deux dimensions distinctes pouvant être envisagées indépendamment l’une de l’autre (Watson, Clark et Tellegen, 1988; Warr, 1994). La première de ces dimensions peut contenir la notion de plaisir ou de contentement, la seconde celle de stimulation. En se référant à la figure 34.9, on voit comment un degré particulier de plaisir ou de déplaisir peut être accompagné d’un niveau de stimulation mentale qui sera faible ou élevé et comment celle-ci peut être agréable ou désagréable. C’est ce qu’illustrent les trois axes de bien-être affectif, qui s’étendent du déplaisir au plaisir, de l’anxiété à la sérénité et de la dépression à l’enthousiasme.

Figure 34.9 Trois axes pour évaluer le bien-être affectif

Figure 34.9

La satisfaction au travail a souvent été appréciée selon un axe horizontal uniquement, depuis l’impression d’être insatisfait jusqu’à celle d’être satisfait, correspondant aux gradations d’une échelle de satisfaction; les employés expriment leur accord ou leur désaccord avec une série de propositions décrivant leur attitude par rapport à leur travail. Toutefois, les échelles de satisfaction ne tiennent pas compte des divers niveaux de stimulation mentale à laquelle le travailleur est soumis et sont, par conséquent, relativement insensibles. Des instruments de mesure complémentaires intégrant les deux autres axes représentés dans le schéma sont également requis.

Si les scores obtenus sur l’axe horizontal sont bas et assortis d’un niveau de stimulation élevé (cadran supérieur gauche), ils témoignent d’un sentiment médiocre de contentement, qui se manifeste sous la forme d’anxiété et de tension; néanmoins, un faible niveau de contentement associé à un faible niveau de stimulation (cadran  inférieur gauche) s’exprime par divers états à tendance dépressive. A l’inverse, une impression marquée de contentement au travail allant de conserve avec d’autres perceptions positives sera caractérisée soit par l’enthousiasme et l’énergie (3b), soit par un état de détente et de quiétude psychologiques (2b). Cette dernière distinction est parfois décrite en termes de satisfaction professionnelle motivante (3b) par opposition à un contentement résigné et apathique (2b).

Pour étudier l’impact des facteurs organisationnels et psychosociaux sur le bien-être des travailleurs, il convient d’examiner l’ensemble des trois axes, essentiellement au moyen de questionnaires. La satisfaction professionnelle (de  1a à 1b) peut être analysée suivant deux procédés, parfois désignés comme «évaluation de la satisfaction globale» et «évaluation de la satisfaction par composante». La satisfaction globale décrit un sentiment général de contentement par rapport au travail dans son ensemble, tandis que la satisfaction vis-à-vis de composantes du travail relève de perceptions relatives à des aspects distincts de l’activité professionnelle. Les principaux aspects en question incluent les rémunérations, les conditions de travail, le supérieur hiérarchique et la nature de l’activité.

Les diverses formes de satisfaction professionnelle présentent des corrélations positives et il est parfois plus indiqué de tenter de jauger le degré de satisfaction générale que de procéder par composantes séparées. L’une des questions figurant le plus fréquemment dans les formulaires d’évaluation est: «Dans l’ensemble, quel est votre degré de satisfaction par rapport au travail que vous effectuez?» Les personnes interrogées peuvent opter pour très insatisfait, assez insatisfait, moyennement satisfait, très satisfait  ou extrêmement satisfait à l’aide d’une notation allant de 1 à 5. Les enquêtes nationales révèlent d’ordinaire qu’environ 90% des travailleurs s’estiment relativement satisfaits; on devrait donc recourir à un instrument de mesure plus sensible si l’on désire recueillir des scores mieux différenciés.

L’approche employée couvre en général plusieurs items, rassemblés parfois en un éventail d’aspects de la satisfaction professionnelle. Ainsi, nombre de questionnaires d’évaluation s’attachent aux types d’éléments suivants: conditions physiques dans lesquelles s’effectue le travail, latitude de déterminer soi-même sa méthode de travail, collègues, manière dont la qualité de la performance est reconnue, superviseur hiérarchique direct, importance des responsabilités octroyées, niveaux de rémunération, possibilités de mettre ses capacités en pratique, relations entre cadres et subordonnés, volume de travail, possibilités de promotion, équipement utilisé, style de gestion déployé par la direction, horaires de travail, diversité des tâches et stabilité de l’emploi. Un score moyen de satisfaction peut être calculé pour l’ensemble des réponses à partir de ces items, chacune des réponses se voyant attribuer un score de 1 à 5 (voir le paragraphe précédent). Une autre procédure prévoit l’attribution séparée de valeurs à des items indiquant la «satisfaction intrinsèque» (ayant trait au contenu du travail en soi), et des items dits de «satisfaction extrinsèque» (portant sur les éléments du contexte professionnel, tels que les collègues et les conditions de travail).

Les échelles d’autoévaluation de valeurs situées sur les axes 2 et 3 n’abordent souvent qu’une seule extrémité de la distribution possible. Par exemple, certaines échelles d’anxiété liées au travail s’intéressent aux tensions et préoccupations que peut connaître le travailleur à son emploi (2a), mais ne s’informent pas, par ailleurs, d’éventuels sentiments positifs prévus sur cet axe (2b). Nous résumons ci-après, sur la base d’études réalisées dans différents milieux, l’une des méthodes possibles (Watson, Clark et Tellegen, 1988; Warr, 1990).

Le continuum des axes 2 et 3 peut être exploré en demandant aux travailleurs: «Au cours de ces dernières semaines, combien de fois avez-vous ressenti chacun des états d’esprit suivants en raison de votre travail?», avec, comme réponses possibles, jamais, de temps à autre, une partie du temps, une bonne partie du temps, la plupart du temps,  et tout le temps (correspondant à des scores allant de 1 à 6, jamais étant noté 1, et tout le temps 6). La gradation de l’état d’anxiété à celui de sérénité comporte les humeurs suivantes: tendue, anxieuse, soucieuse, calme, bonne et détendue. Entre la dépression et l’enthousiasme, on peut se sentir déprimé, triste, très malheureux, motivé, enthousiaste et optimiste. Dans chaque cas, la notation des trois premiers items doit être inversée, de sorte qu’un score élevé reflète toujours un état de grand bien-être et les items doivent être disposés au hasard dans le questionnaire. Un score total ou moyen peut être calculé pour chaque axe.

De manière plus générale, il convient de préciser que le bien-être affectif n’est pas déterminé uniquement par l’environnement habituel de l’individu. Quoique les particularités de la profession puissent conditionner sensiblement l’état psycho-affectif, celui-ci dépend également de certains traits de la personnalité; le seuil de bien-être varie chez chacun, de même que les réactions aux caractéristiques d’un métier donné.

Dans ce domaine, les différences de personnalité sont souvent décrites en fonction des dispositions affectives fondamentales de l’individu. Les traits de personnalité propres à une affectivité positivement orientée (cadran supérieur droit du diagramme) s’expriment en une vision généralement optimiste, des émotions qui tendent vers le plaisir et un comportement plutôt extraverti. A l’opposé, un affect orienté négativement (cadran supérieur gauche du diagramme) dispose l’individu à éprouver des humeurs à tonalité douloureuse. Les individus dont l’affect est très négatif sont enclins à se sentir nerveux, anxieux ou contrariés dans toutes sortes de situations, inclination que l’on évalue parfois selon une échelle de la personnalité névrotique. Affects positifs et négatifs sont considérés comme des traits de personnalité demeurant donc relativement constants d’une situation à une autre, tandis que le bien-être est plutôt un état émotionnel changeant, qui répond aux activités et conditions environnantes.

L’appréciation du bien-être identifie forcément et le trait (la disposition affective) et l’état affectif (l’humeur du moment). Cette considération revêt de l’importance si l’on interprète les scores de l’évaluation du bien-être sur une base individuelle, mais moins s’il s’agit d’étudier les moyennes obtenues auprès d’un groupe de salariés. Dans les études longitudinales calculant des scores de groupe, les changements relevés dans l’impression de bien-être sont directement attribuables à des modifications intervenues dans l’environnement, puisque le seuil de bien-être initial de chaque individu est le même tout au long des diverses instances de mesure; dans des études transversales de groupes, la disposition affective moyenne apparaît en tant que facteur contextuel dans tous les cas.

Ajoutons que le bien-être affectif peut être analysé à deux niveaux. La perspective retenue peut converger vers un champ spécifique, comme la situation de travail: on traite alors, ainsi que l’a fait le présent article, du bien-être «lié au travail», qui sera mesuré selon des échelles désignant directement les sentiments de l’individu à son emploi. Une perspective plus large peut toutefois permettre d’éclairer d’autres aspects intéressants du problème et exigera, en conséquence, un instrument de mesure adapté moins focalisé. Dans les deux cas, l’analyse devrait suivre les mêmes trois axes et des échelles d’évaluation plus générales pourront être utilisées pour apprécier les sentiments généraux de satisfaction ou de peine dans l’existence (axe 1), d’anxiété indépendante du contexte (axe 2) et de dépression indépendante du contexte (axe 3).

LES RÉACTIONS IMMUNOLOGIQUES

Holger Ursin

Lorsqu’un être humain ou un animal est soumis à une situation psychologiquement stressante, une réponse générale est déclenchée qui comporte des phénomènes psychologiques aussi bien que somatiques (de l’organisme). C’est une réaction générale d’alarme, d’activation ou d’avertissement qui mobilise tous les systèmes physiologiques: musculo-squelettique, neurovégétatif (ou autonome), hormonal et immunitaire.

Depuis les années soixante, nous savons comment le cerveau et, par son intermédiaire, les variables psychologiques, régulent et influencent tous les processus physiologiques par des voies directes ou indirectes. On pensait auparavant que des parties importantes de notre physiologie, à la fois quantitatives et qualitatives, étaient régulées «inconsciemment» ou sans l’intervention du cerveau. Les nerfs assurant le fonctionnement de l’intestin, des glandes et du système cardio-vasculaire étaient «autonomes» ou indépendants du système nerveux central (SNC); de même, les hormones et le système immunitaire échappaient au contrôle du SNC. Mais de fait, le système nerveux autonome est régulé par les structures limbiques du cerveau et peut être conditionné directement à travers des procédures d’apprentissage classique ou instrumental. Le fait que le SNC commande les processus endocriniens est également bien établi.

C’est l’évolution de la psycho-immunologie qui a, en dernier lieu, jeté bas la conception d’un SNC isolé de maints processus physiologiques. On sait maintenant que le cerveau (et les phénomènes psychologiques) peut agir sur les processus immunitaires soit via le système endocrinien, soit par l’innervation du tissu lymphoïde. Les globules blancs peuvent, eux aussi, être affectés par des molécules de signalisation à partir du tissu nerveux. On a pu observer une dépression de la fonction lymphocytaire chez l’être humain à la suite d’un deuil (Bartrop et coll., 1977). On a par ailleurs démontré que le conditionnement des réponses immunosuppressives chez l’animal (Cohen et coll., 1979) et certains processus psychologiques pouvaient avoir un retentissement sur la survie de l’animal (Riley, 1981); ces découvertes ont marqué un tournant dans l’évolution de la psycho-immunologie.

