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Chapitre 5 - La santé mentale

LE TRAVAIL ET LA SANTÉ MENTALE

Irene L.D. Houtman et Michiel A.J. Kompier

Ce chapitre donne un aperçu des principaux types de troubles de la santé mentale qui peuvent être associés au travail, tels que les troubles thymiques et affectifs (insatisfaction, par exemple), la dépression d’épuisement ou syndrome d’épuisement professionnel (connu sous le nom anglais de «burnout»), l’état de stress post-traumatique (que l’on appelle parfois également syndrome post-traumatique ou troubles du stress post-traumatique), les psychoses, les troubles cognitifs et l’abus de toxiques. Le tableau clinique, les techniques d’évaluation existantes, les agents et les facteurs étiologiques, la prévention spécifique, ainsi que les moyens de traitement y seront abordés. Leurs rapports avec le travail, la profession ou la branche d’activité concernés seront illustrés et commentés au besoin.

Dans cet article d’introduction, nous donnerons tout d’abord une vue d’ensemble de la santé mentale chez les travailleurs puis, modèle à l’appui, nous en développerons le concept. Nous poursuivrons ensuite sur l’attention qu’il y aurait lieu d’apporter à la santé mentale et aux groupes professionnels à haut risque. Nous présenterons enfin un schéma général d’intervention dans le but de faciliter la prise en charge des troubles de la santé mentale liés au travail.

Définition de la santé mentale: un modèle conceptuel

De nombreuses opinions existent quant aux composantes et aux processus de la santé mentale. Notion en soi très subjective, il paraît difficile d’en donner une définition consensuelle. Comme le concept de «stress» avec lequel elle est en étroite corrélation, la santé mentale est décrite ainsi:

La santé mentale peut aussi être associée à:

Aussi la santé mentale est-elle définie non seulement comme une variable inhérente à un processus ou à un aboutissement, mais aussi comme une variable indépendante, c’est-à-dire une caractéristique personnelle qui influe sur le comportement.

La figure 5.1 montre un modèle de la santé mentale. La santé mentale est conditionnée par des facteurs environnementaux propres ou extérieurs à l’activité professionnelle et par des caractéristiques liées à l’individu. Les principaux facteurs du milieu de travail sont développés dans le chapitre «Les facteurs psychosociaux et organisationnels», mais il convient aussi d’apporter ici quelques éclaircissements sur ceux d’entre eux qui favorisent les troubles mentaux.

Figure 5.1 Modèle de la santé mentale

Figure 5.1

De nombreux modèles permettent d’identifier ces facteurs prédisposants, la plupart étant issus du champ de la psychologie appliquée au travail et à l’organisation. On parle souvent de «facteurs de stress». Les modèles diffèrent par leur complexité et, partant, par le nombre de dimensions identifiées à l’intérieur du facteur de stress. Un exemple de modèle relativement simple est celui de Karasek (Karasek et Theorell, 1990) qui ne concerne que trois dimensions: les contraintes psychologiques, l’autonomie (incluant les possibilités d’utilisation et de perfectionnement des compétences et le pouvoir de décision) et le soutien de l’entourage. A côté de ce modèle appelé communément «modèle demande/contrôle», on trouve un modèle plus élaboré, celui de Warr (1994), qui comporte neuf dimensions: autonomie (~ pouvoir de décision), possibilité de mise à profit des compétences (~ développement des compétences), objectifs fixés (~ exigences quantitatives et qualitatives), diversité des tâches, clarté du contexte (information sur les conséquences du comportement, retour d’information, données sur l’avenir, comportement requis), ressources financières, sécurité physique (faibles risques physiques, absence de danger), relations interpersonnelles (~ condition sine qua non du soutien de l’entourage) et reconnaissance sociale (importance ou prestige de l’emploi aux yeux de la société, de l’entreprise et de la personne elle-même). De ce fait, il est clair que les facteurs qui favorisent les troubles mentaux sont généralement de nature psychosociale et qu’ils sont liés à la forme de l’activité professionnelle aussi bien qu’aux conditions de travail et d’emploi et aux relations, officielles et officieuses, entretenues sur le lieu de travail.

Les facteurs environnementaux qui prédisposent aux troubles mentaux ont généralement des effets de courte durée tels que des modifications de l’humeur et de l’affectivité, du type sensation de plaisir, enthousiasme ou humeur dépressive. Ces changements s’accompagnent souvent de modifications comportementales. On peut évoquer ici les comportements agités, les adaptations palliatives (alcoolisme), les comportements d’évitement et les attitudes pragmatiques actives. Ces affects et comportements s’accompagnent aussi, en principe, de modifications physiologiques indicatrices d’un état d’hypervigilance, voire de troubles de l’homéostasie. Si un ou plusieurs facteurs de stress persistent, les réactions immédiates et réversibles peuvent évoluer vers un état mental comportant des réponses moins immédiates et moins réversibles, du type syndrome d’épuisement professionnel, psychose ou trouble dépressif majeur. Les situations très menaçantes peuvent même aboutir directement à des affections mentales chroniques (comme l’état de stress post-traumatique) dont la réversibilité est incertaine.

Les caractéristiques personnelles peuvent interagir avec les facteurs de risque psychosociaux de l’environnement professionnel, pour en exacerber ou en atténuer les effets. La faculté d’adaptation (perçue) peut non seulement atténuer ou relayer l’impact des facteurs de risque environnementaux, mais aussi conditionner leur appréciation. Leur impact sur la santé mentale résulte en partie de ce processus d’évaluation.

Ces caractéristiques personnelles (bonne ou mauvaise forme physique, par exemple) peuvent jouer un rôle précurseur dans le développement de la santé mentale, mais sont aussi susceptibles de changer à la suite des effets constatés. Ainsi, la faculté d’adaptation peut s’améliorer si le processus d’adaptation est réussi («apprentissage»). A long terme, les problèmes de santé mentale portent souvent atteinte à la capacité d’adaptation.

Les recherches effectuées sur la santé mentale au travail ont été plus spécialement axées sur des facteurs de bien-être affectif — satisfaction professionnelle, humeur dépressive ou anxiété. Les troubles mentaux plus chroniques, qui résultent d’une exposition prolongée à des facteurs de stress et qui sont plus ou moins liés à des troubles de la personnalité, sont beaucoup moins fréquents dans le monde du travail. Ces problèmes de santé mentale chroniques ont pour origine de très nombreux facteurs étiologiques. Les facteurs de stress professionnel ne sont donc que partiellement responsables des états chroniques. Les personnes qui souffrent de ce type de problème chronique ont aussi beaucoup de mal à continuer à travailler et sont souvent en congé de maladie ou en arrêt de travail de longue durée (un an), ou ont même définitivement quitté leur emploi. Ces problèmes chroniques sont fréquemment étudiés d’un point de vue clinique.

Etant donné que de nombreuses études ont analysé l’affectivité dans le monde du travail, nous présenterons quelques commentaires sur ce point. Le bien-être affectif a été abordé aussi bien sur un mode non différencié (allant du bien-être au mal-être) que par une analyse bidimensionnelle traduisant le plaisir et l’état d’éveil (voir figure 5.2). Lorsque les variations de cet état ne sont pas corrélées au plaisir, elles ne sont généralement pas considérées isolément comme un indicateur de bien-être. Lorsque état d’éveil et plaisir sont corrélés, on peut distinguer les quatre quadrants suivants:

  1. état d’éveil marqué + plaisir = enthousiasme;
  2. état d’éveil peu marqué + plaisir = confort;
  3. état d’éveil marqué + déplaisir = anxiété;
  4. état d’éveil faible + déplaisir = humeur dépressive (Warr, 1994).

Figure 5.2 Les trois grands axes du bien-être affectif

Figure 5.2

Le bien-être peut être étudié à deux niveaux: un niveau général intrinsèque et un niveau conjoncturel ou contextuel comme le milieu de travail. Les analyses de données confirment d’une manière générale que la santé mentale au travail dépend des interactions entre les caractéristiques de l’emploi et la santé mentale hors contexte professionnel. Le bien-être affectif au travail est couramment étudié le long de l’axe horizontal (voir figure 5.2), en termes de satisfaction professionnelle. Les affects liés au confort sont, en revanche, souvent ignorés, ce qui est regrettable puisqu’ils pourraient révéler une satisfaction professionnelle résignée chez une personne ne se plaignant pas de son travail, mais se montrant apathique et désintéressée (Warr, 1994).

Pourquoi s’intéresser à la santé mentale?

Plusieurs raisons incitent à ne pas sous-estimer les problèmes de santé mentale. Tout d’abord, les statistiques de plusieurs pays montrent que de nombreuses personnes quittent leur travail parce qu’elles souffrent de ce type de problème. Aux Pays-Bas, par exemple, un tiers des salariés déclarés inaptes au travail chaque année présentent des troubles mentaux et, dans 58% de ces cas, ces troubles sont liés au travail (Gründemann, Nijboer et Schellart, 1991). Chaque année, deux tiers des personnes quittant leur emploi pour des raisons médicales souffrent soit de troubles de la santé mentale, soit de maladies de l’appareil locomoteur.

Les troubles de la santé mentale sont tout aussi importants dans d’autres pays. D’après la brochure publiée au Royaume-Uni dans la série Health and Safety Executive Booklet, 30 à 40% de tous les congés de maladie dans ce pays sont imputables à une forme ou une autre de maladie mentale (Ross, 1989; O’Leary, 1993). Une personne active sur cinq y souffre de troubles mentaux et, bien qu’il soit difficile de calculer avec précision le nombre de journées de travail perdues chaque année pour ce type de problèmes, on cite souvent le chiffre de 90 millions, soit 30 fois le nombre de journées perdues pour cause de conflits sociaux (O’Leary, 1993). On parle aussi de 8 millions de journées perdues en raison de l’alcoolisme et des maladies associées et de 35 millions pour les cardiopathies ischémiques et les accidents vasculaires cérébraux.

Les problèmes de santé mentale sont coûteux à la fois sur le plan humain et financier, et l’Union européenne (UE) s’y est intéressée dans sa directive sur la santé et la sécurité du travail (89/391/CEE) entrée en vigueur en 1993. Bien que la santé mentale ne figure pas à proprement parler au cœur de ce texte, elle n’en est pas moins évoquée à l’article 6 qui dispose que l’employeur a:

[...] l’obligation d’assurer la sécurité et la santé de ses salariés dans tous les aspects liés au travail, en respectant les principes généraux de prévention qui consistent à éviter les risques, à évaluer les risques inévitables, à combattre les risques à leur source et à adapter le travail à l’individu, notamment grâce à la conception du poste de travail, au choix du matériel professionnel et à la définition des méthodes de travail et de production, tous ces éléments devant être de nature à atténuer la monotonie et les cadences et à en minimiser l’impact sur la santé.

