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Chapitre 19 - Les questions d'éthiques

LES CODES ET LES PRINCIPES DIRECTEURS

Colin L. Soskolne

Pourquoi des codes de déontologie?

Les codes de déontologie répondent à de nombreux besoins. Au niveau de la profession elle-même, ils établissent les normes au regard desquelles celle-ci peut être tenue pour responsable de la conduite de ses membres. De plus, comme la société délègue très souvent ce contrôle aux organisations professionnelles, les professions ont élaboré des codes pour donner une base à cette autoréglementation (Soskolne, 1989). Au niveau de chacun des membres de la profession, les codes de déontologie peuvent servir de guide de bonnes pratiques à ceux qui rencontrent un problème d’ordre moral quant à la conduite professionnelle à suivre dans une situation donnée. Lorsqu’un membre de la profession est confronté à ce type de difficulté, il peut trouver dans ces codes l’orientation ou le conseil dont il a besoin.

L’existence d’un code fournit à la profession la base nécessaire au programme d’activité en matière d’éthique professionnelle qui lui permettra d’inculquer à ses membres des normes déontologiques (Gellermann, Frankel et Ladenson, 1990; Hall, 1993). Il reste toujours possible de modifier ce code à l’initiative des membres de la profession s’exprimant à l’occasion des réunions, ateliers ou conférences des organisations professionnelles. Ce débat permanent sur les questions et les problèmes que rencontrent leurs membres est un bon moyen pour la profession de s’assurer que son code de déontologie reste au diapason de l’évolution des valeurs sociales. Les professions dont la survie dépend du soutien de l’opinion publique sont ainsi mieux outillées pour maintenir leur réputation de fiabilité et d’utilité (Glick et Shamoo, 1993).

Les codes de déontologie peuvent aussi être une aide lorsqu’un membre de la profession est accusé d’avoir commis une faute professionnelle ou qu’il fait même l’objet de poursuites judiciaires. S’il peut prouver qu’il a respecté le code de déontologie de la profession, il est probable que l’on considérera qu’il a exercé sa profession conformément aux normes applicables en la matière. Si, dans l’exercice de la profession, il porte préjudice à quelqu’un, il risquera moins d’être déclaré fautif s’il peut prouver qu’il s’est conformé à ces normes. Toutefois, au nom du principe de la confiance (Pellegrino, Veatch et Langan, 1991), le public est en droit d’attendre la meilleure décision professionnelle possible pour l’intérêt général. C’est au nom de ce même principe que, dans le cas de la relation médecin-patient, le patient est en droit d’attendre que le médecin agisse au mieux de ses intérêts. Toutefois, il peut surgir un dilemme d’ordre moral lorsque le bien commun est menacé, alors qu’individuellement le patient est traité au mieux de ses intérêts. En pareil cas, c’est normalement le bien commun qui prime sur celui de l’individu. De toute manière, les codes de déontologie ne remplacent pas les dispositions juridiques sur la responsabilité civile au sujet de laquelle le gouvernement a promulgué des lois destinées à protéger l’intérêt public (Cohen, 1982).

La force et le but des codes de déontologie

Les codes de déontologie impliquent la notion de force obligatoire, c’est-à-dire le pouvoir d’en imposer l’application par différentes formes de sanction. En fait, les notions de responsabilité et d’autoréglementation auxquelles il a été fait allusion ci-dessus supposent que l’organisation professionnelle peut elle-même exercer un certain contrôle sur ses membres (au minimum, par la pression des confrères; au maximum, par le retrait de l’autorisation d’exercer la profession). C’est la raison pour laquelle certaines organisations préfèrent éviter ces connotations souvent prêtées aux codes de déontologie et optent plutôt pour des «principes directeurs», qui mettent l’accent sur l’idée d’orientation et de conseil, de préférence à celle d’application obligatoire. D’autres groupements professionnels ont voulu éviter toutes les connotations associées à la notion de code ou de principes directeurs et ont préféré élaborer des «déclarations d’éthique» à l’intention des organisations qui les composent (Jowell, 1986). Dans l’ensemble de ce chapitre, le terme code est entendu dans le sens de «principes directeurs».

Il convient de souligner d’emblée que pas plus les codes de déontologie que les principes directeurs n’ont force de loi au sens strict. Par essence, les codes et les principes directeurs visent uniquement à orienter les membres de la profession soit collectivement, soit individuellement, dans les rapports qu’ils entretiennent avec leurs clients (y compris les patients et les sujets de recherche), leurs confrères et collègues (y compris les étudiants) et le public (y compris les groupes qui ont des intérêts dans la profession). Par ailleurs, les codes de déontologie visent à améliorer la qualité du travail professionnel et, par là, le prestige de la profession elle-même. D’une façon générale, les codes qui régissent la relation entre le médecin et son patient prévoient que les intérêts du patient l’emportent sur tout autre. Le médecin se voit donc clairement attribuer le rôle de «défenseur du malade». L’exception à cette règle est peut-être le cas des maladies infectieuses où les droits du malade peuvent passer au deuxième plan derrière les impératifs de santé publique. En revanche, on peut affirmer, d’une manière générale, que les codes de déontologie portant sur la recherche scientifique exigent que l’intérêt général passe avant l’intérêt de l’individu ou avant tout autre. Là encore, il peut y avoir des exceptions comme c’est le cas lorsqu’un chercheur découvre que l’un de ses sujets de recherche est un enfant maltraité, auquel cas il aura l’obligation d’en informer les services de la protection de l’enfance.

L’élaboration, la révision et la modification des codes

Le processus selon lequel un code est élaboré a des répercussions sur la façon dont il sera appliqué. Si l’on associe les membres de la profession et ceux qui se préparent à y entrer à l’élaboration, à la révision et à la modification du code de déontologie de cette profession, il est probable qu’un plus grand nombre de personnes se réclameront du texte adopté. Plus ce sentiment d’appropriation sera général, plus nombreux seront les membres de la profession à respecter ce code.

Le contenu et la structure des codes

Pour être utile, un code de déontologie doit être rédigé dans des termes facilement compréhensibles. Les codes peuvent être de longueur variable; certains sont très courts, alors que d’autres sont plus détaillés. Plus un code est exhaustif, plus il a des chances d’être précis. Sa facilité de compréhension dépend à la fois de son contenu et de sa structure. On peut, par exemple, commencer par une brève présentation des principes sur lesquels il se fonde, suivie de déclarations plus développées énonçant, sous forme d’objectifs ou de prescriptions, les dispositions qui constituent le code lui-même. Celles-ci pourront être accompagnées d’un commentaire explicatif, notant parfois certains aspects particuliers et les illustrant par quelques exemples utiles. Il reste que les principes et leur(s) interprétation(s) dépendent, dans une large mesure, des valeurs reconnues comme inhérentes aux objectifs que poursuit la profession. Même si ces valeurs sont universelles, la ou les interprétations qui leur sont données, de même que les pratiques qui en découlent aux niveaux local et régional, peuvent être différentes. C’est pourquoi, si une déclaration des valeurs essentielles de la profession est un ancrage nécessaire pour ses déclarations d’éthique et devrait figurer en préface de ses principes directeurs (Gellermann, Frankel et Ladenson, 1990), un commentaire plus détaillé, ainsi que des données factuelles tirées des études de cas sont, elles aussi, nécessaires pour montrer qu’il a été tenu compte des différences régionales.

Ce commentaire devrait contenir des données factuelles qui fassent état de situations réelles dans lesquelles se sont posés des problèmes ou des difficultés d’ordre éthique ou pourrait être suivi ou complété par de telles données. Ces données factuelles pourront être analysées du point de vue de l’éthique professionnelle soit sous une forme neutre (anonyme), soit avec indication des parties concernées (à condition évidemment que celles-ci acceptent d’être nommément désignées) (voir, par exemple, Soskolne, 1991). Le but de ces études de cas n’est pas de rechercher une rétribution quelconque, mais plutôt de fournir des exemples à des fins pédagogiques. Ces situations tirées de la vie courante ne peuvent que favoriser l’apprentissage.

C’est à partir de cette compréhension de son code de déontologie qu’il devient possible pour une profession d’élaborer des normes plus détaillées de pratique professionnelle. Ces normes portent sur des aspects plus précis du comportement professionnel et, notamment, sur toute une série d’activités allant des relations interpersonnelles à la façon de conduire des recherches et d’en diffuser les résultats. Ces normes de pratique professionnelle vont finalement constituer un corps de règles d’éthique qui va marquer chacun des profils de qualification et y ajouter des considérations particulières qui dépassent la simple déclaration de principes d’éthique.

Le champ d’application des codes de déontologie

Quelle que soit la profession considérée, la nécessité d’élaborer un code de déontologie lui est presque invariablement inspirée par des problèmes ayant un impact direct sur celle-ci. Aussi ces codes sont-ils en général étroitement axés sur les préoccupations propres à cette profession. Ils ne sauraient ignorer pour autant des problèmes sociaux plus généraux (Fawcett, 1993). En fait, dans une analyse récente de plusieurs codes, Summers et coll. (1995) ont montré que les codes actuellement en vigueur font rarement mention de directives relatives à certaines questions sociales telles que les effets sur l’environnement ou la solution des conflits. Lorsqu’on sait l’influence considérable qu’ont certaines professions, il est sûr que, si leurs codes de déontologie prenaient en considération des questions sociales plus générales, plusieurs des domaines de l’activité humaine qui, pour le moment, échappent aux efforts déployés en faveur du bien commun de l’humanité bénéficieraient largement de la conjonction de ces efforts et de l’émulation provoquée par des codes ainsi conçus. Cet effort concerté contribuerait sûrement à limiter certains des dangers qui menacent l’humanité, tels que le militarisme ou la destruction de l’environnement.

La formation à la déontologie

Il existe actuellement deux écoles de pensée pour la formation à la déontologie: l’une s’intéresse plutôt aux principes et l’autre aux cas d’espèce, d’où le nom de casuistique qui lui est souvent donné. L’auteur du présent article a pour opinion, dont il reste à démontrer la validité, qu’un équilibre entre ces deux approches est indispensable si l’on veut que la formation à la déontologie appliquée soit valable (Soskolne, 1991-92). Il n’en reste pas moins que l’étude de cas concrets analysés sous l’angle de l’éthique a un rôle essentiel à jouer dans le processus de formation. Ces cas concrets fournissent le contexte indispensable à l’application des principes.

Maintenant que l’université est reconnue comme un lieu privilégié pour faire prendre conscience aux étudiants des valeurs, des principes et des normes d’exercice de la profession, l’idéal serait que, dans chaque code, soit inclus un programme-type de formation à l’intention de tous ceux qui se destinent à cette profession. La nécessité d’une telle approche est illustrée par une enquête qui montre les contradictions et les insuffisances des cours de déontologie prévus actuellement dans les programmes de formation universitaire aux Etats-Unis (Swazey, Anderson et Seashore, 1993).

Bref historique des codes de déontologie de certaines professions

Dans les cultures occidentales, la profession médicale a l’avantage d’avoir engagé le débat sur les questions de déontologie dès l’époque de Socrate (470 à 399 avant J.-C.), de Platon (427 à 347 avant J.-C.) et d’Aristote (384 à 322 avant J.-C.) (Johnson, 1965). Depuis lors, des codes ont été élaborés et périodiquement révisés afin de répondre aux nouveaux problèmes apparus notamment avec l’évolution des valeurs humaines et, plus récemment, avec le progrès technique (Déclaration d’Helsinki, 1975); Ad hoc Committee on Medical Ethics, 1984; Russel et Westrin, 1992). Depuis les années soixante, d’autres professions se sont mises à élaborer des codes de déontologie pour leurs propres organisations professionnelles. En fait, à partir des années quatre-vingt, l’élaboration de codes de déontologie est devenue une véritable petite industrie. L’Association américaine pour le progrès de la science (American Association for the Advancement of Science (AAAS)) a beaucoup contribué à ce mouvement. Sous l’égide de son Committee on Scientific Freedom and Responsibility, l’AAAS s’est lancée dans l’élaboration d’un projet pilote de déontologie destiné à dégager et à étudier les caractéristiques et les activités qui, dans les professions scientifiques et techniques, devraient être prises en compte par ces codes. Le rapport qui a été établi à l’issue de ce projet a incité ensuite de nombreuses professions à s’intéresser à la mise au point et à la révision de leurs codes de déontologie (Chalk, Frankel et Chafer, 1980).

Il y a longtemps déjà que les professions médicales et paramédicales débattent des difficultés d’ordre éthique inhérentes à la nature même des objectifs de leur profession. Les codes de déontologie qu’elles ont élaborés portent essentiellement sur la relation médecin-patient et sur la question du secret médical. Plus récemment, sans doute en raison du développement de la recherche appliquée dans les domaines de la santé, les codes de déontologie ont élargi leur champ d’application aux questions relevant des rapports entre chercheurs et patients. Comme certaines recherches ont trait à des populations tout entières, les codes de déontologie s’intéressent aussi aux rapports entre les chercheurs et ces populations. L’expérience acquise dans d’autres professions telles que la sociologie, l’anthropologie ou la statistique leur a été fort utile à cet égard.

Nombre de professions qui s’occupent de santé au travail ont, elles aussi, engagé un débat sur des questions de déontologie. Il s’agit notamment de l’hygiène du travail (Yoder, 1982; LaDou, 1986); de l’épidémiologie (Beauchamp et coll., 1991; IEA Workshop on Ethics, Health Policy and Epidemiology, 1990; Chemical Manufacturers Association’s Epidemiology Task Group, 1991; Conseil des organisations internationales des sciences médicales 1992; 1993); de la médecine et de ses nombreuses spécialisations, dont la médecine du travail (Coye, 1982; American Medical Association, 1986; Commission internationale de la santé au travail (CIST), 1992; Standing Committee of Doctors of the EEC, 1980); des soins infirmiers; de la toxicologie; de la statistique (International Statistical Institute, 1986); de la psychologie; de l’ingénierie et de l’analyse des risques.

S’agissant des aspects spécifiquement liés au travail des services de santé (Guidotti et coll., 1989), de la médecine (Samuels, 1992) et de l’hygiène et de la sécurité (LaDou, 1986), ainsi que de la santé au travail et de l’hygiène de l’environnement (Rest, 1995), les chapitres pertinents des codes de déontologie ont fait l’objet de résumés analytiques qui répondent utilement à la nécessité de poursuivre le débat sur ces aspects précis, en vue de réviser les codes en vigueur.

Les codes récents qui comportent des chapitres dûment détaillés sur l’éthique montrent combien il est important d’intégrer l’éthique dans l’exercice quotidien de ces professions. Ils rappellent au praticien que, dans tous les aspects de sa vie professionnelle, toutes les décisions qu’il est amené à prendre et tous les conseils qu’il peut donner ont des conséquences qui ont elles-mêmes des implications d’ordre moral.

Les travaux effectués récemment sur la question de la faute professionnelle dans le domaine scientifique devraient, eux aussi, trouver place dans les textes plus nouveaux (Dale, 1993; Grandjean et Andersen, 1993; Office of the Assistant Secretary for Health, 1992; Price, 1993; Reed, 1989; Sharphorn, 1993; Soskolne, 1993a et 1993b; Soskolne et Macfarlane, 1996; Teich et Frankel, 1992). L’un des objectifs fondamentaux de la science étant de rechercher la vérité par l’objectivité, le plagiat et la fabrication, ou la falsification de données, sont contraires à la déontologie scientifique. Or, à mesure que se développe l’entreprise scientifique et que croît le nombre de personnes qui s’y consacrent, le public est de plus en plus souvent alerté sur des fautes professionnelles de ce genre. Pourtant, il faut reconnaître que, même dans le contexte d’une concurrence de plus en plus vive et de conflits d’intérêts toujours possibles, les scientifiques, dans leur grande majorité, ont à cœur de respecter les principes de la vérité et de l’objectivité. Il reste difficile cependant d’évaluer la fréquence des fautes professionnelles dans ce domaine (Goldberg et Greenberg, 1993; Greenberg et Martell, 1992; Frankel, 1992).

Le préjudice qu’une faute professionnelle peut causer à une activité scientifique donnée est un sujet de préoccupation. Mais, il en est un autre, qui est celui de voir le public perdre confiance envers la communauté scientifique et ne plus vouloir soutenir ses projets, ce qui serait particulièrement désastreux tant pour la science que pour la société. Il est donc essentiel de former tous les scientifiques et, notamment, les étudiants des disciplines scientifiques à la déontologie scientifique et de leur en rappeler périodiquement les principes.

Plusieurs études de cas donnent de bons exemples de ce qui peut constituer une faute professionnelle (Broad et Wade, 1982; Office of Research Integrity, 1993; Price, 1993; Needleman, Geiger et Frank, 1985; Soskolne et Macfarlane, 1996; Swazey, Anderson et Seashore, 1993; Soskolne, 1991). Les facteurs déterminants des dilemmes éthiques sont nombreux, mais une enquête effectuée auprès d’analystes des risques dans le New Jersey (Goldberg et Greenberg, 1993) donne à penser que les deux causes les plus fréquentes sont «le stress au travail» et «le stress causé par les implications économiques du résultat». Les auteurs de cette étude ont constaté que les causes qui peuvent être à l’origine d’une faute professionnelle sont notamment «les conflits d’intérêts, la présence de concurrents sans scrupules et libres de tout contrôle et, d’une façon générale, l’absence de principes moraux individuels ou collectifs». Même si certains codes de déontologie insistent sur la nécessité de l’honnêteté et de l’objectivité scientifiques, les pressions qui s’exercent sur les scientifiques pour qu’ils obtiennent des résultats sont tellement fortes, alors que le poids de la morale ne cesse de diminuer dans notre société, qu’il est aujourd’hui impératif que la formation, à quelque niveau que ce soit, comprenne un enseignement de la philosophie et des valeurs de l’éthique professionnelle. Aux Etats-Unis, les services de santé publique exigent déjà des universités qui sollicitent des crédits pour la recherche qu’elles mettent en place des procédures pour traiter et notifier les fautes professionnelles commises dans le domaine scientifique (Reed, 1989). En outre, pour bénéficier de fonds fédéraux, les programmes d’enseignement universitaire dans les disciplines de la santé publique doivent comporter une formation à la déontologie (Office of the Assistant Secretary for Health, 1992).

Le caractère normatif des codes de déontologie

Les codes de déontologie revêtent, en général, la forme d’exposés narratifs portant sur tout un ensemble de pratiques normatives. Celles-ci sont liées aux règles morales et déontologiques d’un groupe, que ce soit une organisation, une association ou une société professionnelle, ayant en commun un ensemble de compétences mises au service de la population.

Ces différents codes se fondent sur ce que l’on est convenu d’appeler la règle d’or, qui prescrit de faire aux autres ce que l’on voudrait qu’ils vous fassent, de faire de son mieux et d’alerter autrui sur toute faute professionnelle.

Comment élaborer les codes de déontologie?

La plupart des organisations professionnelles ont établi leurs codes de déontologie à partir d’une approche descendante, c’est-à-dire du sommet vers la base, d’après laquelle ce sont les représentants élus de la profession qui se chargent de cette tâche. Or, on l’a mentionné plus haut (voir la rubrique «L’élaboration, la révision et la modification des codes»), les codes de déontologie sont généralement mieux respectés lorsqu’ils sont élaborés à partir d’une approche ascendante, c’est-à-dire de la base vers le sommet, car le fait d’associer au processus les membres de la profession donne à ceux-ci un sentiment d’appropriation qui les incite davantage à se conformer au code qui en résulte. L’idée selon laquelle ceux qui détiennent le pouvoir au sein de la profession devraient avoir une influence prépondérante sur la détermination de ce qui constitue un comportement professionnel correct risque de retirer au code une grande partie de sa crédibilité. En revanche, plus la version finale du code reflétera les normes acceptées par la communauté considérée, plus il aura de chances d’être respecté.

Les codes établis par les organisations internationales ont incontestablement le pouvoir d’inciter certains groupes régionaux de personnes à prendre en considération les questions et les déclarations qui figurent dans ces codes. C’est ainsi que des régions où l’on ne s’est pas encore préoccupé d’élaborer des codes pourront être encouragées à le faire. En fait, à condition que les codes internationaux se limitent à cette fonction d’incitation, l’interaction permanente ainsi créée pourrait contribuer à une mise à jour systématique des codes internationaux, si bien que le code international peut finir par refléter des préoccupations qui dépassent le strict cadre national. Il importe cependant de veiller à respecter celles des normes culturelles régionales qui ne sont pas contraires à des déclarations sur les droits humains, par exemple. Il s’ensuit que les responsables de l’élaboration des codes de déontologie doivent être attentifs aux différences culturelles et éviter que leurs travaux n’aboutissent à uniformiser les comportements humains; la diversité culturelle doit, au contraire, être encouragée.

Les moyens d’application

Nous avons noté précédemment que les codes doivent comporter un certain degré d’autoréglementation si l’on veut que la notion de responsabilité ait un sens. Cela signifie que certaines procédures doivent être mises en place pour examiner les allégations de faute professionnelle (ou de négligence), de quelque nature qu’elle soit, et pour rectifier les actes considérés comme professionnellement incorrects (Price, 1993; Dale, 1993; Grandjean et Andersen, 1993). De plus, il convient que certains moyens soient prévus pour réparer les dommages qui pourraient résulter de cette faute professionnelle.

Les procédures applicables aux enquêtes concernant des allégations de faute professionnelle doivent être établies à l’avance. La règle selon laquelle toute personne est présumée innocente tant qu’il n’a pas été démontré qu’elle est coupable doit être manifeste, et chacun doit pouvoir constater qu’elle est réellement appliquée. Cependant, comme la confiance du public repose sur la capacité de la profession de s’autoréglementer, ces enquêtes doivent être menées avec toute la diligence possible, en veillant à tout moment à la régularité de la procédure (Sharphorn, 1993; Soskolne, 1993a et 1993b).

La menace d’un retrait de l’autorisation d’exercer est l’un des moyens de pression dont dispose la profession pour inciter ses membres à respecter dans toute la mesure du possible son code de déontologie. Toutefois, de nombreuses professions ne disposent pas de ce moyen, car leurs membres sont des individus qui paient une cotisation et possèdent un certain nombre de qualifications mais qui, d’après les règles fixées par les organes de la profession au niveau régional, n’ont pas besoin d’une autorisation d’exercer pour appartenir à la profession. La possibilité de retirer l’autorisation d’exercer comme sanction des fautes professionnelles n’existe donc pas dans de nombreuses professions, le seul recours en pareil cas étant la pression exercée par les confrères.

Les sujets de préoccupation actuels des professionnels de la santé au travail

Notre but dans le présent article n’est pas de décrire tout ce que devrait contenir un code de déontologie, mais bien de présenter le processus par lequel on peut l’établir. Notre intention est de susciter de la sorte un débat général sur les codes de déontologie (en tant que partie intégrante d’un programme plus général en la matière) et d’attirer l’attention du lecteur sur certaines questions d’actualité qui nécessitent d’être approfondies, afin d’introduire dans des codes révisés les solutions qui auront été trouvées.

Comme l’ont noté Guidotti et coll. (1989), certaines questions n’avaient pas été prises en considération lorsqu’ont été rédigés les codes. Il en est ainsi, par exemple, des avantages du libre accès à des informations exactes, ou du principe selon lequel le risque ne devrait pas être assumé par le travailleur lorsqu’il existe une présomption bien établie, même en l’absence de preuve confirmée. La question de l’exactitude des informations et de la vérité implicite va de pair avec les questions de l’intégrité scientifique (selon le terme utilisé en Amérique du Nord) ou de la malhonnêteté scientifique (selon le terme utilisé au Danemark) (Andersen et coll., 1992; Grandjean et Andersen, 1993). De toute évidence, il est important, chaque fois que cela est possible, d’encourager la poursuite de la vérité considérée comme l’objectif premier de toute entreprise scientifique, notamment en faisant figurer ce principe dans les codes de déontologie, dans les études de cas et, d’une façon générale, dans tous les programmes de formation à l’éthique professionnelle (Hall, 1993).

Avec le progrès technique, on est capable de mesurer des paramètres biologiques avec de plus en plus de précision. Les marqueurs biologiques, par exemple, sont un domaine qui ouvre la boîte de Pandore de tout un ensemble de questions d’éthique, avec toutes les tensions d’ordre moral qui en résultent, auxquelles les codes de déontologie n’ont pas encore apporté de réponse. Plusieurs de ces questions sont mentionnées par Ashford (1986) et Grandjean (1991). Etant donné que les codes en vigueur ont été élaborés avant que ces technologies soient disponibles à une échelle commerciale, les codes de déontologie rendraient un grand service à tous ceux qu’intéresse la santé au travail en donnant, par une mise à jour de leurs dispositions, quelques orientations sur les nouveaux problèmes qu’elles posent. A cette fin, l’explication de questions aussi délicates que le droit des travailleurs de travailler malgré une forte probabilité de risques identifiés par des essais au marqueur biologique, nécessite des discussions approfondies dans le cadre d’ateliers et de conférences spécialement convoqués à cet effet. Les informations réunies par les études de cas peuvent certainement contribuer à cet effort d’explication. Les études utilisant des marqueurs biologiques ont des répercussions d’une telle importance que leurs implications, ainsi que celles d’autres découvertes technologiques éventuelles, devraient être prises en considération dans le cadre de l’examen permanent, par la profession, de son code de déontologie.

Puisque des questions telles que celle des marqueurs biologiques peuvent être difficiles à résoudre, il serait peut-être bon que des professions apparentées, qui s’occupent de questions analogues, conjuguent leurs efforts et établissent des mécanismes d’échange d’informations afin de contribuer à la solution des problèmes difficiles, mais combien stimulants, que ces questions risquent de poser sur le plan de l’éthique. En particulier, la question du moment auquel une technologie de pointe doit être introduite, alors que les considérations d’ordre éthique qui y sont liées n’ont pas encore été étudiées, nécessiterait, elle aussi, d’être reconnue et étudiée par des commissions permanentes d’éthique dans les professions de la sécurité et de la santé au travail. D’autres groupes directement intéressés devraient être associés à ces débats, notamment les représentants de la communauté faisant l’objet de ces études.

Dans sa hâte à utiliser pour de telles études des moyens technologiques nouveaux dont les répercussions ne sont pas encore très bien connues (convaincu qu’il est des avantages de ces nouveaux moyens), le chercheur ne devrait pas oublier que ces études risquent parfois de faire plus de mal que de bien à ceux qui en font l’objet (c’est ainsi qu’une personne peut craindre davantage la perte immédiate de son emploi que l’éventualité de mourir plus jeune que prévu, mais à une date encore éloignée dans le temps). La prudence est donc de rigueur avant d’appliquer des technologies de ce genre. Cette application ne devrait être envisagée qu’après un ample débat par les groupes professionnels qui ont avantage à utiliser ces technologies, en concertation avec les divers groupes d’intérêts concernés.

La question de la protection de la vie privée est un autre problème récurrent. Grâce à l’informatique, il est aujourd’hui possible de relier des fichiers établis dans un certain but à d’autres, qui l’ont été à une autre fin. Les partisans de la défense de la vie privée s’inquiètent de ce que ces fichiers peuvent être utilisés au détriment des individus. Bien que le droit de l’individu à la protection de sa vie privée ait prééminence sur le besoin collectif de la recherche, il est important d’attirer l’attention des défenseurs de ce principe sur le fait que les recherches qui se basent sur une population ne s’intéressent pas aux données individuelles. On pourrait même aller jusqu’à démontrer que le bien commun serait mieux servi si l’on autorisait des chercheurs, à condition qu’ils possèdent les qualifications nécessaires et qu’ils soient convenablement formés aux problèmes du traitement et de la confidentialité des données, à avoir accès à des données individuelles lorsqu’ils font des recherches sur des populations.