Il est parfaitement acquis, aujourd’hui, que la tension psychologique entraîne des modifications des niveaux des anticorps et de nombreux globules blancs dans le sang. Un bref moment de stress durant 30 minutes peut amener un afflux important des lymphocytes et des cellules tueuses naturelles (NK). Suite à des situations de stress de plus longue durée, des changements se produisent également dans d’autres parties du système immunitaire. Des fluctuations du nombre de presque tous les types de globules blancs, des niveaux d’immunoglobulines et de leurs compléments ont été enregistrées; certains éléments importants de la réaction immunitaire globale, ainsi que la «cascade immunitaire», sont également affectés. Ces changements sont complexes et semblent être bidirectionnels — on a noté aussi bien des augmentations que des diminutions — et dépendre non seulement de la situation inductrice de stress, mais aussi de la capacité de faire face et des mécanismes de défense mobilisés par l’individu pour maîtriser cette situation. Cela est particulièrement manifeste lorsqu’on se penche sur les effets de situations réelles et prolongées de stress dans le cas, par exemple, de conditions de travail ou de vie difficiles («facteurs de stress de la vie»). Des relations hautement spécifiques entre les types de recours et de défenses, d’une part, et divers sous-groupes de cellules immunitaires (nombre de lymphocytes, de leucocytes et de monocytes; totalité des cellules T et des cellules NK) de l’autre, ont été décelées (Olff et coll., 1995).

La recherche de paramètres immunitaires pouvant être utilisés comme marqueurs d’un stress soutenu et de longue durée n’a pas été que fructueuse. La complexité des mécanismes reliant immunoglobulines et facteurs de stress a été mise en évidence; on conçoit donc qu’il soit difficile d’identifier des marqueurs simples. Les relations dont on a pu poser l’existence sont parfois positives, parfois négatives. En ce qui concerne les profils psychologiques, la matrice de corrélation à l’intérieur d’une même batterie psychologique présente des schémas différents, variant d’un groupe professionnel à l’autre (Endresen et coll., 1991). Au sein de chaque groupe, les schémas semblent stables sur une longue durée pouvant aller jusqu’à trois ans. On ignore si certains facteurs génétiques pèsent sur les liens très spécifiques qui existent entre les différentes façons de faire face au stress et les réponses immunitaires. Si tel était le cas, les manifestations de ces facteurs doivent être étroitement subordonnées à l’interaction avec les facteurs de stress de la vie. On ignore également s’il est possible de suivre le niveau de stress d’un individu sur une période étendue, dès lors que l’on connaît ses modalités d’adaptation et de défense ainsi que son type de réponse immunitaire. On poursuit actuellement cette voie de recherche sur un échantillon extrêmement spécialisé composé, par exemple, d’astronautes.

Il se peut que l’argument de base selon lequel les immunoglobulines peuvent servir de marqueurs valides de risque de santé soit fallacieux. L’hypothèse de départ était que de faibles niveaux d’immunoglobulines circulantes pouvaient signaler de faibles capacités de résistance et d’immunité. Toutefois, des valeurs basses ne signifient pas nécessairement que la capacité de résistance est faible, mais plutôt, peut-être, que l’individu n’a pas eu à réagir à des agents infectieux depuis un certain temps; de fait, un faible taux d’immunoglobulines peut, au contraire, annoncer un état de santé singulièrement robuste. La rareté des immunoglobulines chez les astronautes à leur retour sur la Terre, ou chez les individus postés dans l’Antarctique, peut ne pas trahir un état de stress, mais simplement témoigner du peu de contact bactérien et viral auquel les environnements qu’ils viennent de quitter les a exposés.

La littérature clinique abonde en anecdotes évoquant la possibilité que le stress psychologique ou les coups durs de l’existence peuvent retentir sur l’évolution de maladies graves ou bénignes. Selon un certain nombre de spécialistes, les placebos et la «médecine douce» peuvent opérer par le biais de mécanismes psycho-immunologiques. Certains affirment qu’une capacité immunitaire diminuée, ou parfois au contraire renforcée, devrait causer une plus grande vulnérabilité aux infections chez les animaux et les êtres humains, ainsi que des problèmes inflammatoires comme l’arthrite rhumatoïde, en particulier. Des résultats d’études très démonstratifs ont établi que le stress psychologique agissait sur la réponse immunitaire qu’opposait un individu à diverses sortes d’inoculation. Les étudiants soumis au stress des examens rapportent davantage de symptômes de maladies infectieuses pendant ces périodes, coïncidant avec un moindre contrôle immunitaire des cellules (Glaser et coll., 1992). D’aucuns soutiennent, par ailleurs, que la psychothérapie et, en particulier, l’entraînement à la gestion cognitive du stress, alliée à l’entraînement physique, peuvent modifier le taux d’anticorps en réponse à une infection virale.

On a pu aboutir à des résultats positifs, mais en petit nombre par rapport à la formation des cancers. La controverse régnant autour de la relation supposée entre personnalité et prédisposition au cancer n’a pas été tranchée. Les travaux de recherche devraient être reproduits et étendus de manière à inclure la mesure des réactions immunitaires à d’autres facteurs, tels ceux liés au mode de vie, qui peuvent relever de la psychologie, mais l’effet cancer peut aussi être une conséquence directe du mode de vie.

Il a été abondamment prouvé que le stress aigu altère les fonctions immunitaires chez l’être humain et que le stress chronique pourrait également y jouer un rôle. Mais dans quelle mesure ces altérations sont-elles des indicateurs valides et utiles de stress professionnel? Dans quelle mesure les modifications immunitaires — lorsqu’elles surviennent — représentent-elles un réel facteur de risque pour la santé? Au moment de la rédaction du présent article (1995), les spécialistes n’étaient pas encore parvenus à un consensus à ce sujet.

Il est nécessaire de procéder à des études cliniques pertinentes et de poursuivre une recherche épidémiologique rigoureuse si l’on doit progresser dans ce domaine. Mais ces types de travaux exigent davantage de fonds que n’en ont les chercheurs aujourd’hui et ils supposent en outre une certaine connaissance de la psychologie du stress que les immunologues ne possèdent pas forcément, ainsi qu’une connaissance approfondie des fonctionnements immunitaires que les psychologues n’ont pas nécessairement non plus.

LES EFFETS CHRONIQUES SUR LA SANTÉ

LES MALADIES CARDIO-VASCULAIRES

Töres Theorell et Jeffrey V. Johnson

La recherche scientifique tendant à démontrer que l’exposition au stress en milieu professionnel accroît le risque de maladies cardio-vasculaires s’est considérablement étendue dès le milieu des années quatre-vingt (Gardell, 1981; Karasek et Theorell, 1990; Johnson et Johansson, 1991). Les maladies cardio-vasculaires (MCV) demeurent la première cause de mortalité dans les sociétés industrielles et contribuent à faire grimper les coûts des soins médicaux. Parmi les MCV, on compte la maladie coronarienne (MC), l’hypertension, la maladie vasculaire cérébrale et d’autres affections du cœur et du système circulatoire.

La plupart des manifestations de la maladie coronarienne proviennent en partie du rétrécissement des artères coronaires, dû lui-même à l’athérosclérose. On sait de cette dernière qu’elle est déterminée par de nombreux facteurs individuels dont, entre autres, les antécédents familiaux, la consommation de graisses saturées, la tension artérielle, le tabagisme et l’activité physique. Hormis l’hérédité, tous ces facteurs peuvent être influencés par l’environnement professionnel. Des conditions de travail défavorables peuvent, par exemple, décourager le désir d’arrêter de fumer ou d’adopter un mode de vie plus sain et, par conséquent, agir sur la MC par le biais d’effets sur les facteurs de risque classiques.

La pression de l’environnement professionnel a, par ailleurs, un retentissement direct sur le système neurohormonal, aussi bien que sur le métabolisme cardiaque. La combinaison de certains mécanismes physiologiques, généralement associés à des activités professionnelles contraignantes, peut accroître le risque d’infarctus du myocarde. L’augmentation des hormones de mobilisation énergétique, qui survient dans les périodes de stress aigu, est susceptible de fragiliser le tissu musculaire coronarien. Inversement, les hormones restauratrices d’énergie, qui protègent le muscle cardiaque des effets indésirables provoqués par les hormones mobilisatrices, diminuent pendant les périodes de stress. Sous une contrainte émotionnelle et physique, le cœur bat plus vite et plus fort sur une durée prolongée; le muscle cardiaque fait une consommation excessive d’oxygène et le risque d’attaque cardiaque augmente. Le stress peut également perturber le rythme cardiaque et contribuer au développement d’une tachyarythmie, trouble lié à la rapidité du rythme cardiaque. Lorsque la fonction cardiaque devient inefficace par suite d’un rythme trop rapide, un risque mortel de fibrillation ventriculaire peut apparaître.

Selon les premières enquêtes épidémiologiques effectuées sur les conditions psychosociales du travail associées aux MCV, une pression professionnelle excessive aggravait le risque de MC. Ainsi, une étude prospective menée auprès d’employés de banque belges signalait une incidence d’infarctus du myocarde sensiblement plus élevée chez les employés du secteur privé que chez leurs homologues du secteur public, y compris après ajustement pour tenir compte des autres facteurs de risques biomédicaux (Kornitzer et coll., 1982). L’étude concluait à l’existence possible d’une corrélation positive entre les conditions de travail — plus contraignantes dans les banques privées — et le risque d’infarctus du myocarde. D’autres travaux ont également révélé une plus forte incidence d’infarctus du myocarde chez les employés des échelons inférieurs de grandes compagnies (Pell et d’Alonzo, 1963). Le stress psychosocial semblerait donc ne pas être le lot exclusif des hauts responsables, comme on le supposait auparavant.

Depuis le début des années quatre-vingt, de nombreuses enquêtes épidémiologiques ont examiné l’hypothèse sous-tendant le modèle «exigences/autonomie», conçu par Karasek et autres (Karasek et Theorell, 1990; Johnson et Johansson, 1991). Ici, le postulat est que le stress lié à l’emploi résulte de circonstances professionnelles conjuguant une forte exigence de performance à une faible marge de contrôle sur la manière dont le travail doit être exécuté. Selon le modèle, la notion de contrôle par rapport au travail peut être comprise comme la «latitude décisionnelle» dont jouit le travailleur, ou la mesure dans laquelle un poste ou une organisation de travail donnés permettent de prendre les décisions relatives aux tâches demandées. Le modèle «exigences/autonomie» prédit que les travailleurs devant faire face, dans la durée, à des exigences professionnelles élevées tout en ne disposant que d’un médiocre pouvoir de contrôle, présenteront un risque plus élevé de stimulation, propre à déclencher des troubles physiologiques dans le système MCV — et, éventuellement, à amplifier le risque de maladie cardiaque par athérosclérose et celui d’infarctus du myocarde.

Entre 1981 et 1993, la majorité des 36 études ayant considéré les effets de la combinaison «exigences élevées/faible contrôle» sur les maladies cardio-vasculaires ont établi des associations significatives et positives entre les deux phénomènes. Ces études, reposant sur diverses méthodologies, ont été réalisées en Suède, au Japon, aux Etats-Unis, en Finlande et en Australie. Une vaste gamme d’indicateurs y était observée, notamment la morbidité et la mortalité des MCV, ainsi que les facteurs de risque de MC, soit la tension artérielle, le tabagisme, la masse ventriculaire gauche et les symptômes de MC. Plusieurs articles de synthèse ont rendu compte de ces recherches (Kristensen, 1989; Baker et coll., 1992; Schnall, Landsbergis et Baker, 1994; Theorell et Karasek, 1996). Leurs auteurs soulignent la qualité épidémiologique de ces travaux et remarquent en outre que les études les plus rigoureuses sur le plan méthodologique sont aussi celles qui tendent le plus à valider le modèle de Karasek et coll. De manière générale, la prise en compte des facteurs de risque courants des maladies cardio-vasculaires n’élimine ni ne réduit nettement la robustesse de la relation entre des conditions de travail caractérisées par des exigences élevées et un contrôle faible, d’une part, et le risque de maladies cardio-vasculaires, d’autre part.