Malgré cette directive, les pays européens n’ont pas tous adopté une loi-cadre sur la sécurité et la santé. Une étude comparative de la réglementation, de la politique et des pratiques de cinq de ces pays en matière de santé mentale et de stress dans le monde du travail a montré que ceux qui disposent d’une telle loi (Pays-Bas, Royaume-Uni et Suède) reconnaissent les troubles mentaux d’origine professionnelle comme des problèmes de sécurité et de santé importants, alors que d’autres (Allemagne et France) ne le font pas (Kompier et coll., 1994).

Il faut remarquer enfin, et ce n’est pas le moindre argument, que la prévention des problèmes mentaux à leur source est profitable. Les programmes de prévention apportent des résultats bénéfiques notables. Ainsi, une enquête menée auprès d’un échantillon national représentatif d’employeurs de trois grandes branches a montré que 69% faisaient état d’une augmentation de la motivation chez les salariés; 60% d’une réduction du nombre d’arrêts de travail; 49% d’une amélioration de l’ambiance; et 40% d’une augmentation de la productivité à la suite de la mise en place d’un programme de prévention (Houtman et coll., 1995).

La santé mentale des groupes professionnels à risque

Il est difficile d’établir si certains groupes de la population active sont plus exposés que d’autres aux problèmes de santé mentale, car il n’existe pratiquement aucun système national ou international pour identifier les facteurs de risque, les conséquences sur la santé mentale ou les groupes à risque. Seul un diagramme illustrant la dispersion statistique des données peut être tracé. Dans certains pays, on dispose de données sur la distribution des catégories professionnelles par rapport aux principaux facteurs de risque (Houtman et Kompier, 1995, pour les Pays-Bas; Karasek et Theorell, 1990, pour les Etats-Unis). La distribution des groupes professionnels aux Pays-Bas le long des deux axes «exigences professionnelles» et «possibilité d’utilisation des compétences» (voir figure 5.3) est relativement conforme à celle montrée aux Etats-Unis par Karasek et Theorell pour les groupes se trouvant dans les deux échantillons. Dans les emplois où les cadences sont élevées et où les possibilités de développement et d’utilisation des compétences sont faibles, le risque de troubles mentaux est maximal.

Figure 5.3 Le risque de stress et de maladie mentale dans différentes catégories professionnelles
(effets combinés des cadences et des possibilités de perfectionnement professionnel)

Figure 5.3

D’autres pays ont également collecté des informations sur certains aspects de la santé mentale par catégorie professionnelle. Aux Pays-Bas, c’est dans le secteur des services que l’on compte le maximum d’arrêts de travail définitifs motivés par des problèmes de santé mentale. Les cas les plus nombreux touchent en effet le personnel soignant, les enseignants, les préposés au ménage, le personnel de maison et les employés des transports (Gründemann, Nijboer et Schellart, 1991).

Aux Etats-Unis, ce sont les employés de l’appareil judiciaire, les secrétaires et les enseignants qui présentent le plus de troubles dépressifs majeurs (Eaton et coll., 1990), tels que diagnostiqués grâce aux systèmes de codification comme la 3e édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-3), de l’Association américaine de psychiatrie (American Psychiatric Association (APA)), 1983.

La prise en charge des problèmes de santé mentale

Le modèle représenté à la figure 5.1 propose au moins deux cibles pour les interventions dans le domaine des troubles mentaux, à savoir:

  1. le milieu de travail;
  2. l’individu — avec les caractéristiques qui lui sont propres, ou les répercussions sur sa santé mentale.

La prévention primaire, c’est-à-dire les mesures qui devraient permettre d’éviter l’apparition des troubles mentaux, s’attache aux facteurs prédisposants; elle vise à atténuer ou à maîtriser les risques inhérents à l’environnement et à améliorer la capacité d’adaptation de l’individu. La prévention secondaire a pour objet de maintenir au travail les personnes qui présentent déjà certains troubles de la santé (mentale). Ce type de prévention devrait englober la prévention primaire et inclure des stratégies destinées à sensibiliser les salariés et leur hiérarchie aux signes précoces de troubles mentaux afin d’en atténuer les conséquences ou d’en empêcher l’aggravation. L’objectif de la prévention tertiaire est de réhabiliter les personnes qui ont cessé de travailler à cause de problèmes mentaux. Ce type de prévention devrait chercher à adapter le poste de travail aux possibilités de l’individu (solution qui se révèle souvent très efficace), tout en assurant une prise en charge et un traitement individualisés. Le tableau 5.1 donne une représentation schématique de la prise en charge des troubles mentaux observés sur le lieu de travail. Pour être efficace, toute politique de prévention dans l’entreprise devrait tenir compte en principe des trois types de stratégies (prévention primaire, secondaire et tertiaire) et faire porter ses efforts sur les risques, les répercussions et les caractéristiques individuelles du sujet.

Tableau 5.1 Stratégies de gestion des problèmes de santé mentale dans
l'entreprise, avec quelques exemples à l'appui

Type de prévention

Niveau d’intervention

 

Environnement professionnel

Caractéristiques individuelles ou problèmes de santé

Primaire

Réaménagement du contenu des tâches

Redéfinition de la structure des communications

Formation des salariés à l’identification et à la gestion de certains problèmes spécifiques liés au travail (délais, vols, etc.)

Secondaire

Politique d’intervention en cas d’absentéisme (hiérarchie préparée, grâce à une formation, à aborder la question avec les intéressés)

Mise en place de structures internes, notamment pour les groupes à risque (conseiller spécialisé dans le harcèlement sexuel, par exemple)

Formation aux techniques de relaxation

Tertiaire

Adaptation du poste de travail

Conseils personnalisés

Thérapies ou traitements individuels (éventuellement pharmacologiques)

 

Ce schéma permet une analyse systématique de tous les types de mesures qu’il est possible d’adopter. On peut certes contester le bien-fondé de la classification, dans ce schéma, de telle ou telle mesure, mais une telle discussion ne présenterait pas grand intérêt, car il n’est pas rare que des mesures de prévention primaire aient aussi des répercussions positives sur le plan de la prévention secondaire. L’analyse systématique proposée peut aboutir à de nombreuses mesures, dont certaines peuvent être adoptées soit dans le cadre d’une politique générale de sécurité et de santé, soit dans un cas spécifique.

En conclusion, bien que la santé mentale ne corresponde pas à un état, à un processus ou à un aboutissement clairement défini, elle constitue un aspect généralement reconnu de la santé de l’individu dans son ensemble. Certains troubles de la santé mentale sont définis par des critères de diagnostic généralement acceptés (psychose, troubles dépressifs majeurs), d’autres étant beaucoup moins clairs et beaucoup moins consensuels. Il suffit de citer ici comme exemple l’humeur, l’affectivité ou le syndrome d’épuisement professionnel. Cependant, de nombreuses études montrent que les troubles de la santé mentale, y compris ceux qui correspondent à des critères diagnostiques moins tangibles, constituent un problème majeur, qui coûte cher sur les plans humain et financier. Les articles suivants de ce chapitre traitent de façon plus approfondie de différents troubles mentaux touchant l’humeur et l’affectivité (insatisfaction, par exemple), du syndrome d’épuisement professionnel, de l’état de stress post-traumatique, des psychoses, des troubles cognitifs et de l’abus de toxiques. Ces articles présenteront de manière systématique le tableau clinique, les techniques d’évaluation, les agents et facteurs étiologiques, ainsi que les mesures de prévention et de traitement spécifiques.

LES PSYCHOSES LIÉES AU TRAVAIL

Craig Stenberg, Judith Holder et Krishna Tallur

Le terme «psychose» est un terme générique souvent employé pour décrire une perturbation grave du fonctionnement mental. Dans bien des cas, cette perturbation est si importante que l’individu est incapable de faire face aux activités normales de la vie courante et, par conséquent, à la plupart des activités professionnelles. Yodofsky, Hales et Fergusen (1991) ont proposé la définition suivante:

Un trouble mental majeur d’origine organique ou émotionnelle dans lequel l’aptitude de l’individu à penser, à répondre émotionnellement, à se souvenir, à communiquer, à interpréter la réalité et à se comporter d’une façon appropriée est perturbée au point de compromettre sérieusement sa capacité de faire face aux exigences de la vie courante. Les symptômes [...] se caractérisent souvent par un comportement désorganisé, une humeur intempestive, une mauvaise maîtrise des impulsions et des anomalies du contenu mental telles que délires et hallucinations.

Les troubles psychotiques sont relativement peu fréquents dans la population et, s’ils sont encore plus rares en milieu de travail, c’est sans doute parce que les individus qui présentent fréquemment ce type de troubles ont du mal à conserver un emploi stable (Jorgensen, 1987). La prévalence de ces problèmes est difficile à estimer avec précision. Dans le cas des psychoses (schizophrénie, par exemple), elle serait inférieure à 1% dans l’ensemble de la population (Bentall, 1990; Eysenck, 1982). Si la psychose est rare, les personnes qui souffrent d’un état psychotique véritable ont généralement de très grandes difficultés à se soumettre aux contraintes professionnelles et à gérer d’autres aspects de leur vie. Au cours d’une psychose aiguë, il peut arriver que la personne se montre sociable, vive et même pleine d’humour. Ainsi, certaines personnes qui présentent des troubles bipolaires ont soudainement une grande énergie, de grands projets et des idées ambitieuses au moment où elles entrent dans une phase maniaque. Toutefois, la psychose est associée le plus souvent à des comportements à l’origine de réactions d’inconfort, d’anxiété, de peur, voire de colère chez les collègues, les supérieurs hiérarchiques et l’entourage en général.

Dans cet article, nous passerons tout d’abord en revue les différents états neurologiques et mentaux dans lesquels une psychose peut se produire. Nous aborderons ensuite les facteurs professionnels susceptibles de favoriser la survenue d’une telle pa- thologie et évoquerons enfin les différentes interventions possibles pour prendre en charge le psychotique sur le lieu de travail et pour agir sur le milieu professionnel (traitement médical, procédure de reprise du travail, aménagement du poste et concertation avec la hiérarchie et les collègues).