Nous avons évoqué plus haut le problème que pose l’extension des principes applicables à la relation médecin-patient à des recherches portant sur une collectivité (voir la partie intitulée «Bref historique des codes de déontologie de certaines professions»). Vineis et Soskolne (1993) ont montré que les principes de l’autonomie, de la bienfaisance, de l’innocuité et de la justice distributive ne sont pas faciles à appliquer à l’échelon d’une société. Par exemple, les informations disponibles sur la protection contre l’exposition à des risques sont souvent trop fragmentaires pour permettre une certaine autonomie de décision; le bienfait d’un acte est considéré du point de vue de la société plutôt que de l’individu; le principe d’équité est souvent violé. L’éthique exige un examen approfondi lorsqu’on cherche à définir ce qui est acceptable pour la société; il n’est pas possible d’appliquer directement aux individus les formules mathématiques simples utilisées pour évaluer le rapport risque-bénéfice. Il importe de développer et d’intégrer les unes aux autres ces différentes notions.

En résumé, on peut dire que les codes de déontologie ont un rôle fondamental à jouer dans les professions. Ils pourraient également jouer un rôle important pour la sauvegarde du bien commun s’ils prenaient en considération des questions de société à caractère général. Leur élaboration doit se faire avec la participation des membres de la profession, ainsi que des tiers intéressés, dans le cadre d’un programme global d’éthique professionnelle bénéficiant du soutien de chaque profession. Les codes de déontologie, et notamment les valeurs fondamentales de la profession, les commentaires associés aux codes et les résultats des études de cas, doivent faire l’objet d’examens et de révisions périodiques. Aujourd’hui, plus que jamais, ces codes sont indispensables non seulement pour la crédibilité de la profession et à des fins d’autoréglementation, mais également pour aider les praticiens à résoudre les problèmes d’ordre moral et éthique que leur posent la constante évolution des technologies et leurs conséquences sur les droits et les obligations des individus et des groupes intéressés. C’est dire la tâche stimulante, mais considérable, qui reste à accomplir.

POUR UNE SCIENCE RESPONSABLE: NORMES D’ÉTHIQUE ET COMPORTEMENT MORAL DANS LE DOMAINE DE LA SANTÉ AU TRAVAIL

Richard A. Lemen et Phillip W. Strine

Nous tenons à préciser d’emblée que nous ne sommes pas des experts en éthique et que nous n’avons pas la prétention de passer pour tels. Tout comme vous tous, nous sommes des scientifiques qui exerçons une activité scientifique et sommes à la recherche de la vérité. Dans le domaine qui nous occupe ici, nous sommes confrontés aux mêmes problèmes que vous: distinguer ce qui est bien de ce qui est mal, ce qui est bon de ce qui est mauvais et ce qui est objectif de ce qui est subjectif. En tant que chercheurs, nous nous heurtons à des questions difficiles en ce qui concerne les méthodes et les résultats. Et ceux d’entre nous qui deviennent des administrateurs achoppent aux mêmes questions, en particulier lorsqu’il s’agit de prendre des décisions d’ordre général pour élaborer des normes professionnelles permettant de protéger les travailleurs.

Pour la préparation du présent article, nous avons parcouru un certain nombre d’ouvrages et de documents, à la recherche de réponses simples à des problèmes complexes. Nous ne nous sommes pas contentés des articles écrits par des professionnels de la sécurité et de la santé au travail, mais avons aussi étudié plusieurs manuels classiques en matière d’éthique.

Chez les professionnels de la santé au travail, nous nous sommes penchés sur un certain nombre d’articles et de codes de déontologie émanant de différents groupes de recherche. Tous comportent des éléments qui intéressent la recherche sur la santé au travail. Mais ils se situent chacun dans une perspective très différente selon le type de recherche effectuée par leur auteur. Certains consacrent de nombreuses pages à ce qu’il faut faire ou ne pas faire. D’autres sont de portée plus générale.

Pour ce qui est des manuels, les théories sur l’éthique abondent, depuis bien avant Socrate jusqu’à aujourd’hui. Les articles sur l’éthique, les codes de conduite et les dissertations sur les normes d’éthique ne manquent pas. Aux Etats-Unis, en tout cas, la plupart des écoles de médecine comptent parmi leur personnel des experts en éthique médicale, et presque toutes les universités qui ont un département de philosophie suffisamment important disposent de spécialistes en matière d’éthique au sein du corps enseignant. C’est une discipline à laquelle les gens peuvent consacrer toute une vie, ce qui en montre toute la complexité.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, il est important que nous essayions de préciser ce dont nous voulons parler. Qu’entend-on par éthique? En anglais, les termes «ethics» et «morals» sont utilisés de façon interchangeable. Comme le présent article est destiné à un lectorat diversifié, nous avons pensé qu’il était intéressant d’interroger certains professionnels des Centres américains de lutte contre la maladie (Centres for Disease Control and Prevention (CDC)), ayant l’anglais comme deuxième langue. Une dame ayant pour langues principales le slave, l’allemand et le russe a répondu que des termes similaires existaient dans ces trois langues, et elle a précisé qu’en slave les termes éthique ou morale ne se suffisaient pas à eux-mêmes, comme en anglais. Par exemple, a-t-elle expliqué, en slave, on ne dirait pas de quelqu’un qu’il n’a pas de morale, mais qu’il fait montre d’un comportement qui n’est pas moral. De même, on ne dirait pas de quelqu’un qu’il n’a pas d’éthique, mais qu’il n’a pas de principes éthiques. Un Chinois a déclaré que, dans sa langue, il existait deux mots distincts pour la morale et pour l’éthique, mais qu’ils étaient utilisés de façon interchangeable. Des personnes parlant espagnol, français et allemand ont indiqué que, dans leurs langues respectives, il existe un mot pour chacune de ces notions, mais qu’ils sont utilisés indifféremment l’un pour l’autre.

Dans les manuels relatifs à la théorie de l’éthique que nous avons parcourus, les spécialistes établissent toutefois une distinction entre éthique et morale, que nous avons choisi d’accepter par souci de clarté. Melden (1955) et Mothershead (1955), suggèrent d’utiliser le mot éthique lorsqu’on se réfère à une série de principes ou de normes de conduite, et de préférer le mot morale pour se référer à la conduite d’une personne ou d’un groupe, c’est-à-dire à son comportement. Cet usage est conforme aux réponses des membres des CDC.

Le professeur Melden déclare dans son ouvrage: «Nous connaissons bien ces règles de conduite. Toute société, toute religion, tout groupe professionnel ou communauté identifiable a ses principes, ses normes de conduite. En tant qu’individus soucieux de se comporter en êtres responsables, nous nous référons normalement à un corps de principes pour guider notre conduite». Les exemples de tels principes sont partout autour de nous. La communauté judéo-chrétienne, par exemple, dispose au moins des dix commandements. Toute société a des lois aux niveaux local, national et international qui, à la fois, décrivent et imposent ce qu’elles considèrent comme un comportement acceptable ou inacceptable. Il y a aussi la méthode scientifique, le Code international d’éthique pour les professionnels de la santé au travail ou le code britannique intitulé Guidance on Ethics for Occupational Physicians (Royal College of Physicians of London, 1993), pour n’en citer que quelques-uns. La liste en est longue. Ce que nous voulons dire ici, c’est qu’il existe tout un choix de normes de conduite ou d’éthique, selon le terme que vous préférez. Il est grand temps que nous commencions à envisager de nous fixer nous-mêmes certaines normes à notre usage.

Pourquoi les professionnels de la santé ont-ils besoin de se fixer des normes pour effectuer leur travail? Comme l’affirme le professeur Melden, nous avons tous le souci de nous comporter en êtres responsables. Tout travail scientifique valable exige de nous un sens très élevé de la responsabilité, ce qui conduit à promouvoir la sécurité et la santé. En revanche, aussi bonnes que soient les intentions du chercheur, l’erreur scientifique peut entraîner la mort, la maladie, l’invalidité ou l’amputation d’un membre, alors que le but recherché était de protéger les travailleurs. Finalement, ce sont toujours les travailleurs qui souffrent de l’incertitude de la science.

Pourquoi y a-t-il des erreurs scientifiques? Vues dans notre perspective, les raisons de ces erreurs sont multiples.

Parfois, la science se trompe simplement parce que nos connaissances sont insuffisantes. Prenons, par exemple, les trois types de tragédies qui ont endeuillé tant de lieux de travail: l’amiante, le benzène et la silice. A l’origine, nul ne connaissait le danger que présentaient ces substances. Avec le progrès des techniques, de l’épidémiologie et de la médecine, l’évidence est apparue au grand jour. Dans chacun de ces cas, les problèmes étaient là, mais les scientifiques ne possédaient pas ou, parfois, n’utilisaient pas les moyens qui auraient permis de les déceler.

Parfois, la science se trompe parce qu’il ne s’agit pas véritablement d’une science. Chacun d’entre nous a en tête des exemples de ce phénomène, soit qu’il l’ait constaté de ses propres yeux, soit qu’il l’ait lu dans les revues scientifiques. Cette science-là est dangereuse, car ce n’est pas une véritable science, mais une opinion exprimée de telle manière qu’elle paraît scientifique et, par conséquent, basée sur des faits. C’est un problème qui peut être facilement résolu au moyen d’un examen rigoureux par des confrères.

Parfois, la science se trompe parce que le chercheur a travaillé dans la précipitation en raison de délais irréalistes, par manque de fonds ou sous la pression d’influences autres que celle de la pure analyse scientifique. C’est le cas classique de l’étude toxicologique sur le cancer au cours de laquelle on a mis un terme à la vie des animaux utilisés pour l’expérience après un délai inférieur à un tiers de leur vie normale, ce qui n’a pas laissé une période de latence suffisante pour que les expositions auxquelles ils avaient été soumis provoquent un cancer. L’expérience n’a pas été poursuivie jusqu’à son terme et les résultats ont donc été fondés sur des données incomplètes.

Dernière raison et peut-être la pire de toutes: parfois, la science se trompe à cause de l’appât du gain ou d’une reconnaissance académique. Là encore, nous en avons tous vu des exemples dans les journaux ou les revues professionnelles. Dans certains cas, le profit du chercheur se situait sur le plan de la notoriété académique sans aucune considération financière. Dans d’autres, c’est le gain financier, immédiat ou futur, qui a influencé le résultat. Dans le premier des drames mentionnés plus haut, certains chercheurs qui avaient des intérêts financiers dans l’amiante ont attendu plusieurs années avant de publier leurs résultats qui, en l’occurrence, étaient positifs, alors que des milliers de travailleurs souffraient déjà ou étaient morts des maladies liées à une exposition non contrôlée à cette substance (Lemen et Bingham, 1994). Il n’est pas rare que ceux qui financent la recherche finissent par en influencer les résultats.

Ce ne sont là que quelques-uns des cas où un code de déontologie pourrait être utile, encore qu’un code, aussi bien fait soit-il, n’arrêtera jamais les gens sans scrupules.

La santé au travail est une discipline complexe où il est difficile d’éviter des comportements contraires à la déontologie. Même lorsqu’on trouve le moyen de prévenir des maladies et des lésions professionnelles, il n’est pas rare que la solution ainsi trouvée soit vue comme un manque à gagner ou que le problème soit tenu secret pour éviter les coûts qu’impliquerait la mise en œuvre de sa solution. Profit et complexité des solutions risquent donc d’être à l’origine d’abus ou de raccourcis dans le système. Quelles sont les principales difficultés à cet égard?

Souvent, les maladies professionnelles comportent des périodes d’incubation ou de latence incroyablement longues, au point qu’il est difficile d’établir les facteurs qui sont à leur origine. Par comparaison, pour de nombreuses maladies infectieuses, les diagnostics sont rapides et simples. C’est le cas, par exemple, d’une campagne de vaccination bien administrée contre la rougeole en situation d’épidémie. En pareil cas, l’incubation est brève, le taux d’infection de près de 100% chez les individus vulnérables et le vaccin efficace à 95 ou 98%. Il est donc possible de stopper totalement l’épidémie en quelques jours. La situation est très différente lorsqu’il s’agit de l’asbestose ou du syndrome du canal carpien, par exemple, qui ne frappent que certaines personnes et non d’autres et dont les effets n’apparaissent souvent qu’après plusieurs mois ou plusieurs années.

Toutes les questions concernant la santé au travail ont un caractère multidisciplinaire. Lorsqu’un chimiste travaille avec d’autres chimistes, ils parlent tous le même langage, ils s’intéressent tous à la même chose et peuvent se partager le travail. En revanche, la santé au travail relève de plusieurs disciplines qui, souvent, supposent l’intervention de chimistes, de physiciens, d’hygiénistes du travail, d’épidémiologistes, d’ingénieurs, de microbiologistes, de médecins, de spécialistes du comportement, de statisticiens, etc. Dans la triade épidémiologique (hôte, agents et milieu), l’hôte est imprévisible, les agents sont multiples et le milieu est complexe. Il est donc indispensable que s’instaure une coopération entre les différentes disciplines concernées. Pour s’attaquer à un problème, il faut réunir nombre de professionnels possédant une formation et des compétences totalement différentes, leur seul dénominateur commun étant leur souci de protéger le travailleur. De ce fait, toute évaluation collective devient plus difficile, car chaque spécialiste aborde le problème avec la nomenclature, le matériel et les méthodes qui lui sont propres.

En raison des longues périodes de latence qui caractérisent de nombreuses maladies ou affections d’origine professionnelle, ainsi que de la mobilité de la main-d’œuvre, les professionnels de la santé au travail sont souvent contraints de combler eux-mêmes les lacunes de la collecte des données, car il leur est impossible de retrouver les très nombreux travailleurs qui ont contracté la maladie ou qui ont été exposés. Ils ont alors recours à des méthodes de modélisation ou de probabilités statistiques et doivent se résigner à certains compromis dans l’exposé de leurs conclusions. Le risque d’erreur est grand, faute d’informations complètes.

Il est parfois difficile de rapporter une maladie au milieu de travail ou, ce qui est plus grave, d’en identifier la cause. Dans les maladies infectieuses, la triade épidémiologique est souvent moins complexe. Des membres des CDC ont étudié l’apparition d’une maladie sur un bateau de croisière. L’hôte était bien défini et facilement localisable. Il en était de même pour l’agent et pour le mode de transmission, et les mesures à prendre étaient évidentes. Dans une maladie ou une lésion d’origine professionnelle, l’hôte est bien défini, mais il est souvent difficile à localiser. Il existe de nombreux agents dans le milieu de travail entre lesquels se crée une synergie, ainsi que d’autres facteurs qui ne sont pas directement en cause dans le problème de santé, mais qui jouent un rôle important dans sa solution. Des considérations telles que les intérêts et les préoccupations du personnel, de la direction et des organismes publics concernés figurent parmi ces autres facteurs.

Mais revenons à ce qui nous préoccupe tous ici, à savoir l’élaboration d’un code de déontologie, d’un ensemble de principes ou de règles de conduite qui serviront à déterminer notre comportement dans un cadre aussi complexe.

Comme l’a affirmé très clairement le professeur Melden: «Qui plus est, nous ne pouvons nous reposer entièrement sur de tels principes, car il est tout simplement impossible d’établir un corps de règles suffisamment complet pour anticiper toutes les occasions dans lesquelles il conviendra de prendre une décision d’ordre moral». Et il poursuit: «Il est aussi impossible d’établir une série de principes moraux qui couvriraient toutes les éventualités morales imaginables, qu’il le serait d’établir un ensemble de lois suffisamment complètes pour ne nécessiter aucune loi ultérieure». De même, le docteur Kenneth W. Goodman (1994) déclare: «S’il est essentiel de se rendre compte que science et éthique sont étroitement et parfois inextricablement liées, rien ne permet d’affirmer qu’un code de déontologie formel puisse prévenir la totalité ou la plupart des désaccords relatifs à la nature des données, à leur choix, à leur traitement, etc.». Pour citer une fois encore le professeur Melden: «Pour être utiles, les principes moraux doivent avoir un caractère général; mais, en raison même de ce caractère général, leur utilité ne peut être que limitée».

Ce préalable posé, nous vous proposons de partir du principe que tout code de déontologie concernant la santé au travail devrait contenir les dispositions ci-après.

Nous avons tenté ici d’analyser une question complexe et délicate pour laquelle il n’y a pas de solution facile. La tâche que nous nous sommes fixée n’en demeure pas moins juste et importante en raison de son objectif même, qui est de protéger les travailleurs sur les lieux de travail. Seuls nous n’y parviendrons pas, pas plus que nous n’y parviendrons in abstracto, car les problèmes auxquels nous nous attaquons ne sont pas des problèmes abstraits. Nous avons besoin les uns des autres, ainsi que d’autres encore pour débusquer les instincts naturels qui nous font rechercher le profit personnel ou la notoriété et pour dépister toute subjectivité. Seul un tel effort peut contribuer à faire avancer nos connaissances et promouvoir le bien-être de l’humanité.

LES QUESTIONS D’ÉTHIQUE DANS LA RECHERCHE SUR LA SÉCURITÉ ET LA SANTÉ AU TRAVAIL

Paul W. Brandt-Rauf et Sherry I. Brandt-Rauf

Depuis maintenant plusieurs dizaines d’années, des efforts considérables ont été consacrés à la définition et à l’étude des questions d’éthique qui se posent dans le contexte de l’expérimentation biomédicale. Deux questions majeures ont été mises en lumière à cet égard, à savoir le degré de risque des expériences par rapport à leurs avantages et la possibilité qu’ont les sujets de recherche de donner un consentement libre et en pleine connaissance de cause à leur participation à ces recherches. Normalement, l’examen des protocoles de recherche effectué par un organisme indépendant tel que le Conseil de surveillance des institutions (Institutional Review Board (IRB)), aux Etats-Unis, suffit pour s’assurer que ces deux questions ont reçu toute l’attention qu’elles méritent. Aux Etats-Unis, en effet, les institutions qui se consacrent à la recherche biomédicale et qui reçoivent des fonds à cette fin des services de santé publique sont tenues de respecter des directives fédérales très strictes qui prévoient en particulier l’obligation de soumettre leurs protocoles de recherche à une commission chargée d’analyser les risques et les avantages potentiels de la recherche envisagée et de s’assurer que les sujets de recherche ont eu la possibilité de donner leur consentement en toute connaissance de cause. Dans le monde entier, c’est le système que les sociétés démocratiques appliquent généralement à toutes les recherches scientifiques portant sur des sujets de recherche humains (Brieger et coll., 1978).

Malgré les inconvénients que présente cette méthode et les débats dont elle a fait l’objet (voir, par exemple, le rapport intitulé Human Research Report de Maloney (1994), qui fait état des carences des commissions d’examen de ces protocoles pour ce qui est du consentement en toute connaissance de cause des sujets de recherche), elle compte de nombreux partisans lorsqu’elle est appliquée aux protocoles formels de recherche sur l’humain. Les lacunes de cette démarche apparaissent, cependant, lorsqu’il n’existe pas de protocoles formels ou lorsque les études ressemblent superficiellement à des expérimentations sur l’humain, mais ne tombent pas réellement dans la catégorie des recherches à caractère académique. Le lieu de travail est un bon exemple d’une situation de ce genre. Certes, il existe des protocoles formels de recherche impliquant des travailleurs qui satisfont aux exigences de l’examen du degré de risque par rapport aux avantages, ainsi que du consentement en connaissance de cause. Néanmoins, lorsque les limites d’une recherche formelle s’estompent pour se confondre avec l’observation moins formelle des mesures générales de protection de la santé des travailleurs ou avec des considérations liées à la conduite quotidienne des affaires, les préoccupations d’ordre éthique concernant le degré de risque par rapport aux avantages et l’assurance que le consentement a été donné en toute connaissance de cause risquent fort d’être écartées.

Prenons, par exemple, l’étude de la Dan River Company sur l’exposition à la poussière de coton que subissaient les travailleurs de son usine de Danville, en Virginie. Lorsque la norme relative à la poussière de coton mise au point par l’Administration de la sécurité et de la santé au travail (Occupational Safety and Health Administration (OSHA)) est entrée en vigueur, après examen par la Cour suprême des Etats-Unis, la compagnie a demandé à l’Etat de Virginie de l’autoriser à déroger à cette norme afin de mener une étude destinée à examiner l’hypothèse selon laquelle la byssinose serait causée par des micro-organismes contaminant le coton plutôt que par la poussière de coton elle-même. C’est ainsi que deux cents ouvriers de l’usine de Danville devaient être exposés à différents niveaux de micro-organismes et à des niveaux de poussière de coton supérieurs à la norme. La Dan River Company a demandé à l’OSHA des crédits pour ce projet de recherche (considéré techniquement comme l’étude d’une dérogation à la norme et non comme une recherche sur des sujets humains), mais ce projet n’a jamais été officiellement examiné du point de vue de l’éthique, car l’OSHA n’a pas d’IRB. L’examen technique effectué par un toxicologue de l’OSHA a jeté de sérieux doutes sur l’utilité scientifique de l’étude qui, en elle-même, posait un certain nombre de questions d’éthique dans la mesure où il est inacceptable qu’une étude, déjà discutable en soi, puisse, en plus, faire courir des risques à des êtres humains. En tout état de cause, même si cette étude avait été techniquement valable, il est peu probable qu’elle eût été approuvée par un IRB, car elle était «contraire à tous les critères fondamentaux relatifs à la protection des sujets d’expérience» (Levine, 1984). Elle présentait manifestement des risques pour les travailleurs pris comme sujets d’expérimentation sans aucun bénéfice personnel pour ceux-ci; c’est la compagnie qui en aurait recueilli les principaux avantages financiers, alors que les bénéfices pour la société dans son ensemble restaient vagues et douteux. Le principe selon lequel il doit y avoir un équilibre entre les risques et les avantages était donc violé. La section locale du syndicat des travailleurs avait été informée de l’étude projetée et n’avait pas protesté, ce qui pouvait être interprété comme un consentement tacite. Pourtant, même s’il y avait consentement, il pouvait bien ne pas avoir été entièrement volontaire en raison de la relation inégale et essentiellement coercitive existant entre l’employeur et les salariés. La Dan River Company étant l’un des employeurs les plus importants de la région, le représentant syndical avait reconnu que, si aucune protestation ne s’était élevée contre l’étude, c’était essentiellement par crainte de la fermeture de l’usine et des suppressions d’emplois qui en résulteraient. Il y avait donc aussi violation du principe du consentement donné librement et en pleine connaissance de cause.

Fort heureusement, dans le cas de la Dan River Company, l’étude envisagée fut abandonnée. Mais les questions qu’elle soulève demeurent et vont bien au-delà des limites de la recherche formelle. Comment équilibrer les avantages et les risques à mesure que l’on connaît mieux tout ce qui menace la santé des travailleurs? Comment garantir dans un tel contexte qu’il y aura consentement donné librement et en pleine connaissance de cause? Dans la mesure où n’importe quel lieu de travail peut devenir le cadre d’une expérimentation officieuse et non contrôlée sur l’humain, comment ces considérations d’éthique s’appliquent-elles? On a souvent dit que les travailleurs pourraient bien être pour nos sociétés le fameux canari que les mineurs emmenaient avec eux pour tester la toxicité d’un site de fouilles. Sur certains lieux de travail, ils peuvent en effet être exposés à tout moment à des substances toxiques, mais ce n’est qu’à partir du moment où les effets nocifs sont constatés que l’on se met à étudier officiellement les taux de toxicité. C’est ainsi que les travailleurs se voient transformés en «sujets d’expérimentation» de produits chimiques qui n’avaient pas été testés auparavant sur des êtres humains.

Certains commentateurs ont fait valoir que la structure économique de l’emploi répond déjà aux préoccupations concernant le rapport risque/avantage et le consentement. Pour le premier, on pourrait dire que la société compense le risque professionnel par la «prime de risque», qui consiste en fait à augmenter directement les avantages accordés à ceux qui prennent ce risque. Pour ce qui est du second, dans la mesure où les risques sont connus, les mécanismes liés au droit de savoir fournissent au travailleur toutes les informations nécessaires pour que son consentement soit donné en connaissance de cause. Enfin, sachant les avantages qu’il peut retirer des risques qu’il assume, le travailleur a le choix de «se porter volontaire» ou non pour l’expérience envisagée. Néanmoins, cette «volonté» nécessite plus que de simples informations ou la possibilité de répondre «non». Elle suppose en outre l’absence de toute contrainte ou pression indue. Une commission du type d’un IRB verrait même d’un œil sceptique toute étude où les sujets seraient largement indemnisés sous la forme d’une «prime de risque», par exemple; il y aurait lieu de craindre en effet qu’une forte incitation de ce genre ne diminue la capacité du travailleur de donner un consentement réellement libre. Comme dans le cas de la Dan River, et ainsi que le notait le Bureau du Congrès des Etats-Unis pour l’évaluation des technologies (US Office of Technology Assessment):

[Ce consentement] risque d’être fortement sujet à caution lorsqu’il est donné dans un environnement professionnel où des travailleurs ont le sentiment que de leur accord à participer à des recherches dépendent la sécurité de leur emploi ou leurs chances de promotion» (Office of Technology Assessment, 1983).

En pareil cas, le travailleur ne peut-il pas simplement choisir une profession moins dangereuse? En effet, la marque distinctive d’une société démocratique n’est-elle pas le droit pour l’individu de choisir son emploi? Mais, comme certains l’ont également fait observer, cette possibilité de choix de l’emploi n’est peut-être qu’une fiction commode, puisque toutes les sociétés, démocratiques ou non,

possèdent des mécanismes de structuration sociale en vue de trouver les travailleurs nécessaires pour occuper les emplois vacants. Les sociétés totalitaires y parviennent par la force et les sociétés démocratiques par un processus hégémonique appelé la liberté de choix (Graebner, 1984).

Il n’est pas sûr, par conséquent, que de nombreuses situations en milieu de travail passeraient le test d’un examen rigoureux effectué par un IRB. Puisque la société qui est la nôtre a apparemment décidé que quiconque contribue à notre progrès biomédical en acceptant d’être un sujet de recherche mérite qu’on lui garantisse un haut niveau de contrôle des principes d’éthique et de protection, on devrait y réfléchir à deux fois avant de refuser ce même niveau de protection à ceux qui contribuent à notre progrès économique, c’est-à-dire aux travailleurs.

On a fait valoir également que, compte tenu du fait qu’un lieu de travail peut devenir à tout moment un lieu d’expérimentation non contrôlée sur des êtres humains, toutes les parties concernées, et en particulier les travailleurs, devraient rechercher ensemble et systématiquement les solutions aux problèmes qui s’y posent en vue d’améliorer les choses. A-t-on le devoir d’améliorer l’information sur les risques professionnels par des recherches formelles ou informelles? Sans aucun doute car, sans ces recherches, le droit des travailleurs à l’information perd tout son sens. En revanche, l’affirmation selon laquelle il serait du devoir des travailleurs de s’exposer volontairement à des risques est beaucoup plus discutable, car elle constitue à première vue une violation flagrante du principe d’éthique selon lequel nul ne devrait être utilisé comme un moyen de rechercher un avantage profitant à d’autres que lui-même. C’est ainsi qu’à l’exception des cas où les risques sont très faibles, jamais un IRB, lorsqu’il étudie les risques que courent les sujets d’une expérience, ne considérera les bienfaits que cette expérience pourrait procurer à d’autres personnes. On a toutefois conclu à une obligation morale des travailleurs de participer aux recherches au nom du principe de la réciprocité, c’est-à-dire au nom des avantages que ces recherches pourraient procurer à tous les travailleurs concernés. D’où l’idée exprimée par certains de créer «un cadre de recherche où les travailleurs, au nom de leurs obligations réciproques, satisferaient volontairement à l’obligation morale qu’ils ont de collaborer à toute recherche ayant pour but de diminuer les taux de morbidité et de mortalité» (Murray et Bayer, 1984).