Il importe cependant de noter que la méthodologie déployée dans ces études varie considérablement. La démarcation la plus significative est celle que l’on peut faire entre les travaux basés sur une description des conditions de travail fournie par les sujets eux-mêmes, et ceux qui utilisent une méthode de «score moyen» calculé à partir d’un ensemble de réponses provenant d’un échantillon nationalement représentatif des travailleurs classés par intitulés de poste. Les études recourant à des autodescriptions de poste indiquaient des risques relatifs élevés (2,0-4,0 contre 1,3-2,0) et faisaient apparaître une tension psychologique d’origine professionnelle relativement plus importante que dans le cas des études à base de données agrégées. Les variables se rapportant à l’impression de contrôle dans le travail étaient associées de façon plus régulière à un risque élevé de MCV, quelle que soit la méthode de réponse.

Plus tard, une variable ayant trait au soutien psychosocial en milieu professionnel a été rajoutée à la formulation «exigences/autonomie»; dans le cas de salariés confrontés à des exigences élevées, mais disposant d’un faible pouvoir de contrôle et de peu de possibilités de soutien, on assiste à un doublement du risque de morbidité et de mortalité par MCV, par rapport aux travailleurs connaissant des niveaux d’exigences professionnelles modérés et disposant d’une marge de contrôle satisfaisante et de bonnes possibilités de soutien (Johnson et Hall, 1994). Des recherches ont aussi été menées sur l’exposition continue aux divers niveaux d’exigences, de contrôle et de soutien tout au long de la «carrière psychosociale professionnelle». Des descriptions de toutes les professions exercées au cours de la carrière ont été demandées aux participants et des scores professionnels établis en vue de calculer l’exposition à ces conditions, encourue sur toute la durée de la vie active. L’exposition totale aux conditions de travail et l’incidence de mortalité cardio-vasculaire ont fait l’objet d’une étude sur des travailleurs suédois et, même après la prise en compte de variables telles que l’âge, le tabagisme, l’activité physique, la race, l’éducation et la classe sociale, une faible latitude décisionnelle moyenne s’assortissait d’un risque deux fois plus élevé de décès par accident cardio-vasculaire, sur une période de suivi de 14 ans (Johnson et coll., 1996).

Un modèle semblable à celui appelé «exigences/autonomie», développé et testé par Siegrist et coll., en 1990, repose sur les dimensions «d’effort» et de «récompense sociale», l’hypothèse étant qu’un effort important non suivi de récompense sociale conduit à une augmentation du risque de maladie cardio-vasculaire. Dans une enquête effectuée auprès de travailleurs de l’industrie, l’articulation «effort important/récompense faible» prédisait un risque accru d’infarctus du myocarde, indépendamment d’autres facteurs de risque biomédicaux.

D’autres aspects de l’organisation du travail, tel que le travail posté, sont également associés à une élévation du risque cardio-vasculaire. Kristensen (1989) et Theorell (1992) ont trouvé une relation entre le risque d’infarctus et la rotation constante entre horaires de travail diurnes et nocturnes.

La recherche ultérieure, dans ce domaine, devrait se concentrer sur la spécification des relations qui existent entre l’exposition au stress en milieu professionnel et le risque de MCV, en fonction des différences de classe, de sexe et d’appartenance ethnique.

LES TROUBLES GASTRO-INTESTINAUX

Jerry Suls

Depuis plusieurs années, on s’accorde à considérer la tension psychologique comme l’un des facteurs contribuant aux affections ulcéreuses (qui comportent les lésions ulcérées de l’estomac ou du duodénum). Chercheurs et professionnels de la santé ont entrevu plus récemment la possibilité d’une relation entre le stress et d’autres troubles gastro-intestinaux, tels que la dyspepsie non ulcéreuse (associée à des symptômes de douleur dans la partie supérieure de l’abdomen, de malaises et nausées persistants en l’absence de cause organique identifiable) et le syndrome du côlon irritable (défini comme une modification du transit intestinal avec douleurs abdominales sans anomalies d’ordre physique). Le présent article examine la validité des données empiriques indiquant que le stress psychologique est un facteur de risque dans ces trois types d’affections gastro-intestinales.

L’ulcère gastrique et duodénal

Il apparaît clairement que les individus ayant été soumis à un stress brutal, dans un contexte de traumatisme physique sévère, sont prédisposés au développement d’ulcères. Il est cependant moins évident de déterminer si les facteurs stressants de la vie, tels qu’une rétrogradation professionnelle, ou le décès d’un proche, précipitent ou aggravent l’ulcère. Dans l’esprit des profanes comme dans celui des spécialistes de la santé, ulcères et stress sont couramment associés suite, peut-être, à l’hypothèse d’inspiration psychanalytique émise par Alexander à ce sujet au début des années cinquante. Selon cet auteur, les personnes prédisposées à l’ulcère souffraient de conflits de dépendance dans leurs relations avec les autres; couplés à une tendance constitutionnelle à l’hyperacidité gastrique chronique, ces conflits causeraient la formation d’ulcère. Cependant, la perspective psychanalytique n’a guère reçu de soutien empirique. En effet, les patients ulcéreux ne semblent pas être davantage en proie à des conflits de dépendance que les groupes témoins, quoiqu’ils manifestent des niveaux d’anxiété, de soumission et de dépression plus élevés (Whitehead et Schuster, 1985). Les tendances névrotiques de certains patients ulcéreux sont généralement peu marquées et seul un petit nombre d’entre eux paraîtrait présenter des signes psychopathologiques. Notons que les études des troubles de l’affectivité chez les ulcéreux ont généralement porté sur des personnes ayant précisément recherché une prise en charge médicale; ces personnes ne sont donc pas nécessairement représentatives de l’ensemble des patients ulcéreux.

La corrélation entre stress et ulcère est issue de l’hypothèse selon laquelle certaines personnes sont génétiquement prédisposées à l’hyperacidité gastrique, surtout en période de stress. De fait, deux tiers environ des patients affligés d’ulcère duodénal ont des niveaux plus élevés de pepsinogène qui sont, par ailleurs, associés aux affections ulcéreuses. Les études de Brady et coll. (1958) sur des singes «décideurs» ont initialement conforté l’idée qu’un mode de vie ou un métier stressants pouvaient contribuer à la pathogenèse des maladies gastro-intestinales. Ces chercheurs ont constaté que les singes devant actionner un levier pour éviter des chocs électriques douloureux (les singes «décideurs» qui contrôlaient le facteur de stress), développaient davantage d’ulcères gastriques que les singes recevant passivement le même nombre de chocs électriques de même intensité. L’analogie avec le comportement énergique et combatif de l’homme d’affaires s’imposait aisément, du moins pendant un certain temps. En effet, on a démontré que ces résultats étaient biaisés par la notion d’anxiété; dans le laboratoire de Brady, les singes anxieux se voyaient sans doute attribuer plus systématiquement le rôle de «décideurs» parce qu’ils apprenaient plus vite à se servir du levier. Les tentatives menées par la suite pour reproduire les résultats de Brady et coll., utilisant une attribution aléatoire des sujets aux différentes conditions, échouèrent. De fait, certaines études ont montré que les animaux privés de moyens de contrôler les facteurs de stress dans leur environnement développent des ulcères (Weiss, 1971). Les êtres humains qui souffrent d’ulcères tendent également à être plus timides et plus inhibés, ce qui va à l’encontre du stéréotype de l’homme d’affaires battant et ulcéreux. Enfin, les expériences à partir d’animaux sont d’utilité limitée, étant axées sur la formation d’ulcères gastriques, alors que chez l’humain, la plupart des ulcères apparaissent au niveau du duodénum. Les animaux de laboratoire ne contractent que rarement des ulcères duodénaux en réponse au stress.

Les études expérimentales comparant les réactions physiologiques de patients ulcéreux à celles de sujets normaux soumis à des facteurs de stress en laboratoire n’indiquent pas uniformément de réaction excessive chez les premiers. Le principe selon lequel le stress entraîne une augmentation des sécrétions acides, qui provoque à son tour l’ulcération, est problématique si l’on considère que le stress psychologique produit habituellement une réponse du système nerveux sympathique. Le système nerveux sympathique inhibe, plutôt qu’il n’augmente, la sécrétion gastrique qui est dépendante de l’innervation splanchnique. Outre l’hypersécrétion, d’autres facteurs ont été avancés quant à l’étiologie du phénomène, à savoir la rapidité de la vidange gastrique, une sécrétion inadéquate de bicarbonate et de mucus et l’infection. Le stress pourrait influencer certains de ces processus, quoique à ce stade les preuves fassent défaut.

Plusieurs études auraient avéré une progression des ulcères en temps de guerre, mais leurs résultats sont sujets à caution en raison des problèmes méthodologiques inhérents à ces travaux. On cite parfois une enquête portant sur les aiguilleurs du ciel pour prouver le rôle du stress psychologique dans la formation d’ulcères (Cobb et Rose, 1973). Bien que les contrôleurs de la navigation aérienne se soient révélés nettement plus susceptibles de rapporter des symptômes typiques de l’ulcère qu’un groupe témoin constitué de pilotes, l’incidence d’ulcères confirmés parmi ces sujets ne dépassait guère l’incidence de base dans l’ensemble de la population.

Les études fondées sur l’examen des épisodes critiques de la vie offrent, elles aussi, une image confuse de la relation entre stress et ulcère (Piper et Tennant, 1993). Nombre de recherches ont été poursuivies dans ce domaine, qui reposaient sur de petits échantillons et suivaient une approche soit transversale, soit rétrospective. La plupart d’entre elles ne concluent pas à une survenue de crises plus fréquente chez les patients ulcéreux que chez les groupes témoins pris dans l’ensemble de la communauté, ou chez les patients présentant des pathologies n’impliquant pas de stress psychologique, telles que des lithiases vésiculaires ou rénales. Toutefois, les patients ulcéreux déclaraient davantage de facteurs stressants chroniques accompagnés de sentiments de menace à la personne ou de frustration par rapport à l’atteinte d’un but ayant précédé l’apparition ou la recrudescence des manifestations ulcéreuses. Dans le cas de deux études prospectives, le fait d’être initialement soumis à un stress ou de vivre des problèmes d’ordre familial, jouait un rôle dans la formation ultérieure d’ulcères. Mais ces deux études utilisaient des échelles unidimensionnelles pour mesurer le stress. Dans les constatations d’autres recherches, la guérison trop lente des lésions ulcéreuses ou les rechutes étaient associées à des niveaux plus élevés de tension; mais les indices de stress utilisés en l’occurrence n’ont pas été validés et ont pu être confondus avec d’autres facteurs liés à la personnalité.

En résumé, la preuve de l’effet causal du stress dans l’apparition ou l’aggravation de l’ulcère reste limitée. Il conviendrait d’effectuer des enquêtes prospectives axées sur la survenue d’événements critiques, qui soient basées sur de vastes échantillons de population et utilisent des mesures validées du stress aigu et du stress chronique, ainsi que des indicateurs objectifs de l’ulcère. Au stade actuel de la recherche, la preuve de l’existence d’une association entre stress psychologique et ulcère n’est pas fermement établie.