Les affections neurologiques et les états mentaux prédisposant aux psychoses

Les psychoses peuvent survenir à l’intérieur d’un certain nombre de catégories diagnostiques identifiées dans la 4e édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-4), de l’Association américaine de psychiatrie (American Psychiatric Association (APA)), 1996. Il n’existe à ce jour aucun cadre diagnostique définitivement et universellement accepté, mais on admet généralement que les états pathologiques décrits ci-après sont favorables à la survenue des psychoses.

Les affections neurologiques et générales

Les symptômes délirants peuvent être dus à toute une série de troubles neurologiques impliquant le système limbique ou les noyaux de la base, alors que le fonctionnement du cortex cérébral reste intouché. Des épisodes convulsifs partiels complexes sont souvent précédés d’hallucinations olfactives au cours desquelles l’individu sent des odeurs étranges. Durant l’épisode convulsif, l’observateur peut constater chez le sujet atteint un regard fixe ou une impression de rêverie diurne. Les néoplasies cérébrales, surtout dans les régions temporale et occipitale, peuvent donner lieu à des hallucinations. Les affections qui provoquent des syndromes confusionnels ou délirants, telles que les maladies de Parkinson, de Huntington, d’Alzheimer ou de Pick, peuvent entraîner des états modifiés de la conscience. Les maladies sexuellement transmissibles, comme la syphilis tertiaire ou le sida, peuvent également être à l’origine d’une psychose. Enfin, certaines carences (vitamine B12, niacine, acide folique et thiamine) sont susceptibles de provoquer des troubles neurologiques aboutissant à une psychose.

Des symptômes psychotiques comme les hallucinations et les délires peuvent aussi se produire dans certaines maladies générales telles que l’encéphalopathie hépatique, l’hypercalcémie, l’acidocétose et les troubles endocriniens (dysfonctionnement des surrénales, de la thyroïde, de la parathyroïde et de la glande pituitaire). Il a également été démontré que la privation sensorielle et le manque de sommeil peuvent conduire à une psychose.

Les états mentaux

De  tous  les  troubles  psychotiques,  la  schizophrénie  est  pro- bablement le mieux connu. Elle débute généralement par une phase insidieuse, suivie d’une dégradation progressive. Un certain nombre de sous-catégories spécifiques ont été identifiées, à savoir le type paranoïde, désorganisé, catatonique, indifférencié et enfin le type résiduel. Les personnes qui en souffrent n’ont généralement pas travaillé longtemps et restent rarement dans la vie active. Les schizophrènes ont très souvent des problèmes d’emploi et perdent tout intérêt professionnel lorsque la maladie évolue. Il leur est très difficile de conserver un emploi sauf si leurs tâches sont extrêmement simples.

Le trouble schizophréniforme est analogue à la schizophrénie, mais il se caractérise par un épisode de brève durée, généralement inférieur à six mois. Tant que ce trouble n’est pas déclaré, l’intégration socioprofessionnelle est en principe satisfaisante. Lorsque les symptômes disparaissent, le sujet retrouve son état antérieur de fonctionnement; par conséquent, l’impact de ce trouble sur le travail peut être moins significatif que chez les schizophrènes.

Le trouble schizo-affectif a un pronostic meilleur que la schizophrénie, mais moins bon que celui des troubles affectifs. Les perturbations professionnelles sont assez fréquentes dans cette catégorie. Les troubles affectifs majeurs s’accompagnent parfois aussi de psychoses. Lorsque le traitement est adapté, les personnes qui souffrent de troubles affectifs majeurs sont en principe beaucoup plus aptes à travailler que les sujets atteints de schizophrénie ou de troubles schizo-affectifs.

Les facteurs de stress graves tels que la perte d’un être cher ou d’un emploi peuvent conduire à une psychose réactionnelle de courte durée. Ce trouble psychotique s’observe probablement plus souvent sur le lieu de travail que les autres types de troubles psychotiques et est souvent accompagné de caractéristiques schizoïdes, de personnalité schizotypique ou d’état limite.

Les troubles délirants sont probablement assez courants sur le lieu de travail. Il en existe différents types. Dans le type érotomaniaque, le sujet croit qu’une autre personne, généralement d’un niveau social supérieur, est amoureuse de lui. Il peut aller jusqu’à la harceler en tentant de la contacter par téléphone, en lui écrivant ou même en la menaçant. Ces individus occupent souvent des emplois subalternes, sont isolés, vivent retirés et ont peu de contacts sociaux et sexuels. Dans le type grandiose, le sujet présente généralement des délires de surestimation, de puissance et de connaissance universelle, ou prétend être en relation directe avec une divinité ou une personne célèbre. Le type jaloux est persuadé de l’infidélité de son partenaire sexuel. Le type persécuté est convaincu que lui-même ou son entourage proche est trompé, dénigré, harcelé ou traité avec malveillance. Ces personnes sont souvent aigries et coléreuses et peuvent recourir à la violence contre ceux qu’elles incriminent. Elles cherchent rarement de l’aide puisqu’elles s’estiment en parfaite santé. Dans les délires de type somatique, la personne se croit atteinte de toutes sortes de maladies, malgré les preuves contraires. Il lui arrive aussi de penser qu’une partie de son corps est anormale ou de craindre de sentir mauvais. Ces convictions délirantes sont souvent à l’origine de difficultés professionnelles.

Les agents chimiques employés dans certaines professions

Des agents chimiques tels que le mercure, le sulfure de carbone, le toluène, l’arsenic et le plomb ont parfois provoqué des psychoses chez certains ouvriers. Ainsi, le mercure a été incriminé dans les psychoses observées chez les chapeliers, appelées «psychose des chapeliers» (Kaplan et Sadock, 1995). Stopford (communication personnelle du 6 novembre 1995) estime que le sulfure de carbone a pu être la cause des psychoses survenues chez des travailleurs en France en 1856. Aux Etats-Unis, dans le Nevada, deux frères ont acheté en 1989 un composé à base de sulfure de carbone pour tuer des ragondins. L’exposition à ce produit a provoqué chez eux une psychose grave:  l’un des frères ayant tiré sur quelqu’un et l’autre s’étant donné la mort par suite d’une confusion mentale sévère et d’une dépression psychotique. L’incidence des suicides et des homicides est multipliée par 13 en cas d’exposition au sulfure de carbone. Stopford mentionne également que l’exposition au toluène (utilisé dans la fabrication des explosifs et des colorants) peut provoquer une encéphalopathie aiguë et une psychose. La symptomatologie associe parfois pertes de mémoire, sautes d’humeur (dysphorie), troubles de la coordination œil-main et difficultés d’élocution. Ainsi, certains solvants organiques, notamment ceux qui sont utilisés dans l’industrie chimique, ont une influence directe sur le système nerveux central, donnant lieu à des modifications biochimiques et à des comportements imprévisibles (Levi, Frandenhaeuser et Gardell, 1986). Des précautions, procédures et protocoles spécifiques ont été établis aux Etats-Unis par l’Administration de la sécurité et de la santé au travail (Occupational Safety and Health Administration (OSHA)), l’Institut national de la sécurité et de la santé au travail (National Institute for Occupational Safety and Health (NIOSH)) et l’industrie chimique pour réduire autant que faire se peut les risques chez les personnes utilisant des produits toxiques dans leur travail.

Les autres facteurs

Certains médicaments peuvent entraîner un syndrome confusionnel aboutissant à une psychose: les antihypertenseurs, les anticholinergiques (y compris un certain nombre de médicaments prescrits pour traiter le rhume banal), les antidépresseurs, les antituberculeux, ainsi que des produits utilisés dans la maladie de Parkinson et les ulcères (par exemple, cimétidine). Certaines substances licites et illicites parfois employées abusivement peuvent induire des psychoses: alcool, amphétamines, cocaïne, PCP (phencyclidine), anabolisants et marijuana. Les délires et les hallucinations qui en résultent sont généralement temporaires. Les idées délirantes prennent des formes diverses et les délires de persécution sont assez fréquents. Dans les hallucinations alcooliques, la personne peut avoir l’impression d’entendre des voix qui la menacent, l’insultent, la critiquent ou la condamnent. Ces voix lui parlent parfois à la troisième personne. Comme les sujets qui présentent des délires paranoïdes ou de persécution, ces personnes doivent être soigneusement évaluées en raison du danger auquel elles s’exposent et exposent les autres.

Les psychoses du post-partum sont relativement rares sur le lieu de travail, mais il faut les évoquer, car certaines femmes reprennent le travail plus rapidement que d’autres. Elles surviennent en général chez la mère (plus rarement chez le père), en principe dans les deux à quatre semaines qui suivent la naissance de l’enfant.

Dans un certain nombre de cultures, les psychoses peuvent être issues de croyances courantes. Plusieurs réactions psychotiques de ce type ont été décrites: épisodes du type «koro» dans le Sud-Est asiatique, réaction psychotique «qi-gong» dans les populations chinoises, «piblokto» chez les esquimaux et «whitigo» dans différents groupes d’Indiens d’Amérique (Kaplan et Sadock, 1995). Le rapport entre ces phénomènes psychotiques et les paramètres professionnels ne semble pas avoir été étudié.

Les facteurs professionnels liés aux psychoses

Bien que les données et les recherches empiriques sur les psychoses professionnelles soient extrêmement rares, en raison notamment de la faible prévalence de ces maladies, les chercheurs ont constaté une relation entre les facteurs psychosociaux du milieu de travail et la détresse psychologique (Neff, 1968; Lazarus, 1991; Sauter, Murphy et Hurrell, 1992; Quick et coll., 1992). Les facteurs de stress psychosociaux importants dans le travail tels que ambiguïté des responsabilités, conflits de rôles, discrimination, conflits hiérarchiques, surmenage et cadre de travail sont associés à une prédisposition accrue aux maladies induites par le stress, aux retards répétés, à l’absentéisme, à la baisse du rendement, à la dépression, à l’anxiété et aux autres détresses psychologiques (Levi, Frandenhaeuser et Gardell, 1986; Sutherland et Cooper, 1988).