Que l’on admette ou non le principe selon lequel les travailleurs devraient accepter de participer aux recherches, la création d’un cadre de recherche adapté à ce domaine de la santé au travail exige que l’on tienne compte également d’autres préoccupations éventuelles des travailleurs ainsi pris comme sujets de recherche. L’une de ces préoccupations est le risque que les données recueillies soient utilisées au détriment des travailleurs  individuels qui feraient, par exemple, l’objet d’une discrimination en matière d’emploi ou d’assurance. C’est pourquoi il est important, au nom du droit à l’autonomie, à l’équité et au respect de la sphère privée des travailleurs pris comme sujets de recherche, que l’on accorde une attention extrême à la confidentialité des données de la recherche. Une seconde préoccupation est celle de savoir dans quelle mesure les travailleurs pris comme sujets d’une recherche doivent être informés des résultats. Dans des conditions d’expérimentation normales, ces résultats devraient toujours leur être communiqués. Mais, un grand nombre d’études sur la santé au travail sont des études épidémiologiques, telles que des études rétrospectives de cohorte qui, traditionnellement, n’exigent ni consentement des sujets ni notification des résultats. Pourtant, s’il y a une possibilité d’intervention efficace, la notification des travailleurs présentant un risque élevé de maladie du fait d’expositions antérieures liées à leur activité professionnelle pourrait largement contribuer au travail de prévention. En dehors d’une telle possibilité, faut-il informer quand même les travailleurs des résultats? Faut-il les informer alors qu’il n’y a aucun effet connu sur le plan clinique? La nécessité de cette notification et la façon d’y procéder, ainsi que la suite donnée à cette notification sont des questions majeures qui attendent encore une réponse s’agissant de la recherche en matière de santé au travail (Fayerweather, Higginson et Beauchamp, 1991).

Etant donné la complexité de ces diverses considérations d’éthique, on voit l’importance que revêt le rôle du professionnel de la santé dans la recherche sur les lieux de travail. Lorsqu’il pénètre sur les lieux de travail, le médecin du travail assume toutes les obligations d’un professionnel de la santé, comme le note la Commission internationale de la santé au travail:

Les professionnels de la santé au travail sont au service de la santé et du bien-être des travailleurs, aussi bien individuellement que collectivement. La protection de la vie et de la santé du travailleur, le respect de la dignité humaine et la promotion des principes d’éthique les plus élevés dans les politiques et les programmes de santé au travail font partie de leurs obligations.

En outre, certains considèrent que le médecin du travail a l’obligation morale de participer à la recherche. Par exemple, le Code d’éthique (Code of Ethical Conduct) du Collège américain de la médecine du travail et de l’environnement (American College of Occupational and Environmental Medecine), déclare expressément que, «si besoin est, les médecins ont le devoir de participer aux travaux de recherche concernant l’éthique» (1994). Toutefois, comme d’autres spécialistes de la santé, le médecin du travail est dans la situation de «l’agent double» dont les responsabilités peuvent être contradictoires puisqu’il a l’obligation de soigner les travailleurs tout en étant au service de l’entreprise. Le professionnel de la santé au travail connaît bien ce type d’ambiguïté, car son activité l’amène souvent à devoir assumer des obligations et des responsabilités à la fois à l’égard des travailleurs, des employeurs et des tiers. Ces professionnels doivent être d’autant plus sensibles à l’éventualité de tels conflits qu’il n’existe pas, comme nous l’avons vu plus haut, de mécanismes d’examen officiels et indépendants, ni de commissions de contrôle institutionnalisées pour protéger ceux qui se prêtent aux expérimentations concernant les risques sur les lieux de travail. C’est pourquoi c’est à ces experts qu’il appartient, dans une large mesure, de veiller à ce que les questions d’éthique concernant l’équilibre entre les risques et les avantages de la recherche, ainsi que la garantie d’un consentement donné librement et en connaissance de cause par les sujets de recherche, reçoivent toute l’attention requise.

L’ÉTHIQUE SUR LE LIEU DE TRAVAIL: UN CADRE THÉORIQUE POUR LES DÉCISIONS D’ORDRE MORAL

Sheldon W. Samuels

Le cadre théorique

Tout dialogue sérieux sur les questions d’éthique est moralement impossible si l’on ne s’entend pas d’abord sur le cadre général et sur les instruments de décision fondamentaux — les hypothèses de base — que les participants à ce dialogue vont utiliser. En effet, les décisions seront différentes selon l’instrument choisi.

Les hypothèses de base les plus importantes en matière de relations professionnelles sont celles qui déterminent l’attribution des obligations ou des fonctions face aux possibilités multiples et souvent contradictoires d’aborder la protection des «droits» des travailleurs et de leurs employeurs.

Comment décider de satisfaire des besoins différents et souvent incompatibles tant au sein de groupes naturels d’êtres humains (individu, famille, pairs, collectivité) qu’au sein de groupes d’intérêts (partis politiques, syndicats, sociétés, nations)?

Comment décider qui sera chargé de proposer des soins de santé à la famille ou de fournir au travailleur un outillage «sûr», lorsqu’on conçoit un poste de travail? Comment déterminer le niveau de risque admissible lorsqu’on fixe une limite d’exposition à ce risque?

Comment attribuer la responsabilité morale et répartir la charge du risque?

L’«échelle de justice sociale»

L’une des réponses à cette question consiste à imaginer une «échelle de justice sociale». Sur cette échelle, les personnes les plus aptes à agir sont rationnellement obligées de se hisser jusqu’à l’échelon le plus élevé de la responsabilité afin de pouvoir agir les premières pour atteindre un objectif moral. Elles sont tenues d’agir avant les autres parce qu’elles sont les plus aptes, si ce n’est les seules, capables de le faire. Cela ne signifie pas pour autant qu’elles seront les seules à agir. Lorsque ces personnes s’abstiennent d’agir ou qu’elles ont besoin d’y être aidées, l’obligation retombe sur les épaules de celles qui occupent l’échelon immédiatement inférieur.

Par rationnellement, nous n’entendons pas seulement une action qui découle logiquement d’une autre, mais également toute mesure prise pour prévenir la douleur, le handicap, la mort et la perte de jouissance de la vie (Gert, 1993).

On a l’exemple d’une échelle de ce genre dans la loi de 1970 sur la sécurité et la santé au travail des Etats-Unis. Celle-ci prévoit que «si les employeurs et les salariés ont les uns et les autres des droits et des responsabilités propres, ils sont cependant solidaires dans la réalisation de l’objectif que constituent des conditions de travail conformes à la sécurité et à l’hygiène».

Tout salarié a l’obligation de respecter les règles expressément «applicables à ses propres actes et à son comportement». L’employeur a l’obligation, qui découle de la capacité qui lui est propre, d’assurer le respect des règles applicables à l’ensemble d’un lieu de travail. Le gouvernement a une obligation distincte, qui résulte des pouvoirs qui lui sont propres, d’imposer, par exemple, des règles là où la persuasion ne suffit pas.

Par ailleurs, il existe au sein de ce cadre théorique des hypothèses qui, quelle que soit la culture considérée, sont communes à tous les systèmes de valeurs morales. Nous voudrions insister ici sur celles qui concernent la nature de notre communauté humaine, le sens du terme «droits», les systèmes d’axiomes moraux, la vérité ou le bien, la répartition des risques, les idéaux et la réalité, et la nécessité morale d’une participation des travailleurs.

Les êtres humains forment, écologiquement parlant, une collectivité mondiale. Dans le domaine qui nous occupe ici, les groupes naturels d’êtres humains (tels que la famille ou les pairs) ont plus d’importance que les groupes d’intérêts (tels qu’une entreprise ou une entité politiquement définie). Au sein de cette collectivité, nous partageons les obligations indispensables pour protéger et aider tous les membres de cette communauté à agir rationnellement conformément à leurs droits, tout comme nous protégerions nos propres droits, indépendamment des différences de mœurs et de valeurs culturelles. Lorsque ces obligations se traduisent par des actes qui protègent les travailleurs au-delà d’une frontière nationale, elles ne consistent pas à imposer à un autre groupe d’intérêts les valeurs que prône une nation: il s’agit au contraire de la manifestation d’une reconnaissance respectueuse de valeurs morales naturelles, intemporelles et universelles.

Les droits fondamentaux de l’homme, ses droits génériques à la liberté et à la vie (ou au bien-être) découlent de besoins qui, à condition qu’ils soient satisfaits, nous permettent d’être des êtres humains (Gewirth, 1986). Ils ne nous sont pas conférés par un gouvernement ou par une entreprise. Nous les avons toujours possédés, logiquement et phylogénétiquement. Les lois qui régissent le milieu de travail et les règles prévues pour garantir ces droits ne sont pas des actes de charité ou de bienveillance, mais l’expression de la moralité.

Les applications spécifiques des droits élémentaires tels que le droit au respect de la sphère privée, et le «droit» de savoir et d’agir pour éviter les risques au travail, sont fondamentalement les mêmes pour tous dans tous les pays, même si elles s’expriment différemment selon les sociétés.

L’exercice de ces droits sous telle ou telle forme particulière peut engendrer des conflits entre les droits qui protègent l’individu — tels que la confidentialité des dossiers médicaux personnels —, et ceux qui relèvent des obligations des employeurs, comme le droit d’en tirer des informations pour protéger d’autres vies humaines en évitant les risques pour la santé ainsi mis en évidence.

Ces conflits peuvent être résolus non pas en comptant sur la capacité d’un médecin ou même d’une organisation professionnelle de résister aux demandes d’un tribunal ou d’une entreprise, mais en choisissant des axiomes de comportement moral qui soient rationnels pour chacun des membres de la collectivité de travail. Ainsi, une mesure générale qui consisterait à confier tous les dossiers médicaux personnels à un organisme tripartite considéré comme «neutre» (tel que les Berufsgenossenschaften en Allemagne) pourrait résoudre ce type de conflit.

Une hypothèse fondamentale qui forme la base même de ce cadre théorique de jugement moral est la conviction qu’il n’existe qu’un seul monde réel et que les droits génériques sont applicables à tous dans ce monde, non pas en tant qu’idéaux qui n’ont pas à être atteints, mais comme des conditions génériques de l’existence elle-même. S’ils ne sont pas applicables, c’est parce que nous n’avons pas appris à accepter le fait que la connaissance que nous avons de ce monde et de la façon la plus rationnelle de s’y comporter n’est jamais définitive. Ce qu’il convient d’apprendre c’est à utiliser des postulats ou des axiomes non seulement dans le domaine de l’éthique, mais en l’absence de connaissances exhaustives, pour décrire le monde et guider le comportement des individus.

La nature des axiomes moraux est illustrée par cette observation de Bertrand Russell: «toute conduite rationnelle dans la vie est fondée sur la méthode du jeu historique frivole consistant à se demander ce que le monde serait si le nez de Cléopâtre avait été plus long de quelques millimètres» (Russell, 1903).

Le jeu des «comme si» nous permet d’agir dans une incertitude morale et scientifique toujours présente. Mais il ne faut pas confondre les axiomes avec une «vérité» définitive (Woodger, 1937). Ils sont faits, conservés et utilisés; ils sont valables pour appliquer les principes éthiques de base. Quand il s’avère qu’ils ne sont plus utiles, ils peuvent être rejetés et remplacés par un autre ensemble de conventions.

Les axiomes moraux amènent le cadre théorique de décision au niveau de la pratique, c’est-à-dire «à l’atelier». On en a un bon exemple avec la pratique courante consistant à élaborer des codes de déontologie pour les médecins d’entreprise et les autres professionnels travaillant dans les entreprises. Ils sont rédigés de manière à protéger les droits génériques et leurs applications spécifiques en comblant les lacunes de nos connaissances, afin d’organiser l’expérience et de nous permettre d’agir avant même d’être en possession de connaissances moralement ou scientifiquement certaines. Ces ensembles d’axiomes, comme tous les autres systèmes d’axiomes, ne sont ni justes ni erronés, ni vrais ni faux. Nous agissons comme s’ils étaient justes ou vrais (en fait, il se peut qu’ils le soient) et nous les conservons aussi longtemps qu’ils continuent à nous être utiles en nous permettant d’agir de façon rationnelle. Leur utilité sera plus ou moins prouvée selon les cultures et le moment où l’on se place dans le temps car, contrairement aux principes éthiques génériques, les normes culturelles sont le reflet de valeurs relatives.

Dans les cultures orientales, des sanctions sociales et juridiques puissantes ont imposé des comportements professionnels conformes à la croyance bouddhiste dans les huit voies du salut, dont la cinquième était un mode de vie vertueux, ou aux traditions confucianistes de la responsabilité professionnelle. Dans de tels cadres, les codes de déontologie peuvent être de puissants outils pour la protection du patient ou du sujet de recherche, ainsi que du médecin ou du scientifique.

Dans les cultures occidentales, actuellement du moins, en dépit de la forte tradition hippocratique de la médecine, les codes sont moins efficaces et, par conséquent, de valeur limitée. Cela ne tient pas seulement au fait que les sanctions sociales et juridiques sont moins puissantes, mais également à ce que certaines des hypothèses ne correspondent tout simplement pas aux réalités des cultures occidentales actuelles.

Il est clair, par exemple, que l’axiome exigeant le consentement «volontaire» et «donné en connaissance de cause» avant toute procédure pouvant constituer une ingérence dans la vie privée (telle qu’un test génétique) est un axiome irrationnel. Il est rare que le consentement soit réellement volontaire ou donné en pleine connaissance de cause. L’information communiquée est rarement certaine ou complète (même dans l’esprit du scientifique ou du médecin). Le consentement est généralement obtenu dans des conditions socialement (ou économiquement) coercitives. Les promesses du chercheur de respecter la confidentialité ne peuvent pas toujours être tenues. Le professionnel peut être socialement et juridiquement protégé par des codes qui consacrent cette doctrine, mais le travailleur devient facilement la victime d’une cruelle supercherie se traduisant par un rejet social et une contrainte économique sous la forme d’une discrimination dans l’emploi ou dans le cadre du système d’assurance.

C’est ainsi que de continuer à utiliser la doctrine du consentement dans les codes de déontologie, notamment pour protéger le travailleur des dangers des tests génétiques, n’est pas conforme à l’éthique, car cela revient à créer une façade qui ne correspond pas au contexte moderne d’une culture occidentalisée et globalisée par des banques de données internationales servies par des réseaux de téléphones et d’ordinateurs. Cette pratique devrait être abandonnée et remplacée par des codes dont l’efficacité serait renforcée par des hypothèses qui correspondent à la réalité du monde actuel, associées à des protections ayant force exécutoire sur le plan tant social que juridique.

La répartition des risques

Il est irrationnel (et donc immoral) de répartir les risques d’après la caste, c’est-à-dire d’attribuer différents niveaux de risques à différents groupes d’êtres humains définis, par exemple, selon le génome, l’âge, la situation socio-économique, la localisation géographique au sein de la collectivité mondiale, l’appartenance ethnique ou la profession. La répartition des risques d’après la caste part du principe qu’il y a des êtres humains dont les droits génériques sont différents de ceux des autres. Les besoins essentiels des êtres humains sont partout les mêmes. Par conséquent, leurs droits individuels fondamentaux sont, eux aussi, les mêmes.

La notion de «risque acceptable» utilisée de manière quasi universelle pour fixer des normes est une forme de répartition des risques d’après la caste. Elle suppose la détermination d’un différentiel de risque fondé sur le calcul des dangers observés dans le passé ou du degré d’exposition à une substance toxique sur le lieu de travail. Cette pratique courante revient à accepter et à généraliser des risques inutiles en fixant arbitrairement un coefficient de risque «acceptable», par exemple, de un décès pour mille personnes comme niveau d’exposition admissible pour les travailleurs, contre un décès pour un million de personnes pour d’autres membres de la même collectivité.

On peut citer comme autres exemples de répartition irrationnelle (donc immorale) des risques le fait d’accepter les différentiels de risque au sein d’une même caste, entre les adultes ou les enfants plus vulnérables (c’est-à-dire en fixant la même norme pour l’un et l’autre groupe, alors que les enfants ont besoin d’être mieux protégés), entre le milieu de travail et celui de la collectivité en général, entre les travailleurs étrangers (ou ceux qui n’ont pas les mêmes droits) et les travailleurs nationaux, ou encore les risques (plus grands que ceux que nous acceptons pour nous-mêmes) imposés aux travailleurs moins protégés des pays sous-développés par les exigences auxquelles sont soumis leurs produits sur les marchés des pays développés.

Les risques inutiles ne sont jamais acceptables moralement. Un risque n’est moralement «acceptable» que s’il est nécessaire pour protéger la vie (ou le bien-être) et la liberté ou encore: 1) s’il est ancré dans la culture et très difficile à éliminer ou à réduire à bref délai; 2) si, dans le cadre d’un plan de réduction rationnelle des risques, sa réduction a une priorité moindre qu’un autre facteur de risque, biologique par exemple.

La participation des travailleurs

Les droits génériques à la vie et à la liberté exigent que les travailleurs aient les moyens de faire des choix rationnels et d’y donner une suite concrète. Ils possèdent cette capacité dès qu’ils ont accès à l’information, et que leur sont données des possibilités de formation leur permettant de comprendre cette information (et non pas uniquement de réagir à celle-ci), ainsi que la capacité, sans limite ni contrainte, de tirer parti de cette compréhension lorsqu’il s’agit d’éviter ou d’accepter un risque.

Une formation qui aboutit à cette compréhension ne figure pas nécessairement dans les programmes classiques de formation à la sécurité, car ceux-ci ont pour but d’inculquer aux intéressés un réflexe conditionné vis-à-vis d’un ensemble de signaux ou d’événements prévisibles, et non pas de leur donner une compréhension approfondie du domaine. Pourtant, les facteurs susceptibles de causer ce que l’on considère comme des accidents, y compris les événements sur lesquels les travailleurs ou la direction ont un contrôle, ne sont pas toujours prévisibles.

Les véritables accidents eux-mêmes sont définis comme «des événements fortuits». C’est dire qu’ils n’existent pas dans la nature. Tout événement a une cause (Planck, 1933; Einstein, 1949). La notion de hasard est un axiome utile lorsqu’on ne connaît ni ne comprend la cause. Même lorsqu’une blessure ou une maladie est liée de toute évidence au travail, on ne connaît ni ne comprend jamais la totalité des facteurs qui ont été à l’origine des événements — sur le lieu de travail ou en dehors — lorsqu’ils se produisent (Susser, 1973). C’est pourquoi, même si l’on disposait de ressources infinies en temps et en argent pour former les travailleurs, il ne serait pas faisable de les conditionner à réagir à tous les ensembles de signaux possibles pour tout événement possible.

Si l’on veut réduire effectivement le risque d’«accidents», le fait de comprendre un processus chimique ou la pratique de la manutention de matériaux permet au travailleur de faire face à des événements imprévus. La formation du travailleur et de son groupe naturel, tel que sa famille ou ses pairs, améliore à la fois la compréhension du risque et la capacité d’agir pour le prévenir ou le limiter. Il s’agit donc bien d’une application spécifique de droits génériques.

Le groupe naturel des travailleurs remplit aussi une autre fonction éthique. Le choix d’un lieu approprié, où le travailleur décide de prendre un risque ou l’accepte, est un facteur essentiel pour assurer le respect des principes de l’éthique. Pour être tant soit peu volontaires, bien des décisions (telles que celles d’accepter une prime de risque) ne devraient être prises que dans un contexte différent du groupe d’intérêts: lieu de travail ou parfois salle de réunion syndicale. Les groupes naturels comme la famille ou les pairs, ou d’autres encore, constituent sans doute des cadres de décisions moins contraignants.

Il est toujours immoral d’offrir une incitation économique pour que quelqu’un accepte un risque inutile connu d’un travailleur, d’un employeur ou d’un gouvernement — même à l’issue d’un contrat librement négocié. Ce n’est qu’une juste compensation, lorsqu’elle est suffisante, accordée à la famille d’un travailleur quand le risque est justifié et que le travailleur est en mesure de prendre un autre emploi sans être stigmatisé. Du point de vue de l’éthique, ce choix exige un cadre aussi neutre et aussi peu coercitif que possible.

S’il n’existe pas de cadre de ce genre, la décision devrait être prise dans un lieu et par un organisme le plus neutre possible capable de protéger l’autonomie de décision du travailleur et de son groupe naturel. L’importance que revêtent pour le bien-être du travailleur les valeurs culturelles et morales, qu’il peut tenir de sa famille ou de ses pairs et de sa communauté, montre combien il est essentiel de protéger ces valeurs et de s’assurer de leur compréhension en tant qu’éléments éthiques à la base d’un processus de participation aux décisions.

La confusion des axiomes et de la réalité dans la communication

La plupart d’entre nous, y compris les médecins, les scientifiques et les ingénieurs, ont appris dès l’école primaire à manier des axiomes. Il serait impossible autrement de comprendre l’arithmétique ou la géométrie. Pourtant, nombreux sont ceux qui confondent consciemment les hypothèses et les faits réels (qui sont parfois identiques, mais pas toujours) afin d’imprimer des valeurs sociales personnelles à une action ou à une omission donnée. L’exemple le plus patent est sans doute la façon dont l’information est présentée, choisie, organisée et interprétée.

L’emploi de termes tels qu’accidents et sécurité est caractéristique à cet égard. Nous avons noté plus haut que les «accidents» sont des événements qui ne se produisent pas dans la nature. Le mot sûr est une notion du même ordre. La plupart des gens croient que ce mot signifie «qui ne peut causer de mal, de blessures ou qui est dénué de risque». Il n’existe pas d’espace sans risque, mais il est courant que les «experts» se servent de ce terme pour désigner une situation ou un produit chimique en donnant l’impression qu’il ne présente aucun danger, tout en supposant ou en ayant à l’esprit une autre signification de ce terme — par exemple le fait d’estimer que le risque est relativement faible ou «acceptable» — sans informer leur auditoire de cette différence. S’ils le font sans en être conscients, il s’agit d’une simple erreur — un paralogisme. S’ils le font en connaissance de cause, ce qui n’est que trop fréquent, c’est tout simplement un mensonge.

La confusion entre la réalité invariable et les axiomes, ou les modèles d’explication scientifique, ou les évaluations de données, semble être particulièrement fréquente dans les activités normatives. Les axiomes et les méthodes de réglementation dont la validité est le plus souvent supposée et couramment confondue avec une vérité indiscutable sont notamment les suivants:

Généralement ces axiomes sont étudiés comme s’ils étaient la vérité. Or, il ne s’agit que d’hypothèses, remplaçables par d’autres, à propos d’individus, des risques et de leur contrôle, et qui sont fondées (au mieux) sur des informations partielles.

Les valeurs sociales et économiques implicites qui entrent en ligne de compte dans le choix et l’utilisation de ces axiomes orientent les décisions de politique générale de ceux qui gouvernent, gèrent et contrôlent. Ce sont ces valeurs, et non les seules données scientifiques, qui déterminent les normes écologiques et biologiques appliquées à la collectivité et au lieu de travail. Il faut donc, là encore, juger ces valeurs, les décisions qui en découlent et les axiomes retenus, d’après leur efficacité, c’est-à-dire leur capacité de réduire le risque de douleur, de mort et d’invalidité.

Le droit et les contrats: des systèmes d’axiomes moraux

Même entendu dans son sens le plus large, un système d’axiomes moraux devrait être vu comme une expérience d’application de principes moraux dans le cadre du travail, notamment les systèmes juridiques et contractuels qui régissent le lieu de travail.

La législation d’un Etat, les règlements pris par ses organes ministériels et même les procédures non officielles (telles que les modèles d’évaluation des risques) peuvent être traités — et modifiés — comme n’importe quel autre système d’axiomes. Dans la logique de notre cadre de principes moraux, c’est-à-dire traités comme des axiomes moraux, les lois et les règlements sur la sécurité et la santé au travail peuvent être entièrement intégrés à d’autres systèmes axiomatiques répondant à d’autres besoins de la collectivité. Ils peuvent constituer un élément différencié (mais non de moindre valeur) de l’ensemble du système appliqué à cette collectivité.

Les soins de santé, l’éducation, le salaire de remplacement et la réadaptation, la sécurité sociale, la protection des personnes handicapées et les autres programmes de santé publique et de protection de l’environnement sont souvent coordonnés par des organismes ayant des programmes de sécurité et de santé au travail. Ce faisant, il faut veiller à ne pas imposer ou à créer ou perpétuer sans le vouloir un système de castes.

Comment y parvenir? La participation des travailleurs et des représentants de leurs organisations librement constituées dans un milieu de travail contractuel est une garantie qui doit faire partie de l’expérience. La participation est une autre application spécifique des droits individuels. Les conseils d’entreprise (garantis par la Constitution de certains pays), les commissions paritaires, les comités ministériels pour la politique générale et la pratique, les commissions chargées de fixer les normes et d’en assurer l’application, ainsi que la formation (tant au niveau des cadres que du travailleur de la base) et les diverses structures de participation sont autant de moyens qui ont fait leurs preuves pour lutter contre les systèmes de castes sur le lieu de travail.

Le droit des travailleurs de participer à la détermination des risques auxquels ils peuvent être exposés est un moyen moralement justifié de défense contre l’apparition de castes d’êtres humains définis d’après leur tenue de travail. C’est là un premier pas vers une attribution des responsabilités et une répartition des risques sur le lieu de travail conformes à l’éthique. Toutefois, l’exercice de ces droits peut entrer en conflit avec les droits de la direction et de la société dans son ensemble.

Ce conflit peut être résolu si l’on comprend bien que ces droits sont l’une des applications de droits génériques, dont le caractère impératif est absolu et qui doivent ultimement prévaloir, grâce à la reconnaissance du droit qu’ont les travailleurs, la direction et le public en général de participer aux décisions qui ont un effet sur la vie et la liberté au sein de la communauté dont ils sont membres.

RÈGLES D’ÉTHIQUE POUR LA PRATIQUE DE L’HYGIÈNE DU TRAVAIL

OBJECTIF

Les règles ci-dessous sont des normes de conduite morale destinées aux hygiénistes industriels dans l’exercice de leur profession et l’accomplissement de leur mission première, qui est de protéger la santé et le bien-être des travailleurs et de préserver le public en général des dangers chimiques, microbiologiques et physiques présents sur les lieux de travail, ou qui en émanent.

RÈGLES DE CONDUITE MORALE

Les hygiénistes industriels doivent:

  • exercer leur profession dans le respect des principes scientifiques reconnus, en sachant que la vie, la santé et le bien-être de la population peuvent dépendre de leur jugement professionnel et qu’ils ont l’obligation de protéger la santé et le bien-être de tous;
  • conseiller, en toute objectivité, les parties concernées sur les risques qui pourraient menacer la santé et sur les précautions à prendre pour en éviter les effets nocifs;
  • garder le secret sur les informations personnelles ou relatives à l’entreprise qu’ils ont recueillies dans l’exercice d’activités d’hygiène du travail, sauf lorsque la loi ou des raisons supérieures de sécurité et de santé en exigent la divulgation;
  • éviter les circonstances risquant de susciter un problème de conscience professionnelle ou un conflit d’intérêts;
  • limiter les services rendus au domaine relevant de leur compétence;
  • agir en pleine conscience de leur responsabilité dans le souci de l’intégrité de la profession.

RÈGLE 1

Exercer leur profession dans le respect des principes scientifiques reconnus, en sachant que la vie, la santé et le bien-être de la population peuvent dépendre de leur jugement professionnel et qu’ils ont l’obligation de protéger la santé et le bien-être de tous.