Le syndrome du côlon irritable

Jusqu’à récemment, les spécialistes ont supposé qu’il existait un rapport entre le syndrome du côlon irritable (SCI) et le stress, en partie parce que le mécanisme physiologique de ce syndrome est inconnu et que de nombreux patients souffrant de SCI rendent eux-mêmes le stress responsable des changements observés au niveau de leur transit intestinal. Ainsi qu’on l’a souligné à propos des travaux sur l’ulcère, il est difficile d’apprécier la valeur des évocations rétrospectives des facteurs de stress et des symptômes par les personnes souffrant de SCI. En s’efforçant d’expliquer leurs malaises, les malades peuvent abusivement relier leurs symptômes à certains événements stressants de leur vie. Deux études prospectives ont récemment approfondi la question et aucune n’a trouvé d’impact significatif d’événements stressants sur les symptômes du SCI. Whitehead et coll. (1992) ont demandé à un échantillon d’individus souffrant de SCI de rapporter tous les trois mois les faits saillants de leur vie, ainsi que les symptômes de SCI qu’ils ont ressentis. Seule 10% de la variance des symptômes intestinaux a pu être attribuée au stress. Suls, Wan et Blanchard (1994) ont demandé à des victimes de SCI d’enregistrer quotidiennement les facteurs de stress auxquels ils étaient soumis, ainsi que leurs symptômes, sur une période de vingt et un jours. Ces résultats n’ont pas été plus probants et ne confirment donc pas l’existence d’un lien entre facteurs de stress quotidiens et accentuation de l’incidence et de la sévérité de la symptomatologie du SCI. Les pressions et tensions de la vie ne semblent donc guère affecter les manifestations marquées de SCI.

La dyspepsie non ulcéreuse

La dyspepsie non ulcéreuse (DNU) cause des sensations de gonflement et de pesanteur, des éructations, des borborygmes, des nausées et des brûlures d’estomac. Dans une étude rétrospective, les personnes atteintes de DNU faisaient état de plus de moments critiques et de difficultés chroniques importantes dans leur vie par rapport aux membres de la collectivité ne souffrant pas de ce type de pathologie. Toutefois, d’autres recherches n’ont pu établir de relation entre tension psychique et dyspepsie fonctionnelle. Par ailleurs, les cas de DNU sont également accompagnés d’une psychopathologie plus nette, notamment de troubles liés à l’anxiété. En l’absence d’enquêtes prospectives sur le stress de la vie courante, il n’est guère possible de tirer des conclusions valables à cet égard (Bass, 1986; Whitehead, 1992).

Conclusion

Malgré de nombreuses études sur la question, on n’a pu atteindre encore de verdict définitif sur la relation entre le stress et la formation d’ulcères. Actuellement, les gastro-entérologues privilégient surtout l’hérédité des taux de pepsinogène, la sécrétion impropre de bicarbonate et de mucus, l’infection à l’Helicobacter pylori comme causes probables d’ulcère. Si le stress de la vie courante joue un rôle dans ces processus, il est probablement ténu. Même en faisant abstraction du fait que moins d’études ont porté sur le stress en tant que facteur causal dans le SCI et la DNU, les preuves de l’existence d’une telle relation sont, là encore, insuffisantes. Dans le cas de ces trois affections, il est manifeste que le niveau d’anxiété est plus élevé chez les personnes qui en sont atteintes que dans l’ensemble de la population, ou du moins chez celles d’entre elles qui vont consulter des professionnels de la santé de leur propre chef (Whitehead, 1992). S’agit-il là d’un signe précurseur ou d’une conséquence de la maladie gastro-intestinale? Cela n’a pas été déterminé de façon définitive, quoique la deuxième explication semble la plus probable. En pratique courante, les patients ulcéreux reçoivent un traitement pharmacologique et les soins psychothérapeutiques sont rarement recommandés. Des médicaments anxiolytiques sont aussi communément prescrits aux patients souffrant de SCI ou de DNU, sans doute parce que les origines physiologiques de ces troubles ne sont pas encore connues. Des techniques de gestion du stress ont été employées avec un certain succès auprès de victimes du SCI (Blanchard et coll., 1992), quoique ce même groupe de patients ait également bien réagi à des traitements placebo. Enfin, il se peut que les individus souffrant soit d’ulcère, soit de SCI, soit de DNU se sentent incompris de leur famille, de leurs amis ou de leur médecin qui imputent leur condition au stress.

LE CANCER

Bernard H. Fox

La condition de stress, comprise comme une déviation physiologique ou psychologique par rapport au point d’équilibre de l’individu, peut résulter d’un grand nombre de facteurs stressants, c’est-à-dire de stimuli susceptibles de produire un stress. L’article consacré par Levi aux théories du stress professionnel offre une bonne vision d’ensemble du problème et de ses causes dans l’environnement professionnel.

Dès que l’on aborde la question de l’incidence du stress issu de l’environnement professionnel sur l’épidémiologie du cancer, on est immédiatement confronté à des contraintes évidentes: une revue de la littérature en la matière mène à une unique étude (Michaels et Zoloth, 1991) de la relation entre le stress professionnel en soi et le cancer chez les conducteurs d’autobus en milieu urbain (par ailleurs, on ne trouve que peu d’études considérant la question de manière plus générale). Nous n’examinerons pas ici les résultats de cette étude, les auteurs n’ayant pris en compte ni les effets de la teneur pourtant importante en gaz d’échappement dans l’environnement des chauffeurs, ni ceux de leur éventuelle consommation de tabac. Enfin, on ne peut pas procéder à des extrapolations à partir de données portant sur d’autres maladies, car les mécanismes en cause en sont extrêmement différents.

Il est néanmoins possible de décrire ce que l’on sait des liens entre les facteurs stressants en général et le cancer et il est même raisonnable d’appliquer ces constats à la situation du travail. Nous distinguons les relations entre le stress et deux phénomènes: celui de l’incidence du cancer, d’une part, et celui du pronostic du cancer, de l’autre. Le terme incidence se réfère évidemment à la survenue du cancer. Cependant, signalons que l’incidence est établie soit par le diagnostic clinique du médecin, soit par l’autopsie. Etant donné la lenteur du développement de la tumeur — la mutation maligne d’une cellule peut être antérieure de un à vingt ans à la détection de la masse tumorale — les études d’incidence portent tant sur la naissance que sur la croissance de celle-ci. La seconde interrogation, celle de savoir si le stress peut avoir une influence sur le pronostic, ne peut trouver de réponse que dans le cadre d’études de patients chez lesquels le cancer a été diagnostiqué.

Nous avons différencié les études de cohortes et les études cas-témoins. Le présent article examine les études de cohortes dans lesquelles une variable dépendante, en l’occurrence le stress, est mesurée sur un groupe de sujets sains et l’incidence de cancer ou de mortalité due au cancer est déterminée au bout d’un certain nombre d’années. Les études cas-témoins, qui comparent les cas de stress rapportés par des patients atteints de cancer (cas) soit avant, soit au moment du diagnostic, d’une part, et les cas de stress rapportés par des sujets indemnes (cas-témoins), d’autre part, ne présentent qu’un intérêt limité. Premièrement, on ne peut jamais garantir que le groupe témoin est parfaitement superposable au groupe de cas en raison de toutes les autres variables pouvant influencer la comparaison. Deuxièmement, le cancer entraîne des modifications physiques, psychologiques et comportementales, essentiellement négatives, qui peuvent biaiser les conclusions. Troisièmement, ces modifications ont tendance à provoquer une augmentation du nombre ou de la sévérité des faits stressants décrits dans les témoignages par rapport aux témoignages obtenus dans le groupe de contrôle, cela conduisant à des conclusions biaisées selon lesquelles les patients cancéreux vivraient davantage de moments stressants ou des stress plus sévères que n’en vivraient les sujets indemnes (Watson et Pennebaker, 1989).

Le stress et l’incidence de cancer

La plupart des études sur le stress et l’incidence de cancer comparent des cas à des groupes témoins et aboutissent à un très large éventail de résultats. Parce que dans une mesure ou dans une autre ces études n’ont pas réussi à neutraliser le rôle de certains facteurs de confusion, il est difficile de sélectionner les plus fiables et nous ne les considérerons pas ici. Parmi celles qui ont observé des cohortes, certaines études concluent à une différence non significative dans l’incidence de cancers chez les individus soumis à un stress plus ou moins important, tandis que d’autres établissent une corrélation positive entre importance du stress et incidence de cancer. Les premières dépassent largement les secondes en nombre (Fox, 1995). Les résultats de plusieurs groupes soumis à des stress sont rapportés.

  1. Le veuvage. Dans une enquête finlandaise portant sur 95 647 veufs et veuves, la fréquence de décès dus à un cancer ayant frappé l’époux survivant variait de 3% seulement par rapport à celle observée chez un groupe d’âge équivalent dont les partenaires étaient encore en vie, ce sur une période de 5 ans. Une étude menée dans l’Etat du Maryland a observé les causes de mortalité chez 4 032 veufs et veuves pendant les 12 ans qui ont suivi la perte de l’époux. Elle n’a pas établi d’incidence plus forte de décès par cancer parmi les veufs que parmi ceux dont l’époux vivait encore — de fait, elle a constaté un nombre légèrement inférieur de décès chez les premiers. En Angleterre et au pays de Galles, les bureaux de recensement de la population n’ont guère enregistré d’accroissement du nombre de cas de cancer après le décès de l’un des époux et un accroissement faible et non significatif de la mortalité due au cancer.
  2. Humeur dépressive . Une enquête a trouvé un excès de mortalité par cancer dans les années suivant le constat d’une humeur dépressive, tandis que quatre autres débouchaient sur une autre conclusion (Fox, 1989). L’humeur dépressive doit être distinguée de la dépression qui justifie une hospitalisation; à ce sujet, aucune vaste étude de cohorte, aux variables adéquatement contrôlées et qui examine une dépression pathologique nette, non applicable à la population active en bonne santé, n’a été exécutée. Cependant, même pour les groupes de patients à propos desquels un diagnostic clinique de dépression a été établi, la plupart des études de portée plus réduite, basées sur une analyse correcte, ne révèlent pas d’incidence supérieure de cancer.
  3. Un groupe de 2 020 hommes âgés de 35 à 55 ans employés dans une usine de produits électriques de Chicago a été suivi 17 ans durant, après avoir fait l’objet de tests. Le groupe constitué par les hommes dont le score le plus haut, sur différentes échelles de personnalité, correspondait à une humeur dépressive, présentait une fréquence de décès par cancer de 2,3 fois supérieure à celle d’hommes dont le score maximum n’était pas lié à une humeur dépressive. La cohorte survivante a été suivie pendant 3 années supplémentaires; la fréquence de décès par cancer dans l’ensemble du groupe à humeur très dépressive dépassait de 1,3 fois celle du groupe témoin. Une seconde étude sur 6 801 adultes du comté d’Alameda en Californie n’a pas constaté d’augmentation des décès par cancer chez ceux qui manifestaient une humeur dépressive, au long d’un suivi de 17 années. Dans une troisième enquête dont l’échantillon, observé sur 13 ans, comprenait 2 501 habitants dépressifs du comté de Washington, dans l’Etat du Maryland, les non-fumeurs ne décédaient pas plus de cancer que les sujets témoins non déprimés et non-fumeurs; la mortalité était toutefois plus élevée parmi les fumeurs. Les résultats relatifs aux fumeurs ont été déclarés erronés par la suite en raison d’un biais négligé par les chercheurs. Une quatrième étude, rassemblant 8 932 femmes du Centre médical Kaiser-Permanente à Walnut Creek en Californie, n’a pas décelé d’augmentation des décès par cancer du sein lors d’un suivi de 11 à 14 ans chez des femmes manifestant une humeur dépressive au moment de l’étude. Une cinquième étude, basée sur un échantillon national aléatoire de 2 586 personnes participant à une enquête nationale sur la santé et la nutrition aux Etats-Unis, n’a pas mis en évidence de hausse de la mortalité par cancer parmi les sujets présentant une humeur dépressive mesurée sur deux échelles indépendantes d’évaluation de l’humeur. En somme, les résultats agrégés d’enquêtes portant sur un total de 22 351 personnes représentant des groupes disparates l’emportent nettement sur les conclusions d’une seule étude de 2 020 personnes ayant obtenu un résultat inverse.
  4. Autres facteurs stressants.  Une recherche portant sur 4 581 Hawaïens de descendance japonaise dans un intervalle de 10 ans n’a pas conclu à une incidence supérieure de cancers chez ceux ayant déclaré un grand nombre d’événements stressants au début de l’enquête par rapport à ceux qui avaient témoigné d’un moindre stress. Une autre étude a été réalisée sur 9 160 soldats de l’armée américaine qui furent faits prisonniers dans le Pacifique et en Europe pendant la seconde guerre mondiale et en Corée lors du conflit coréen. La fréquence de décès par cancer entre 1946 et 1975 était soit inférieure, soit égale à celle des soldats appariés pour les mêmes zones et activités de combat, mais qui n’avaient pas été emprisonnés. Dans une étude touchant 9 813 membres de l’armée américaine ayant quitté l’armée en 1944 pour cause de «neuropsychose» (un état apparenté, en première analyse, à un stress chronique), la fréquence de décès par cancer sur la période 1946-1969 a été comparée avec celle d’un groupe apparié mais n’ayant pas fait l’objet du même diagnostic. L’incidence de cancer chez les militaires souffrant de neuropsychose n’était pas plus élevée que celle du groupe témoin et lui était, de fait, légèrement inférieure, quoique de manière non significative.
  5. Abaissement du niveau de stress. Certaines études, mais pas d’autres, signalent une association entre soutiens et contacts sociaux et abaissement du risque de cancer. Cependant, si peu de travaux ont été menés dans ce domaine et les différences observées sont tellement peu convaincantes que l’observateur prudent doit se contenter tout au plus d’admettre la possibilité d’une réelle corrélation. Il reste à établir, en la matière, des preuves bien plus solides que celles avancées par les études contradictoires déjà réalisées.