Le stress paraît jouer un rôle prépondérant dans les manifestations complexes de différents types de troubles physiologiques et psychologiques. Margolis et Kroes (1974) estiment que le stress survient en milieu de travail lorsque certains facteurs, externes ou internes, agissant seuls ou en synergie perturbent l’homéostasie psychologique ou physiologique du sujet. Par facteurs externes, on entend les différentes pressions ou contraintes extérieures, imposées par la profession, le conjoint, la famille ou les amis. Les facteurs internes sont les contraintes et les exigences qu’une personne s’impose à elle-même en étant «ambitieuse, matérialiste, compétitive et agressive» (Yates, 1989). Ce sont ces facteurs internes et externes qui, seuls ou en association, peuvent entraîner une détresse professionnelle caractérisée par des problèmes de santé psychologique et physique importants.

Certains travaux ont été effectués pour étudier si le stress grave ou le stress cumulé d’origine professionnelle, également appelé hypervigilance de stress, pouvaient induire des troubles psychotiques liés au travail (Bentall, 1990; Link, Dohrenwend et Skodol, 1986). Des observations montrent ainsi une relation entre des expériences hallucinatoires et délirantes et des événements stressants spécifiques. Les hallucinations ont été associées à l’hypervigilance de stress qui survient à la suite d’un accident dans une mine, d’une prise d’otages, de l’explosion d’une usine chimique, d’une guerre, d’opérations militaires prolongées ou de la perte du conjoint (Comer, Madow et Dixon, 1967; Hobfoll 1988; Wells, 1983).

DeWolf (1986) estime que les polyexpositions à des conditions stressantes ou leur interaction sur une période prolongée sont un processus complexe qui aboutit à des problèmes psychologiques au travail. Brodsky (1984) a constaté chez 2 000 personnes actives examinées sur 18 ans que: 1) l’horaire, la fréquence, l’intensité et la durée des périodes de travail inconfortables peuvent être nocives et que de 8 à 10% des personnes connaissent des problèmes psychologiques, émotionnels ou physiques graves; 2) que chacun réagit au stress professionnel «selon sa perception, sa personnalité, son âge, son statut, sa situation présente, ses espoirs déçus, son vécu, sa capacité d’adaptation ou de réaction et le soutien que lui apporte son entourage». La détresse psychologique peut être exacerbée lorsque la personne a l’impression de ne pas maîtriser la situation (incapacité de prendre des décisions) et que son avenir professionnel est incertain (compressions de personnel et restructurations) (Labig, 1995; Link et Stueve, 1994).

Les antécédents professionnels des personnes atteintes de psychose n’ont guère été étudiés de manière spécifique. Les quelques chercheurs qui ont analysé empiriquement la relation entre les facteurs psychosociaux du milieu de travail et les psychopathologies sévères ont trouvé une relation entre les conditions de travail pénibles (bruit, risques, chaleur, humidité, fumées et froid) et les psychoses (Link, Dohrenwend et Skodol, 1986; Muntaner et coll., 1991). Link, Dohrenwend et Skodol (1986) se sont intéressés au type d’emploi que les schizophrènes occupaient au moment de leur premier épisode de schizophrénie. Les premiers emplois à temps plein ont été recherchés chez des personnes: a) présentant des épisodes schizophréniques ou schizophréniformes; b) souffrant de dépression; ou c) n’ayant aucune psychopathologie. Il est apparu que les conditions de travail pénibles étaient plus fréquentes chez les cols bleus que chez les cols blancs. Les auteurs ont conclu que ces conditions de travail étaient des facteurs pouvant être significatifs sur le plan statistique dans la survenue des épisodes psychotiques (par exemple, schizophrénie).

Muntaner et coll. (1991) ont confirmé les observations de Link, Dohrenwend et Skodol (1986) et ont affiné leur analyse pour établir si différents facteurs de stress professionnel pouvaient contribuer à accroître le risque de développement ou de survenue d’une psychose. Trois types d’états psychotiques ont été examinés en utilisant les critères du DSM-3 — schizophrénie; schizophrénie à critère A (hallucinations et délires); et schizophrénie à critère A avec épisode affectif (trouble psycho-affectif). Les participants à cette étude rétrospective étaient issus d’une plus large étude effectuée dans une zone d’observation épidémiologique pour rechercher l’incidence des troubles psychiatriques dans cinq sites des Etats suivants: Connecticut, Maryland, Caroline du Nord, Missouri et Californie. Les auteurs ont constaté que les caractéristiques psychosociales de l’emploi (efforts physiques importants, absence d’autonomie dans le travail lui-même et dans les conditions de travail — donc facteurs nuisibles) augmentaient le risque d’épisode psychotique chez les participants.

On peut citer à titre d’illustration l’étude de Muntaner et coll. (1991). Selon cette étude, les travailleurs du bâtiment (menuisiers-charpentiers, peintres, couvreurs, électriciens, plombiers) avaient 2,58 fois plus de risque de souffrir de délires ou d’hallucinations que les personnes occupant un poste de direction. Le personnel de ménage et de nettoyage, les employés de maison et les personnes travaillant dans des laveries ou des blanchisseries avaient 4,13 fois plus de risque de devenir schizophrènes que les personnes occupant un poste de direction. Les écrivains, les artistes, les animateurs et les athlètes présentaient 3,32 fois plus de risque de délires ou d’hallucinations que les personnes occupant un poste de direction, des fonctions administratives ou des responsabilités d’encadrement. Enfin, les professionnels de la vente, les employés de la poste et les coursiers, les enseignants, les bibliothécaires et les conseillers psychologiques sont apparus plus exposés aux troubles psycho-affectifs. Il convient de noter que le rapport entre les conditions psychotiques et les paramètres professionnels n’a été étudié que chez les sujets ne présentant pas de conduites toxicophiles (alcoolisme et autres toxicomanies).

Comme l’illustrent les résultats de Muntaner et coll. (1993), le type de contrainte psychologique et de stress psychosocial diffère significativement entre les cols bleus et les cols blancs. Ces auteurs ont mis en évidence une relation entre la complexité cognitive du milieu de travail et les formes psychotiques de maladies mentales. Les professions le plus souvent exercées par les schizophrènes dans leur dernier emploi à temps plein se caractérisent par des relations peu complexes avec les autres, avec l’information et avec les objets (gardiens d’immeuble, personnel de ménage, jardiniers ou vigiles, par exemple). Quelques auteurs ont analysé les conséquences du premier épisode psychotique au niveau de l’emploi, du rendement professionnel et de l’aptitude au travail (Jorgensen, 1987; Massel et coll., 1990; Beiser et coll., 1994). Beiser et son équipe, qui ont étudié l’aptitude au travail après le premier épisode de psychose, ont constaté que l’activité professionnelle était compromise au bout de dix-huit mois. En d’autres termes, la détérioration postmorbide est apparue plus importante chez les schizophrènes que chez les personnes souffrant de troubles affectifs. De même, Massel et coll. (1990) ont remarqué que l’aptitude au travail des psychotiques (personnes atteintes de schizophrénie, de troubles affectifs à caractère psychotique ou de troubles psychotiques atypiques) est perturbée par rapport aux non-psychotiques (sujets souffrant de troubles affectifs sans caractère psychotique, de troubles anxieux ou de troubles de la personnalité, ou consommant abusivement des toxiques). Dans cette étude, les psychotiques présentaient des troubles importants de la pensée, une hostilité et une méfiance en corrélation avec un rendement professionnel insuffisant.

En résumé, nos connaissances sur les relations entre les facteurs professionnels et les psychoses n’en sont qu’au stade embryonnaire. Comme l’explique Brodsky (1984), «les risques physiques et chimiques présents sur le lieu de travail ont été largement étudiés, mais le stress psychologique lié à l’activité professionnelle n’a pas reçu la même attention, sauf dans le cas des fonctions de direction ou des schémas comportementaux qui prédisposent aux accidents coronariens». Il s’impose donc de faire des études sur les psychoses à composante professionnelle, d’autant que les personnes actives passent en moyenne 42 à 44% de leur vie au travail (Hines, Durham et Geoghegan, 1991; Lemen, 1995) et que le travail peut aussi être source de bien-être psychologique (Warr, 1978). Il importe de mieux cerner les facteurs de stress professionnel qui influent sur les troubles psychologiques et d’en analyser les conditions. Il serait utile de déterminer, par exemple, si une personne passe par différents stades selon l’intensité, la durée et la fréquence du stress psychosocial du milieu de travail qui s’ajoutent aux facteurs personnels, sociaux, culturels et politiques quotidiennement présents. Il s’agit là de problèmes complexes qui nécessiteront des études approfondies et des démarches ingénieuses.

Les premiers soins à apporter au travailleur psychotique

En présence d’un travailleur présentant une psychose aiguë, les témoins doivent tout d’abord le faire transporter en toute sécurité dans un service de médecine d’urgence ou de psychiatrie. La prise en charge est beaucoup plus facile si l’entreprise a mis au point un programme d’assistance efficace pour son personnel, ainsi qu’un plan d’intervention applicable en cas d’incident sérieux. Dans les conditions idéales, l’entreprise forme certains de ses salariés aux urgences et prévoit un plan de coordination avec les services spécialisés locaux.

L’approche thérapeutique du psychotique varie selon le type de problème sous-jacent. En général, tous les troubles psychotiques doivent être évalués par un spécialiste. Souvent, une hospitalisation immédiate se justifie pour assurer la sécurité de la personne et de son entourage professionnel. Une évaluation approfondie peut alors être effectuée pour établir un diagnostic et mettre au point un plan thérapeutique. Le principal objectif est de traiter la ou les causes sous-jacentes. Cependant, avant même de procéder à une évaluation complète ou de mettre en place un tel plan global, le médecin sollicité en urgence est parfois obligé de traiter rapidement les symptômes. Il est souhaitable d’assurer au patient un cadre adéquat comportant un minimum de stress. Les neuroleptiques peuvent être administrés pour aider à le calmer et les benzodiazépines pour réduire l’anxiété aiguë.

Une fois la crise aiguë surmontée, on procédera à un examen complet associant au besoin une anamnèse détaillée, des tests psychologiques, une évaluation des risques pour établir si le sujet est dangereux pour lui-même et pour les autres, ainsi qu’une surveillance attentive de la réaction au traitement (aux médicaments comme aux interventions psychothérapeutiques). Les patients à symptomatologie psychotique posent surtout le problème de l’observance thérapeutique. Ils ont souvent tendance à sous-estimer la gravité de leurs problèmes et, quand bien même ils la reconnaissent, ils sont parfois tentés d’arrêter prématurément le traitement de leur propre initiative plaçant ainsi leur famille, leurs collègues, leur médecin traitant, le médecin du travail et leur employeur dans une situation délicate, voire difficile. Dans certains cas, pour assurer la sécurité de l’intéressé et du lieu de travail, on est obligé de conditionner la reprise du travail au respect du traitement prescrit.