PRINCIPES D’INTERPRÉTATION

  • Les hygiénistes industriels devraient fonder leurs opinions, leurs jugements, leur interprétation de résultats et leurs recommandations professionnels sur des principes et pratiques scientifiques reconnus qui préservent et protègent la santé et le bien-être de tous.
  • Les hygiénistes industriels ne doivent ni déformer, ni modifier, ni dissimuler des faits lorsqu’ils émettent des opinions ou des recommandations à caractère professionnel.
  • Les hygiénistes industriels ne doivent pas sciemment faire de déclarations qui déforment ou omettent des faits.

RÈGLE 2

Conseiller, en toute objectivité, les parties concernées sur les risques qui pourraient menacer la santé et sur les précautions à prendre pour en éviter les effets nocifs.

PRINCIPES D’INTERPRÉTATION

  • Les hygiénistes industriels devraient se procurer leurs informations sur les risques pour la santé auprès de sources fiables.
  • Les hygiénistes industriels devraient examiner les informations pertinentes et aisément accessibles afin de pouvoir informer objectivement les parties concernées.
  • Les hygiénistes industriels devraient prendre les mesures appropriées pour s’assurer que les parties concernées ont bien été informées des risques pouvant affecter leur santé.
  • Il peut s’agir selon les cas de la direction de l’entreprise, des clients, des salariés, du personnel en sous-traitance ou autres.

RÈGLE 3

Garder le secret sur les informations personnelles ou relatives à l’entreprise qu’ils ont recueillies dans l’exercice de leurs activités d’hygiène du travail, sauf lorsque la loi ou des raisons supérieures de sécurité et de santé en exigent la divulgation.

PRINCIPES D’INTERPRÉTATION

  • Les hygiénistes industriels devraient signaler et communiquer toute information nécessaire pour protéger la sécurité et la santé des travailleurs et du public.
  • Si leur jugement professionnel est rejeté dans des circonstances où la santé et la vie de personnes sont en danger, les hygiénistes industriels seront tenus d’en informer leur employeur ou client ou toute autre autorité, selon le cas.
  • Les hygiénistes industriels ne doivent communiquer des informations personnelles et commerciales confidentielles qu’avec le consentement exprès du propriétaire de ces informations, sauf lorsqu’ils ont l’obligation de les divulguer en vertu de la loi ou de la réglementation.

RÈGLE 4

Eviter les circonstances qui risqueraient de susciter un problème de conscience professionnelle ou un conflit d’intérêts.

PRINCIPES D’INTERPRÉTATION

  • Les hygiénistes industriels devraient révéler aussi rapidement que possible l’existence ou la possibilité de conflits d’intérêts aux parties qui pourraient en subir les effets.
  • Les hygiénistes industriels ne solliciteront ni n’accepteront aucune compensation financière ou autre rétribution d’une partie quelle qu’elle soit qui pourrait leur être proposée, directement ou indirectement, dans le but d’influencer leur jugement professionnel.
  • Les hygiénistes industriels s’abstiendront d’offrir tout cadeau de valeur ou autre rétribution dans le but d’obtenir un travail.
  • Les hygiénistes industriels devraient informer leurs clients ou leur employeur du fait qu’un projet destiné à améliorer les conditions de l’hygiène au travail ne leur paraît pas, à première vue, pouvoir atteindre le but recherché.
  • Les hygiénistes industriels ne devraient pas accepter un travail qui risquerait de les empêcher de remplir des engagements antérieurs.
  • Au cas où les présentes règles d’éthique leur paraîtraient en contradiction avec un autre code de déontologie au respect duquel ils sont tenus, les hygiénistes industriels s’efforceront de régler ce conflit dans l’intérêt de la protection de la santé des parties concernées.

RÈGLE 5

Limiter les services rendus au domaine relevant de leur compétence.

PRINCIPES D’INTERPRÉTATION

  • Les hygiénistes industriels ne devraient accepter de fournir leurs services que lorsque leurs études, leur formation ou leur expérience dans les domaines techniques considérés leur donnent la qualification nécessaire, à moins qu’une aide suffisante ne leur soit apportée par des associés, des consultants ou des salariés qualifiés.
  • Les hygiénistes industriels devront être titulaires des certificats, documents d’enregistrement ou licences requis par les organismes compétents des administrations fédérales, des Etats ou locales avant toute intervention dans le domaine de l’hygiène du travail, lorsque ces titres sont exigés.
  • Les hygiénistes industriels n’accepteront d’apposer leur sceau, cachet ou signature ou n’en permettront l’usage que si le document en question a été rédigé par eux-mêmes ou par toute autre personne agissant sous leur direction ou sous leur contrôle.

RÈGLE 6

Agir en pleine conscience de leur responsabilité dans le souci de l’intégrité de la profession.

PRINCIPES D’INTERPRÉTATION

  • Les hygiénistes industriels éviteront tout comportement ou pratique susceptible de discréditer la profession ou de tromper le public.
  • Les hygiénistes industriels n’autoriseront pas l’utilisation de leur nom ou de leur raison sociale par toute personne ou entreprise dont ils ont des raisons de croire qu’elles se livrent à des pratiques frauduleuses et malhonnêtes dans le domaine de l’hygiène du travail.
  • Les hygiénistes industriels s’abstiendront, dans les messages publicitaires concernant leurs compétences ou leurs services, de toute déclaration impliquant une représentation mensongère de la réalité ou l’omission d’un fait important dont la mention est nécessaire pour qu’une telle déclaration ne soit pas mensongère.
  • Les hygiénistes industriels n’autoriseront pas sciemment leurs salariés, leur employeur ou toute autre personne à présenter de façon mensongère leurs qualifications, leurs compétences ou leurs services professionnels par une déformation des faits.
  • Les hygiénistes industriels ne présenteront pas de façon mensongère leur formation, leur expérience ou leurs titres professionnels.

American Board of Industrial Hygiene

LA SURVEILLANCE DU MILIEU DE TRAVAIL

Lawrence D. Kornreich

Depuis l’époque où Ramazzini publiait ce qui est considéré comme l’ouvrage fondateur de la médecine du travail (Ramazzini, 1713), on s’est rendu compte peu à peu que la pratique de certains métiers peut être la cause de maladies spécifiques. Au début, on ne disposait que de moyens d’observation pour surveiller le milieu de travail. Grâce aux progrès de la technique, nous sommes capables maintenant d’effectuer des mesures sur les milieux dans lesquels les travailleurs exercent leur profession. Cette capacité de mesure a permis de mettre en lumière les sources de contraintes professionnelles. Or, ce progrès dans les connaissances a créé le besoin de fixer des limites d’exposition aux risques pour protéger la santé des travailleurs. En fait, nous avons même aujourd’hui les moyens de déceler la présence de très faibles niveaux de substances toxiques, c’est-à-dire avant qu’elles ne provoquent des problèmes de santé. A l’heure actuelle, nous sommes souvent en mesure de prévoir les conséquences de ces expositions, sans attendre que leurs effets se fassent sentir, et de prévenir ainsi des maladies et des lésions permanentes. La bonne santé des travailleurs n’est pas le fruit du hasard; elle nécessite que l’on surveille à la fois les travailleurs et leur environnement.

Les limites d’exposition sur le lieu de travail

Les premières limites d’exposition sur les lieux de travail ont été fixées pour éviter les maladies graves et les décès. Aujourd’hui, où notre information est infiniment meilleure, nous essayons d’atteindre des niveaux d’exposition beaucoup plus faibles qui permettent de prévenir les maladies chroniques et les effets infracliniques sur la santé. L’effort systématique le plus fructueux qui ait été tenté pour établir des limites d’exposition sur les lieux de travail est sans conteste celui de la Commission des valeurs seuils (TLV), créée par la Conférence américaine des hygiénistes du travail (American Conference of Governmental Industrial Hygienists (ACGIH)), en 1943 (l’ACGIH n’a aucun lien officiel avec un organisme de réglementation quelconque). Le fait que de nombreux pays dans le monde ont aujourd’hui adopté les valeurs limites d’exposition (TLV) qu’elle a fixées comme normes d’exposition maxima sur le lieu de travail, et que l’on en compte actuellement plus de 600, atteste du succès de cette entreprise. Leur application obligatoire et généralisée a conduit à procéder à un examen critique de ces valeurs et des méthodes par lesquelles elles avaient été fixées. Bien que fort utiles, les TLV ont été critiquées sous trois aspects du processus de décision: l’aspect scientifique, l’aspect politique et l’aspect éthique. En bref, ces critiques peuvent être résumées comme suit.

Les scientifiques leur reprochent de ne faire aucune distinction entre des valeurs limites établies à partir d’un ensemble considérable de données et celles qui se fondent sur des données moins nombreuses.

Les TLV n’ont jamais été conçues comme des seuils d’exposition censés assurer la sécurité de tous les travailleurs. La commission responsable de la fixation de ces valeurs a reconnu que la diversité biologique des travailleurs, ainsi que bien d’autres facteurs difficilement quantifiables ne permettaient pas d’établir des limites garantissant la sécurité de tous les travailleurs dans tous les milieux de travail. L’adoption de valeurs limites d’exposition en tant que normes obligatoires pose un problème politique, puisqu’une partie de la main-d’œuvre n’est pas protégée. Seule une exposition égale à zéro pourrait donner une telle garantie, mais l’exposition zéro et le risque zéro ne sont pas réalisables dans la pratique.

Les données sur lesquelles a travaillé la commission des TLV ont été établies et financées par les entreprises et n’ont pas été communiquées au public. Ceux qui sont protégés par cette méthode de détermination font valoir qu’ils devraient avoir le droit de connaître les données qui ont servi à établir ces limites. Quels qu’en soient les motifs, les efforts que font les entreprises pour limiter l’accès à ces données sont ressentis par beaucoup comme contraires à l’éthique et inspirés uniquement par les seuls intérêts de ces entreprises.

Les TLV sont encore largement respectées à titre d’indicateurs généraux de l’exposition des travailleurs aux facteurs de contraintes dans le travail, à la condition toutefois qu’elles soient appliquées par des professionnels capables de les interpréter correctement.

Les normes d’exposition du public

Il existe un lien entre l’exposition des travailleurs sur les lieux de travail et l’exposition de la population en général. Tout effet nocif pour la santé constaté chez les travailleurs est le résultat de l’ensemble des expositions à des substances toxiques. La dose totale est importante lorsqu’il s’agit de choisir des limites d’exposition appropriées et son rôle est déjà reconnu pour les poisons qui s’accumulent dans le corps, tels que le plomb ou les substances radioactives.

Aujourd’hui, les limites d’exposition sont différentes selon qu’il s’agit des lieux de travail ou du public en général; ces différences tiennent en partie à ce que les expositions des travailleurs sont intermittentes et non pas constantes. Les TLV ont été fixées pour une semaine de travail de cinq jours à raison de huit heures par jour, ce qui est la norme aux Etats-Unis. Ces valeurs tiennent donc compte de l’action des mécanismes de récupération. Beaucoup estiment cependant que les limites d’exposition devraient être les mêmes tant pour la collectivité dans son ensemble que pour les travailleurs.

Faute d’informations précises sur les effets synergiques ou antagonistes des facteurs de risque, les limites d’exposition tant pour les travailleurs que pour le public ne traduisent que la somme des interactions qui se conjuguent entre les multiples contaminants présents dans l’environnement. Lorsqu’on fixe une limite pour une seule substance, la complexité des milieux dans lesquels nous vivons et travaillons rend impossible l’évaluation de toutes les interactions possibles entre ces contaminants. Nous nous contentons alors de faire les hypothèses simplificatrices suivantes: 1) la combinaison des substances chimiques présentes dans notre environnement est toujours sensiblement la même; et 2) les informations épidémiologiques et les critères utilisés pour fixer les normes reflètent notre exposition à cette combinaison de substances. En posant de telles hypothèses lorsqu’on fixe les limites d’exposition du public à chaque substance prise individuellement, il devient possible de ne pas prendre en compte ces interactions. Même si l’on pouvait appliquer le même raisonnement aux limites d’exposition sur le lieu de travail, la logique de cette démarche est contestable parce que la combinaison des substances dans les différents milieux de travail n’est pas la même que celle à laquelle est exposé le public.

Le débat politique porte également sur la question de savoir s’il convient d’adopter des normes d’exposition applicables à l’échelon international. Chaque pays est-il en droit de fixer ses propres priorités qui se traduiront par des limites d’exposition qui lui sont propres, ou doit-on préférer des normes internationales établies en fonction des meilleures données disponibles? De nombreux gouvernements des pays en développement sont d’avis que les pays développés devraient appliquer des normes d’exposition plus sévères, car les niveaux de pollution de leurs industries et de leur agriculture ont créé un environnement moins salubre.

Les critères de santé fondés sur le type de risque

A l’heure actuelle, nous avons surtout recours aux analyses de toxicité pratiquées sur les animaux pour fixer les limites d’exposition applicables à l’humain. Les techniques perfectionnées d’aujourd’hui permettent de prédire à la fois le degré et le genre de toxicité pour le corps humain après exposition à une certaine substance. Nous savons mesurer la capacité qu’a une substance donnée de provoquer un cancer, de porter atteinte au fœtus ou même d’être la cause de tumeurs bénignes. Nous savons aussi mesurer le degré auquel une substance peut affecter les systèmes physiologiques. De nombreux scientifiques supposent qu’il y a un niveau d’exposition sûr, et cela a été vérifié par les premières observations des maladies contractées par l’humain. Cette hypothèse pourrait toutefois ne plus être valable aujourd’hui, en particulier en ce qui concerne le cancer. Les experts sont encore très partagés sur la question de savoir s’il existe un niveau d’exposition qui n’aurait aucun effet, c’est-à-dire qui ne présenterait aucun danger.

Dans notre environnement, nous côtoyons sans cesse des substances cancérogènes naturelles. Pour y remédier, il faut d’abord calculer le risque d’exposition à ces substances, puis appliquer les meilleures techniques disponibles pour ramener ce risque à un niveau acceptable. L’idée que nous pourrions arriver à un niveau de risque zéro est une idée dangereuse qui ne nous mènera nulle part. En raison du coût et de la difficulté des tests pratiqués sur les animaux, nous nous servons de modèles mathématiques pour prévoir les risques d’une exposition à de faibles doses de substances. Le mieux que l’on puisse faire, c’est établir statistiquement des prévisions chiffrées fiables sur ce qui constitue probablement les niveaux admissibles d’exposition à des contraintes du milieu ambiant, en partant de l’hypothèse qu’il existe un niveau de risque que la collectivité peut accepter.

La surveillance du milieu de travail

Surveiller le milieu de travail est la spécialité des hygiénistes du travail (appelés en Amérique du Nord hygiénistes industriels). Ces experts pratiquent l’art et la science d’identifier, d’évaluer et de contrôler les contraintes professionnelles. Ils sont formés aux techniques de mesure des milieux dans lesquels les gens travaillent. Comme leur devoir est de protéger la santé et le bien-être des salariés et de la collectivité tout entière, les questions d’éthique font aussi partie de leurs préoccupations majeures. C’est ce qui a amené les grandes associations d’hygiénistes du travail des Etats-Unis à réviser leur code d’éthique dont la première version remontait à l’année 1978 (voir l’encadré intitulé Règles d’éthique pour la pratique de l’hygiène du travail, p. 19.14).

Les problèmes de confidentialité

Les données obtenues grâce à la surveillance du milieu de travail sont essentielles pour améliorer les limites d’exposition à la fois pour les travailleurs et pour le public. Si l’on veut pouvoir établir les meilleures limites possibles, c’est-à-dire des seuils qui ménagent un juste équilibre entre les risques, le coût des mesures à prendre et les moyens techniques existants, il est important que ceux qui sont appelés à les fixer disposent de toutes les données recueillies par les entreprises, les travailleurs et les pouvoirs publics. Cette méthode consensuelle semble être pratiquée de plus en plus couramment dans plusieurs pays et pourrait bien devenir la règle pour l’établissement des normes internationales à cet égard.

Pour ce qui est des secrets de fabrication et des autres informations à caractère confidentiel, le nouveau code d’éthique propose certains principes directeurs à l’intention des hygiénistes du travail. En tant que professionnels de la santé au travail, ceux-ci sont tenus de s’assurer que toutes les personnes intéressées reçoivent les informations nécessaires sur les risques éventuels pour la santé et sur les limites d’exposition. Cependant, ils ont l’obligation de garder le secret sur les informations essentielles concernant les entreprises, à moins que des considérations majeures de sécurité et de santé ne les obligent à les divulguer.

DEUX QUESTIONS D’ÉTHIQUE: L’INFORMATION ET LA CONFIDENTIALITÉ

Peter J.M. Westerholm

Le présent article est consacré aux questions d’éthique que pose, dans la pratique de la santé au travail et, notamment des recherches qui s’y rapportent, le traitement des informations concernant les salariés pris individuellement, et cela non pas sous l’angle de la valeur pratique ou de l’efficacité, mais en fonction de ce qui est juste et de ce qui ne l’est pas. Cet article ne prétend pas donner une recette universelle pour décider si les pratiques concernant le traitement de l’information ou les questions de confidentialité sont moralement justifiées ou défendables. En revanche, il décrit et analyse les principes fondamentaux de l’éthique que sont l’autonomie, la bienfaisance, la non-malfaisance et l’équité, ainsi que leurs implications pour les droits humains.

Les principes de base qui sont utilisés pour analyser les questions d’éthique peuvent l’être également pour étudier les implications résultant, sur le plan de l’éthique, de la création, de la communication et de l’utilisation d’informations telles que celles qui ont trait aux risques professionnels ou celles qui président à la conduite des recherches sur la santé au travail. Néanmoins, comme le présent article n’est qu’un aperçu général de ces questions, les applications plus spécifiques n’y seront pas étudiées en détail.

Les faits

Sur le marché de l’emploi, dans l’entreprise ou sur le lieu de travail, les questions de santé concernent d’abord et surtout des personnes libres et économiquement actives. Il peut s’agir de sujets bien portants ou, au contraire, de personnes ayant des problèmes de santé dont les causes, les manifestations et les conséquences ont un lien plus ou moins direct avec leur activité professionnelle et les conditions qui règnent sur leur lieu de travail. Par ailleurs, toute une série de professionnels et de personnes assumant différents rôles ou responsabilités peuvent être impliqués dans les questions de santé concernant des individus ou des groupes sur le lieu de travail. Il s’agit notamment:

Tous ces groupes et leurs relations réciproques sont concernés par les informations tirées de la pratique et de la science de la santé au travail et la nécessité de les connaître. C’est dire que la question de la transparence et de la confidentialité de l’information, que ce soit du point de vue des droits humains, des droits des travailleurs, des besoins des employeurs ou de ceux de la société en général, recouvre un domaine très vaste. Elle peut aussi parfois être d’une très grande complexité. En fait, c’est un domaine qui revêt une importance fondamentale pour l’éthique appliquée à la santé au travail.

Considérations de base

Le présent article part de l’hypothèse que toute personne doit pouvoir disposer d’une sphère privée et qu’elle y a droit a priori. Par cela, il faut entendre qu’elle a le besoin et le droit de cacher ou de révéler, de connaître ou de ne pas avoir à connaître différents aspects de la vie en société et de ses propres rapports avec le monde extérieur. De même, toute collectivité ou société a besoin de savoir certaines choses sur les individus qui la composent. Dans d’autres domaines, cela peut ne pas être nécessaire. Sur le lieu de travail ou au niveau de l’entreprise, les questions de productivité et de santé concernent l’employeur et les membres du personnel pris à la fois collectivement et en tant qu’individus. Il y a aussi la situation où l’intérêt général est en jeu sous la forme du besoin légitime d’information que revendiquent l’administration et diverses autres institutions.

La question qui se pose aussitôt est celle de savoir comment concilier ces besoins et quelles conditions doivent être réunies avant de pouvoir conclure que les exigences d’information de l’entreprise ou de la société l’emportent légitimement sur le droit du particulier au respect de sa sphère privée. Cela suppose que l’on ait résolu d’abord certains conflits d’ordre éthique. Si les besoins d’information de l’entreprise ou de l’employeur ne sont pas compatibles avec la nécessité de protéger la sphère privée des salariés, une décision devra être prise quant à ceux de ces besoins ou de ces droits qui l’emportent sur les autres. Le conflit d’ordre moral naît du fait que c’est l’employeur qui est généralement chargé de prendre les mesures nécessaires pour prévenir les risques pour la santé au travail. Pour exercer cette responsabilité, il doit être renseigné à la fois sur les conditions de travail et sur la santé des personnes qu’il emploie. Celles-ci souhaiteront peut-être que certaines informations les concernant restent confidentielles ou secrètes, tout en admettant que ces mesures de prévention sont nécessaires.

Perspectives morales

On peut aborder les questions et les conflits d’ordre éthique propres à la santé au travail en recourant aux deux cadres d’analyse traditionnelle: l’éthique conséquentialiste et l’éthique déontologique. L’éthique conséquentialiste considère ce qui est bien ou ce qui est mal, ce qui est nocif ou ce qui est utile, du point de vue de ses conséquences. C’est ainsi que l’ambition sociale exprimée sous la forme du principe qui voudrait que l’on recherche le plus grand bien pour le plus grand nombre de membres d’une collectivité est caractéristique de l’éthique conséquentialiste. Le propre de l’éthique déontologique, en revanche, est de considérer certaines actions ou certains comportements humains comme des obligations, par exemple celle de toujours dire la vérité — le principe de la véracité —, quelles qu’en soient les conséquences. Pour le spécialiste de la déontologie, les principes moraux sont des principes absolus qui nous imposent le devoir absolu de nous y conformer. L’un et l’autre de ces paradigmes de philosophie morale fondamentale, pris séparément ou conjointement, peuvent être utilisés pour évaluer sur le plan éthique l’activité ou le comportement des êtres humains.

Les droits humains

Avant d’aborder les questions d’éthique liées à la santé au travail, ou celle de l’effet des principes moraux sur les rapports humains, ou encore celle du besoin d’être informé sur les lieux de travail, il y a lieu de préciser certains principes de base. Ces principes figurent dans les documents internationaux sur les droits humains et dans les recommandations et directives issues des décisions adoptées par les organisations internationales. Ils sont aussi consignés dans les codes de déontologie et les codes de conduite des professions.

Les droits humains, tant individuels que sociaux, jouent un rôle dans la protection de la santé. Le droit à la vie, le droit à l’intégrité physique et le droit au respect de la sphère privée sont parmi les plus importants; ils sont énoncés dans:

Pour le personnel des services de médecine du travail, les codes de conduite formulés et adoptés par l’Association médicale mondiale revêtent une importance particulière. Il s’agit des documents suivants:

  • Les droits humains individuels ne dépendent pas en principe de considérations économiques. Ils ont pour fondement le droit à l’autodétermination qui recouvre lui-même le principe de l’autonomie de décision et la liberté de l’être humain.
  • Les principes d’éthique

    Le principe de l’autonomie est centré sur le droit de l’individu à l’autodétermination. Selon ce principe, tous les êtres humains ont l’obligation morale de respecter le droit à l’autodétermination de chacun tant que celui-ci n’empiète pas sur le droit qu’ont les autres à décider de leurs actes dans les domaines qui les concernent. Un corollaire important de ce principe pour la pratique de la santé au travail est le devoir moral de considérer comme confidentielles certaines catégories d’informations concernant les particuliers.

    Le deuxième principe, celui de l’attention qu’il convient de porter à autrui, recouvre deux principes moraux, celui de la non-malfaisance et celui de la bienfaisance. Le premier implique l’obligation morale qu’ont tous les êtres humains de ne pas causer de souffrance à autrui. Le principe de la bienfaisance est le devoir de faire le bien: il implique que tous les êtres humains ont l’obligation morale de prévenir et d’éliminer la souffrance ou le mal, et aussi, dans une certaine mesure, d’œuvrer en faveur du bien-être de leurs semblables. Une des conséquences de ces principes dans la pratique de la santé au travail est l’obligation de chercher de façon systématique à déceler tous les risques pour la santé que présentent les lieux de travail — ou toutes les situations dans lesquelles les conditions de travail peuvent être néfastes pour la santé ou la qualité de la vie — et de prendre les mesures correctives ou préventives nécessaires chaque fois que des risques ou des facteurs de risque de ce genre ont été constatés. Le principe de la bienfaisance peut aussi être invoqué comme l’une des bases de la recherche sur la santé au travail.

    Le principe de l’équité est l’obligation morale qu’ont tous les êtres humains de respecter les droits de leurs semblables de manière impartiale et de contribuer à la répartition des charges et des bienfaits de façon que les membres les moins pourvus de la communauté ou de la collectivité bénéficient d’une attention particulière. La conséquence pratique majeure de ce principe est l’obligation de respecter le droit à l’autodétermination de tous, étant entendu que la priorité sera accordée, sur le lieu de travail ou sur le marché de l’emploi, aux groupes ou aux individus les plus vulnérables et les plus exposés aux risques professionnels.

    Lorsqu’on étudie ces trois principes, il n’est pas inutile de souligner à nouveau que dans les services de médecine du travail le principe de l’autonomie a, avec le temps, fini par l’emporter dans une large mesure sur celui de la bienfaisance comme principe primordial de l’éthique médicale. C’est en fait l’un des changements d’optique les plus manifestes qui soient survenus au cours de la longue histoire de la tradition hippocratique. L’apparition du principe d’autonomie en tant que concept sociopolitique, juridique et moral a profondément influencé la déontologie médicale. Il a fait passer le centre de décision du médecin au malade et a donc modifié radicalement l’ensemble de leurs rapports. Cette évolution a des conséquences évidentes pour toute la santé au travail. Au sein des services de santé et de la recherche biomédicale, elle a des liens avec tout un ensemble de facteurs qui influent sur le marché de l’emploi et les relations professionnelles. C’est, par exemple, l’attention que l’on accorde aujourd’hui dans de nombreux pays à la démocratie dans l’entreprise qui associe les travailleurs aux décisions, ou le développement de l’instruction publique, l’émergence de divers types de mouvements en faveur de la protection des droits civils, ou encore l’accélération du progrès technologique appliqué aux techniques de production et à l’organisation du travail.

    Cette évolution a favorisé l’apparition de la notion d’intégrité comme valeur importante intimement liée à celle de l’autonomie. Dans son acceptation éthique, l’intégrité désigne la valeur morale d’une chose demeurée intacte, constitutive de tous les êtres humains en tant que personne et fin en soi, indépendante de leurs fonctions et qui exige que l’on respecte leur dignité et leur valeur morale.

    Ces concepts d’autonomie et d’intégrité sont liés entre eux en ce sens que l’intégrité exprime une valeur fondamentale assimilable en fait au principe de la dignité de la personne humaine. Le concept d’autonomie, pour sa part, exprime plutôt le principe de la liberté d’action et vise à sauvegarder et à promouvoir cette intégrité. Il y a une différence importante entre ces deux concepts, en ce que l’intégrité n’admet pas de degré. Elle est soit intacte soit violée, voire anéantie. L’autonomie a des degrés divers et peut varier. Dans ce sens, elle peut être plus au moins réduite ou au contraire élargie.

    La sphère privée et la confidentialité

    Le respect de la sphère privée et de la confidentialité découle du principe de l’autonomie. La sphère privée peut être envahie et la confidentialité violée lorsque sont révélées ou communiquées des informations pouvant être utilisées pour identifier une personne ou l’exposer à des réactions négatives ou même hostiles de la part d’autrui. C’est dire qu’il est nécessaire de prendre des mesures pour empêcher que de telles informations ne soient divulguées. En revanche, si l’information est indispensable pour détecter ou prévenir des risques sur le lieu de travail, il est nécessaire de protéger la santé des salariés concernés et parfois même celle d’autres salariés exposés également aux mêmes risques professionnels.

    Il importe d’examiner s’il y a compatibilité entre, d’une part, la nécessité de protéger l’information portant sur des particuliers et, d’autre part, celle de protéger la santé de l’ensemble du personnel et d’améliorer ainsi les conditions de travail. Cela revient à mettre en balance les besoins des individus et les intérêts du plus grand nombre. Il peut donc y avoir conflit entre le principe de l’autonomie et celui de la bienfaisance. Dans une situation de ce genre, il est nécessaire d’examiner la question de savoir qui devrait être autorisé à avoir accès à l’information et dans quelles intentions.