Le stress et le pronostic de cancer

Cet aspect du problème offre un intérêt moindre en raison de la faible proportion de la population d’âge actif qui est atteinte de cancer. Néanmoins, il convient de mentionner une divergence dans la littérature entre les travaux ayant démontré des différences de survie quant au niveau de stress déclaré avant le diagnostic et ceux qui n’ont pas constaté d’association. On pourrait, au vu de ces résultats, rappeler les recherches parallèles ayant montré que, non seulement les patients atteints de cancer, mais également ceux qui souffrent d’autres maladies, évoquent davantage des moments de stress passés que les gens bien portants du fait des modifications psychologiques enclenchées par la maladie et, qui plus est, de la conscience qu’ils ont eux-mêmes d’être malades. S’agissant du pronostic, différentes études ont indiqué des taux de survie plus élevés chez les individus qui jouissaient de soutiens sociaux suffisants, par opposition à ceux qui étaient moins favorisés sur ce plan. Il est possible que la disponibilité de soutiens sociaux réduise le stress et réciproquement. Cependant, si l’on envisage en même temps l’incidence et le pronostic, les études déjà menées ne font, au mieux, que suggérer l’existence d’une telle relation (Fox, 1995).

Les études chez l’animal

Il pourrait être instructif de considérer les effets du stress dans le cadre d’expériences sur les animaux. Les résultats des études méthodologiquement satisfaisantes sont effectivement plus clairs, mais non déterminants. Il a été démontré que les animaux stressés porteurs de tumeurs d’origine virale subissaient une croissance tumorale plus rapide et mouraient plus vite que les animaux non stressés. Mais l’inverse est vrai des tumeurs non virales, c’est-à-dire produites en laboratoire par des agents cancérogènes chimiques. Dans ces études, les animaux stressés développent moins de tumeurs et accusent des durées de survie prolongées après le début d’un cancer, par rapport aux animaux non stressés (Justice, 1985). Or, dans les pays industriels, seules 3 à 4% des tumeurs malignes humaines sont virales. Les autres proviennent de stimuli chimiques ou physiques — tabagisme, radiations, chimie industrielle, irradiation nucléaire (par le radon, entre autres), excès d’exposition au soleil, etc. Ainsi, si l’on extrapolait les résultats obtenus chez l’animal à l’humain, on pourrait être amené à conclure que le stress est favorable à la fois quant à l’incidence du cancer et quant à la survie. Il semble bien entendu difficile de tirer de telles conclusions (Justice, 1985; Fox, 1981). Les résultats obtenus chez les animaux peuvent être utilisés pour générer des hypothèses afférentes aux données décrites chez l’humain, mais ne sauraient servir de fondement à la formulation de conclusions le concernant.

Conclusion

Compte tenu de la variété des facteurs de stress qui ont été examinés dans la littérature scientifique — durée, sévérité, nature des paramètres — et de la prépondérance des résultats suggérant peu ou pas d’effets sur l’incidence de développement ultérieur de cancers, il paraît raisonnable d’inférer des résultats identiques pour ce qui est du stress lié à l’activité professionnelle. De même que pour le pronostic du cancer, trop peu d’études ont été entreprises pour permettre de tirer une quelconque conclusion, même à titre provisoire, concernant les facteurs de stress. Il est cependant possible qu’une certaine forme de solidarité sociale puisse en diminuer légèrement l’incidence et, peut-être, augmenter les chances de survie.

LES TROUBLES MUSCULO-SQUELETTIQUES

Soo-Yee Lim, Steven L. Sauter et Naomi G. Swanson

Une part croissante de la littérature relative à la santé au travail incite à penser que des facteurs psychosociaux en milieu professionnel peuvent concourir au développement de syndromes musculo-squelettiques, tant dans la région lombaire que dans les membres supérieurs (Bongers et coll., 1993). Les facteurs psychosociaux d’origine professionnelle se rapportent aux aspects de la situation de travail (tels que les rôles, la pression, les relations professionnelles) susceptibles de contribuer au stress ressenti par l’individu (Lim et Carayon, 1994; BIT, 1996). Le présent article propose une synthèse des données et des mécanismes sous-jacents qui relient facteurs psychosociaux et problèmes musculo-squelettiques. L’accent est mis sur l’étude des affections des membres supérieurs parmi les employés de bureau. L’examen des pistes de recherches ultérieures y est également tenté.

Entre 1985 et 1995, une abondante documentation a permis de démontrer une relation entre les facteurs psychosociaux et les problèmes musculo-squelettiques des membres supérieurs dans un environnement professionnel de bureau (voir Moon et Sauter, 1996, pour une revue complète de la littérature dans ce domaine). Aux Etats-Unis, cette relation a été suggérée en premier lieu dans des travaux exploratoires initiés par l’Institut national de la sécurité et de la santé au travail (National Institute for Occupational Safety and Health (NIOSH)) (Smith et coll., 1981). Selon les résultats obtenus, ceux des techniciens travaillant sur des terminaux à écrans de visualisation qui avaient fait état, dans la description de leurs conditions de travail, de moins d’autonomie, d’une définition insuffisante des rôles, mais, par contre, de plus de pressions et contraintes et de contrôle hiérarchique, signalaient par ailleurs davantage de problèmes musculo-squelettiques que ne l’avaient fait leurs collègues travaillant sur écran de visualisation (Smith et coll., 1981).

Des études plus récentes appliquant des techniques d’inférence statistique plus poussées accréditent plus nettement la possibilité d’un effet direct des facteurs psychosociaux liés au travail sur les troubles musculo-squelettiques des membres supérieurs, dans le cas des employés de bureau. Ainsi, Lim et Carayon (1994) ont employé des méthodes d’analyse structurale afin d’examiner la relation entre facteurs psychosociaux professionnels, d’une part, et troubles musculo-squelettiques au niveau des membres supérieurs, d’autre part, chez un groupe de 129 employés de bureau. Leurs résultats indiquent que les facteurs psychosociaux tels que la pression issue du travail, le contrôle des tâches réalisées et l’existence de quotas de production étaient des facteurs prédictifs importants de l’occurrence de troubles musculo-squelettiques au niveau des membres supérieurs, particulièrement dans les régions du cou et des épaules. Certains facteurs démographiques (âge, genre, ancienneté dans l’emploi, total des heures quotidiennes d’utilisation d’un ordinateur) et d’autres facteurs de variation (situations médicales autodéclarées, passe-temps et utilisation de l’ordinateur en dehors du contexte professionnel) étaient pris en compte et n’ont été reliés à aucun de ces problèmes.

Hales et coll. (1994) ont corroboré ce dernier constat grâce à une étude de l’Institut national de la sécurité et de la santé au travail (National Institute for Occupational Safety and Health (NIOSH)). Deux sortes de problèmes musculo-squelettiques ont été observés chez 533 employés des télécommunications provenant de trois métropoles différentes: 1) les symptômes musculo-squelettiques des membres supérieurs, déterminés uniquement par questionnaire; et 2) les problèmes musculo-squelettiques des membres supérieurs potentiellement liés au travail, déterminés par un examen physique, en sus du questionnaire. Au moyen d’analyses de régression, l’étude fait apparaître que des facteurs tels que la pression causée par le travail, ou une faible latitude décisionnelle, étaient associés non seulement à une plus forte prévalence de symptômes musculo-squelettiques, mais également à des signes physiques de maladie plus nombreux. De même, dans les milieux industriels, Bongers et coll. (1993) ont observé certaines associations, mais essentiellement en ce qui concerne les lombalgies.

Quelques spécialistes ont proposé plusieurs types de mécanismes susceptibles de régir les rapports entre facteurs psychosociaux et problèmes musculo-squelettiques (Sauter et Swanson, 1996; Smith et Carayon, 1996; Lim, 1994; Bongers et coll., 1993). Ces mécanismes peuvent être regroupés en quatre catégories:

  1. psychophysiologiques;
  2. comportementaux;
  3. physiques;
  4. perceptifs.

Les mécanismes psychophysiologiques

Frankenhaeuser et Gardell (1976) ont montré qu’il existait une plus grande stimulation du système nerveux autonome (élévation de la sécrétion de catécholamines, du rythme cardiaque et de la tension artérielle et musculaire notamment) chez les individus soumis à des conditions psychosociales stressantes sur le lieu de travail. C’est là une réponse psychophysiologique normale et adaptative qui prépare l’individu à l’action. Cependant, une exposition prolongée au stress peut être préjudiciable tant à la fonction musculo-squelettique qu’à l’état de santé général. Ainsi, la tension musculaire liée au stress peut accroître la charge statique des muscles et, de ce fait, accélérer la fatigue musculaire et la gêne qui y est associée (Westgaard et Bjorklund, 1987; Grandjean, 1986).