La reprise du travail

La première question qui se pose après un épisode psychotique est de savoir si le salarié peut reprendre en toute sécurité l’emploi qu’il occupait. Dans certaines entreprises, cette décision est laissée au médecin traitant. Dans les conditions idéales, l’employeur devrait cependant pouvoir s’en remettre à son service de médecine du travail pour évaluer en toute indépendance l’aptitude au travail du salarié (Himmerstein et Pransky, 1988). L’examen d’aptitude doit tenir compte des éléments d’information essentiels, dont l’avis du médecin traitant, le traitement prescrit, les recommandations, le rendement professionnel antérieur, les caractéristiques spécifiques de l’emploi occupé et, plus particulièrement, les tâches requises, ainsi que le cadre de travail.

Si le médecin du travail n’est pas habitué à ce type d’évaluation psychiatrique ou psychologique pour rendre son avis d’aptitude au travail, il s’en remettra à un professionnel de la santé mentale autre que le médecin traitant. Si certains aspects de l’emploi occupé posent des problèmes de sécurité, il convient de définir des restrictions spécifiques qui peuvent aller d’une adaptation mineure de la fonction ou du rythme de travail à des changements plus importants tels que l’affectation à un nouvel emploi (travail plus facile ou mutation). Ces restrictions sont en principe du même type que celles couramment décidées par le médecin du travail (fixation d’une charge maximale qu’une personne peut lever après une lésion ostéomusculaire, par exemple).

Comme le montre l’exemple présenté dans l’encadré, le retour au travail est souvent un défi pour l’intéressé, ses collègues, sa hiérarchie et l’entreprise tout entière. Les professionnels sont tenus de respecter la confidentialité prévue par la loi mais, si le salarié accepte et est capable de signer une décharge, le médecin du travail peut organiser des consultations et des interventions destinées à faciliter sa réinsertion professionnelle. La coordination entre la médecine du travail, le programme d’assistance sociale de l’employeur, la hiérarchie, les représentants syndicaux et les collègues est souvent déterminante.

Les professionnels de la santé au travail doivent également surveiller périodiquement la réadaptation de la personne à son emploi, en collaboration avec la hiérarchie. Dans certains cas, il peut être nécessaire de s’assurer qu’elle observe bien le traitement prescrit par son médecin traitant et d’en faire une condition préalable à la reprise de certaines tâches à risque. Les professionnels susmentionnés doivent non seulement rechercher la meilleure solution pour l’intéressé, mais également tenir compte de la sécurité du lieu de travail. Ils peuvent aussi jouer un rôle clé en aidant l’entreprise à respecter les obligations légales telles que celles de la loi sur les Américains handicapés (Americans with Disabilities Act) et en servant d’interface dans le plan d’intervention sanitaire de l’entreprise ou le régime de réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles.

Les programmes de prévention

A l’heure actuelle, il n’existe aucune publication consacrée à une prévention spécifique ou à des programmes d’intervention précoce destinés à réduire la fréquence des psychoses en milieu de travail. Les programmes d’assistance sociale pour les salariés peuvent s’avérer essentiels dans la détection précoce et le traitement des psychoses. Etant donné que le stress peut contribuer aux épisodes psychotiques chez les travailleurs, les différentes interventions destinées à identifier et à gérer le stress existant dans l’entreprise peuvent aussi être utiles. Ces efforts globaux de planification peuvent inclure une redéfinition des postes, un aménagement des horaires de travail, le respect des rythmes individuels, l’organisation d’équipes de travail autonomes, l’observation de brèves pauses, ainsi que des projets spécifiques visant à réduire le stress dû aux restructurations ou aux compressions de personnel.

Conclusion

Si les psychoses sont relativement rares et constituent un phénomène à cause multifactorielle, leur survenue sur le lieu de travail représente un défi majeur pour les autres salariés, les représentants syndicaux, la hiérarchie et les professionnels de la santé au travail. Une psychose peut être la conséquence directe d’une exposition professionnelle à un produit toxique ou encore résulter d’un stress lié au travail, en particulier chez les personnes exposées au risque de troubles mentaux ou qui en souffrent, ce qui en fait une catégorie à risque spécifique pour ce type de pathologie. Des études complémentaires devraient être entreprises: 1) pour mieux comprendre la relation entre les facteurs de l’environnement professionnel et les psychoses; 2) pour développer des approches plus efficaces permettant de les traiter et de les prévenir en milieu professionnel.

Psychose et environnement professionnel

Etude de cas

Un ouvrier qualifié qui travaillait de nuit dans une usine chimique a commencé à se comporter de manière bizarre suite à l’annonce de nouveaux objectifs de production. Pendant plusieurs semaines, au lieu de quitter l’usine en même temps que tout le monde, il restait à parler des heures durant avec ses collègues de l’équipe du matin, leur exposant ses préoccupations concernant les difficultés croissantes du travail, les contrôles de qualité et les changements de méthode. Il semblait désemparé et ne se conduisait plus comme avant. D’un naturel distant et un peu timide, cet homme qui était très bien noté a commencé à devenir plus bavard, à s’approcher de ses collègues et à rester à côté d’eux jusqu’à les mettre mal à l’aise. Plus tard, ceux-ci ont signalé l’anomalie de ce comportement mais, sur le moment, personne n’a prévenu les services sociaux ni la direction. Un soir, soudainement, l’homme s’est mis à vociférer des propos incohérents, s’est dirigé vers un local de stockage de produits volatils, s’est couché à terre et a commencé à jouer avec un briquet. Ses collègues et son supérieur hiérarchique sont intervenus et, après consultation avec les services sociaux, il a été transporté par ambulance vers un hôpital voisin. Le médecin traitant a conclu à une psychose aiguë. Une stabilisation assez rapide a été obtenue sous traitement pharmacologique.

Au bout de plusieurs semaines, le médecin traitant a estimé que le sujet était capable de reprendre le travail. Une visite de contrôle a été pratiquée par un clinicien indépendant qui l’a déclaré apte à la reprise. Alors que le médecin du travail et le médecin traitant estimaient que la reprise était sans danger, les collègues et les supérieurs hiérarchiques étaient réservés. Des employés ont signalé que l’épisode du briquet pouvait se renouveler et que les zones de stockage risquaient de prendre feu. L’employeur a pris des mesures pour améliorer la sécurité dans les zones sensibles. Les médecins spécialisés qui avaient participé au traitement et à la visite de contrôle ont exclu les risques de comportement violent, mais certains employés craignaient que leur collègue n’apporte une arme et qu’il s’en serve. Avec l’accord de l’intéressé, l’employeur a choisi de faire appel à des spécialistes pour expliquer que le risque de violence était mineur, informer sur les maladies mentales et trouver des solutions au sein de l’équipe afin de faciliter la reprise. Même après cette intervention, les membres de l’équipe ont refusé d’avoir des rapports avec le sujet, ce qui a compliqué encore sa réinsertion. Si les droits des personnes qui souffrent de maladies mentales ou d’états psychotiques ont été précisés dans la loi sur les Américains porteurs de handicap, les psychoses professionnelles posent à l’entreprise des défis pratiques au moins aussi importants sur le plan de la gestion que sur celui de la prise en charge thérapeutique.

L’HUMEUR ET L’AFFECTIVITÉ

LA DÉPRESSION

Jay Lasser et Jeffrey P. Kahn

La dépression est un sujet capital dans le domaine de la santé mentale au travail en raison non seulement de son impact sur le lieu de travail, mais également du rôle étiologique que ce dernier peut jouer.

Dans une étude conduite en 1990, Greenberg et coll. (1993a) ont estimé que le poids économique de la dépression aux Etats-Unis atteignait cette année-là environ 43,7 milliards de dollars. Sur cette somme, 28% étaient imputables au coût direct des soins médicaux et 55% à l’absentéisme et à la baisse du rendement des personnes dépressives. Dans un autre article, ces mêmes auteurs (1993b) ajoutaient:

[...] bien que très accessible à la thérapeutique, la dépression passe souvent inaperçue. L’Institut américain de la santé mentale (National Institute for Mental Health (NIMH)) précise que 80 à 90% des individus souffrant d’un trouble dépressif majeur peuvent être traités avec succès, mais que seule une personne sur trois cherche à se faire soigner [...] Contrairement aux autres maladies, une large partie du coût de la dépression est assumée par l’employeur. Collectivement, ceux-ci devraient donc être particulièrement incités à consacrer de l’argent à des programmes visant à réduire les coûts liés à cette maladie.

Les manifestations

Chacun d’entre nous peut se sentir triste ou «déprimé» de temps à autre mais, selon la 4édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-4) de l’Association américaine de psychiatrie (American Psychiatric Association (APA), 1996), on ne peut conclure à un épisode dépressif majeur qu’en présence de plusieurs critères. La description exhaustive de ces critères sort du cadre du présent article, mais certaines parties du critère A, qui décrit la symptomatologie, donnent une idée de ce qu’est une vraie dépression majeure:

A. Au moins cinq des symptômes suivants doivent être observés sur une période de deux semaines, pratiquement tous les jours. Ils doivent marquer un changement par rapport à l’état antérieur et inclure au moins l’un des deux premiers symptômes.

1. Humeur dépressive sur la majeure partie de la journée.

2. Diminution marquée de l’intérêt ou du plaisir pour toutes ou presque toutes les activités pendant la majeure partie de la journée.

3. Perte ou gain significatifs de poids (en l’absence de régime), diminution ou augmentation de l’appétit.

4. Insomnie ou hypersomnie.

5. Agitation ou ralentissement psychomoteur.

6. Fatigue ou perte d’énergie.

7. Sentiment de dévalorisation ou de culpabilité excessive ou inappropriée.

8. Diminution de l’aptitude à penser, à se concentrer ou à prendre une décision.

9. Pensées récurrentes de mort, idées suicidaires récurrentes, avec ou sans plan précis, ou tentative de suicide.

Outre l’inconfort qu’ils font subir à la personne déprimée, ces critères montrent aussi les multiples répercussions possibles sur le lieu de travail. Il faut noter la grande disparité des symptômes. Si certains sujets dépressifs paraissent à peine capables de sortir du lit, d’autres sont si anxieux qu’ils ne peuvent rester en place et disent «avoir l’impression de sortir d’eux-mêmes» ou de perdre la tête. Des douleurs physiques multiples, dépourvues d’explication médicale, peuvent aussi être un signe de dépression.