    Il est important de se pencher sur ces deux aspects de la question. Si l’information obtenue de chacun des salariés peut améliorer les conditions de travail de l’ensemble du personnel, il y a de bonnes raisons morales d’examiner l’affaire plus en détail.

    Il faudra cependant mettre en place des procédures pour refuser tout accès non autorisé à l’information et son utilisation à des fins autres que celles qui ont été énoncées et convenues à l’avance.

    L’analyse éthique

    Lorsqu’on se propose d’étudier des questions d’éthique, il est essentiel de procéder étape par étape afin d’identifier, de clarifier et de résoudre les conflits éventuels. Comme on l’a signalé plus haut, les différents types d’intérêts et les différents protagonistes présents sur les lieux de travail et sur le marché de l’emploi peuvent se présenter comme des intérêts moraux ou des droits acquis. La première étape élémentaire est donc de rechercher qui sont les principales parties concernées et d’en cerner les intérêts rationnels, puis de déterminer les conflits d’intérêts éventuels ou évidents. Il est essentiel, dès ce stade, que ces conflits d’intérêts entre les différentes parties en cause soient clairement identifiés et expliqués au lieu d’être passés sous silence. Il faut aussi accepter le fait que de tels conflits sont monnaie courante. Dans tout conflit d’ordre éthique, il y a toujours un ou plusieurs acteurs et un ou plusieurs sujets concernés par les actes des premiers.

    La deuxième étape consiste à identifier les principes éthiques d’autonomie, de bienfaisance, de non-malfaisance et d’équité qui doivent être pris en compte. La troisième sera de définir, pour les individus ou les collectivités concernés, les avantages ou les bénéfices moraux, d’une part, et les désavantages ou coûts moraux, d’autre part, qui sont liés à tel problème ou à telle question de santé au travail. Les termes d’avantages moraux ou de coûts moraux sont entendus ici dans un sens large, à savoir que tout ce qui peut raisonnablement être considéré comme bénéfique ou comme ayant une influence positive du point de vue moral est un avantage et, au contraire, que tout ce qui peut affecter négativement un groupe est un coût moral.

    Ces principes fondamentaux de l’éthique (autonomie, bienfaisance et équité), ainsi que les étapes de l’analyse éthique qui y sont associées, sont applicables à la fois au traitement de l’information dans la pratique quotidienne de la santé au travail et au traitement et à la communication des informations scientifiques. Vue sous cet angle, la question de la confidentialité des dossiers médicaux ou des résultats des projets de recherche en matière de santé au travail peut être analysée à partir des principes fondamentaux évoqués ci-dessus.

    Ces informations peuvent concerner, par exemple, des risques présumés ou potentiels pour la santé au travail et elles peuvent être d’une qualité ou d’une utilité pratique relatives. De toute évidence, l’utilisation de telles informations soulève des problèmes éthiques.

    Il convient de souligner que le modèle ainsi proposé pour l’étude des questions d’éthique est surtout destiné à structurer un ensemble de rapports complexes entre le salarié individuel, l’ensemble du personnel de l’entreprise et les divers intérêts représentés sur le lieu de travail et au sein de la collectivité en général. Dans le présent contexte, il s’agit en fait d’un exercice pédagogique. Il est essentiellement fondé sur l’hypothèse — que d’aucuns considèrent comme discutable sur le plan de la philosophie morale — selon laquelle il n’y aurait tout simplement pas de solution objective, logique, à un conflit d’éthique. C’est ainsi que Bertrand Russell déclarait à ce propos:

    [Nous] sommes nous-mêmes les arbitres ultimes et irréfutables des valeurs, et la nature n’est qu’une partie de ce monde des valeurs. C’est ainsi que, dans ce monde, nous sommes plus grands que la nature. Dans le monde des valeurs, la nature elle-même est neutre, ni bonne ni mauvaise, ne méritant ni admiration ni blâme. C’est nous qui créons les valeurs et ce sont nos désirs qui confèrent cette valeur. Dans ce domaine, nous sommes rois et nous nous dépossédons de cette royauté si nous nous inclinons devant la nature. C’est à nous de définir ce qu’est la qualité de la vie, non à la nature, même une nature incarnée par Dieu (Russell, 1979).

    En d’autres termes, l’autorité des principes éthiques, selon la définition qui en a été donnée précédemment, est déterminée par chaque individu ou groupe d’individus selon qu’ils sont d’accord ou non sur ce qui est intellectuellement ou émotionnellement acceptable.

    C’est dire l’importance que revêt pour la solution des conflits et des problèmes éthiques le dialogue entre les différents intérêts en cause. Il est essentiel que toutes les personnes concernées aient la possibilité d’échanger leurs vues avec les autres personnes intéressées dans un climat de respect mutuel. Si on accepte comme une réalité de l’existence qu’il n’y a pas de solution objectivement correcte aux conflits éthiques, cela ne veut pas dire pour autant que les prises de position en matière d’éthique sont entièrement fondées sur des raisonnements subjectifs sans principe de base. Il est important de rappeler que les questions concernant la confidentialité et l’intégrité peuvent être abordées par divers groupes ou individus partant de normes et de valeurs extrêmement différentes. L’une des étapes importantes de toute analyse éthique consiste donc à élaborer la procédure régissant les contacts entre les personnes et les intérêts collectifs en cause, ainsi que les mesures à prendre pour déclencher le processus qui permettra d’aboutir à un accord ou à un désaccord sur le traitement ou le transfert des informations sensibles.

    Enfin, il faut souligner que l’analyse éthique est un instrument d’examen des pratiques et des diverses stratégies d’action. Elle ne donne pas de réponses toutes faites sur ce qui est bien ou mal, ni sur ce que l’on estime acceptable ou inacceptable sur le plan moral. Elle propose un cadre permettant de parvenir à des décisions dans des situations où sont en cause les principes éthiques fondamentaux de l’autonomie, de la bienfaisance, de la non-malfaisance et de l’équité.

    L’éthique et l’information en matière de santé au travail

    Toutes les questions et tous les dilemmes d’ordre éthique qui se posent dans la pratique et la science de la santé au travail découlent de la collecte, de l’enregistrement, de l’analyse et de l’utilisation des informations concernant des particuliers. Ces activités peuvent être accomplies régulièrement ou à la demande, en vue d’améliorer la santé et la qualité de la vie des salariés ou le milieu de travail en général. Cet objectif est en soi d’une importance fondamentale dans toute activité concernant la santé au travail. Toutefois, ces informations peuvent aussi être exploitées à des fins de sélection, parfois même de façon discriminatoire, si elles sont utilisées, par exemple, pour le recrutement ou la répartition des tâches. Les renseignements tirés des dossiers médicaux ou personnels sont en théorie potentiellement utilisables au détriment de l’individu, d’une manière qui pourrait être inacceptable ou considérée comme contraire à des principes d’éthique fondamentaux.

    Il peut s’agir des données et des observations recueillies lors d’examens médicaux d’embauche, d’examens périodiques ou de programmes de surveillance sanitaire. Ces programmes et ces examens de routine sont souvent entrepris à l’initiative de l’employeur. Ils peuvent également être imposés par la loi. Ces informations peuvent aussi comprendre des renseignements recueillis lors de consultations médicales demandées par l’intéressé lui-même. Une source d’information particulièrement importante en matière de santé au travail est la surveillance biologique de l’exposition sur les lieux de travail.

    Dans la pratique de la santé au travail et des recherches qui s’y rapportent, de très nombreux types de données et d’observations sont recueillis, documentés et, le cas échéant, utilisés dans une plus ou moins large mesure. Ces informations peuvent se rapporter à des états de santé antérieurs et à des comportements liés à la santé, comme les absences pour cause de maladie. Elles peuvent aussi comprendre des observations de symptômes ou des constatations faites lors d’examens cliniques ou des résultats d’examens de laboratoire de toutes sortes. Ce dernier type d’informations peut porter sur les capacités fonctionnelles, la force musculaire, la résistance physique, les capacités cognitives et intellectuelles ou comporter des jugements sur la qualité du travail à divers égards. On peut y trouver aussi, à l’autre extrémité du spectre, des données sur les atteintes à la santé, les handicaps, les modes de vie dangereux pour la santé, la consommation d’alcool, de drogue et autres stupéfiants, etc. Même si de nombreuses informations isolées de ce genre sont en elles-mêmes relativement banales ou anodines, le fait de les rapprocher et de les collecter de façon continue et dans la durée peut finir par brosser un tableau précis et complet des caractéristiques d’un individu.

    Les informations peuvent être enregistrées et stockées sous différentes formes. La plus courante est l’enregistrement à la main dans les dossiers individuels. On peut aussi utiliser les bases de données informatisées sur bande magnétique et sur disquette. Vu l’énorme capacité de stockage des fichiers informatisés que tiennent les services du personnel, les bases de données constituent en elles-mêmes une menace pour le respect de l’intégrité de la personne. Les informations contenues dans ces banques de données, ces répertoires et ces fichiers pourraient, dans des mains peu scrupuleuses, constituer un instrument de pouvoir utilisable au détriment de la personne concernée.

    Il serait hors de propos dans le présent article de définir quel type de renseignements constitue une information sensible ou non. Nous n’entendons pas non plus, dans ce contexte, proposer une définition pratique de la notion d’intégrité de la personne ou une formule toute faite qui permettrait de déterminer quelles sont les informations qui sont plus ou moins sensibles au regard des principes éthiques fondamentaux. Cela n’est tout simplement pas possible. Le caractère sensible d’une information à cet égard est déterminé par son contexte et dépend d’un grand nombre de facteurs. Ce qui est important en la matière, c’est la façon dont sont appliqués les principes éthiques de base lorsqu’il s’agit de savoir par qui et de quelle manière ces données et ces informations sont traitées.

    L’analyse des risques et l’information issue de la recherche

    Lorsque nous avons exposé les principes d’une analyse éthique, nous avons mis l’accent sur les informations liées directement ou indirectement à la santé qui figurent dans les dossiers individuels tels que les dossiers médicaux ou les dossiers des services du personnel. Il existe toutefois, tant dans la pratique que dans la science de la santé au travail, d’autres types d’informations qui, de par leur établissement, leur traitement et leur utilisation, posent des questions d’éthique et peuvent même être la source de conflits entre plusieurs principes éthiques. Cependant, on peut généralement analyser ces informations en prenant comme point de départ les principes de l’autonomie, de la bienfaisance et de l’équité. Il en est ainsi, par exemple, des analyses de risque et des évaluations de risque. Lorsque des informations utiles sur un risque pour la santé en milieu de travail sont délibérément soustraites à la connaissance des salariés, il y a fort à parier qu’une analyse éthique montrera clairement qu’il y a violation de ces trois principes de base. Et, cela, indépendamment du fait que l’information est considérée ou non comme confidentielle par l’une des parties en cause. Le problème se pose lorsque les informations sont peu sûres, insuffisantes ou même inexactes. Des jugements très différents peuvent même être portés sur leur validité, mais cela ne modifie en rien la structure fondamentale des questions d’éthique en cause.

    Dans la recherche sur la santé au travail, il est très fréquent que des informations relatives à des projets de recherche passés, présents ou futurs doivent être communiquées au personnel. Si des salariés ont été pris comme sujets de recherche sans qu’on leur explique les finalités et l’ensemble des implications de ce projet, et sans avoir recherché le consentement donné en pleine connaissance de cause par toutes les personnes concernées, l’analyse éthique montrera qu’il y a eu violation des trois principes de base de l’autonomie, de la bienfaisance et de l’équité.

    Il va sans dire que la technicité et la complexité de la recherche peuvent soulever des difficultés pratiques de communication entre les chercheurs et les autres personnes concernées. Cette difficulté ne modifie pas, en elle-même, la structure de l’analyse ni les questions d’éthique qui se posent.

    Les sauvegardes

    Il existe plusieurs sauvegardes administratives qui peuvent être appliquées pour protéger les informations dites sensibles. Les plus courantes sont les suivantes:

    1. Secret et confidentialité. Le contenu des dossiers médicaux et des autres documents classés comme concernant la santé peut être considéré comme secret ou confidentiel au sens juridique de ces termes. Il y a lieu d’indiquer toutefois que toutes les informations de ce type n’ont pas nécessairement un caractère sensible. Ces dossiers contiennent aussi des données qui peuvent être communiquées librement sans porter préjudice à quiconque.
      Il y a aussi l’obligation faite aux membres de certaines professions de ne pas révéler les informations qui leur ont été communiquées sous le sceau du secret. Il en est ainsi parfois des consultations données dans le cadre de relations dites «de confiance». Il peut s’agir, par exemple, de renseignements sur la santé ou de toute autre information traitée dans le cadre de la relation médecin-malade. Ce type d’informations pourra être protégé par la loi, par des conventions collectives ou par des codes de déontologie.
      Il faut toutefois préciser que le concept d’informations sur la santé n’a pas — de même que la notion de santé — de définition pratique opérationnelle. Il est donc sujet à diverses interprétations.
    2. Autorisation d’accéder à l’information. C’est une exigence qui peut être imposée aux chercheurs qui ont besoin des renseignements personnels contenus dans les dossiers médicaux ou dans les dossiers de sécurité sociale.
    3. Consentement donné en connaissance de cause comme condition de la collecte de données et de l’accès aux dossiers contenant des informations sur les particuliers. Le principe du consentement en toute connaissance de cause, qui assure un droit de codécision à la personne intéressée, est une pratique reconnue par la loi dans de nombreux pays pour tous les domaines touchant la collecte de données personnelles et l’accès à ces données.
      Le principe du consentement en connaissance de cause est de plus en plus largement reconnu comme élément à part entière du traitement des données personnelles. Il suppose que la personne concernée a, par principe, le droit de décider quelles sont les informations qui peuvent être recueillies, à quelles fins, par qui et selon quelles méthodes, à quelles conditions et sous réserve de quelles sauvegardes administratives ou techniques conçues pour empêcher tout accès non autorisé et non souhaité.
    4. Sauvegardes techniques destinées à protéger les données informatisées. Il peut s’agir, par exemple, de diverses méthodes de codage et de chiffrage conçues pour empêcher l’accès non autorisé à des dossiers contenant des renseignements personnels ou — si cet accès est légitime — pour empêcher l’identification de la personne dans la base de données (garantie d’anonymat). Il faut toutefois préciser que l’anonymat par codage ou masquage du nom ou d’autres renseignements concernant la personne, tels que le numéro de sécurité sociale, ne sont pas toujours une protection efficace contre l’identification. Les autres renseignements contenus dans un dossier personnel suffisent parfois à identifier une personne.
    5. Réglementation légale, y compris l’interdiction, l’autorisation ou la limitation de l’établissement et de l’exploitation de sources de données informatisées contenant des fichiers ou des dossiers concernant le personnel.
    6. Code de déontologie. Les ordres ou associations professionnelles peuvent établir des principes d’éthique applicables à la profession. Ces codes existent à la fois au niveau national dans de nombreux pays et au niveau international. Parmi les plus importants on peut citer:

    Pour conclure cette section, nous voudrions insister une fois encore sur un principe élémentaire à respecter pour l’établissement des méthodes de collecte des données, à savoir d’éviter de recueillir des données sans avoir établi clairement au préalable leur justification et leur utilité pour la santé au travail. Les risques d’ordre éthique qu’il y a à rassembler des informations qui ne seront pas utilisées dans l’intérêt — y compris de sa santé — du salarié ou de l’intéressé sont évidents. En principe, les options et les moyens à mettre en œuvre pour organiser la collecte et le traitement de l’information concernant les salariés se prêtent à une analyse éthique en fonction des trois critères d’autonomie, de bienfaisance et d’équité.

    Les fichiers informatisés concernant le personnel

    Le progrès des techniques informatiques permet désormais aux employeurs de rassembler, d’enregistrer et de traiter des informations sur de nombreux aspects du comportement et de l’efficacité de leurs salariés sur le lieu de travail. L’utilisation de systèmes informatiques perfectionnés gagne rapidement du terrain depuis quelques années, suscitant certaines préoccupations quant au risque d’ingérence dans la sphère privée. Il y a de bonnes raisons de penser que ce risque ira en s’accentuant à l’avenir. D’où la nécessité de renforcer la protection des données et de prendre toutes les précautions possibles pour éviter les atteintes à l’intégrité.

    En revanche, ces nouvelles technologies ont de toute évidence des avantages considérables sur le plan de la production dans l’entreprise ou dans le secteur public, en fournissant le moyen d’améliorer l’organisation du travail ou d’éliminer les problèmes que soulèvent, par exemple, la monotonie des tâches ou les tâches courtes et répétitives. Toute la question est de savoir comment trouver un bon équilibre entre les avantages des techniques informatiques et le droit et le besoin légitimes des salariés d’être protégés contre toute violation de leur vie privée.

    Le Conseil de l’Europe a adopté en 1981 une recommandation (no R 81-1) sur les bases de données médicales et une convention sur la protection des individus en ce qui concerne le traitement automatique des données personnelles. Le Conseil de l’Union européenne a également abordé ces questions dans une directive (95/46/CE) sur la protection des individus en ce qui concerne le traitement des données personnelles et la libre circulation de ces données. Il convient d’observer que beaucoup de pays considèrent la mise en œuvre de ces réglementations sur les données personnelles informatisées comme des questions relevant des relations professionnelles.

    Conclusion

    Les situations pratiques comportant le traitement d’informations en matière de santé au travail impliquent des jugements de la part des professionnels de la santé au travail et de beaucoup d’autres spécialistes. La question de savoir ce qui est bien ou mal, ou plus ou moins acceptable, se pose dans la pratique de la santé au travail dans des conditions générales et culturelles extrêmement différentes. L’analyse éthique est un outil qui permet de porter des jugements et de prendre des décisions en ayant recours à des principes moraux et à des ensembles de valeurs qui peuvent aider à évaluer les différents modes d’action possibles et à choisir les plus appropriés.

    L’ÉTHIQUE DANS LES DOMAINES DE LA PROTECTION
    ET DE LA PROMOTION DE LA SANTÉ

    D. Wayne Corneil et Annalee Yassi

    Alors que les services de santé au travail tendent à se multiplier partout dans le monde, les ressources nécessaires pour développer et maintenir ces activités restent souvent insuffisantes pour faire face à cette croissance des besoins. Parallèlement, les frontières entre la vie privée et la vie professionnelle changeant, la question se pose de ce que peut et devrait raisonnablement être le champ d’action de la santé au travail. Les programmes de dépistage de la toxicomanie ou de la séropositivité au VIH sur les lieux de travail ou ceux de consultations sur les problèmes personnels sont des manifestations évidentes de l’imprécision croissante des limites entre la vie privée et la vie professionnelle.

    Du point de vue de la santé publique, il y a de bonnes raisons pour ne pas compartimenter les comportements en matière de santé en fonction de divers facteurs tels que le mode de vie, le lieu de travail ou l’environnement dans son ensemble. S’il est tout à fait louable de vouloir éliminer la toxicomanie et d’autres causes de détérioration physique ou mentale, la façon dont ces problèmes sont abordés sur le lieu de travail n’est pas sans danger sur le plan de l’éthique. Il faut aussi veiller à ce que les mesures prises pour lutter contre ces comportements ne se substituent pas à d’autres mesures de protection de la santé. Le présent article a précisément pour objet d’examiner les questions d’ordre éthique que posent la protection et la promotion de la santé sur le lieu de travail.

    La protection de la santé

    La protection individuelle et collective des travailleurs

    Si un comportement respectueux de l’éthique est indispensable dans tous les domaines des soins de santé, il est souvent plus difficile à définir et à promouvoir dans le cadre de la santé au travail. Le clinicien chargé de dispenser les soins de santé primaires se doit d’accorder la priorité aux besoins du malade, alors que le professionnel de la santé collective se doit de tenir compte des besoins du groupe. Pour sa part, le professionnel de la santé au travail doit s’occuper à la fois du malade et de la collectivité — du travailleur, mais aussi de la population active et du public en général. Cette pluralité d’obligations peut être la source de conflits de responsabilités.

    Dans la plupart des pays, les travailleurs ont un droit incontestable, et garanti par la loi, à être protégés contre tout danger sur leur lieu de travail, et c’est précisément le but que doivent poursuivre les programmes de santé au travail. Les questions d’ordre éthique liées à la protection des travailleurs contre les risques professionnels découlent généralement du fait que l’employeur a, ou croit avoir, financièrement intérêt à ne pas prendre les mesures nécessaires pour protéger la santé des travailleurs. La position éthique que doivent prendre les professionnels de la santé au travail, elle, est très claire. Comme l’affirme le Code international d’éthique pour les professionnels de la santé au travail, reproduit dans le présent chapitre: «Les professionnels de la santé au travail doivent toujours agir, en priorité, dans l’intérêt de la sécurité et de la santé des travailleurs».

    Le professionnel de la santé, qu’il soit salarié ou consultant, est souvent l’objet de pressions pour qu’il déroge aux principes de l’éthique en matière de protection de la santé. Il peut même arriver qu’un salarié le prie de plaider en sa faveur en cas de problème juridique, ou que le salarié ou le professionnel lui-même estiment que l’entreprise n’a pas pris les mesures de protection de la santé requises.

    Pour réduire au minimum ces conflits de la vie réelle, il est nécessaire de déterminer les attentes de la société, les incitations du marché et les infrastructures à mettre en place pour contrebalancer les inconvénients financiers que l’employeur subit ou croit subir lorsqu’il prend des mesures de protection de la santé des travailleurs. Il peut s’agir, notamment, de réglementations précises exigeant des pratiques sûres sous peine de fortes amendes en cas d’infraction, ce qui, en retour, exige une infrastructure permettant de les faire appliquer. Cela peut aussi être un régime d’indemnisation des travailleurs qui encourage les pratiques de prévention. Ce n’est qu’au moment où les facteurs sociaux, les normes, les attentes de la société et la législation traduisent l’importance reconnue à la protection de la santé au travail qu’une pratique conforme à l’éthique pourra s’épanouir.

    Le droit à être protégé contre les situations et les actes dangereux d’autrui

    Il est une autre question d’ordre éthique qui se pose parfois en matière de protection de la santé: c’est le cas où un travailleur constitue lui-même un risque professionnel. Au nom de la pluralité de leurs responsabilités, les professionnels de la santé au travail doivent toujours considérer que les membres de la collectivité (la main-d’œuvre et le public en général) ont le droit d’être protégés contre les actes d’autrui. Nombreuses sont les législations où «l’aptitude au travail» signifie non seulement l’aptitude du travailleur à effectuer un travail donné, mais également son aptitude à accomplir ce travail sans faire courir de risques indus à des collègues ou au public. Il est contraire à l’éthique de priver quelqu’un d’un emploi (c’est-à-dire de le déclarer inapte au travail) en raison de son état de santé, alors que rien ne prouve que cet état de santé diminue son aptitude à accomplir ses tâches en toute sécurité. Néanmoins, des constatations cliniques peuvent parfois amener à penser qu’un travailleur constitue un risque pour autrui alors que les données scientifiques permettant de fonder cette déclaration d’inaptitude sont faibles ou même inexistantes. Par exemple, l’autorisation donnée à un travailleur de conduire une grue alors qu’il est sujet à des accès de vertige non diagnostiqués peut avoir des conséquences extrêmement graves. Il peut même être contraire à l’éthique de permettre à quelqu’un d’assumer ce genre de responsabilité dans un cas pareil.

    Le problème de l’équilibre entre les droits individuels et les droits collectifs n’est pas propre à la santé au travail. Dans la plupart des législations, la loi oblige tout professionnel de la santé à signaler aux autorités de la santé publique les cas de maladies sexuellement transmissibles, de tuberculose ou les mauvais traitements infligés aux enfants, même s’il y a en l’occurrence violation du droit des intéressés à la confidentialité. A défaut de directives précises pour l’orienter dans ses jugements, les principes de l’éthique exigent du professionnel de la santé au travail qu’il utilise dans la mesure du possible la documentation scientifique existante pour étayer ses jugements, tout en faisant intervenir son propre jugement de spécialiste. Il convient donc, lors des examens médicaux et autres examens exigés pour les emplois comportant des responsabilités particulières, d’associer ces considérations relatives à la santé publique et à la sécurité aux préoccupations à prendre en compte en faveur du travailleur concerné. Seuls des motifs de cet ordre peuvent justifier les tests de dépistage de la toxicomanie et de l’alcoolisme — si tant est qu’ils soient légitimes du point de vue de la santé au travail. Le Code international d’éthique pour les professionnels de la santé au travail affirme à cet égard:

    Là où l’état de la santé d’un travailleur et la nature de son poste sont tels qu’ils mettent en danger la sécurité des autres, le travailleur doit en être clairement informé. Lorsqu’il existe une situation où les risques sont particulièrement élevés, la direction, et, si la réglementation nationale l’exige, l’autorité compétente, doivent être informées des mesures nécessaires à la sécurité des autres personnes.

    L’accent mis sur l’individu tend à faire négliger ou à faire oublier complètement l’obligation qu’a le professionnel de protéger les intérêts de la société en général ou même de certains groupes particuliers. Par exemple, lorsque le comportement d’un individu devient un danger pour lui-même ou pour les autres, à quel moment le professionnel doit-il intervenir au nom de la collectivité et passer outre aux droits individuels? Ces décisions peuvent avoir d’importantes répercussions pour les prestataires de programmes d’aide aux salariés (PAS) qui s’adressent à des travailleurs atteints dans leur santé. Il importe de bien comprendre en quoi consiste l’obligation de prévenir les collègues ou les clients pouvant avoir recours aux services de ces travailleurs, même si cette obligation entre en conflit avec la nécessité de préserver la confidentialité à laquelle ces personnes ont droit. Le professionnel, nous l’avons déjà dit, ne saurait se réfugier derrière la confidentialité ou la protection des droits individuels.

    Les programmes de promotion de la santé

    Les hypothèses et le débat

    Les hypothèses qui sous-tendent généralement les activités visant à promouvoir un changement dans les modes de vie des travailleurs sont les suivantes:

    1) les décisions des salariés concernant leur manière de vivre (exercice, nourriture, tabagisme et gestion du stress) ont un impact direct sur leur santé présente et future, sur leur qualité de vie et sur leurs performances au travail; 2) un programme financé par l’entreprise pour modifier positivement les habitudes personnelles des travailleurs, lorsqu’il est conduit par un personnel à plein temps, qu’il est volontaire et ouvert à tous les salariés, peut inciter ceux-ci à modifier suffisamment leurs habitudes pour influer à la fois sur la santé et la qualité de la vie (Nathan, 1985).

    Jusqu’où un employeur peut-il aller pour modifier un comportement en dehors des heures de travail — toxicomanie ou excès de poids, par exemple — qui ne perturbe pas directement les autres travailleurs ou la performance au travail? Dans les activités de promotion de la santé, les entreprises s’engagent à jouer un rôle de réformateur pour modifier les habitudes personnelles des salariés qui sont, ou qu’elles considèrent, préjudiciables à leur santé. Autrement dit, l’employeur peut souhaiter devenir un agent du progrès social. Il peut même s’efforcer de devenir un inspecteur de la santé pour toutes les situations jugées favorables ou défavorables et appliquer des mesures disciplinaires pour garder son personnel en bonne santé. Certains fixent des limites précises qui imposent aux salariés de ne pas dépasser un certain poids. Des mesures d’incitation sont prévues qui diminuent le coût de l’assurance et d’autres avantages sociaux pour ceux des membres du personnel qui veillent à leur bonne forme physique, notamment en faisant de l’exercice. Certaines politiques sont parfois mises en œuvre pour encourager certains groupes — les fumeurs, par exemple — à renoncer à des habitudes nuisibles pour leur santé.