Les mécanismes comportementaux

Les individus soumis à des stress peuvent modifier leur comportement de travail de telle façon qu’ils intensifieront l’effort musculo-squelettique. La tension psychologique peut, par exemple, entraîner une plus grande application de force dans l’exécution de certaines tâches manuelles, taper sur un clavier, entre autres et, par la suite, être à l’origine d’une usure accélérée du système musculo-squelettique.

Les mécanismes physiques

Les facteurs psychosociaux peuvent influencer directement l’effort physique (ergonomique) nécessaire à l’accomplissement du travail. Une diminution du temps imparti à une tâche conduit probablement ainsi à une augmentation de la cadence de travail (plus de répétitions) et des efforts. A l’inverse, les travailleurs qui disposent d’une plus large autonomie dans le contrôle de leurs activités tendent à ajuster celles-ci de manière à en réduire les éléments répétitifs (Lim et Carayon, 1994).

Les mécanismes de perception

Selon Sauter et Swanson (1996), le lien entre les facteurs de stress biomécaniques (ergonomiques, par exemple) et le développement de troubles musculo-squelettiques passe par des processus perceptifs eux-mêmes influencés par des facteurs psychosociaux existant dans l’environnement professionnel. Ainsi, les symptômes seraient plus manifestes aux postes ou dans des métiers ennuyeux et monotones qu’à des activités plus absorbantes qui mobilisent davantage l’attention du travailleur (Pennebaker et Hall, 1982).

Des travaux complémentaires seraient nécessaires pour évaluer l’importance relative de chacun de ces mécanismes, ainsi que leurs interactions possibles. L’adoption de perspectives longitudinales de préférence dans les plans de recherche, d’une part, de meilleures méthodes d’identification et d’isolement des facteurs d’exposition psychosociale et physique, d’autre part, et enfin, l’affinement de la mesure des manifestations permettraient de mieux cerner les relations causales pouvant exister entre facteurs psychosociaux liés au travail et affections musculo-squelettiques.

Cependant, la masse d’éléments disponibles actuellement, tendant à prouver la relation entre facteurs psychosociaux et affections musculo-squelettiques, est impressionnante et laisse penser que les interventions d’ordre psychosocial jouent vraisemblablement un rôle important dans la prévention des problèmes musculo-squelettiques associés au travail. A cet égard, plusieurs publications (NIOSH, 1988; BIT, 1996) formulent des directives visant à optimaliser les conditions psychosociales en milieu professionnel. Ainsi que l’ont soutenu Bongers et coll. (1993), un effort particulier devrait être consenti pour ménager un environnement professionnel favorable, une charge de travail gérable et une autonomie suffisante pour les travailleurs. Les effets positifs de telles variables étaient tangibles dans une étude de cas exécutée par Westin (1990) à la société Federal Express Corporation, qui a montré qu’un programme comportant une réorganisation globale du travail, destinée à fournir à l’employé un environnement professionnel favorable en termes psychosociaux, une amélioration de la communication et une réduction des pressions liées au travail et aux délais de livraison, était associé à une diminution de l’incidence des problèmes musculo-squelettiques.

LES MALADIES MENTALES

Carles Muntaner et William W. Eaton

Introduction

La maladie mentale est l’une des conséquences chroniques du stress professionnel dont les coûts sociaux et économiques sont considérables (Jenkins et Coney, 1992; Miller et Kelman, 1992). Deux disciplines, l’épidémiologie psychiatrique et la sociologie de la santé mentale (Aneshensel, Rutter et Lachenbruch, 1991), étudient les effets des facteurs d’ordre psychosocial et organisationnel liés au travail, sur la santé psychique. Ces études peuvent être classées suivant quatre démarches théoriques et méthodologiques distinctes: 1) les études considérant une seule profession; 2) les études de grandes catégories professionnelles prises comme indicateurs de la stratification sociale; 3) les études comparatives entre catégories professionnelles; et 4) les études de facteurs de risque psychosociaux et organisationnels spécifiques. Nous nous proposons ici de passer en revue chacune de ces approches et d’en analyser les implications, tant sur le plan de la recherche que sur celui de la prévention.

Les études portant sur une profession particulière

Il existe de nombreuses études centrées sur une seule profession. La dépression a été l’objet de travaux effectués chez les secrétaires (Garrison et Eaton, 1992), les cadres et les responsables (Phelan et coll., 1991; Bromet et coll., 1990), les informaticiens (Mino et coll., 1993), les sapeurs-pompiers (Guidotti, 1992), les professeurs (Schonfeld, 1992) et les travailleurs des «maquiladoras», à savoir les manufactures de sous-traitance au Mexique (Guendelman et Silberg, 1993). Michaels et Zoloth (1991) ont établi un lien entre l’alcoolisme et la toxicomanie, d’une part, et les phénomènes de mortalité, d’autre part, chez les chauffeurs d’autobus, tandis que les travaux de Bromet et coll. (1990) concernant les cadres et les professions libérales révélaient un rapport analogue. Les symptômes d’anxiété et de dépression, caractéristiques des troubles psychiatriques, ont été retrouvés chez les travailleurs du textile, les infirmières, les professeurs, les travailleurs sociaux, les personnels des plates-formes pétrolières et les jeunes médecins (Brisson, Vezina et Vinet, 1992; Firth-Cozens, 1987; Fletcher, 1988; McGrath, Reid et Boore, 1989; Parkes, 1992). L’absence de groupes de comparaison rend difficile d’apprécier la valeur de ce type d’étude.

Les études des grandes catégories professionnelles prises comme indicateurs de stratification sociale

L’utilisation du type de profession comme indicateur de stratification sociale procède d’une longue tradition dans la recherche en santé mentale (Liberatos, Link et Kelsey, 1988). Des travailleurs manuels non qualifiés et des fonctionnaires situés au bas de l’échelle hiérarchique ont accusé une forte prévalence d’affections psychiatriques mineures en Angleterre (Rodgers, 1991; Stansfeld et Marmot, 1992). Des problèmes d’alcoolisme ont été relevés chez les travailleurs suédois (Ojesjo, 1980), mais aussi, et de manière plus significative, chez les gestionnaires japonais (Kawakami et coll., 1992). L’absence d’une différenciation conceptuelle entre les effets inhérents aux professions elles-mêmes et les facteurs relatifs au mode de vie associé aux diverses strates professionnelles constitue une sérieuse lacune dans ces études. Il est également avéré que la profession est un indicateur de stratification sociale distinct de la classe sociale elle-même, cette dernière dimension incluant les aspects de jouissance des biens acquis (Kohn et coll., 1990; Muntaner et coll., 1994). Toutefois, aucune étude empirique de la maladie mentale intégrant cette conceptualisation n’a été entreprise.

Les études comparatives des catégories professionnelles

Le recensement des professions constitue une source d’information immédiate permettant d’explorer les associations entre professions et maladies mentales (Eaton et coll., 1990). Les études des zones d’observation épidémiologiques (Epidemiological Catchment Area (ECA)) portant sur l’ensemble des catégories professionnelles signalent une forte prévalence de dépression à des postes professionnels, d’assistance administrative et domestique (Roberts et Lee, 1993). Dans une autre recherche épidémiologique importante menée dans le comté d’Alameda, on a relevé des incidences de dépression marquées chez les ouvriers (Kaplan et coll., 1991). Chez des travailleurs américains observés sur une durée de 12 mois, une prévalence élevée d’alcoolisme a été constatée dans les métiers artisanaux (15,6%) et chez les manœuvres (15,2%), s’agissant des hommes, et dans l’agriculture, la foresterie et la pêche (7,5%) et les métiers non qualifiés du secteur tertiaire (7,2%), chez les femmes (Harford et coll., 1992). Les taux d’abus et de dépendance à l’alcool obtenus par l’ECA signalent une prévalence accusée dans les métiers du transport, les travaux manuels ainsi que chez les manœuvres (Roberts et Lee, 1993). Des taux d’alcoolisme importants étaient également relevés chez les travailleurs du secteur des services, les chauffeurs et la main-d’œuvre non qualifiée, à l’occasion d’une étude sur la population suédoise (Agren et Romelsjo, 1992). Sur une période de 12 mois, les abus ou la dépendance toxicophiles ressortant de l’étude de l’ECA étaient plus élevés parmi les agriculteurs (6%), les travailleurs manuels (4,7%), les opérateurs techniques, les transporteurs et les manœuvres (3,3%) (Roberts et Lee, 1993). L’analyse de l’ECA sur la prévalence combinée de tous les syndromes d’abus ou de dépendance à des substances psychotropes (Anthony et coll., 1992) a indiqué des chiffres supérieurs chez les travailleurs du bâtiment, les charpentiers et dans tous les métiers de la construction, chez les serveurs et serveuses et les employés des entreprises de transports et de déménagements. Dans une autre analyse de l’ECA (Muntaner et coll., 1991), les risques de schizophrénie, définie selon le critère A du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-3), publié par l’Association américaine de psychiatrie (American Psychiatric Association (APA)) (1980), étaient plus élevés chez les employés de maison, les artistes et les travailleurs du bâtiment et des travaux publics (délires et hallucinations) comparativement aux indices trouvés dans les postes d’encadrement.

Plusieurs études de l’ECA ont été effectuées dans des catégories professionnelles plus spécifiques. En outre, afin de caractériser plus précisément l’environnement professionnel, ces études tiennent compte de facteurs socio-démographiques qui auraient introduit des biais dans les résultats. Une période d’observation de 12 mois a fait apparaître de forts taux de fréquence de dépression prononcée (supérieurs aux 3 à 5% retrouvés dans l’ensemble de la population (Robins et Regier, 1990)) chez des opérateurs de saisie de données et d’équipements informatiques (13%), ainsi que chez les dactylos, les juristes, les enseignants d’établissements spécialisés et les conseillers-psychothérapeutes (10%) (Eaton et coll., 1990). Après la prise en compte des facteurs socio-démographiques, les juristes, les enseignants et les conseillers-psychothérapeutes accusaient une incidence de dépression significativement plus élevée que celle de la population active (Eaton et coll., 1990). Selon Mandell et coll. (1992), qui ont procédé à une analyse détaillée de 104 professions, ce sont les ouvriers et autres travailleurs spécialisés du bâtiment et des travaux publics, les chauffeurs de poids lourds et les déménageurs qui présenteraient le plus grand nombre de cas d’abus ou de dépendance alcoolique.

Les études comparatives entre catégories professionnelles souffrent du même défaut que les études de stratification sociale. Ainsi, l’une des restrictions qu’il faut appliquer à l’approche par catégories professionnelles est que les facteurs de risque spécifiques passent obligatoirement inaperçus. De plus, les facteurs émanant du mode de vie associé à certaines catégories professionnelles permettent souvent d’expliquer les résultats obtenus.