La prévalence

Le passage rapporté ci-après, tiré de Mental Health in the Workplace (Kahn, 1993), décrit le caractère envahissant et l’aggravation de la dépression sur le lieu de travail.

La dépression [...] est l’un des troubles de la santé mentale les plus fréquents sur le lieu de travail. Les recherches récentes [...] semblent montrer que, dans les pays industriels, son incidence a augmenté de décennie en décennie depuis 1910 et que l’âge d’apparition de la maladie s’est abaissé à chaque génération née après 1940. Les maladies dépressives sont fréquentes et graves et pèsent très lourd sur les travailleurs et les entreprises. Deux personnes sur dix sont victimes d’une dépression au cours de leur vie active et les femmes y sont une fois et demie plus exposées que les hommes. Une personne sur dix développe une forme clinique suffisamment grave pour nécessiter un arrêt de travail.

Ainsi, outre ses aspects qualitatifs, la dépression se caractérise par des facteurs quantitatifs/épidémiologiques qui en font un problème majeur sur le lieu de travail.

Les maladies apparentées

Le trouble dépressif majeur ne représente qu’une maladie parmi plusieurs qui sont étroitement apparentées et entrent dans la catégorie des troubles de l’humeur. Le trouble bipolaire (ou maniaco-dépressif), le plus connu de cette catégorie, se caractérise par des épisodes dépressifs et maniaques alternés. Les phases maniaques se traduisent par une sensation d’euphorie, une diminution du besoin de sommeil, une énergie excessive et une rapidité de l’élocution et peuvent évoluer vers l’irritabilité et la paranoïa.

Il existe différents types de troubles bipolaires selon la fréquence et la sévérité des épisodes dépressifs et maniaques et selon la présence, ou l’absence, de caractères psychotiques (délires, hallucinations, par exemple). De même, on trouve plusieurs variantes de la dépression selon la gravité de la maladie, la présence ou l’absence d’éléments psychotiques et la nature des symptômes prédominants. Nous n’entrerons pas ici dans le détail de ces différentes formes de troubles de l’humeur qui sont énumérées de manière exhaustive dans le DSM-4.

Le diagnostic différentiel

Le diagnostic différentiel de la dépression majeure repose sur trois critères principaux: les autres troubles médicaux, les autres troubles psychiatriques et les syndromes iatrogènes.

Si beaucoup de personnes atteintes de dépression consultent initialement leur généraliste pour des troubles physiques, il ne faut pas oublier que bien des patients qui s’adressent en première intention à un psychiatre pour des symptômes dépressifs peuvent avoir une pathologie non diagnostiquée susceptible d’être à l’origine des symptômes. Parmi les maladies qui donnent le plus souvent lieu à des symptômes dépressifs, certaines sont de nature endocrinienne (hormonale) comme l’hypothyroïdie, le dysfonctionnement des surrénales ou les modifications liées à la grossesse ou au cycle menstruel. Chez les sujets âgés, les affections neurologiques telles que démence, accident vasculaire cérébral ou maladie de Parkinson occupent une place prépondérante dans le diagnostic différentiel. D’autres maladies peuvent se manifester par des symptômes dépressifs: mononucléose, sida, syndrome de fatigue chronique, certains cancers et certaines arthropathies.

Sur le plan psychiatrique, il existe des troubles qui ont de nombreux points communs avec la dépression: ce sont les troubles anxieux (dont l’anxiété généralisée, les troubles paniques et les états de stress post-traumatique), la schizophrénie, l’alcoolisme et l’utilisation abusive de toxiques. La liste des médicaments qui entraînent des symptômes dépressifs est assez longue et inclut les antalgiques, certains antibiotiques, de nombreux antihypertenseurs et produits employés en cardiologie, ainsi que les stéroïdes et les substances hormonales.

Les trois aspects du diagnostic différentiel de la dépression sont développés dans deux ouvrages de Kaplan et Sadock: Synopsis of Psychiatry (1994) et Comprehensive Textbook of Psychiatry (1995), ce dernier manuel étant le plus détaillé.

Les étiologies professionnelles

D’autres chapitres de la présente Encyclopédie traitent longuement des problèmes de stress professionnel, mais nous nous attacherons plus particulièrement ici à la manière dont certains éléments du stress peuvent conduire à la dépression. Il existe de nombreuses écoles de pensée sur l’étiologie biologique, génétique et psychosociale de la dépression. Bien des facteurs liés au milieu de travail font partie de l’aspect psychosocial.

La perte d’un emploi ou les menaces de ce type peuvent conduire à une dépression et, dans le contexte actuel de compressions de personnel, de fusions et de restructurations, ces problèmes se sont banalisés. Les changements fréquents de fonctions et l’introduction constante de nouvelles technologies peuvent créer un sentiment d’incompétence ou d’inadéquation. Selon la théorie psychodynamique, la dépression survient lorsque l’écart s’élargit entre le soi idéal et l’image de soi.

Un modèle expérimental animal dit du «désarroi acquis» permet également d’expliquer le lien idéologique entre un milieu de travail stressant et la dépression. Dans ces expériences, des animaux ont été exposés à des chocs électriques impossibles à éviter. Quand ils eurent compris que toutes leurs tentatives étaient systématiquement vouées à l’échec, ils commencèrent à présenter des comportements de plus en plus passifs et dépressifs. On peut aisément extrapoler ce modèle au monde du travail actuel où de nombreuses personnes ont l’impression de maîtriser de moins en moins leurs activités quotidiennes et leurs projets à long terme.

Le traitement

A la lumière du rapport étiologique qui a été décrit entre le travail et la dépression, le modèle de prévention primaire, secondaire et tertiaire apparaît efficace pour aborder le traitement de la dépression sur le lieu de travail. La prévention primaire, qui cherche à éliminer le problème à sa racine, donne lieu à des modifications fondamentales dans l’entreprise en vue d’atténuer certains des facteurs de stress décrits plus haut. La prévention secondaire, qui s’efforce d’«immuniser» l’individu vis-à-vis de la maladie, peut inclure des formations à la gestion du stress et des incitations à de nouveaux modes de vie. La prévention tertiaire, qui aide l’individu à recouvrer la santé, comporte un traitement psychothérapeutique et psychopharmacologique.

L’éventail des approches psychothérapeutiques dont dispose le clinicien est de plus en plus large. Les thérapies psychodynamiques examinent les difficultés et les conflits du patient sur un mode peu structuré qui permet l’exploration de tout élément pouvant surgir au cours d’une séance, si secondaire soit-il a priori. Certaines variantes ont été apportées à ce modèle, caractérisées par une limitation du nombre de séances ou du champ d’exploration, ce qui a donné lieu aux formes plus récentes de psychothé-rapie courte. La thérapie interpersonnelle se préoccupe plus ex- clusivement des schémas relationnels que le patient entretient avec les autres. Une forme de thérapie de plus en plus connue est la thérapie cognitive qui veut que «notre humeur soit à la mesure de nos pensées». En conséquence, on analyse selon un mode très structuré les «pensées automatiques» du patient en réponse à certaines situations. Ces pensées sont alors remises en question puis modifiées pour susciter une réaction émotionnelle moins inadaptée.

Si les psychothérapies se sont rapidement développées, l’arsenal psychopharmacologique a pour sa part évolué encore plus vite. Au cours des quelques décennies qui ont précédé les années quatre-vingt-dix, les médicaments les plus fréquemment utilisés pour traiter les dépressions étaient les dérivés tricycliques (imipramine, amitriptyline et nortriptyline, par exemple) ainsi que les inhibiteurs de la monoamine oxydase (Nardil, Marplan et Parnate). Ces produits agissent sur les systèmes neurotransmetteurs incriminés dans la dépression, mais malheureusement aussi sur de nombreux autres récepteurs donnant ainsi lieu à des effets secondaires. Au début des années quatre-vingt-dix, plusieurs nouveaux médicaments (fluoxétine, sertraline, Paxil, Effexor, fluvoxamine et néfazodone) ont été mis sur le marché. Ces produits se sont rapidement développés, car ils sont plus «propres» (se fixant plus spécifiquement aux sites neurotransmetteurs liés à la dépression) et traitent efficacement la dépression sans induire autant d’effets secondaires.

Conclusion

La dépression occupe une place très importante dans les problèmes de santé mentale sur le lieu de travail, à la fois en raison de ses répercussions sur les activités professionnelles et, inversement, à cause de l’impact du travail sur cette maladie. La dépression a une prévalence élevée, répond très bien au traitement, mais reste malheureusement souvent insoupçonnée et non traitée, avec les conséquences sérieuses qui s’ensuivent pour l’individu et son employeur. L’amélioration du dépistage et du traitement peut donc contribuer à réduire la souffrance des individus et les pertes pour l’entreprise.

L’ANXIÉTÉ LIÉE AU TRAVAIL

Randal D. Beaton

Les troubles anxieux, les formes infracliniques de peur, de préoccupation et d’appréhension, ainsi que les troubles associés au stress tels que l’insomnie, semblent se développer et être de plus en plus fréquents sur le lieu de travail depuis le début des années quatre-vingt-dix, à tel point que le Wall Street Journal a parlé de cette décennie comme de «l’ère de l’angoisse» professionnelle (Zachary et Ortega, 1993). Les compressions de personnel, la remise en question des acquis sociaux, les licenciements ou les rumeurs de licenciements, la concurrence, l’obsolescence des compétences, la déqualification des emplois, les restructurations, les mutations technologiques, les acquisitions, fusions et autres sources de perturbations ont eu tendance, récemment, à éroder le concept de garantie de l’emploi et à créer une anxiété professionnelle tangible, mais difficile à mesurer (Buono et Bowditch, 1989). Malgré les différences individuelles et les paramètres modulateurs liés à la situation, Kuhnert et Vance (1992) ont constaté que les cols bleus et les cols blancs attachés à la production déclaraient beaucoup plus de symptômes anxieux et compulsivo-obsessionnels sur une grille de recueil de données psychiatriques lorsqu’ils faisaient état d’une insécurité de l’emploi. Durant une grande partie des années quatre-vingt et, de plus en plus au cours des années quatre-vingt-dix, la profonde mutation du paysage des entreprises  américaines  (ressentie  comme  un  véritable  raz-de-marée) a sans aucun doute contribué à cette épidémie de troubles liés au stress professionnel, parmi lesquels on peut citer les troubles anxieux (Jeffreys, 1995; Northwestern National Life, 1991).