    De nombreuses entreprises considèrent, au contraire, qu’elles n’ont pas à régir la vie privée de leurs salariés, mais plutôt à les inciter à se comporter raisonnablement. La question qui se pose en fait est celle de savoir si l’employeur a vraiment le droit d’intervenir dans un domaine tel que celui du comportement personnel. Ceux qui sont contre estiment qu’il y a là un abus de pouvoir de l’employeur. Ce contre quoi ils s’insurgent, c’est moins la légitimité des propositions en matière de santé que les raisons qui les motivent, qui leur semblent paternalistes et élitistes. Ce genre de programme de promotion de la santé peut aussi être perçu comme une forme d’hypocrisie où l’employeur ne modifie pas les facteurs organisationnels qui contribuent à la mauvaise santé du personnel, mais cherche essentiellement à réduire ses coûts.

    La limitation des coûts comme principale motivation

    Une caractéristique fondamentale des services de santé fournis par les entreprises est que l’entreprise n’a pas pour mission principale de dispenser des soins de santé, même si ces services peuvent être considérés comme une importante contribution à la réalisation des objectifs de l’entreprise qui sont, notamment, de produire efficacement et à moindre coût. La plupart du temps, les mesures de promotion de la santé, les programmes d’aide aux salariés (PAS) et les services de réadaptation ne sont fournis par l’employeur que pour atteindre les buts de l’entreprise, qui sont de disposer d’une main-d’œuvre plus productive ou de diminuer le coût de l’assurance ou de l’indemnisation des travailleurs. Bien que dans leur discours les entreprises se plaisent à mettre l’accent sur l’aspect humanitaire de leurs programmes, leurs raisons et motivations profondes concernent généralement les coûts de production, l’absentéisme et les pertes de productivité qui découlent des problèmes de santé mentale liés à l’alcool et à la drogue. Il s’agit donc de finalités qui sont fort éloignées des buts traditionnels des professionnels de la santé puisqu’ils prennent en considération les objectifs de l’entreprise en même temps que les besoins du malade.

    Lorsque les employeurs assument directement le coût de ces services et que ceux-ci sont fournis sur le lieu de travail, les professionnels responsables doivent nécessairement tenir compte des objectifs recherchés par l’employeur pour son entreprise et de la culture particulière du lieu de travail considéré. Les programmes peuvent être conçus à partir de la notion d’«impact minimum», ce qui obligera peut-être à des compromis sur les objectifs des services de santé, afin d’en limiter le coût. Le choix des mesures recommandées par les professionnels peut être influencé par ces considérations et les mettre parfois devant un dilemme éthique quant à l’équilibre à trouver entre ce qui est le mieux pour les travailleurs et ce qui serait plus rentable pour l’entreprise. Lorsque la responsabilité première des professionnels est d’assurer une gestion des soins dans le but déclaré de limiter les coûts, les conflits peuvent être particulièrement graves. La plus extrême prudence est donc de mise dans toute politique de soins gérée dans une telle optique, afin que les objectifs de santé ne soient pas sacrifiés aux considérations de coût.

    Quels salariés devraient bénéficier des PAS? Quels types de problèmes devraient être pris en considération et quels programmes devraient être étendus aux membres de la famille des salariés et aux retraités? Il semble bien qu’un grand nombre de décisions se fondent non pas sur l’intention déclarée d’améliorer la santé, mais plutôt sur les limites à appliquer au droit aux prestations. Les travailleurs à temps partiel, qui ne sont pas couverts par les systèmes d’assurance, n’ont généralement pas accès aux PAS, afin que l’entreprise n’ait pas à ce titre de dépenses supplémentaires à assumer. Il n’empêche que les travailleurs à temps partiel ont, eux aussi, leurs problèmes qui peuvent diminuer la performance et la productivité.

    Dans les arbitrages à faire entre des soins de qualité et la réduction des coûts, qui décide du niveau de qualité requis et du prix à payer? Le malade, qui s’adresse aux services, mais n’en paie pas le prix, ou le responsable des programmes d’aide, qui ne règle pas la facture, mais dont l’emploi peut dépendre du résultat du traitement? Est-ce au prestataire de services ou à l’assureur qui, en dernier ressort, paie la facture, qu’il appartient de prendre cette décision?

    De même, qui décide qu’un salarié est à remplacer? Si le coût de l’assurance et du traitement impose de le remplacer, à quel moment est-il plus rentable de le faire — en cas de maladie mentale, par exemple — pour en recruter et en former un autre? Il est certain que le rôle que doivent jouer les professionnels de la santé au travail dans de telles décisions mérite un examen plus approfondi.

    La participation volontaire ou la contrainte?

    Les problèmes d’ordre éthique créés par une adhésion incertaine des intéressés se posent à l’évidence dans le cas des PAS. La plupart des spécialistes de ces programmes font valoir que, du fait de leur formation clinique, leur objectif qui légitime leur action est l’individu dont ils sont les défenseurs. Cette notion est liée à celle de participation volontaire, c’est-à-dire que le client recherche librement une aide et consent à la relation qui ne dure que sous réserve de sa participation active. Même lorsque le travailleur est dirigé vers ces services par son supérieur hiérarchique ou par la direction, sa participation reste essentiellement volontaire. Les mêmes arguments sont avancés dans le cas des activités de promotion de la santé.

    Cette hypothèse des spécialistes des PAS, selon laquelle leurs clients agissent de leur plein gré, est souvent infirmée dans la pratique. Cette idée d’une participation entièrement volontaire est largement illusoire. La marge de manœuvre des salariés est souvent beaucoup plus réduite qu’on veut bien le dire et la décision de recourir à ces services, lorsqu’elle est prise par un supérieur, a bien des chances d’être le résultat d’une confrontation ou d’une contrainte. Il en est de même des demandes présentées par les travailleurs eux-mêmes, qui sont le fruit d’une suggestion très appuyée d’une personne en position d’autorité. Même si les termes utilisés semblent indiquer un choix, il est évident que les choix sont effectivement limités et que la voie à suivre est déjà tracée.

    Lorsque les dépenses de santé sont prises en charge par l’employeur ou par son assurance, la frontière entre vie publique et vie privée s’estompe, accentuant ainsi la possibilité d’une contrainte. Selon l’idéologie actuelle, les programmes sont toujours fondés sur une participation volontaire. Mais une activité, quelle qu’elle soit, peut-elle être entièrement volontaire dans le contexte de la vie professionnelle?

    Les bureaucraties ne sont pas des démocraties et le caractère prétendument volontaire d’un comportement au sein d’une entreprise risque d’être contesté. A la différence d’une collectivité, l’employeur a une relation contractuelle relativement durable avec la plupart de ses salariés, et cette relation revêt en outre un caractère dynamique du fait des possibilités d’augmentation de salaire, de promotion ou de rétrogradation ouverte ou déguisée qu’elle implique. Cela peut aboutir, de façon délibérée ou accidentelle, à faire passer l’idée que la participation à tel ou tel programme de prévention est la norme à laquelle on ne saurait déroger (Roman, 1981).

    L’éducation à la santé est aussi un domaine où il faut se garder de parler trop rapidement de participation volontaire, car ce serait sous-estimer les forces subtiles qui ont le pouvoir de modeler les comportements sur le lieu de travail. Le fait que les activités de promotion de la santé sont largement encouragées et qu’elles sont en plus gratuites peut donner l’impression que la participation n’est pas seulement soutenue, mais ardemment souhaitée par la direction. La participation est souvent associée à l’espoir d’avantages qui vont bien au-delà de la santé proprement dite. Elle peut être jugée nécessaire pour la promotion au sein de la hiérarchie ou en tout cas pour conserver un certain profil dans l’entreprise.

    On peut aussi voir de la part de la direction une manœuvre subtile dans le fait d’encourager les activités en faveur de la santé qui serait décrit comme un effort sincère d’assurer le bien-être du personnel, alors que la véritable préoccupation de la direction serait en réalité de limiter ses coûts. Des incitations explicites telles que la majoration des primes d’assurance des fumeurs ou des personnes qui doivent perdre du poids peuvent sans doute favoriser la participation des salariés mais elles n’en constituent pas moins une mesure coercitive.

    Les facteurs de risque individuels et collectifs

    L’importance extrême que la promotion de la santé au travail accorde au mode de vie personnel comme domaine d’intervention masque les complexités qui sont à la base des comportements sociaux. Des facteurs sociaux, tels que le racisme, le sexisme ou les préjugés de classe, sont généralement sous-estimés par les programmes qui cherchent uniquement à modifier des habitudes individuelles. Cette démarche isole le comportement de son contexte et suppose «que les habitudes personnelles sont des choses abstraites et modifiables indépendamment d’autres facteurs, et que les individus peuvent volontairement choisir de les modifier» (Coriel, Levin et Jaco, 1986).

    Etant donné l’influence des facteurs sociaux, dans quelle mesure les gens peuvent-ils véritablement agir sur les risques d’atteinte à leur santé? Il est certain qu’il existe des facteurs de risque liés au comportement de l’individu, mais la structure sociale, l’environnement, l’hérédité ou même le simple hasard entrent également en ligne de compte. L’individu n’est pas seul responsable de l’apparition des maladies; or, c’est précisément ce que présuppose un grand nombre de mesures de promotion de la santé au travail.

    Tout programme de promotion de la santé qui insiste trop fortement sur la responsabilité individuelle ne peut aboutir qu’à des prises de position moralisatrices.

    Même si la responsabilité de l’individu est incontestablement un facteur qui entre en ligne de compte dans l’habitude de fumer, des influences sociales telles que la classe sociale, le stress, le niveau d’instruction ou la publicité jouent aussi un rôle important. En supposant que seuls des facteurs individuels sont à l’origine du phénomène, il est plus facile d’accuser ceux qui en sont victimes. Les salariés qui fument, qui ont un excès de poids ou de l’hypertension, etc., sont vus, même implicitement, comme les véritables responsables de leur état, ce qui absout l’entreprise et la société de toute responsabilité en la matière. Les salariés peuvent être déclarés responsables aussi bien de leur état de santé que du fait qu’ils ne font rien pour y remédier.

    La tendance à attribuer la responsabilité au seul individu conduit à ignorer toute une série de données scientifiques. Il est prouvé en effet que les séquelles physiologiques du travail sur la santé se prolongent même après la journée de travail. Il a été amplement démontré que des liens existent entre les facteurs organisationnels (tels que la participation aux décisions, les rapports sociaux et le soutien de l’entourage, le rythme de travail, la surcharge de travail, etc.) et l’état de santé, en particulier dans le cas des maladies cardio-vasculaires. Les implications de cette relation pour l’entreprise, dans la mesure où ces interventions peuvent remplacer ou compléter une modification du comportement personnel, sont évidentes. Or, la plupart des programmes de promotion de la santé visent à modifier le comportement individuel, mais prennent rarement en considération les facteurs organisationnels.

    On s’étonnera moins de la priorité ainsi accordée à l’individu lorsqu’on sait que la plupart des professionnels de la promotion de la santé, du bien-être et des PAS sont des cliniciens qui n’ont pas de formation dans le domaine de la santé au travail. Même lorsqu’un clinicien détecte des facteurs de risque sur un lieu de travail, il a rarement les qualifications nécessaires pour proposer des mesures à prendre dans l’entreprise et pour en assurer l’application.

    Les attitudes qui détournent l’attention de la protection de la santé

    Il est rare que des programmes de mieux-être au travail proposent d’intervenir dans la culture d’entreprise ou de modifier certains aspects du milieu de travail, tels que les styles de gestion stressogènes, la monotonie des tâches ou les niveaux de bruit. En ignorant l’effet que peut avoir le milieu de travail sur la santé, certains programmes très populaires de réduction du stress risquent d’avoir une incidence négative sur la santé. Par exemple, en axant les efforts sur la réduction du stress individuel au lieu d’essayer de modifier les facteurs qui en sont la cause, les programmes de promotion de la santé au travail aident les travailleurs à s’adapter à des milieux malsains, ce qui, à long terme, risque d’aggraver les choses. De plus, les recherches menées dans ce domaine n’ont guère confirmé l’intérêt des méthodes cliniques. C’est ainsi qu’une étude consacrée à ce problème a montré que les programmes de réduction du stress individuel avaient moins d’effet sur la production de catécholamine que la modification des systèmes de rémunération (Ganster et coll., 1982).

    Par ailleurs, Pearlin et Schooler (1978) ont constaté que si les diverses aides à l’adaptation se révèlent efficaces pour les problèmes et les difficultés d’ordre personnel et familial, elles ne le sont pas pour remédier aux facteurs de stress liés au travail. D’autres études donnent à penser également que certains comportements adoptés pour faire face à des problèmes ne font en fait qu’aggraver la situation lorsqu’ils sont appliqués sur le lieu de travail (Parasuramen et Cleek, 1984).

    Les partisans des programmes de mieux-être accordent peu d’attention aux problèmes classiques de la santé au travail et, consciemment ou non, se désintéressent des risques présents sur les lieux de travail. Comme ces programmes ont tendance à ne pas tenir compte des risques de maladies professionnelles ou des dangers inhérents à certaines conditions de travail, les partisans des programmes de protection de la santé craignent que le fait d’individualiser les problèmes de santé des salariés ne soit un moyen commode pour certaines entreprises de détourner l’attention des changements — certes coûteux, mais qui réduiraient vraiment les risques professionnels — qu’il conviendrait d’apporter à la structure et à la conception des lieux de travail et des emplois.

    La confidentialité

    Les employeurs ont parfois le sentiment qu’ils ont le droit d’avoir accès aux informations cliniques concernant les travailleurs qui bénéficient de l’aide de professionnels de la santé. Ceux-ci ont cependant le devoir de respecter la déontologie de leur profession et, sur le plan pratique, de conserver la confiance du travailleur. La question devient particulièrement délicate en cas d’action judiciaire ou lorsque interviennent des facteurs émotionnels, par exemple en cas d’incapacité due au sida.

    Les professionnels de la santé peuvent aussi être confrontés à des problèmes de confidentialité liés aux affaires et aux opérations commerciales de l’employeur. Si la branche d’activité en question est fortement concurrentielle, l’employeur souhaitera sans doute garder secrètes des informations concernant, par exemple, les projets d’organisation, de réorganisation ou de compression de personnel. Lorsque la pratique des affaires peut avoir des effets néfastes sur la santé des salariés, comment le professionnel de la santé peut-il les combattre sans risquer de dévoiler des informations relatives au produit ou à la situation concurrentielle de l’entreprise?

    Roman et Blum (1987) font valoir que la confidentialité sert à protéger les professionnels de la santé contre des contrôles trop stricts. Au nom du principe de la confidentialité vis-à-vis du client, beaucoup d’entre eux refusent les contrôles de la qualité ou l’évaluation de leurs performances par des collègues, qui pourraient révéler qu’ils ont outrepassé les limites de leur formation ou de leur compétence. C’est un facteur éthique important à prendre en considération, étant donné le pouvoir qu’a le conseiller d’influer sur la santé et sur le bien-être de ses clients. D’où la nécessité pour le professionnel de la santé de préciser exactement au client la nature de l’intervention qu’il propose, c’est-à-dire ce que le client peut ou ne peut pas en attendre.

    La confidentialité des informations collectées par des programmes qui sont axés davantage sur les individus que sur les systèmes peut être préjudiciable à la sécurité de l’emploi du travailleur. Les données relatives à la promotion de la santé risquent d’être utilisées abusivement pour influer sur la situation d’un salarié vis-à-vis de l’assurance santé ou de questions de gestion du personnel. Lorsque les données sont présentées de façon globale, il est parfois difficile d’être sûr qu’elles ne serviront pas à identifier des salariés, notamment lorsque la main-d’œuvre considérée est restreinte.

    Lorsque les systèmes d’exploitation des données cliniques des PAS attirent l’attention sur une unité ou un lieu de travail particuliers, les professionnels de la santé hésitent beaucoup à les communiquer à la direction. Parfois, ils se réfugient derrière le devoir de confidentialité pour cacher en fait leur incapacité de formuler des propositions raisonnables en vue d’une intervention que la direction risque de fort mal accueillir lorsqu’elle implique une critique du comportement de la hiérarchie ou des pratiques de l’entreprise. Malheureusement, les cliniciens n’ont pas toujours les compétences nécessaires sur le plan de la recherche et de l’épidémiologie pour étayer leurs observations par des données suffisamment sûres.

    Les autres questions qui se posent concernent l’utilisation abusive des informations par divers groupes d’intérêts. Les compagnies d’assurance, les employeurs, les syndicats, les associations de consommateurs et les professionnels de la santé risquent de faire un mauvais usage de données collectives et individuelles recueillies dans le cadre d’une activité de promotion de la santé.

    Certains peuvent se servir de ces données pour refuser le bénéfice de services ou la couverture d’une garantie à des salariés ou à leurs survivants lors de procédures judiciaires ou administratives portant sur une indemnisation ou une déclaration de dommage. Les participants aux programmes de santé peuvent être tentés de croire que la «garantie de confidentialité» qui leur est donnée par ces programmes est inviolable. Les responsables de ces programmes ont le devoir d’indiquer clairement aux salariés que, dans certains cas (enquêtes judiciaires ou administratives, notamment), les données personnelles collectées par les programmes peuvent être communiquées à d’autres parties.

    Des données globales peuvent aussi être utilisées abusivement pour transférer une responsabilité sur quelqu’un d’autre. L’accès à ces informations n’est pas toujours équitable, dans la mesure où les données collectives peuvent n’être accessibles qu’aux représentants des entreprises et non pas aux individus qui souhaitent bénéficier de certaines prestations. En communiquant des données qui montrent l’influence que les habitudes personnelles de certains travailleurs ont pu avoir sur leur état de santé, les entreprises peuvent limiter les informations concernant leurs propres pratiques qui ont, elles aussi, contribué à créer le problème.

    Les données épidémiologiques concernant les tendances des états de santé ou des facteurs liés au travail ne doivent pas être collectées de manière à en faciliter l’exploitation par l’employeur, l’assureur, le régime d’indemnisation ou les clients.

    Les conflits d’intérêts avec les valeurs d’autres professions ou services

    Les normes et les valeurs de certaines professions peuvent être en conflit avec des pratiques déjà en place au sein d’une entreprise. La méthode de la confrontation utilisée par les programmes contre l’alcoolisme au travail risque, lorsqu’elle est appliquée à d’autres troubles ou à d’autres incapacités, d’être inefficace ou contraire aux valeurs d’autres professions; pourtant le professionnel de la santé qui travaille dans ce contexte peut être l’objet de pressions pour l’amener à utiliser ce type de méthodes.

    Les relations d’ordre éthique avec des prestataires de services extérieurs doivent aussi être prises en considération. S’il est clairement précisé dans les programmes d’aide aux salariés que les professionnels de la santé se doivent d’éviter de diriger un salarié sur un service de traitement auquel ils sont eux-mêmes étroitement liés, les services de promotion de la santé n’ont pas été aussi fermes dans la définition de leurs relations avec des prestataires extérieurs auxquels les salariés aimeraient avoir à faire pour un problème lié à leurs habitudes personnelles. Les arrangements entre les PAS et les prestataires particuliers qui aboutissent à ce que des traitements soient confiés à certains services pour le plus grand profit de ces prestataires plutôt que pour les besoins cliniques du patient sont un exemple évident de ce type de conflits d’intérêts.

    Il y a aussi la tentation de recruter des individus qui ne sont pas qualifiés dans le domaine de la promotion de la santé. D’une façon générale, les experts en PAS ne possèdent pas la formation requise dans les techniques d’éducation à la santé, de physiologie ou des techniques de remise en forme pour assurer convenablement de telles activités. Pour la direction d’une entreprise qui instaure et gère ces programmes, la question de leur coût est primordiale, et elle est donc moins portée à examiner les compétences des professionnels pour choisir les plus qualifiés, sachant que cela ne peut qu’augmenter le coût du programme par rapport à ses avantages.

    Le recours à des collègues de travail pour des services de ce genre pose d’autres problèmes. Il a été démontré que le soutien d’un groupe de collègues pouvait atténuer les effets sur la santé de certains facteurs de stress au travail. De nombreux programmes ont su exploiter l’influence positive de ce type d’appui en faisant appel à des collègues ou à des groupes de solidarité pour jouer un rôle de conseil et d’assistance. Toutefois, si ces collègues peuvent apporter une certaine aide complémentaire, ils ne sauraient remplacer des professionnels de la santé qualifiés. Les collègues en question ont besoin d’un programme d’orientation solide qui aborde notamment les pratiques d’éthique et qui n’aille pas au-delà de leurs limites ou de leurs qualifications personnelles, que ce soit délibérément ou par manque d’information.

    Les tests de dépistage de la drogue

    Ces tests de dépistage sont devenus la véritable bouteille à l’encre de la réglementation et de l’interprétation juridique et ils ne se sont révélés efficaces ni pour le traitement ni pour la prévention. Un rapport de l’Institut national de recherche (National Research Institute) (O’Brien, 1993) a conclu que ces tests ne contribuent guère à décourager la consommation d’alcool ou de drogue, et d’autres données indiquent qu’ils n’influent guère non plus sur la performance au travail.

    Un test positif peut être très révélateur des habitudes personnelles d’un salarié, mais ne rien indiquer quant à son niveau de handicap ou à sa capacité de travail.

    Les tests de dépistage de la drogue sont considérés comme un moyen commode pour les employeurs de se débarrasser de leurs salariés, sauf les moins vulnérables, parce qu’ils résistent plus. Le problème est de savoir jusqu’où peut aller l’entreprise. Peut-on faire des tests de dépistage pour des comportements compulsifs tels que le jeu ou pour des troubles mentaux tels que la dépression?

    Il y a aussi le problème des entreprises qui pourraient avoir recours au dépistage pour détecter certaines déficiences indésirables (par exemple, une prédisposition aux maladies cardiaques ou aux lésions dorsales) et prendre des décisions concernant le personnel à partir d’informations de ce genre. A l’heure actuelle, ces pratiques semblent se limiter aux questions de la couverture par l’assurance maladie, mais combien de temps encore cette limite résistera-t-elle à des directions d’entreprise principalement soucieuses de réduire leurs coûts?

    La pratique du dépistage de la drogue encouragée par les pouvoirs publics, ainsi que la possibilité qui se profile déjà à l’horizon de dépister des gènes défectueux et d’exclure des groupes entiers de salariés qui coûtent trop cher au régime d’assurance maladie se fondent sur la vieille hypothèse selon laquelle ce seraient les caractéristiques des travailleurs, et non le travail, qui expliquent les incapacités et les dysfonctionnements, justifiant ainsi que l’on en impute aux travailleurs les coûts sociaux et économiques. On en arrive ainsi une fois de plus à placer les facteurs individuels, et non le travail, au centre des activités de promotion de la santé.

    L’exploitation par le client

    Il est parfois évident pour le professionnel de la santé que les travailleurs essaient de profiter abusivement des services de santé fournis par un employeur ou par son assureur, ou par le régime d’indemnisation des travailleurs. Ce sont notamment les demandes de rééducation manifestement peu réalistes ou les simulations pures et simples pour obtenir des compensations financières. Des méthodes doivent être mises au point pour faire face à ces comportements et des mesures appropriées doivent être prises en tenant compte néanmoins de certaines réalités cliniques telles que les réactions psychologiques à une incapacité.

    Les activités sans réelle efficacité

    En dépit du vaste plaidoyer dont a pu faire l’objet la promotion de la santé sur le lieu de travail, les données scientifiques permettant d’en évaluer l’efficacité sont rares. D’une façon générale, la profession ne semble pas s’être attaquée aux questions d’éthique que soulève notamment le fait de promouvoir des activités sans base scientifique suffisante ou de donner la préférence à certains services plutôt qu’à d’autres moins rémunérateurs, mais dont l’effet bénéfique a été prouvé.

    Aussi curieux que cela puisse paraître, rares sont les services proposés dont on peut prouver qu’ils contribuent à réduire les coûts, l’absentéisme, les dépenses de santé, la rotation du personnel ou à augmenter la productivité. Les études sont mal conçues et rares sont celles qui font appel à des groupes de comparaison ou qui prévoient un suivi à long terme. Les quelques études répondant aux normes de la rigueur scientifique n’ont pas réellement apporté la preuve de l’efficacité de l’investissement effectué.

    Certains indices donnent à penser également que les participants aux activités de promotion de la santé sur le lieu de travail sont généralement des personnes relativement bien portantes:

    Dans l’ensemble, il semble que, par rapport à ceux qui n’y participent pas, les participants à ce genre d’activités sont des non-fumeurs, qui s’intéressent davantage aux questions de santé, se considèrent comme étant en meilleure santé et apprécient les activités physiques, notamment l’aérobic. On constate aussi que les participants ont moins souvent recours aux services de santé et sont plus jeunes (Conrad, 1987).

    Il est possible que les individus à risque ne fassent pas appel aux services de santé.

    Même lorsqu’on a la preuve de l’utilité de certaines activités et que tous les professionnels sont d’accord sur la nécessité de faire un suivi de ces programmes, ce suivi n’est pas toujours assuré. En général, les programmes d’aide aux salariés se concentrent sur le dépistage de cas nouveaux et ne consacrent que peu de temps à la prévention sur les lieux de travail. Soit les services de suivi sont inexistants, soit ils se limitent à une ou deux visites après le retour au travail. Vu la forte probabilité de rechute chez les alcooliques ou les toxicomanes, il semble bien que les PAS ne donnent pas assez d’importance à la continuité des soins — ce qui est très coûteux — pour donner la préférence aux activités qui rapportent davantage.

    Les examens médicaux pour l’assurance et la détermination des prestations

    De même qu’il est difficile aujourd’hui de distinguer ceux des facteurs de la vie privée ou de la vie au travail qui affectent la santé, il est difficile également de distinguer les personnes en forme ou bien portantes de celles qui ne le sont pas. En conséquence, au lieu de limiter les examens pour l’assurance ou l’octroi de prestations à la question de savoir si un travailleur est malade ou handicapé ou s’il ne l’est pas, et s’il «mérite» par conséquent une prestation, on se rend compte de plus en plus souvent aujourd’hui qu’en apportant certaines modifications au poste de travail et grâce à des activités de promotion de la santé, le travailleur peut reprendre son poste alors même qu’il souffre d’une maladie ou d’une incapacité. «L’adaptation du travail aux capacités des travailleurs compte tenu de leur état de santé physique et mentale» est même un principe inscrit dans l’une des conventions internationales du travail, la convention (no 161) sur les services de santé au travail, 1985.

    La nécessité de lier les mesures de protection de la santé aux activités de promotion de la santé est d’autant plus importante que l’on a affaire à des travailleurs présentant des pathologies particulières. De même qu’un malade peut refléter la pathologie de tout un groupe, de même un travailleur ayant des besoins spécifiques peut refléter les besoins de la totalité d’un personnel. Les changements apportés au lieu de travail pour faciliter la vie professionnelle de ces travailleurs conduisent souvent à des améliorations qui profitent à tous les autres. Les traitements et les activités de promotion de la santé fournis aux travailleurs ayant des problèmes de santé particuliers peuvent réduire les coûts d’exploitation de l’entreprise en diminuant les prestations d’assurance et de réparation des lésions professionnelles. Mais, ce qui est plus important encore, c’est que cette manière de procéder est conforme à l’éthique.

    Sachant qu’une rééducation et une réadaptation rapides des travailleurs victimes d’un accident sont rentables pour l’entreprise, de nombreux employeurs ont adopté des programmes qui prévoient des mesures rapides d’intervention, de rééducation et de retour au travail sous réserve de quelques modifications du poste de travail. Parfois, ces programmes sont financés par les commissions de réparation des accidents du travail, qui ont pris conscience du fait qu’aussi bien l’employeur que le travailleur sont pénalisés si le régime de prestations pousse l’intéressé à rester malade au lieu de chercher à se réadapter physiquement, mentalement et professionnellement.