Etudes des facteurs de risque psychosociaux et organisationnels spécifiques

De nombreuses études sur le stress au travail et les maladies mentales ont été conduites à l’aide d’échelles issues du modèle «exigences/autonomie» de Karasek (Karasek et Theorell, 1990) ou de mesures dérivées du Dictionary of Occupational Titles (DOT) (Cain et Treiman, 1981). En dépit des différences méthodologiques et théoriques rattachées à ces systèmes, ceux-ci évaluent des dimensions psychosociales analogues (contrôles, complexité substantielle et exigences du travail) (Muntaner, Eaton et Garrison, 1993). Les exigences auxquelles sont soumis les employés de sexe masculin des centrales électriques ont été associées par Bromet et coll. (1988) à des troubles dépressifs marqués. On a constaté que les professions dans lesquelles les aspects de direction, de contrôle ou de planification étaient défaillants jouaient un rôle médiateur dans la relation entre le statut socio-économique et la dépression (Link, Dohrenwend et Skodol, 1993). Cependant, une étude de Guendelman et Silberg (1993) n’a pas trouvé de relation entre la faible marge de contrôle et la dépression. Le nombre d’effets négatifs imputés au travail, l’absence de gratification intrinsèque ou les facteurs de stress organisationnels, tels que des rôles professionnels conflictuels ou ambigus, ont également été corrélés à une dépressivité majeure (Phelan et coll., 1991). L’abus prononcé d’alcool et les problèmes qui s’ensuivent sont mis en rapport avec les heures supplémentaires et le manque de gratification chez les hommes et avec l’insécurité de l’emploi chez les femmes au Japon (Kawakami et coll., 1993), ainsi qu’avec des exigences de travail importantes et une faible latitude décisionnelle chez les Américains de sexe masculin (Bromet et coll., 1988). Chez ces derniers encore, les contraintes psychologiques ou physiques liées à une profession, ainsi que des marges de contrôle trop étroites dans le travail, sont des éléments qui vont déterminer l’incidence d’abus et de dépendance à l’alcool, d’après Crum et coll. (1995). Selon une autre analyse de l’ECA, des exigences physiques contraignantes et un faible pouvoir discrétionnaire imposés à un poste de travail déterminent également la dépendance vis-à-vis des drogues (Muntaner et coll., 1995). La présence de schizophrénie, de psychoses paranoïaques, voire d’hallucinations varie, selon trois études américaines, avec les niveaux de risques et d’efforts physiques imposés par le métier (Muntaner et coll., 1991; Link, Dohrenwend et Skodol, 1986; Muntaner, Eaton et Garrison, 1993). Les exigences physiques d’une profession donnée ont également été associées à des maladies psychiatriques dans la population suédoise (Lundberg, 1991). Tous ces travaux peuvent être utiles dans une perspective prophylactique, parce que ce sont des facteurs de risque spécifiques et potentiellement modifiables qui sont à l’étude.

Les implications pour la recherche et la prévention

Les travaux à venir devraient porter sur les caractéristiques démographiques et sociologiques des travailleurs afin de se focaliser sur les professions elles-mêmes (Mandell et coll., 1992). Si la profession est considérée comme un indicateur de stratification sociale, il conviendrait de contrôler les variables telles que les facteurs de risque non liés au travail. On devrait également se pencher sur les effets que des conditions «non démocratiques» régnant dans certains milieux de travail et pendant de longues périodes ont sur les travailleurs (Johnson et Johansson, 1991). Une importante initiative pour la prévention des affections psychologiques liées au travail a mis en lumière la nécessité d’améliorer les conditions de travail, les services, la recherche et la surveillance (Keita et Sauter, 1992; Sauter, Murphy et Hurrell, 1990).

Si certains chercheurs pensent que la redéfinition du travail peut favoriser tant la productivité que la santé des travailleurs (Karasek et Theorell, 1990), d’autres avancent que l’optimisation des profits de l’entreprise, d’une part, et la santé psychique des travailleurs, d’autre part, sont des objectifs contradictoires (Phelan et coll., 1991; Muntaner et O’Campo, 1993; Ralph, 1983).

LE SYNDROME D’ÉPUISEMENT PROFESSIONNEL

Christina Maslach

L’épuisement est une forme de réponse prolongée à des facteurs chroniques de tension, d’ordre affectif et interpersonnel qui sont liés au travail. L’épuisement a été conceptualisé comme étant une expérience individuelle du stress, imbriquée dans un contexte de relations sociales complexes et intégrant aussi bien l’image que le sujet a de lui-même que celle qu’il a des autres. En tant que tel, ce phénomène présente un intérêt particulier pour les professions sociales où: a) la relation entre prestataire et usager est primordiale pour l’accomplissement du travail; et b) la prestation de services, de soins, de traitements ou d’enseignement peut constituer une expérience à forte connotation affective. Différentes professions réunissent ces critères, telles celles relevant des soins de santé physique et psychique, des services sociaux, de la justice pénale et de l’éducation. Quoique ces professions diffèrent selon la nature du contact qu’elles impliquent entre prestataire et bénéficiaire, elles sont assimilables en ce qu’elles comportent toujours une relation qui est centrée sur les difficultés (psychologiques, sociales ou physiques) actuelles vécues par les personnes qui consultent et par laquelle des soins ou des services sont dispensés dans un système structuré. Non seulement le travail du prestataire comportera vraisemblablement une forte charge affective, mais, en général, les solutions ne seront pas aisément accessibles, ce qui tendra à accentuer les éléments de frustration et d’ambiguïté perçus sous l’angle professionnel. Ceux qui travaillent de manière continue dans de telles circonstances sont plus vulnérables au syndrome d’épuisement.

La définition opérationnelle (et l’étalonnage correspondant) la plus couramment utilisée dans les travaux sur ce syndrome est un modèle à trois composantes dans lequel l’épuisement est conçu en termes d’épuisement affectif,  de dépersonnalisation  et  de rendement personnel diminué (Maslach, 1993; Maslach et Jackson, 1981-1986). L’épuisement affectif renvoie à des sentiments d’usure et d’atténuation des ressources psychiques. La dépersonnalisation se réfère à une attitude négative, insensible ou excessivement détachée à l’égard des destinataires habituels des soins, de l’attention ou des services. La diminution du rendement personnel procède du fléchissement de la conscience que l’on a de ses propres compétences et du sentiment de réussite vécu dans le travail.

Cette conceptualisation pluridimensionnelle de l’épuisement a des implications importantes, tant théoriques que pratiques. Elle permet une compréhension plus complète de cette forme particulière de stress professionnel en la resituant dans son contexte social et en identifiant la gamme des réactions psychologiques qu’elle peut occasionner chez les différents travailleurs sociaux. Ces réactions différentielles ne sont peut-être pas simplement une fonction de facteurs individuels (tels que la personnalité), mais pourraient refléter les impacts différentiels de facteurs situationnels sur les trois dimensions de l’épuisement. Par exemple, certaines caractéristiques du travail influenceraient les sources de stress psychique (et, par là, l’épuisement) et d’autres les ressources permettant de s’acquitter des tâches de manière satisfaisante et, donc, le sentiment personnel d’accomplissement. La caractérisation pluridimensionnelle implique également que les interventions visant à juguler le phénomène d’épuisement devraient être conçues et planifiées à partir de la ou des composantes spécifiques qui sont en jeu. En d’autres termes, il peut être plus efficace d’envisager les moyens de réduire les risques d’asthénie mentale ou de prévenir les tendances à la dépersonnalisation, ou encore de renforcer les sentiments positifs liés à la conscience du travail accompli, plutôt que de procéder de manière plus diffuse.

Parallèlement à ce cadre social, la recherche empirique sur l’épuisement psychique s’est axée avant tout sur les facteurs et les situations professionnelles. Ainsi, certaines études ont inclus des variables telles que les dynamiques relationnelles sur le lieu de travail (clients, collègues, supérieurs) et à la maison (famille), la satisfaction professionnelle, les rôles conflictuels ou ambigus, les réactions de retrait par rapport au travail (renouvellement des personnels, absentéisme), les attentes, le volume de travail, le type de poste et la stabilité de l’emploi, la politique institutionnelle, etc. Les facteurs personnels qui ont été étudiés relèvent plus souvent de la démographie (sexe, âge, état civil, etc.). De plus, on s’est préoccupé de certaines variables liées à la personnalité, à la santé individuelle, aux relations avec la famille et les amis (tissu social et familial) et des valeurs, croyances et engagements personnels. En général, les facteurs professionnels sont plus nettement liés à l’asthénie psychique que ne le sont les facteurs personnels. En termes d’agents précipitant l’apparition de ce syndrome, les trois composantes essentielles seraient les rôles conflictuels, le manque d’autonomie et de latitude décisionnelle et l’absence de formes de soutien social au travail. Les effets de l’épuisement se manifestent le plus souvent sous diverses formes de retrait ou d’insatisfaction par rapport au travail, avec ce que cela suppose en termes de détérioration dans la qualité des soins ou des services prodigués aux clients ou aux patients. L’épuisement semble être corrélé avec différents indices autorapportés de dysfonctionnement individuel, notamment les problèmes de santé, la consommation accrue d’alcool ou d’autres substances toxiques et les conflits conjugaux et familiaux. Le degré relatif d’épuisement ne varie guère en fonction du temps, ce qui éclairerait la nature chronique, plutôt qu’aiguë, du phénomène (voir Kleiber et Enzmann, 1990; Schaufeli, Maslach et Marek, 1993, pour des synthèses de travaux dans ce domaine).

L’un des objectifs de la recherche à venir concernerait les critères diagnostiques relatifs à l’épuisement. Celui-ci a longtemps été décrit à partir de symptômes de dysphorie, tels que l’abattement, la fatigue, la perte d’estime de soi et la dépression. Néanmoins, la dépression est perçue comme étant indépendante de tout contexte, d’une part, et susceptible de survenir dans toutes les situations, d’autre part, alors que l’épuisement semble lié au travail et à une situation spécifique. D’autres signes d’épuisement psychique ont trait à l’incapacité de se concentrer, à l’irritabilité, au négativisme et à une diminution sensible de la performance professionnelle sur une période de plusieurs mois. On estime généralement que les symptômes d’épuisement se manifestent aussi chez des personnes «normales» ne souffrant d’aucune séquelle d’ordre psychopathologique ni de maladie organique identifiable. Si l’on entretient l’idée de symptômes distinctifs de l’épuisement psychique, il apparaît que celui-ci pourrait être diagnostiqué et traité à un niveau individuel.

Pourtant, étant donné les arguments en faveur d’une étiologie situationnelle de l’épuisement, on a privilégié les interventions sociales, plutôt que personnelles. Le soutien social, particulièrement celui qu’apportent les proches, semble être une parade efficace au danger de l’épuisement. Par ailleurs, une formation adaptée, prévoyant une certaine préparation face aux difficultés et situations professionnelles stressantes, permet aux travailleurs concernés de raffermir le sentiment de leur propre efficacité et de la maîtrise de leur rôle professionnel. Le fait d’être actif dans une communauté plus large ou un groupe d’action peut également contrer les sentiments d’impuissance et de pessimisme que peut provoquer, chez le travailleur social, l’absence de solution à long terme aux problèmes auxquels il est confronté. Accentuer les aspects positifs du métier, d’une part, et trouver les façons de rendre plus signifiantes les tâches ordinaires, d’autre part, sont autant de moyens de favoriser l’acquisition de sentiments d’efficacité et de maîtrise personnelles.

On a de plus en plus tendance à concevoir le syndrome d’épuisement psychique comme un processus dynamique, plutôt que comme une condition statique, ce qui entraîne des conséquences importantes quant à la formulation de modèles de développement et de mesures méthodologiques. Une réorientation de la recherche en ce sens a le mérite de permettre une analyse plus approfondie du phénomène de l’épuisement et, sur le plan pratique, de doter les individus et les institutions de moyens plus efficaces pour résoudre les problèmes qui en découlent.

LA PRÉVENTION

SYNTHÈSE DES STRATÉGIES GÉNÉRALES DE PRÉVENTION ET DE MAÎTRISE DU STRESS PROFESSIONNEL

Cary L. Cooper et Sue Cartwright

L’entreprise qui cherche à établir et à maintenir un niveau optimal de bien-être psychique, physique et social chez ses salariés doit poursuivre des politiques et concevoir des procédures faisant largement cas des principes de sécurité et de santé au travail. Dans ce cadre, les perspectives de santé mentale, liées aux besoins de l’organisation et de son personnel, tiendront une place importante et des moyens de gestion du stress seront mis en place. Les approches adoptées seront régulièrement révisées et évaluées.