Les problèmes de stress professionnel et de troubles psycholo-giques d’origine professionnelle apparaissent comme universels mais, en dehors des Etats-Unis, il existe très peu de statistiques permettant d’en apprécier la nature et l’étendue (Cooper et Payne, 1992). Les données internationales existantes, dont la plupart proviennent de pays européens, semblent confirmer que l’insécurité professionnelle et les contraintes élevées liées à l’emploi ont des répercussions négatives sur la santé mentale des travailleurs similaires à celles rapportées aux Etats-Unis (Karasek et Theorell, 1990). Cependant, compte tenu de l’image associée aux troubles mentaux dans la plupart des autres pays et cultures, nombre de symptômes psychologiques, sinon tous, tels que l’anxiété professionnelle (en dehors des Etats-Unis), ne sont ni signalés, ni décelés et traités (Cooper et Payne, 1992). Dans certaines cultures, ces troubles psychologiques sont somatisés et se manifestent par des symptômes physiques «plus acceptables» (Katon, Kleinman et Rosen, 1982). Une étude réalisée sur des fonctionnaires japonais a montré que les facteurs de stress professionnel tels que la charge de travail et les conflits de rôles sont en corrélation significative avec la santé mentale (Mishima et coll., 1995). D’autres études de ce type sont nécessaires pour analyser l’impact des facteurs de stress psychosociaux d’origine professionnelle sur la santé mentale des populations actives en Asie, dans les pays en développement et dans ceux des anciens régimes communistes.

Définition et diagnostic des troubles anxieux

Les troubles anxieux, qui affectent de 7 à 15% de la population adulte aux Etats-Unis (Robins et coll., 1981), figurent au nombre des problèmes de santé mentale ayant la plus forte prévalence. Ils font partie d’une famille de maladies mentales qui inclut l’agoraphobie (ou, au sens plus large, les cas de réclusion), les phobies (peurs irrationnelles), le trouble obsessivo-compulsif ou trouble obsessionnel compulsif, les attaques de panique et l’anxiété généralisée. Selon la 4e édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-4), de l’Association américaine de psychiatrie (American Psychiatric Association (APA)), 1996, les symptômes d’anxiété généralisée incluent la sensation d’être «agité, survolté ou à bout», une tendance à la fatigue, des difficultés de concentration, une tension musculaire excessive et des troubles du sommeil (American Psychiatric Association, 1994). Les troubles obsessionnels compulsifs sont définis comme des pensées persistantes ou des comportements répétitifs qui apparaissent excessifs ou déraisonnables, entraînent une détresse importante, occupent une grande partie du temps et peuvent empêcher le sujet de fonctionner normalement. Toujours selon le DSM-4, les crises de panique, définies comme de brefs épisodes de peur ou d’inconfort intense, ne sont pas des troubles au sens propre du terme, mais peuvent survenir en liaison avec d’autres troubles anxieux. Sur le plan technique, le diagnostic d’un trouble anxieux ne peut être posé que par un spécialiste expérimenté, sur la base des critères diagnostiques reconnus.

Les troubles anxieux et les facteurs de risque professionnels

Les données concernant l’incidence et la prévalence des troubles anxieux sur le lieu de travail sont peu nombreuses. Comme l’étiologie de la plupart de ces troubles est multifactorielle, la contribution de certains facteurs individuels liés à la génétique, au développement et au contexte extraprofessionnel dans leur survenue ne peut être exclue. Il est donc probable qu’il se produise une interaction entre les facteurs de risque professionnels et les facteurs de risque individuels et que cette interaction soit déterminante dans l’apparition, la progression et l’évolution des troubles anxieux.

L’expression «anxiété liée au travail» signifie que des conditions de travail, des tâches, des contraintes ou des agents de stress professionnels sont associés à la survenue d’états aigus ou chroniques d’anxiété ou de manifestations anxieuses. Parmi ces facteurs, on peut citer la surcharge de travail, les cadences, les délais et le sentiment de subordination. Le modèle demande/contrôle (également appelé exigences/autonomie) permet de prédire que les personnes qui occupent un emploi conférant peu de pouvoir et comportant des contraintes psychologiques importantes sont exposées à des effets préjudiciables à leur santé, notamment des troubles anxieux (Karasek et Theorell, 1990). L’analyse de la consommation de médicaments (en majorité des tranquillisants) chez des salariés suédois de sexe masculin occupant des fonctions très stressantes a confirmé cette conclusion (Karasek, 1979). Aux Etats-Unis, il est indéniable que la prévalence des dépressions est accrue dans certains postes où la tension est élevée (Eaton et coll., 1990). Des études épidémiologiques plus récentes, combinées aux modèles théoriques et biochimiques de l’anxiété et de la dépression, ont relié ces troubles en identifiant non seulement leur comorbidité (40 à 60%), mais aussi des caractéristiques communes plus fondamentales (Ballenger, 1993). Ainsi, le chapitre «Les facteurs psychosociaux et organisationnels» de l’Encyclopédie consacré aux paramètres professionnels associés à la dépression peut fournir des indices intéressants sur les facteurs de risque professionnels et individuels également liés aux troubles anxieux. Outre les facteurs découlant des fonctions stressantes, d’autres variables professionnelles contribuent à la détresse psychologique des salariés et à l’accroissement de la prévalence des troubles anxieux. Ces variables sont brièvement récapitulées ci-après.

Chez les personnes qui exercent une profession dangereuse comportant un risque d’exposition à un danger ou à un accident (maintien de l’ordre ou lutte contre les incendies, par exemple), les détresses psychologiques et l’anxiété sont plus importantes et plus fréquentes. Il est également prouvé, en revanche, que les personnes qui occupent les mêmes fonctions et qui considèrent que leur travail est exaltant et sans danger ont des réactions émotionnelles mieux adaptées (McIntosh, 1995). L’analyse de la symptomatologie du stress dans un groupe important de sapeurs-pompiers professionnels et de personnel paramédical rattaché à des services d’urgence a montré l’existence d’une caractéristique centrale d’appréhension ou de terreur consciente. Dans ce cheminement anxiété-stress, le sujet déclare qu’il est «remonté et hyperexcité» ou qu’il «appréhende et se sent mal à l’aise». L’étude Beaton et coll. (1995) a montré que ces plaintes et les réactions de type anxieux étaient significativement plus prévalentes et plus fréquentes parmi les sapeurs-pompiers et le personnel paramédical que dans un échantillon de la population générale de sexe masculin.

Un autre groupe manifestement exposé au risque d’épisodes anxieux intenses, parfois handicapants, est celui des musiciens professionnels. Surveillées en permanence par leur hiérarchie, ces personnes doivent se produire en public et sont en butte à l’anxiété ou au «trac» avant et pendant la représentation. Vis-à-vis des autres et d’elles-mêmes, elles doivent atteindre la perfection (Sternbach, 1995). D’autres catégories professionnelles telles que les acteurs de théâtre et même les enseignants, qui doivent prendre la parole en public, peuvent présenter des symptômes d’anxiété aiguë ou chronique liés à leur travail. On dispose cependant de très peu d’information sur la prévalence ou la signification statistique réelle de ce type de troubles anxieux d’origine professionnelle.

Il est une autre catégorie d’anxiété d’origine professionnelle pour laquelle les données sont rares: celle des personnes qui présentent une phobie de l’informatique et qui ont vécu avec angoisse l’avènement des ordinateurs (Stiles, 1994). Bien que les différentes générations de logiciels se veulent de plus en plus conviviales, nombreux sont ceux et celles qui n’aiment pas s’en servir. Certains sont littéralement paniqués par les défis des progrès techniques et souffrent de «techno-stress»; d’autres craignent l’échec personnel et professionnel, s’estimant incapables d’acquérir les compétences nécessaires pour faire face à chaque nouvelle génération technologique. Enfin, les personnes soumises à une surveillance électronique du rendement considèrent que leur travail est plus stressant et se plaignent davantage de symptômes psychologiques et d’anxiété que d’autres qui ne sont pas soumis à une telle surveillance (Smith et coll., 1992).

L’anxiété et l’interaction entre facteurs de risque individuels et professionnels

Il est probable que les facteurs de risque individuels interagissent avec les facteurs de risque professionnels évoqués plus haut, voire les potentialisent, aussi bien au début qu’au cours de l’évolution des troubles anxieux. A titre d’exemple, une personne ayant une personnalité de type A peut être plus encline à l’anxiété et à d’autres problèmes de santé mentale lorsqu’elle occupe un poste comportant de nombreuses tensions (Shima et coll., 1995). De même, un sauveteur-secouriste qui aurait un sens très aigu des responsabilités, avec une personnalité «salvatrice», risque davantage d’être contracté et hypervigilant à son travail qu’une personne de nature plus philosophe (Mitchell et Bray, 1990). Les caractéristiques personnelles de chacun peuvent aussi servir à atténuer les facteurs de risque professionnels. D’après Kobasa, Maddi et Kahn (1982), les chefs d’entreprise qui ont une personnalité entreprenante semblent mieux supporter les facteurs de stress professionnels. Ainsi est-il nécessaire d’étudier et d’évaluer les variables individuelles par rapport aux exigences d’une profession si l’on veut prédire les interactions et les retentissements probables sur la santé mentale d’un salarié.

La prévention et le soulagement de l’anxiété d’origine professionnelle

La plupart des tendances évoquées plus haut, qui s’observent en milieu professionnel aux Etats-Unis comme ailleurs, persisteront probablement dans un avenir proche et auront des effets défavorables sur la santé mentale et physique de la population active. L’amélioration du travail sur le plan psychologique, grâce à différentes interventions et à une autre conception du cadre professionnel, peut permettre d’éviter une partie de ces effets. Comme le montre le modèle demande/contrôle mentionné précédemment, on peut améliorer le bien-être des salariés en leur accordant un plus grand pouvoir de décision, ce qui passe par l’adoption d’une structure d’entreprise plus horizontale (Karasek et Theorell, 1990). Les recommandations formulées par les chercheurs de l’Institut national de la sécurité et de la santé au travail (National Institute of Occupational Safety and Health ( NIOSH)), qui visent à améliorer l’impression de stabilité de l’emploi et à diminuer l’ambiguïté des rôles, devraient aussi atténuer considérablement les tensions professionnelles et les troubles psychologiques associés, y compris les troubles anxieux (Sauter, Murphy et Hurrell, 1992).