    Conclusion

     Le Code international d’éthique pour les professionnels de la santé (reproduit dans le présent chapitre) pose les principes de base destinés à faire en sorte que les activités de promotion de la santé ne détournent pas l’attention des mesures de protection de la santé, et à encourager des pratiques conformes à l’éthique dans le cadre de telles activités. Le Code dispose que:

    Les professionnels de la santé au travail peuvent contribuer à la santé publique de différentes façons, en particulier par leurs activités d’éducation sanitaire, de promotion de la santé et de dépistages précoces d’atteinte à la santé. Lorsqu’ils prennent part à des programmes ayant de tels objectifs, les professionnels de la santé au travail doivent rechercher la participation des employeurs et des travailleurs en vue de la conception et de la mise en œuvre de ces programmes. Ils doivent aussi prendre des mesures pour protéger la confidentialité des données personnelles et des données de santé des travailleurs.

    Enfin, il n’est pas inutile de répéter que la meilleure manière de respecter des pratiques éthiques en matière de santé au travail est d’étudier le lieu de travail et l’infrastructure sociale nécessaire pour promouvoir les intérêts de l’individu aussi bien que ceux de la collectivité. C’est ainsi que la réduction du stress, la promotion de la santé et les PAS, qui ont jusqu’à présent visé presque exclusivement les individus, devraient prendre en compte les facteurs institutionnels propres au lieu de travail. Il importe aussi de veiller à ce que ces activités ne se substituent pas aux mesures de protection de la santé.

    ÉTUDE DE CAS: LES DROGUES ET L’ALCOOL SUR LES LIEUX DE TRAVAIL — CONSIDÉRATIONS D’ÉTHIQUE

    Behrouz Shahandeh et Robert Husbands

    Introduction

    La gestion des problèmes d’alcool et de drogue sur les lieux de travail peut placer l’employeur devant des dilemmes d’ordre éthique. Quelle que soit la solution qu’il choisira en pareil cas, il lui faudra trouver un juste équilibre entre le respect des individus qui ont un problème de ce genre, l’obligation d’une bonne gestion des ressources financières des actionnaires et celle de garantir la sécurité des autres travailleurs.

    Même si le plus souvent les mesures préventives et curatives sont conformes à l’intérêt des travailleurs autant que de l’employeur, il peut se faire que, dans d’autres cas, ce que l’employeur conçoit comme étant bon pour la santé et le bien-être des travailleurs soit considéré par ceux-ci comme une grave entrave à leur liberté individuelle. Il se peut aussi que les mesures prises par l’employeur pour des raisons de sécurité et de productivité apparaissent comme inutiles, inefficaces et constituant une ingérence injustifiée dans la vie privée.

    Le droit au respect de la vie privée au travail

    Les travailleurs considèrent le respect de leur vie privée comme un droit fondamental. Dans certains pays, il s’agit d’un droit garanti par la loi, mais d’un droit qui sera diversement interprété selon le besoin de l’employeur de faire en sorte, entre autres choses, que sa main-d’œuvre soit fiable, bien portante et productive et que les produits et les services qu’offre l’entreprise ne présentent aucun danger pour les consommateurs et le public en général.

    Normalement, le travailleur, quand il consomme de l’alcool ou des drogues, le fait en dehors des heures et des lieux de travail. Dans le cas de l’alcool, il peut aussi en consommer au travail si les règlements locaux le permettent. Toute intervention de l’employeur liée à la consommation de drogue ou d’alcool par les travailleurs doit être justifiée par des raisons impératives et s’effectuer, à coût plus ou moins égal, selon les méthodes les moins indiscrètes possibles.

    Deux pratiques suivies par les employeurs pour repérer les consommateurs d’alcool ou de drogue parmi les candidats à un emploi ou les travailleurs en emploi ont déclenché une vive polémique: 1) l’analyse de substances organiques (haleine, sang, urine) pour dépister l’alcool ou une drogue; 2) les enquêtes orales ou écrites sur la consommation présente ou passée d’alcool ou de drogue. D’autres méthodes d’identification telles que l’observation et la surveillance et les tests informatisés de la performance au travail sont aussi un sujet de préoccupation.

    L’analyse des substances présentes dans l’organisme

    L’analyse des substances présentes dans l’organisme est sans doute la méthode de dépistage la plus discutable. Pour l’alcool, les analyses se font généralement avec un alcoomètre ou par une prise de sang. Pour les drogues, la méthode la plus courante est l’analyse d’urine.

    Les employeurs font valoir que ces analyses contribuent à la sécurité et qu’elles permettent: de prévenir la prédisposition aux accidents; de déterminer médicalement l’aptitude au travail; d’accroître la productivité; de réduire l’absentéisme et les arrivées tardives; de limiter les dépenses de santé; de conserver la confiance du public quant à la sécurité et à la qualité des produits et des services de l’entreprise; de préserver la réputation de l’entreprise; d’identifier et de réadapter les travailleurs concernés; de prévenir le vol et de décourager les comportements illégaux ou asociaux au sein du personnel.

    Les travailleurs, de leur côté, soutiennent que ces analyses ne sont pas acceptables parce que le prélèvement d’échantillons biologiques constitue une ingérence dans la vie privée; que les méthodes de prélèvement sont parfois humiliantes et dégradantes, surtout s’il faut donner un échantillon d’urine sous l’œil vigilant d’un contrôleur pour empêcher toute fraude; que ces analyses ne sont pas un bon moyen de promouvoir la sécurité et la santé; et qu’un meilleur travail de prévention, une surveillance plus stricte et l’adoption de programmes d’assistance aux salariés (PAS) sont des moyens plus efficaces d’atteindre cet objectif.

    D’autres détracteurs de ces pratiques avancent que le dépistage de la toxicomanie (par opposition à l’alcoolisme) ne donne pas d’indications sur une déficience au moment du test, mais seulement sur une consommation antérieure et qu’il ne renseigne donc pas sur l’aptitude présente d’un individu à faire un certain travail; que les analyses, notamment pour les drogues, exigent l’application de protocoles compliqués; que si ces protocoles ne sont pas respectés, des erreurs peuvent se produire avec d’éventuelles conséquences aussi dramatiques qu’injustes pour l’emploi de la personne concernée; et que ces analyses peuvent soulever des problèmes d’éthique entre la direction et le personnel et créer un climat de méfiance.

    D’autres font valoir que les analyses sont conçues pour repérer les comportements moralement inacceptables pour l’employeur et qu’il n’y a pas de données empiriques convaincantes prouvant qu’il existe sur de nombreux lieux de travail des problèmes d’alcool ou de drogue qui exigeraient un dépistage à l’embauchage, ponctuel ou périodique, autant de méthodes qui constituent une grave ingérence dans la vie privée des travailleurs parce qu’appliquées en l’absence de présomption raisonnable. Il a aussi été affirmé que le dépistage de drogues illicites revient à faire jouer à l’employeur un rôle de gardien de la loi, ce qui n’est ni sa vocation ni dans ses attributions.

    Certains pays européens, dont la Norvège, les Pays-Bas, le Royaume-Uni et la Suède, permettent les analyses pour la détection d’alcool et de drogue, mais dans des circonstances bien précises. Il existe, par exemple, dans de nombreux pays européens, des lois autorisant la police à effectuer des tests sur les travailleurs des transports routiers, aériens, ferroviaires et maritimes quand il y a des raisons suffisantes de présumer une intoxication durant le travail. Dans le secteur privé, on procède aussi à des analyses de ce type, mais là encore, sur la base d’une présomption raisonnable d’intoxication pendant le travail et en cas d’accident ou d’incident. Certains tests à l’embauchage et, dans de très rares cas, des tests périodiques ou ponctuels ont été signalés au sujet de postes posant un problème de sécurité. Les tests ponctuels sont toutefois relativement rares dans les pays européens.

    Aux Etats-Unis, les normes diffèrent selon que le dépistage de l’alcool ou des drogues est effectué par des établissements du secteur public ou du secteur privé. Les tests effectués par des administrations publiques ou par des entreprises agréées doivent satisfaire aux dispositions constitutionnelles interdisant une intervention abusive de la part des autorités. Cela a amené les tribunaux à n’autoriser le dépistage que pour les emplois où se posent des questions de sécurité et de confidentialité, mais sans restriction quant au genre de tests effectués: tests avant l’embauchage, sur présomption raisonnable, périodiques, après un incident ou un accident, ou ponctuels. Rien n’oblige l’employeur, avant d’effectuer un test, de démontrer qu’il y a une présomption raisonnable de consommation de drogue dans une entreprise ou une unité administrative donnée, ou chez un individu en particulier. Certains observateurs en ont conclu qu’une telle approche est contraire à l’éthique parce que les employeurs ne sont même pas obligés d’invoquer une présomption raisonnable de problème au niveau de l’entreprise ou de l’individu avant de procéder à un test quel qu’il soit, y compris un dépistage ponctuel.

    Dans le secteur privé, il n’existe pas de restrictions fédérales constitutionnelles concernant les tests, bien qu’un petit nombre d’Etats américains imposent certaines limites de procédure ou de fond à la détection de la consommation de drogue. Dans la plupart des Etats, toutefois, les employeurs privés ne sont pratiquement limités par aucune restriction pour les analyses visant l’alcool ou la drogue; celles-ci sont pratiquées sur une échelle sans précédent par rapport aux employeurs privés en Europe qui, en général, ne recourent à ces tests que pour des raisons de sécurité.

    Les enquêtes ou les questionnaires

    Bien que moins perturbants que l’analyse des substances présentes dans l’organisme, les enquêtes ou les questionnaires utilisés par les employeurs pour détecter la consommation antérieure ou présente d’alcool ou de drogue constituent une intrusion dans la vie privée des travailleurs et sont sans rapport avec les exigences de la plupart des postes de travail. En Australie, au Canada, dans certains pays européens et aux Etats-Unis, des lois sur le respect de la vie privée applicables au secteur privé ou au secteur public exigent que ces enquêtes ou questionnaires aient un rapport direct avec le poste considéré. Dans la plupart des cas, ces lois ne restreignent pas expressément les enquêtes portant sur la consommation de certaines substances, mais, au Danemark, par exemple, il est interdit de recueillir et d’enregistrer des informations sur la consommation abusive de substances intoxicantes. De même, en Norvège et en Suède, les informations sur la consommation d’alcool et de drogue sont considérées comme des données sensibles et, en principe, elles ne peuvent être collectées que si elles sont jugées nécessaires pour des raisons précises et que leur utilisation est approuvée par l’autorité responsable du contrôle des données.

    En Allemagne, l’employeur ne peut poser de questions que pour juger des capacités et de la compétence du candidat pour un certain poste. Un demandeur d’emploi a le droit de donner des réponses fausses à des questions de caractère personnel qui sont sans rapport avec le travail. Par exemple, les tribunaux ont jugé qu’une femme peut légalement répondre qu’elle n’est pas enceinte alors qu’elle l’est. Ces questions concernant la vie privée sont tranchées judiciairement au cas par cas et le point de savoir si un travailleur pouvait donner une réponse fausse à des questions sur sa consommation antérieure ou actuelle d’alcool ou de drogue dépendra probablement de l’existence d’un lien raisonnable entre l’enquête et les nécessités du poste considéré.

    L’observation et la surveillance

    L’observation et la surveillance sont les moyens traditionnels mis en œuvre pour détecter les problèmes d’alcool ou de drogue sur les lieux de travail. En termes simples, si un travailleur donne manifestement des signes d’intoxication ou qu’il en subit les effets secondaires, son supérieur peut s’en apercevoir par son comportement. Cette fonction de surveillance confiée au personnel d’encadrement pour déceler un problème d’alcool ou de drogue est la méthode la plus répandue, la moins controversée et celle que préfèrent les représentants des travailleurs. Toutefois, la thèse selon laquelle la prise en charge des problèmes d’alcool et de drogue a plus de chances de réussir si l’intervention est précoce pose un problème d’ordre éthique. En appliquant cette approche à l’observation et à la surveillance, les supérieurs hiérarchiques pourraient être tentés de noter tout signe de comportement ambigu ou de baisse d’efficacité au travail et d’en tirer des conclusions sur la quantité d’alcool ou de drogue que le travailleur consommerait en privé. Ces observations minutieuses, conjuguées à un certain degré de spéculation, pourraient être considérées comme contraires à l’éthique, et les cadres devraient se limiter aux cas où le travailleur a nettement dépassé les limites et ne peut donc fonctionner à son poste avec un degré d’efficacité acceptable.

    L’autre question qui se pose est celle de savoir ce que doit faire un supérieur hiérarchique lorsqu’un travailleur donne des signes manifestes d’intoxication. Certains observateurs estimaient auparavant que le travailleur et son supérieur devaient en parler et que ce dernier avait un rôle direct d’assistance. Toutefois, la plupart des observateurs sont maintenant d’avis que cette confrontation peut être contraire au but recherché et risque d’aggraver le problème et qu’il est préférable de diriger le travailleur sur un service médical approprié pour évaluation et, si nécessaire, consultation, traitement et réadaptation.

    Les tests informatisés d’évaluation de la performance

    Certains observateurs ont proposé de recourir aux tests informatisés d’évaluation de la performance pour rechercher les travailleurs qui consomment de l’alcool ou des drogues au travail. A leur avis, ces tests sont préférables à d’autres méthodes de dépistage parce qu’ils mesurent une altération actuelle et non pas une consommation antérieure, qu’ils respectent davantage la dignité du travailleur, qu’ils constituent une moindre ingérence dans la vie privée et qu’ils permettent également de déceler les baisses de performance pour des raisons autres que l’alcoolisme ou la toxicomanie, comme le manque de sommeil ou une maladie. La principale objection à ces tests est que, techniquement, ils ne permettent pas toujours de mesurer avec exactitude les qualifications professionnelles qu’ils sont censés évaluer ni de déceler de faibles niveaux d’alcool ou de drogue qui risquent de faire diminuer la performance au travail, et que les tests les plus sensibles et les plus précis sont les plus coûteux et les plus difficiles à administrer.

    Les questions d’éthique dans le choix entre sanctions et traitement

    L’une des questions les plus difficiles à résoudre pour un employeur est de savoir dans quel cas il y a lieu de prendre des sanctions lorsque la consommation d’alcool ou de drogue a été à l’origine d’un incident sur le lieu de travail ou s’il convient plutôt d’y remédier par des conseils, un traitement et une réadaptation; et dans quel cas l’une et l’autre démarches — sanctions et traitement — doivent être utilisées simultanément. Une autre question liée à la première est de savoir si la toxicomanie et l’alcoolisme sont par nature essentiellement un phénomène de comportement ou une maladie. Le point de vue soutenu ici est que la consommation d’alcool et de drogue est essentiellement un phénomène de comportement mais que, si elle est excessive et durable, elle peut créer une situation de dépendance qui peut être considérée comme une maladie.

    Pour l’employeur, c’est le comportement — en particulier la performance au travail — qui importe le plus. Un employeur a le droit et, dans certains cas où la faute du travailleur a des conséquences pour la sécurité, la santé ou la situation économique des collègues de travail, le devoir de prendre des sanctions. Le fait d’être sous l’influence de l’alcool ou de la drogue au travail peut avec raison être défini comme une faute, et même une faute grave, si la personne en cause occupe un poste critique pour la sécurité. Il peut se faire cependant qu’une personne qui a des problèmes au travail liés à l’alcoolisme ou à la toxicomanie ait également un problème de santé.

    En cas de faute banale liée à l’alcool ou à la drogue, l’employeur doit d’abord offrir son aide au travailleur afin de déterminer s’il s’agit d’un problème de santé. La décision du travailleur de refuser cette offre d’assistance peut être motivée par le désir légitime de ne pas dévoiler ses problèmes de santé à l’employeur ou parce qu’il n’a pas de problème de cet ordre. Selon le cas, l’employeur pourra aussi souhaiter imposer également une sanction disciplinaire.

    La réaction d’un employeur à une situation comportant une faute grave liée à la consommation d’alcool ou de drogue, telle que le fait d’être sous l’influence de l’alcool ou de drogue à un poste critique pour la sécurité, sera probablement différente. En pareil cas, il a à la fois le devoir moral d’assurer la sécurité des autres travailleurs et du public et celui d’être juste envers le travailleur concerné. Sa préoccupation principale sur le plan éthique devrait être de garantir la sécurité publique et d’écarter immédiatement le travailleur de son poste de travail. Même dans un tel cas de faute grave, l’employeur doit aider le travailleur à avoir accès aux soins de santé qui conviennent.

    Les questions d’éthique lors de consultations, d’un traitement ou d’une réadaptation

    Plusieurs questions d’éthique peuvent aussi se poser à propos de l’aide apportée aux travailleurs. La première à laquelle il faut répondre d’emblée est celle de l’évaluation et de l’orientation. Ces dernières peuvent être assurées soit par le service de santé au travail de l’entreprise, soit par un prestataire de soins de santé dans le cadre d’un programme d’aide aux salariés (PAS), soit par le médecin personnel du travailleur. Si aucune de ces solutions n’est possible, l’employeur sera peut-être amené à faire appel à des spécialistes en conseil, traitement et réadaptation pour l’alcoolisme ou la toxicomanie et à proposer au travailleur de prendre contact avec l’un d’eux pour évaluation ou orientation selon le cas.

    L’employeur devrait aussi s’efforcer de faciliter la situation du travailleur pendant son absence pour traitement. Dans la mesure du possible, l’intéressé devrait bénéficier d’un congé de maladie payé ou de toute autre forme de congé nécessaire en cas d’hospitalisation. Si des soins ambulatoires exigent une modification de l’horaire du travailleur ou son passage à un travail à temps partiel, l’employeur devrait lui accorder, dans la mesure du possible, le bénéfice de telles mesures, d’autant que le maintien du travailleur parmi ses collègues peut constituer un facteur de stabilisation propice à son rétablissement. L’employeur devrait aussi apporter son appui au travailleur et surveiller de façon suivie sa performance. Si, au départ, le milieu de travail a contribué à l’apparition du problème d’alcool ou de drogue, l’employeur devrait prendre les mesures nécessaires pour y remédier. Si cette solution n’est ni possible ni aisée, il lui faudra envisager de muter le travailleur à un autre poste avec un recyclage approprié.

    Une question d’éthique difficile est celle de savoir dans quelle mesure un employeur est tenu de continuer à aider un travailleur absent pour des raisons de santé liées à l’alcool ou à la drogue et à quel stade il est en droit de licencier ce travailleur pour cause de maladie. En principe, l’employeur devrait considérer toute absence liée à un problème d’alcool ou de drogue comme n’importe quelle absence pour raison de santé et, pour le licenciement, appliquer à ce cas les mêmes critères que pour tout autre licenciement pour raison de santé. Par ailleurs, les employeurs devraient aussi garder à l’esprit que les rechutes sont toujours possibles et qu’elles font même partie du processus menant à un rétablissement définitif.

    Les questions d’éthique liées aux mesures visant les toxicomanes

    L’employeur est confronté à des choix moraux difficiles lorsqu’il a affaire à un travailleur qui consomme, ou qui a consommé dans le passé, des substances illicites. La question a été posée, par exemple, de savoir s’il devrait licencier un travailleur qui a été arrêté ou condamné pour des délits en rapport avec la drogue. Si le délit est suffisamment grave pour que la personne soit incarcérée, elle ne pourra évidemment être présente au travail. Toutefois, dans un grand nombre de cas, les consommateurs ou les petits revendeurs qui ne fournissent que la quantité nécessaire pour financer leurs besoins peuvent ne se voir imposer que des peines avec sursis ou des amendes. En pareil cas, l’employeur ne devrait pas normalement envisager des sanctions ou un licenciement pour des comportements qui ont eu lieu en dehors des heures et du lieu de travail. Dans certains pays, si quelqu’un a dû payer une amende, a été condamné à une peine avec sursis ou a purgé une peine de prison ferme, la loi peut interdire toute discrimination dans l’emploi à son encontre.

    Une autre question qui se pose parfois est celle de savoir si une personne qui consomme ou qui a consommé autrefois des substances illicites peut faire l’objet d’une discrimination dans l’emploi. Nous estimons, quant à nous, que du point de vue de l’éthique, aucune discrimination ne doit être exercée à l’encontre de ces personnes si l’acte a été commis en dehors des heures de travail et hors des locaux de l’entreprise, tant que les intéressés restent aptes à faire le travail qu’on leur demande. A cet égard, l’employeur devrait être prêt à organiser raisonnablement le travail de quelqu’un qui a consommé des substances illicites lorsqu’il doit s’absenter pour des consultations, un traitement ou une réadaptation. Ce point de vue est admis par la loi fédérale canadienne sur les droits individuels, qui interdit la discrimination dans l’emploi en raison d’une incapacité, terme d’ailleurs employé pour désigner une dépendance vis-à-vis de l’alcool ou des drogues. De même, la législation du travail en France interdit toute discrimination dans l’emploi en raison d’un handicap ou pour des motifs de santé, à moins que le médecin du travail ne déclare la personne inapte à son poste. La loi fédérale américaine, en revanche, protège contre la discrimination ceux qui ont consommé autrefois des drogues, mais non pas ceux qui en consomment actuellement.

    Le principe général est que, s’il est porté à l’attention d’un employeur qu’un candidat à un poste ou un travailleur consomme, ou est soupçonné de consommer, des substances illicites en dehors des heures ou du lieu de travail et que cette habitude n’affecte pas sensiblement le fonctionnement de l’établissement, il n’y a pas d’obligation de signaler ce fait aux autorités policières ou judiciaires. Les dispositions de la loi américaine qui exigent que des tests soient pratiqués par des organismes gouvernementaux prévoient que les candidats à un emploi, ou que les travailleurs pour lesquels un test pour consommation de substances illicites se révèle positif ne doivent pas être signalés aux autorités policières ou judiciaires aux fins de poursuites.

    Si, en revanche, un travailleur s’adonne à une activité liée à des substances illicites pendant les heures de travail ou sur le lieu de travail, un employeur peut avoir une obligation morale d’intervenir soit en sanctionnant l’intéressé, soit en signalant l’affaire aux autorités policières ou judiciaires, soit les deux à la fois.

    Un facteur important que les employeurs ne doivent pas négliger est celui de la confidentialité. Il peut être porté à l’attention d’un employeur qu’un candidat à un emploi ou qu’un de ses salariés consomme des substances illicites parce que la personne a divulgué cette information pour des raisons de santé, notamment en vue d’obtenir un aménagement de ses horaires de travail pour des consultations, un traitement ou une réadaptation. L’employeur a la stricte obligation, du point de vue éthique, et souvent aussi, du point de vue légal, de tenir secrète toute information relative à la santé. Ce type d’information ne doit être communiqué ni aux autorités policières ou judiciaires ni à qui que ce soit sans le consentement exprès de l’intéressé.

    Dans de nombreux cas, il arrive que l’employeur ne sache pas si un travailleur consomme des substances illicites, mais que les services de la santé au travail le découvrent à la suite d’examens destinés à établir son aptitude au travail. Le professionnel de la santé a l’obligation morale de respecter la confidentialité des données sur la santé, mais il peut aussi être lié par le secret médical. En pareil cas, le service de la santé au travail ne peut signaler à l’employeur que le fait que la personne est déclarée médicalement apte ou inapte au travail (ou apte avec certaines réserves) et il ne doit divulguer la nature d’un problème de santé quelconque ou le pronostic du médecin ni à l’employeur, ni à des tiers tels que les autorités policières ou judiciaires.

    Autres questions d’ordre éthique

    La prise en compte du milieu de travail

    Normalement, les employeurs sont tenus par la loi de fournir un milieu de travail sûr et sain. Toutefois, les mesures à prendre à cet effet en ce qui concerne l’alcool ou les drogues sont souvent laissées à leur discrétion. Les représentants des travailleurs font valoir qu’un grand nombre de problèmes d’alcool ou de drogue sont dus principalement à des facteurs liés au travail lui-même, tels que les longues heures de présence, le travail isolé, le travail de nuit, les emplois monotones ou sans avenir, les situations impliquant des relations interpersonnelles difficiles, l’insécurité de l’emploi, l’insuffisance de la rémunération, le stress de certaines fonctions pourtant sans prestige, ou d’autres sources de stress. Certains facteurs tels qu’un accès facile à l’alcool ou à des drogues ou des pratiques dans l’entreprise favorables à la consommation d’alcool au travail ou en dehors peuvent aussi pousser au recours abusif à certaines substances. Les employeurs doivent être sensibles à ces facteurs et s’efforcer d’y remédier.

    Les restrictions à la consommation d’alcool et de drogue sur les lieux de travail

    Il n’y a guère de doute que, quelle que soit la profession, la consommation d’alcool ou de drogue ne devrait pas être tolérée pendant les heures de travail effectif. Ce qui est plus délicat toutefois, c’est de savoir si l’établissement est en droit de limiter ou d’interdire la consommation d’alcool, par exemple dans une cantine, une cafétéria ou une salle à manger. Les puristes font valoir que la seule solution est l’interdiction pure et simple, que le fait de proposer de l’alcool dans les locaux d’une entreprise pourrait inciter à boire ceux qui ne le feraient pas autrement et que toute quantité d’alcool consommée peut avoir des effets nocifs sur la santé. Les partisans d’un certain libéralisme soutiennent au contraire que ces restrictions à une activité licite sont injustifiées et que, pendant les pauses et les heures de repas, on devrait être libre de se détendre et de consommer de l’alcool modérément si on le désire.

    Du point de vue de l’éthique, la réponse se situe quelque part entre ces deux extrêmes en fonction de facteurs sociaux et culturels et du milieu professionnel. Dans certains milieux, la consommation d’alcool fait tellement partie de la vie sociale et des affaires que les employeurs estiment qu’il vaut mieux offrir certains types d’alcool aux heures des repas, plutôt que de les interdire complètement. Une interdiction pourrait inciter les travailleurs à quitter l’établissement pour fréquenter des cafés ou des bars, où les habitudes en matière de boisson peuvent être plus pernicieuses et où les travailleurs risquent de consommer davantage d’alcool ou des alcools forts, plutôt que de la bière ou du vin. Dans d’autres sociétés, où les boissons alcoolisées ne font pas autant partie des mœurs ou des habitudes commerciales, l’interdiction de consommer tout type d’alcool dans l’entreprise sera plus facilement acceptée et n’aura pas nécessairement l’effet néfaste d’inciter à aller en consommer ailleurs.

    La prévention par l’information, l’éducation et la formation

    La prévention est sans doute l’élément le plus important de toute politique de lutte contre l’alcool et les drogues sur les lieux de travail. Même s’il est vrai que les personnes qui souffrent d’un problème d’alcool ou de drogue méritent incontestablement une attention et un traitement particuliers, la majorité des travailleurs sont des consommateurs modérés ou, en matière de drogue, ne consomment que des substances licites telles que des tranquillisants pour faire face aux difficultés de l’existence. Comme ils sont majoritaires, tout impact, même faible, sur leur comportement peut avoir des répercussions considérables sur le nombre d’accidents du travail éventuels, ainsi que sur la productivité, l’absentéisme ou les retards au travail.

    On peut se demander si le lieu de travail est l’endroit le mieux adapté pour des activités de prévention par l’information, l’éducation et la formation. Ces mesures de prévention visent essentiellement la santé publique, c’est-à-dire des risques qui découlent de la consommation d’alcool et de drogue en général, et qui s’adressent à un public de travailleurs qui, par la force des choses, dépendent économiquement de leur employeur. A ces questions, on peut répondre que les programmes de ce genre ont aussi l’avantage de diffuser des informations précieuses sur les risques et sur les conséquences de la consommation d’alcool et de drogues spécifiques à un lieu de travail donné; que le lieu de travail est peut-être l’élément le mieux structuré du cadre de vie quotidien d’une personne et qu’il est le lieu tout désigné pour recevoir des informations en matière de santé publique; enfin, que les travailleurs n’ont rien contre des campagnes de santé publique au sens général du terme si ces campagnes sont fondées sur la persuasion et non sur la contrainte, en ce sens qu’elles conseillent sans l’imposer un changement de comportement ou de style de vie.