Plusieurs options sont à considérer au regard de la prévention du stress. Elles pourraient correspondre à des niveaux dits primaires, secondaires ou tertiaires de prophylaxie et concerner différentes étapes du processus du stress (Cooper et Cartwright, 1994). La prévention primaire  s’attache à réduire ou à éliminer les facteurs ou les sources de stress, à promouvoir un environnement professionnel favorable et capable d’offrir un certain soutien. La prévention secondaire consiste à prévoir une détection rapide, ainsi que la gestion de la dépression et de l’anxiété, par le biais d’incitations à la prise de conscience de soi et d’améliorations des compétences en gestion du stress. La prévention tertiaire vise les processus de rééducation et de rétablissement des individus ayant souffert ou souffrant de troubles générés par le stress.

Les employeurs devront intégrer ces trois dimensions afin de mettre sur pied une politique organisationnelle exhaustive et efficace du stress (Cooper, Liukkonen et Cartwright, 1996).

La prévention primaire

La façon la plus efficace de combattre le stress est, en premier lieu, de l’éliminer à sa source. Pour cela, il faudra peut-être procéder à des changements dans la politique de gestion du personnel, adapter les modalités de communication, restructurer les postes ou attribuer une autonomie et des pouvoirs décisionnels plus larges à des niveaux hiérarchiques inférieurs. De toute évidence, le type d’action requise par une entreprise donnée variera en fonction des facteurs de stress en cause; toute intervention demandera donc à être guidée par une série de diagnostics préalables ou évaluations du stress, pour identifier ces facteurs de stress et ceux qu’ils affectent.

Les exercices d’évaluation sont généralement menés sous la forme d’un autoquestionnaire distribué aux salariés d’une grande entreprise soit service par service, soit globalement. Outre qu’il vise à identifier les sources de stress au travail, ainsi que les individus les plus vulnérables à cet égard, le questionnaire apprécie d’ordinaire le niveau de satisfaction vécue par le salarié à son travail, sa façon de réagir, sa santé physique et psychique, relativement à ceux de catégories professionnelles et de branches similaires. L’évaluation du stress est un moyen extrêmement efficace de diriger les ressources de l’organisation là où elles sont le plus nécessaires. L’exercice permet également d’observer régulièrement le niveau de stress, ainsi que l’évolution de la santé des salariés dans la durée et d’établir un seuil de référence d’après lequel les interventions futures pourront être jaugées.

Certains instruments diagnostiques, tels que l’Occupational Stress Indicator (Cooper, Sloan et Williams, 1988), ont été progressive-ment appliqués à cet effet par un nombre croissant d’organisations. Ces opérations sont gérées d’ordinaire par les départements des ressources humaines ou du personnel ou les services médicaux de l’entreprise, avec consultation de psychologues. Dans les entreprises de taille plus réduite, il peut être possible de créer des groupes de discussion pour le personnel ou d’élaborer des questionnaires de suivi qui seront administrés de manière moins officielle. De telles discussions et de tels questionnaires devraient comporter les rubriques suivantes:

Une autre méthode consiste à demander aux salariés de tenir, pendant quelques semaines, un «journal du stress» dans lequel ils consignent les événements stressants qu’ils ont vécus pendant la journée. La collecte de ce type d’information auprès d’un groupe ou de tout un service peut amener à reconnaître certaines sources universelles et permanentes de stress.

La promotion d’un environnement favorable et des réseaux de soutien

Une forme essentielle de prévention primaire est de susciter un climat de travail favorable, à l’échelle de l’entreprise, où le stress est reconnu comme un fait de la vie active moderne et non comme une preuve de faiblesse ou d’incompétence. Les difficultés psychiques ne sont pas discriminatoires — elles peuvent affecter quiconque, quel que soit l’âge, le statut social ou la fonction de l’individu. De ce fait, les salariés ne devraient pas craindre d’admettre les difficultés qu’ils peuvent éprouver.

Les entreprises doivent adopter une démarche explicite en vue, d’une part, d’éliminer les stigmates souvent rattachés au fait de souffrir de problèmes affectifs et, d’autre part, d’optimaliser l’accès du personnel à des mécanismes de soutien (Cooper et Williams, 1994). Les actions officielles à entreprendre consisteront notamment à:

Plus impérieuse encore est la nécessité, tant pour les responsables que pour les syndicats, de montrer un engagement ferme dans la lutte contre le stress et la promotion du bien-être psychologique en milieu de travail. Cet objectif suppose peut-être une plus grande ouverture en termes de communication dans l’entreprise, ainsi qu’un démantèlement des normes culturelles organisationnelles qui, intrinsèquement, contribuent au stress des travailleurs (telles, par exemple, les normes implicites qui poussent les employés à prolonger excessivement leur journée de travail et les culpabilisent s’ils quittent leur travail «à l’heure»). Les entreprises promouvant un climat professionnel positif pourront devancer la survenue de sources de stress supplémentaires ou induites par les changements proposés (restructurations, nouvelles technologies), notamment par le biais de formations spéciales ou en faisant collaborer les salariés au processus. Une communication ouverte et régulière et la participation soutenue des personnels jouent un rôle fondamental dans la réduction du stress en temps de réorganisation.

La prévention secondaire

Les initiatives ressortissant de cette catégorie sont généralement centrées sur la formation et ménagent des activités de sensibilisation et des programmes de valorisation des compétences.

Les stages en matière de gestion du stress aident les individus à en reconnaître les symptômes, chez eux comme chez les autres, et à développer leurs capacités d’adaptation et de résistance face aux situations de stress.

La forme et le contenu de ce type de formation peuvent varier considérablement, mais celle-ci prévoit souvent des techniques de relaxation simple, des conseils en matière d’hygiène de vie et de planification individuelle, une formation à la gestion du temps, des stages et des exercices d’affirmation de la personnalité et de résolution de problèmes. Le but de ces interventions est de permettre aux employés de reconnaître les effets psychologiques du stress et de se constituer un programme personnel de maîtrise du problème (Cooper, 1996).

Ce type d’action peut être bénéfique aux personnels de tous les niveaux et entraîne notamment les cadres à détecter les manifestations de stress chez leurs subordonnés, à être attentifs à leur propre style de gestion et, donc, à son effet sur ceux qu’ils dirigent. Ces efforts sont particulièrement fructueux lorsqu’ils sont déployés à la suite d’un exercice d’évaluation du stress.

Les dépistages et les programmes prophylactiques

Avec la coopération des professionnels de la santé au travail, les entreprises peuvent, par ailleurs, introduire des initiatives qui encouragent directement des attitudes positives en matière de santé. Là encore, les activités de promotion de la santé peuvent revêtir des formes variées et comporter:

Les entreprises qui ne possèdent pas de service spécialement voué à la santé du personnel peuvent s’adresser à des firmes extérieures qui offrent ce type de prestations. D’après les informations recueillies auprès de ces agences spécialisées, bien établies aux Etats-Unis, les résultats obtenus sont frappants (Karasek et Theorell, 1990). Par exemple, le New York Telephone Company’s Wellness Programme (programme de bonne santé de la compagnie de téléphone de New York), dont le but était d’améliorer l’état cardio-vasculaire des employés, a permis à la compagnie d’économiser en un an 2,7 millions de dollars en coûts d’absentéisme et de soins thérapeutiques.

La gestion du stress et les programmes d’hygiène de vie peuvent contribuer, en particulier, à aider les individus à affronter les facteurs de stress environnementaux identifiés par l’entreprise, mais non modifiables, tels que la sécurité de l’emploi.

La prévention tertiaire

Une partie importante de la promotion de la santé sur le lieu de travail est dévolue, d’une part, à la détection des problèmes de santé mentale dès que ceux-ci apparaissent et, d’autre part, à leur prise en charge rapide à travers un traitement spécialisé. La majorité des individus qui contractent des troubles psychiques sont aptes à recouvrer la pleine santé et à retourner au travail. Il est généralement bien plus coûteux de mettre un salarié à la retraite anticipée pour des raisons médicales et de recruter et former son successeur que de consacrer un certain temps à aider ce salarié à récupérer ses capacités de travail. Deux aspects de prévention tertiaire peuvent être considérés:

Les consultations thérapeutiques

Les entreprises peuvent fournir aux salariés qui connaissent des difficultés au travail ou sur le plan personnel un accès à des services de soutien psychologique confidentiels (Swanson et Murphy, 1991). Cette assistance peut être dispensée soit par des personnels spécialisés au sein de l’entreprise, soit par l’intermédiaire d’entreprises extérieures, dans le cadre d’un programme d’assistance aux salariés (PAS).

Les PAS proposent des entretiens cliniques ainsi que des services d’information et d’orientation vers d’autres structures ou traitements appropriés. Ces interventions sont confidentielles et mettent souvent à disposition une voie de contact permanent. Les frais sont généralement calculés par personne, en fonction du nombre total de salariés et du nombre d’heures de consultation fournies par le programme.

Prodiguer une assistance psychothérapeutique requiert des compétences pointues et donc une formation poussée. Les intervenants thérapeutiques doivent avoir reçu une formation spéciale reconnue et pouvoir disposer d’un lieu adéquat où mener leur activité en respectant les impératifs déontologiques de leur profession.

Le soutien thérapeutique est sans doute particulièrement efficace lorsqu’il répond à des situations de stress résultant de facteurs organisationnels internes, non modifiables (par exemple, perte d’emploi), ou de circonstances indépendantes du travail (par exemple, deuil, difficultés conjugales, etc.), mais tendant néanmoins à déborder sur la vie professionnelle. La fonction d’orientation des salariés vers les recours les plus adaptés est également d’une utilité appréciable.

La facilitation du retour au travail

Les salariés qui ont dû temporairement cesser le travail à la suite d’un excès de contraintes psychiques doivent confronter un stress supplémentaire, celui de réintégrer leur poste. L’entreprise adoptera alors une ligne de conduite axée sur la facilitation de ce processus. Une entrevue de «réinsertion» permettra d’établir dans quelle mesure l’individu est apte et satisfait de reprendre le travail, à tous les égards. Des entretiens devraient avoir lieu entre le travailleur, son supérieur et le médecin. Une fois accomplie la réintégration, partielle ou complète, une série de rencontres de suivi donneraient la possibilité d’apprécier les progrès et le degré de réadaptation du travailleur. Le service de santé au travail de l’entreprise jouera un rôle important à cet égard.

Les options indiquées ci-dessus ne devraient pas être mutuellement exclusives, mais éventuellement complémentaires. La formation à la gestion du stress, les activités de promotion de la santé et les conseils thérapeutiques contribuent à renforcer les ressources physiques et psychologiques des salariés et donc à modifier leur approche des situations stressantes et à gérer la souffrance ressentie (Berridge, Cooper et Highley, 1997). Toutefois, des sources persistantes de stress demeureront vraisemblablement que l’individu n’estimera pas avoir la compétence ou la latitude d’altérer (structure, style de gestion, culture de l’organisation, etc.). Les contraintes de cet ordre doivent être levées ou atténuées par une intervention à l’échelle de l’entreprise si l’on souhaite venir à bout des impacts dysfonctionnels de long terme qu’elles auront sur la santé des travailleurs. Seule une évaluation de stress permettra de les identifier.

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