    Même si les employeurs sont sensibles au fait que les programmes de santé publique sont fondés sur la persuasion plutôt que sur la contrainte, le bon choix, du point de vue de l’éthique, penche en faveur de la mise en place et du soutien de ces programmes, non seulement pour le bien de l’entreprise, sous l’angle des avantages économiques résultant de la diminution des problèmes d’alcool et de drogue, mais aussi pour le bien-être général des travailleurs.

    Il convient de noter également que les travailleurs ont eux aussi une responsabilité morale en ce qui concerne l’alcool et la drogue sur le lieu de travail, dont celle d’être aptes à leur poste et de ne pas absorber des substances intoxicantes immédiatement avant ou durant le travail, ainsi que celle d’être vigilants quant à la consommation de ces substances lorsque leurs fonctions impliquent des questions de sécurité. L’éthique commande également qu’ils aident les collègues qui semblent avoir un problème d’alcool ou de drogue et qu’ils s’efforcent de créer un climat de travail encourageant et amical pour ceux qui tentent d’y renoncer. En outre, les travailleurs devraient collaborer avec l’employeur pour l’application des mesures raisonnables de promotion de la sécurité et de la santé au travail qu’il pourrait être amené à prendre en ce qui concerne l’alcool et la drogue. Toutefois, les travailleurs ne devraient pas être tenus d’accepter une ingérence dans leur vie privée lorsque celle-ci n’est pas justifiée par des raisons impérieuses liées au travail ou que les moyens préconisés par l’employeur sont sans commune mesure avec l’objectif visé.

    En 1995, une réunion internationale d’experts, qui a rassemblé au BIT vingt-et-une personnes représentant à égalité les gouvernements, les employeurs et les travailleurs, a adopté un Recueil de directives pratiques sur la prise en charge des questions d’alcoolisme et de toxicomanie sur le lieu de travail (BIT, 1996). Ce document aborde de nombreuses considérations d’éthique à prendre en compte pour traiter les questions liées à l’alcoolisme et à la toxicomanie sur le lieu de travail. Il est particulièrement utile comme texte de référence, car il contient des recommandations pratiques sur la façon de prendre en charge les problèmes d’alcool et de drogue dans un contexte de relation d’emploi.

    CODE INTERNATIONAL D’ÉTHIQUE POUR LES PROFESSIONNELS DE LA SANTÉ AU TRAVAIL

    Commission internationale de la santé au travail

    Introduction

    Au cours de ces dix dernières années, des codes d’éthique destinés aux professionnels de la santé au travail ont été adoptés dans un certain nombre de pays. Ce sont des documents distincts des codes d’éthique destinés aux médecins généralistes. Plusieurs raisons expliquent un intérêt croissant pour les problèmes d’éthique en santé au travail aux niveaux national et international.

    Parmi elles figure une meilleure appréciation des responsabilités complexes et parfois contradictoires qui sont celles des professionnels de la santé et de la sécurité au travail vis-à-vis des travailleurs, des employeurs, du public, des autorités compétentes et des autres institutions (santé publique, administration du travail, sécurité sociale et autorités judiciaires). D’autres raisons peuvent aussi expliquer le développement récent de l’intérêt pour l’éthique en santé au travail. Il s’agit de l’accroissement du nombre des professionnels de la santé et de la sécurité au travail résultant de la mise en place volontaire ou obligatoire de services de santé au travail. Il s’agit aussi du développement d’une approche multidisciplinaire et intersectorielle impliquant une participation accrue au fonctionnement des services de santé au travail de spécialistes appartenant à des professions différentes.

    Dans ce document, l’expression «professionnels de la santé au travail» est utilisée pour désigner les personnes qui par leur profession ont des activités dans le domaine de la santé et de la sécurité au travail, fournissent des prestations dans ce domaine ou sont engagées dans la pratique de la santé au travail, même occasionnellement. De nombreuses disciplines sont concernées par la santé au travail puisque l’interface entre la technologie et la santé comporte des aspects techniques, médicaux, sociaux et réglementaires. Les professionnels de la santé au travail comprennent les médecins et le personnel infirmier d’entreprise, les inspecteurs du travail dans le domaine de la santé et de la sécurité, les hygiénistes et les psychologues du travail, les spécialistes dans les domaines de l’ergonomie, de la prévention des accidents et de l’amélioration du milieu de travail, ainsi que les spécialistes s’occupant de recherche en sécurité et en santé au travail. La tendance est de mobiliser les compétences de ces professionnels de la santé au travail dans le cadre d’une approche multidisciplinaire qui peut aller jusqu’à la constitution d’une équipe multidisciplinaire elle aussi.

    De nombreuses personnes d’autres professions et disciplines peuvent aussi, dans une certaine mesure, être impliquées dans la pratique de la santé au travail. Ces professions et disciplines comprennent les domaines techniques de l’ingénierie, de la chimie, de la toxicologie, de la radioprotection, de l’épidémiologie, de la salubrité de l’environnement, de la sociologie appliquée et de l’éducation sanitaire. De plus, les autorités compétentes, les employeurs, les travailleurs et leurs représentants, ainsi que les secouristes, ont un rôle essentiel à jouer et parfois même une responsabilité directe dans la mise en œuvre des politiques et des programmes de la santé au travail, bien qu’ils ne soient pas, de par leur profession, des spécialistes en santé au travail. Enfin, de nombreuses autres professions, telles que les juristes, les architectes, les fabricants, les concepteurs, les agents des méthodes, les enseignants dans les écoles techniques, les enseignants des universités et des autres institutions, ainsi que la presse et les médias, ont un rôle important à jouer dans l’amélioration des conditions et du milieu de travail.

    Le but de tous les professionnels de la santé au travail est de protéger la santé des travailleurs et de promouvoir l’établissement et le maintien d’un milieu de travail sûr et salubre, ainsi que de promouvoir l’adaptation du travail aux capacités des travailleurs en tenant compte de leur état de santé. Une priorité devrait être clairement donnée aux populations vulnérables et aux populations actives les plus défavorisées. La pratique de la santé au travail est essentiellement préventive et devrait aider les travailleurs, individuellement et collectivement, à protéger leur santé au travail. La pratique de la santé au travail devrait ainsi aider les entreprises à assurer des conditions et un milieu de travail sûrs et sains, qui sont des critères d’une gestion efficace et caractérisent souvent les entreprises performantes.

    Le domaine de la santé au travail est large et couvre la prévention de l’ensemble des atteintes d’origine professionnelle, des accidents du travail et des maladies liées au travail, y compris les maladies professionnelles, ainsi que tous les effets possibles de l’interaction entre le travail et la santé. Il serait souhaitable que, dans toute la mesure possible, les professionnels de la santé au travail soient impliqués dans la conception des équipements, des méthodes et des procédures de sécurité et de santé au travail et qu’ils encouragent à leur tour la participation des travailleurs dans ce domaine. Les professionnels de la santé au travail ont un rôle à jouer dans la promotion de la santé des travailleurs et devraient aider les travailleurs à obtenir et à garder un emploi en dépit des déficiences éventuelles de leur santé ou de leur handicap. Le terme «travailleur» est utilisé ici dans un sens large et couvre l’ensemble des personnes qui exercent un emploi, y compris les cadres dirigeants et les travailleurs indépendants.

    La santé au travail est caractérisée par une approche multidisciplinaire et multisectorielle. Il existe de nombreuses obligations et relations entre les différents intéressés. Il est dès lors important de définir le rôle de ces professionnels de la santé au travail et leurs relations avec les autres professions, avec les autres professionnels de la santé et avec les partenaires sociaux dans le cadre général de la mise en place et du développement des politiques économiques, sociales et de la santé. Il faut pour cela disposer de définitions précises de l’éthique des professionnels de la santé au travail et des principes qui guident leur attitude professionnelle.

    Les missions et les obligations des différents intervenants sont généralement définies par la législation et la réglementation. Chaque employeur est responsable de la santé et de la sécurité des travailleurs qu’il emploie. Chaque profession a des responsabilités spécifiques en raison de la nature de ses missions. Lorsque des spécialistes de différentes professions ont à travailler ensemble dans le cadre d’une approche multidisciplinaire, il est important qu’ils fondent leur action sur des principes communs d’éthique et qu’ils aient une connaissance de leurs obligations, de leurs responsabilités et des normes respectives de leur exercice professionnel. Les aspects d’éthique devraient être pris tout particulièrement en compte lorsqu’il existe des conflits possibles entre différentes obligations en certaines circonstances; il faut citer ici le droit au travail et le droit à la santé, le droit à l’information et le droit à la confidentialité, ainsi que les droits individuels et les droits collectifs.

    Un certain nombre des conditions d’exécution des missions des professionnels de la santé au travail et les conditions d’exercice des services de santé au travail sont fixés par la législation et la réglementation. Un des principes fondamentaux de l’exercice correct de la santé au travail est une indépendance professionnelle complète, c’est-à-dire que les professionnels de la santé au travail doivent jouir d’une indépendance dans l’exercice de leurs missions qui leur permette de formuler leurs jugements et de donner leurs conseils pour la protection de la santé des travailleurs et pour leur sécurité au sein de l’entreprise selon leurs connaissances et leur conscience professionnelles.

    Il existe des principes de base pour une pratique acceptable de la santé au travail; ces conditions sont parfois fixées par la réglementation nationale et comprennent notamment le libre accès aux lieux de travail, la possibilité de faire des prélèvements en vue de l’évaluation du milieu de travail, de procéder à des analyses des postes, de participer aux enquêtes après accident, ainsi que la possibilité de consulter l’autorité compétente sur la mise en œuvre des normes de la sécurité et de la santé au travail dans l’entreprise. Les professionnels de la santé au travail devraient bénéficier d’un budget leur permettant de s’acquitter de leurs fonctions selon la bonne pratique et les normes professionnelles les plus élevées. Cela devrait inclure un personnel suffisant, la formation et le recyclage, des mesures d’appui et un accès aux informations nécessaires ainsi qu’à un niveau adéquat de la direction des entreprises.

    Ce code établit les principes généraux d’éthique pour l’exercice de la santé au travail. Des dispositions plus détaillées sur des aspects particuliers peuvent être trouvées dans les codes nationaux d’éthique ou dans les directives élaborées pour certaines professions. Les références d’un certain nombre de documents relatifs à l’éthique en santé au travail sont mentionnées à la fin de ce document1. Les dispositions de ce code ont pour but de servir de guide à ceux qui exercent des activités dans le domaine de la santé des travailleurs et coopèrent afin d’améliorer le milieu et les conditions de travail. L’objectif de ce document est de contribuer au développement de règles d’éthique et de principes pour des attitudes professionnelles communes lors d’un travail en équipe et pour une approche multidisciplinaire en santé au travail.

    1 Ces références ne sont pas reproduites à la fin du présent chapitre.

    La préparation de ce code d’éthique a été débattue par le Conseil d’administration de la Commission internationale de la santé au travail (CIST) à Sydney en 1987. Un avant-projet fut distribué à Montréal et fut l’objet d’une série de consultations qui eurent lieu à la fin de 1990 et au début de 1991. Le Code d’éthique pour les professionnels de la santé au travail a été adopté par le Conseil d’administration le 29 novembre 1991. Ce document sera revu périodiquement. Les commentaires susceptibles de l’améliorer peuvent être adressés au Secrétaire général de la Commission internationale de la santé au travail.

    Les principes de base

    Les trois paragraphes suivants résument les principes sur lesquels repose le Code international d’éthique pour les professionnels de la santé au travail préparé par la CIST.

    L’exercice de la santé au travail doit être mené selon les normes professionnelles et les principes éthiques les plus rigoureux. Les professionnels de la santé au travail sont au service de la santé et du bien-être des travailleurs, aussi bien individuellement que collectivement. Ils contribuent aussi à la salubrité de l’environnement et à la santé publique.

    La protection de la vie et de la santé du travailleur, le respect de la dignité humaine et la promotion des principes d’éthique les plus élevés dans les politiques et les programmes de santé au travail font partie des obligations des professionnels de la santé au travail. L’intégrité dans l’attitude professionnelle, l’impartialité et la protection de la confidentialité des données de la santé et de la vie privée des travailleurs font aussi partie de ces obligations.

    Les professionnels de la santé au travail sont des experts qui doivent jouir d’une indépendance professionnelle totale dans l’exercice de leurs missions. Ils doivent acquérir et entretenir les compétences nécessaires pour cet exercice et ils doivent exiger les conditions qui leur permettent de s’acquitter de leurs tâches selon la bonne pratique et l’éthique professionnelle.

    Missions et obligations des professionnels de la santé au travail

    1. L’objectif essentiel de la pratique de la santé au travail est de préserver la santé des travailleurs et de promouvoir un milieu de travail sûr et sain. Pour progresser vers cet objectif, les professionnels de la santé au travail doivent utiliser des méthodes validées d’évaluation des risques, proposer des mesures efficaces de prévention et assurer le suivi de leur mise en œuvre. Les professionnels de la santé au travail doivent conseiller l’employeur avec compétence pour lui permettre de faire face à ses responsabilités en matière de santé et de sécurité au travail et ils doivent conseiller les travailleurs avec honnêteté sur la protection et la promotion de leur santé en relation avec le travail. Les professionnels de la santé au travail doivent maintenir des contacts directs avec les comités de sécurité et d’hygiène, lorsqu’ils existent.
    2. Les professionnels de la santé au travail doivent se familiariser en permanence avec le travail et le milieu de travail, ainsi qu’améliorer leurs compétences et se tenir au courant des connaissances scientifiques et techniques, des risques professionnels et des moyens les plus efficaces pour les éliminer ou les réduire. Les professionnels de la santé au travail doivent se rendre sur les lieux du travail et consulter régulièrement et systématiquement, chaque fois que cela est possible, les travailleurs, les techniciens et la direction sur la nature du travail effectué.
    3. Les professionnels de la santé au travail doivent conseiller la direction et les travailleurs sur les facteurs de risque qui, dans l’entreprise, peuvent porter atteinte à la santé des travailleurs. L’évaluation de ces risques professionnels doit conduire à l’élaboration d’une politique de santé et de sécurité au travail adaptée aux besoins de l’entreprise. Les professionnels de la santé au travail doivent proposer cette politique sur la base des connaissances scientifiques et techniques disponibles, ainsi que sur celle de leur connaissance du milieu de travail. Les professionnels de la santé au travail doivent également donner des conseils sur un programme de prévention adapté aux risques de l’entreprise qui devrait inclure la surveillance et la maîtrise de ces risques, ainsi que la réduction de leurs conséquences en cas d’accident.
    4. Une attention particulière doit être portée à l’application rapide des mesures simples de prévention qui sont efficaces, peu onéreuses, valables du point de vue technique et aisées à mettre en œuvre. Des investigations plus approfondies doivent vérifier l’efficacité de ces mesures et une solution plus complète doit être recommandée lorsque cela est nécessaire. Lorsqu’il existe des doutes sur la gravité d’un risque professionnel, des mesures conservatoires prudentes doivent être prises immédiatement.
    5. En cas de refus ou de mauvaise volonté de prendre les mesures nécessaires pour faire disparaître un risque excessif ou pour remédier à une situation présentant un danger évident pour la santé ou la sécurité, les professionnels de la santé au travail doivent, le plus rapidement possible, notifier par écrit leur inquiétude à la direction de l’entreprise en insistant sur la nécessité de tenir compte des connaissances scientifiques et de respecter les normes de protection de la santé, y compris les limites d’exposition. Ils doivent rappeler l’obligation de l’employeur de respect de la législation et de la réglementation en vigueur et de protection de la santé des travailleurs qu’il emploie. Lorsque cela est nécessaire, les travailleurs concernés et leurs représentants dans l’entreprise devront être informés et l’autorité compétente devra être contactée.
    6. Les professionnels de la santé au travail doivent contribuer à l’information des travailleurs sur les risques professionnels auxquels ils peuvent être exposés d’une façon objective et prudente en ne dissimulant aucun fait et en mettant l’accent sur les mesures de prévention. Les professionnels de la santé au travail doivent coopérer avec l’employeur et l’aider à assumer ses responsabilités et à assurer aux cadres dirigeants et aux travailleurs une formation et une information adéquates en santé et sécurité au travail, y compris sur le niveau de probabilité des risques professionnels suspectés.
    7. Les professionnels de la santé au travail ne doivent pas révéler les secrets industriels ou commerciaux dont ils ont eu connaissance du fait de leurs activités. Cependant, ils ne peuvent dissimuler des informations qui sont nécessaires pour protéger la sécurité et la santé des travailleurs ou de la communauté. Lorsque cela sera nécessaire, les professionnels de la santé au travail devront consulter l’autorité compétente chargée de surveiller l’application de la législation pertinente.
    8. Les objectifs et les modalités de la surveillance de la santé doivent être clairement définis et les travailleurs doivent en être informés. La validité d’une telle surveillance doit être évaluée et elle doit être réalisée avec le consentement informé des travailleurs par des professionnels compétents de la santé au travail. Les conséquences positives et négatives qui seraient susceptibles de résulter des programmes de surveillance de la santé ou de dépistage doivent être discutées avec les travailleurs concernés.
    9. Les résultats des examens pratiqués dans le cadre de la surveillance de la santé doivent être expliqués aux travailleurs concernés. La détermination de l’aptitude à un poste de travail donné doit être fondée sur l’évaluation de la santé du travailleur et sur une bonne connaissance des lieux de travail et des exigences du travail à accomplir. Les travailleurs doivent être informés de la possibilité qui leur est offerte de contester une conclusion qu’ils estiment contraire à leurs intérêts. Une procédure d’appel doit être établie à cet égard.
    10. Les résultats des examens prescrits par la législation ou les réglementations nationales ne doivent être communiqués à l’employeur qu’en termes d’aptitude pour le travail envisagé ou de limitations nécessaires du point de vue médical pour l’affectation considérée ou en raison d’une exposition à certains risques professionnels. Des informations de nature générale concernant l’aptitude au travail en relation avec la santé, ainsi que concernant la possibilité ou la probabilité d’effets sur la santé résultant de risques professionnels pourront être données après que le travailleur en aura été informé et aura donné son accord.
    11. Là où l’état de la santé d’un travailleur et la nature de son poste sont tels qu’ils mettent en danger la sécurité des autres, le travailleur doit en être clairement informé. Lorsqu’il existe une situation où les risques sont particulièrement élevés, la direction et, si la réglementation nationale l’exige, l’autorité compétente doivent être informées des mesures nécessaires à la sécurité des autres personnes.
    12. Les tests biologiques et les autres investigations doivent être choisis en fonction de leur adéquation à assurer la protection de la santé du travailleur concerné en tenant dûment compte de leur sensibilité, de leur spécificité et de leur valeur prédictive. Les professionnels de la santé au travail ne doivent pas utiliser des tests de dépistage ou promouvoir des investigations qui ne sont pas fidèles ou qui n’ont pas une valeur prédictive suffisante en relation avec les exigences du poste de travail. Lorsqu’un choix est possible et approprié, la préférence doit toujours être donnée aux méthodes non invasives, ainsi qu’aux examens qui ne comportent pas de danger pour la santé des travailleurs concernés. Le recours à une technique invasive ou à un examen pouvant présenter un risque pour la santé ne peut être conseillé qu’après une évaluation des risques encourus et des avantages résultant de la pratique considérée et ne peut être justifié pour des raisons d’assurance. De telles investigations nécessitent alors l’information et l’accord du travailleur intéressé et doivent être réalisées selon les normes professionnelles les plus élevées.
    13. Les professionnels de la santé au travail peuvent contribuer à la santé publique de différentes façons, en particulier par leurs activités d’éducation sanitaire, de promotion de la santé et de dépistages précoces d’atteintes à la santé. Lorsqu’ils prennent part à des programmes ayant de tels objectifs, les professionnels de la santé au travail doivent rechercher la participation des employeurs et des travailleurs en vue de la conception et de la mise en œuvre de ces programmes. Ils doivent aussi prendre des mesures pour protéger la confidentialité des données personnelles et des données de santé des travailleurs.
    14. Les professionnels de la santé au travail doivent être conscients de leur rôle vis-à-vis de la protection de la communauté et de l’environnement. Ils doivent initier et participer, selon le cas, à l’identification, à l’évaluation et la prévention des risques environnementaux ayant leur origine ou pouvant résulter des opérations réalisées ou des procédés mis en œuvre dans l’entreprise.
    15. Les professionnels de la santé au travail doivent informer objectivement la communauté scientifique sur les nouveaux risques professionnels découverts et suspectés et sur les mesures de prévention à prendre. Les professionnels de la santé au travail engagés dans la recherche doivent concevoir et développer leurs activités sur une base scientifique solide, en totale indépendance professionnelle et en suivant les principes d’éthique qui s’appliquent à la recherche en général et à la recherche médicale en particulier, y compris une évaluation par une commission indépendante d’éthique, lorsque cela est justifié.

    Conditions d’exécution des missions des professionnels de la santé au travail

    1. Les professionnels de la santé au travail doivent toujours agir, en priorité, dans l’intérêt de la santé et de la sécurité des travailleurs. Les professionnels de la santé au travail doivent fonder leurs avis sur des connaissances scientifiques et sur une compétence technique; par ailleurs, ils doivent avoir recours à une expertise spécialisée lorsque cela est nécessaire. Les professionnels de la santé au travail doivent s’abstenir de tout jugement, conseil ou activité qui puisse faire mettre en doute leur intégrité et leur impartialité.
    2. Les professionnels de la santé au travail doivent exercer leurs fonctions en totale indépendance et en observant les règles de la confidentialité dans leur exécution. Dans tous les cas, les professionnels de la santé au travail doivent éviter de voir leurs jugements ou leurs avis influencés par un quelconque conflit d’intérêts. Cela s’applique tout particulièrement à leur rôle de conseiller de l’employeur, des travailleurs et de leurs représentants dans l’entreprise sur les risques professionnels et les situations qui présentent un danger pour la santé ou la sécurité.
      Les professionnels de la santé au travail doivent établir des relations de confiance réciproque et d’équité avec les personnes auxquelles ils fournissent des prestations de santé au travail. Tous les travailleurs doivent être traités de façon équitable et sans aucune forme de discrimination en ce qui concerne l’âge, le sexe, le groupe ethnique, les opinions politiques, idéologiques ou religieuses, la nature de la maladie ou la raison qui a conduit les travailleurs à consulter les professionnels de la santé au travail. Des communications par une voie clairement établie doivent être maintenues entre les professionnels de la santé au travail et la direction générale ou avec le personnel de direction responsable au plus haut niveau des décisions relatives aux conditions et à l’organisation du travail et au milieu de travail dans l’entreprise.
    3. Les professionnels de la santé au travail doivent demander, chaque fois que cela est approprié, qu’une clause d’éthique soit incorporée dans leur contrat de travail. Cette clause d’éthique devrait couvrir en particulier le droit d’appliquer des normes professionnelles et des principes d’éthique généralement acceptés. Les professionnels de la santé au travail ne doivent pas accepter d’accomplir leurs missions si les conditions ne permettent pas leur exécution en conformité avec les normes professionnelles et les principes d’éthique souhaitables. Leurs contrats de travail devraient comporter des dispositions concernant les aspects légaux, contractuels et éthiques, les questions de conflits, d’accès aux dossiers et de confidentialité en particulier. Les spécialistes en santé au travail doivent s’assurer que leurs contrats de travail ou de services ne contiennent pas de dispositions qui limitent leur indépendance professionnelle. En cas de doute, les termes de ces contrats doivent être vérifiés avec l’aide de l’autorité compétente.
    4. Les professionnels de la santé au travail doivent mettre en œuvre avec un degré approprié de confidentialité un bon système de recueil et d’enregistrement des données en vue d’identifier les problèmes de la santé au travail dans l’entreprise. Les dossiers ainsi constitués comprennent les données relatives à la surveillance du milieu de travail, les données personnelles telles que les emplois successifs, ainsi que les données personnelles de la santé telles que les expositions professionnelles, les résultats de monitorage personnel des expositions à certains risques et les certificats d’aptitude. Les travailleurs doivent avoir accès à leurs propres dossiers.
    5. Les données médicales individuelles et les résultats des investigations médicales doivent être enregistrés dans les dossiers médicaux confidentiels qui doivent être gardés en lieu sûr sous la responsabilité du médecin ou de l’infirmière du travail. L’accès aux dossiers médicaux, leur transmission, ainsi que la divulgation et l’utilisation des informations qu’ils contiennent, sont régis par la législation ou les réglementations nationales et par les codes d’éthique destinés aux médecins praticiens.
    6. Les informations sur les données de la santé de groupes de travailleurs sans possibilité d’identification individuelle peuvent être communiquées à la direction et aux représentants des travailleurs dans l’entreprise ou aux comités de sécurité et d’hygiène lorsqu’ils existent, afin de leur permettre d’assumer leurs obligations et leurs missions de protection de la santé et de la sécurité des groupes exposés. Les accidents du travail et les maladies professionnelles doivent être déclarés à l’autorité compétente selon la législation ou les réglementations nationales.
    7. Les professionnels de la santé au travail ne doivent pas chercher à obtenir des informations personnelles qui n’ont pas de rapport avec la protection de la santé des travailleurs en relation avec le travail. Cependant, les médecins du travail peuvent demander des renseignements médicaux au médecin personnel d’un travailleur ou au personnel médical d’un hôpital à condition qu’ils aient informé le travailleur et obtenu son consentement et que ce soit dans le but de protéger la santé de celui-ci. Dans ce cas, le médecin du travail doit informer le médecin personnel du travailleur ou le personnel médical de l’hôpital de son rôle et des raisons pour lesquelles des renseignements médicaux complémentaires sont nécessaires. Avec l’accord du travailleur concerné, le médecin du travail ou l’infirmière du travail peut, si cela est nécessaire, informer le médecin personnel de ce travailleur des données médicales qu’il a recueillies, ainsi que des risques professionnels, des expositions et des contraintes liées au travail qui présentent pour le travailleur un risque particulier en raison de son état de santé.
    8. Les professionnels de la santé au travail doivent coopérer avec les autres professionnels de la santé en vue de protéger la confidentialité des données médicales et de la santé relatives aux travailleurs. Lorsqu’il existe des problèmes d’une importance particulière, les professionnels de la santé au travail doivent informer l’autorité compétente des procédures et des pratiques qui, à leur avis, sont contraires aux principes d’éthique. Cela concerne en particulier le respect du secret médical, y compris dans les commentaires, la conservation des dossiers et la protection de la confidentialité dans l’enregistrement et l’utilisation des données informatisées.
    9. Les professionnels de la santé au travail doivent favoriser une prise de conscience des employeurs, des travailleurs et de leurs représentants concernant la nécessité d’une indépendance professionnelle totale et d’éviter toute atteinte au secret médical afin d’assurer le respect de la dignité humaine et de renforcer l’acceptabilité et l’efficacité de la pratique de la santé au travail.
    10. Les professionnels de la santé au travail doivent rechercher l’appui des employeurs, des travailleurs et de leurs organisations, ainsi que des autorités compétentes, afin que les normes d’éthique les plus élevées régissent les pratiques en matière de santé au travail. Ils doivent mettre en œuvre une évaluation critique systématique de leurs propres activités en vue de s’assurer que des normes appropriées ont été définies, qu’elles sont appliquées et que les déficiences éventuelles sont détectées et corrigées.

    (Cet article reproduit le Code officiel de la CIST.)

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