A côté de ces changements de politique dans l’entreprise, il est des aspects de la gestion du stress et de l’anxiété qui relèvent directement du salarié. Les stratégies les plus courantes et les plus efficaces employées aux Etats-Unis préconisent de bien séparer les activités professionnelles des activités extraprofessionnelles, de prendre un repos suffisant, de s’adonner à une activité physique et, sauf bien évidemment si les opérations sont cadencées par une machine, de travailler à son propre rythme. Parmi les autres solutions cognitivo-comportementales pour gérer et prévenir les troubles anxieux, il faut citer les techniques de respiration, la relaxation par le rétrocontrôle biologique et la méditation (Rosch et Pelletier, 1987). Dans certains cas, des médicaments peuvent être nécessaires pour traiter un trouble anxieux sévère. Ces produits, antidépresseurs et anxiolytiques, ne sont généralement délivrés que sur ordonnance.

L’ÉTAT DE STRESS POST-TRAUMATIQUE: RELATION AVEC LA SANTÉ AU TRAVAIL ET LA PRÉVENTION DES ACCIDENTS

Mark Braverman

En dehors du stress au sens large et de ses relations avec les problèmes de santé en général, le rôle du diagnostic psychiatrique des traumatismes liés au travail pour la prévention et le traitement des répercussions mentales a peu été étudié. La plupart des travaux consacrés au stress professionnel portent sur les effets à terme de l’exposition à des conditions stressantes plutôt que des problèmes liés à un événement spécifique tel qu’un traumatisme, un accident mortel, ou à la vue d’un accident du travail ou d’une scène de violence. L’état de stress post-traumatique (appelé aussi parfois troubles du stress post-traumatique ou syndrome post-traumatique), auquel on s’intéresse beaucoup depuis le milieu des années quatre-vingt, est étudié davantage en dehors des cas de traumatisme de guerre et des victimes d’un acte criminel. Dans le monde du travail, le diagnostic de l’état de stress post-traumatique commence à être posé en cas d’accident du travail ou pour qualifier les répercussions émotionnelles d’un événement trau- matique survenu dans le cadre des activités professionnelles. Lorsqu’un salarié fait valoir un préjudice psychologique, il en résulte souvent des controverses et une certaine confusion quant au rôle des conditions de travail et à la responsabilité de l’employeur. Le médecin du travail est de plus en plus sollicité pour conseiller l’entreprise sur la conduite à tenir face à ces demandes de réparation et pour donner un avis médical sur le diagnostic, le traitement et l’aptitude au travail de l’intéressé. Il doit donc bien connaître ce type de troubles et leur symptomatologie.

Cet article abordera tour à tour les sujets suivants:

L’état de stress post-traumatique touche les personnes qui ont été exposées à des circonstances ou à des événements traumatisants. Les symptômes se caractérisent par un anéantissement, un retrait psychologique et social, des difficultés à contrôler ses émotions, en particulier la colère, un rappel intrusif de l’événement traumatique, allant jusqu’à le revivre. Par définition, un événement traumatisant est un événement qui se démarque du quotidien et échappe à la maîtrise de l’individu. On parle d’événement traumatisant si le sujet a été menacé ou a été témoin d’une menace pour l’un de ses proches, ou a assisté à un accident mortel ou très grave, surtout si cet événement a été brutal ou violent.

Les antécédents psychiatriques de notre concept actuel de l’état de stress post-traumatique sont «l’épuisement du combattant» et le «choc des bombardements», décrits après les deux guerres mondiales. Les causes, la symptomatologie, l’évolution et le traitement de ce syndrome, souvent invalidant, étaient pourtant encore mal compris lorsque des dizaines de milliers d’anciens combattants du Viet Nam ont fait leur apparition au cours des années soixante-dix dans les hôpitaux américains relevant du ministère des Anciens Combattants, les cabinets des généralistes, les prisons et les refuges pour sans-abri. C’est surtout grâce aux efforts conjugués des associations d’anciens combattants et de l’APA que ce syndrome a été décrit pour la première fois en 1980 dans la 3e édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-3) (American Psychiatric Association, 1983). On sait à présent que ce trouble touche de nombreuses victimes de traumatismes, dont les survivants des catastrophes civiles, les victimes d’actes criminels, de tortures et de terrorisme, les enfants ayant survécu à des maltraitances, ainsi que les personnes ayant subi des sévices familiaux. La 4e édition de ce manuel (DSM-4) (American Psychiatric Association, 1996) reflète les modifications apportées à la classification de ce trouble, mais l’essentiel des critères diagnostiques et des symptômes reste inchangé.

Les critères diagnostiques de l’état de stress post-traumatique

A. La personne a été exposée à un événement traumatique dans lequel les deux éléments suivants étaient présents:

1) la personne a vécu un événement (ou des événements) ayant entraîné la mort ou des blessures graves, ayant constitué un danger de mort ou ayant menacé son intégrité physique ou celle d’autres personnes, ou elle a été témoin de tels événements ou y a été confrontée;

2) la réaction de la personne à l’événement s’est traduite par une peur intense, un sentiment d’impuissance ou d’horreur.

B. L’événement traumatique est constamment revécu de l’une (ou de plusieurs) des façons suivantes:

1) souvenirs répétitifs et envahissants de l’événement provoquant un sentiment de détresse et comprenant des images, des pensées ou des perceptions;

2) rêves répétitifs de l’événement provoquant un sentiment de détresse;

3) impression ou agissements soudains, comme si l’événement traumatique allait se reproduire;

4) sentiment intense de détresse psychique lors de l’exposition à des indices internes ou externes évoquant un aspect de l’événement traumatique en cause ou s’en approchant;

5) réactivité physiologique lors de l’exposition à des indices internes ou externes pouvant évoquer un aspect de l’événement traumatique en cause ou s’en rapprocher.

C. Evitement persistant des stimuli associés au traumatisme et émoussement de la réactivité générale (ne préexistant pas au traumatisme), comme en témoigne la présence d’au moins trois des manifestations suivantes:

1) efforts pour éviter les pensées, les sentiments ou les conversations associés au traumatisme;

2) efforts pour éviter les activités, les endroits ou les personnes qui éveillent des souvenirs du traumatisme;

3) incapacité de se souvenir d’un aspect important du traumatisme;

4) réduction nette de l’intérêt pour des activités importantes ou réduction de la participation à ces mêmes activités;

5) sentiment de détachement par rapport aux autres ou impression de leur devenir étranger;

6) restriction des affects (par exemple, incapacité d’éprouver des sentiments tendres);

7) sentiment d’avenir bouché (la personne estime n’avoir aucun avenir professionnel, ne pas pouvoir se marier, avoir des enfants ou un cours normal de la vie).

D. Présence de symptômes persistants traduisant une activation neurovégétative (ne préexistant pas au traumatisme), comme en témoigne la présence d’au moins deux des manifestations suivantes:

1) difficultés d’endormissement ou sommeil interrompu;

2) irritabilité ou accès de colère;

3) difficultés de concentration;

4) hypervigilance;

5) réaction de sursaut exagérée.

E. La perturbation (symptômes des critères B, C et D) dure plus d’un mois.

F. La perturbation entraîne une souffrance cliniquement significative ou une altération du fonctionnement social, professionnel ou dans d’autres domaines importants.

Spécifier:

aiguë: si la durée des symptômes est de moins de trois mois;

chronique: si la durée des symptômes est de trois mois ou plus.

Spécifier:

survenue différée: si le début des symptômes survient au moins six mois après l’événement stressant.

On admet de plus en plus que le stress psychologique peut être le résultat de troubles liés au travail. La relation entre le risque professionnel et le stress post-traumatique a été établie pour la première fois dans les années soixante-dix, avec la découverte d’une incidence élevée de ce syndrome chez les personnes chargées du maintien de l’ordre, de celles travaillant dans les services d’urgence médicale, de secours ou de lutte contre les incendies. Des actions spécifiques ont été menées pour prévenir ce type de troubles chez les personnes exposées aux facteurs de stress traumatique liés au travail tels que les lésions mutilantes, la mort ou l’utilisation de la force extrême. L’objectif essentiel de ces actions est de renseigner les travailleurs exposés sur les réactions de stress post-traumatique normales et de leur donner la possibilité d’extérioriser leurs sentiments et de parler de leurs réactions avec les autres personnes concernées. Ces techniques sont devenues courantes dans ces catégories professionnelles, aussi bien aux Etats-Unis qu’en Australie et dans de nombreux pays européens. Les traumatismes professionnels ne sont cependant pas confinés aux métiers à haut risque. Les nombreux principes de prévention mis au point dans ces secteurs peuvent être transposés dans les programmes de gestion ou de prévention des réactions de stress post-traumatique dans l’ensemble de la population active.

Les problèmes liés au diagnostic et au traitement

Le diagnostic

La clé du diagnostic différentiel de l’état de stress post-traumatique et des troubles liés à un traumatisme est la présence d’un stress traumatique. L’événement stressant doit correspondre au critère A (événement ou situation s’écartant du vécu quotidien normal), étant entendu que chacun ne réagit pas de la même façon à des événements semblables. En effet, si un événement peut déclencher une réaction de stress clinique chez un individu, ce même événement peut n’avoir aucune répercussion notable chez un autre. C’est pourquoi l’absence de symptômes chez certains travailleurs ayant subi un traumatisme ne doit pas conduire le praticien à écarter systématiquement l’éventualité d’une réaction post-traumatique chez d’autres ayant vécu le même traumatisme. La prédisposition individuelle à ce syndrome est autant liée à l’impact émotionnel et cognitif de l’événement sur la victime qu’à l’intensité du facteur de stress lui-même. Le premier facteur de vulnérabilité est l’exposition antérieure à un traumatisme psychologique ou à une perte importante. En présence d’un tableau évocateur d’état de stress post-traumatique, il est essentiel de rechercher tout événement susceptible de répondre aux critères du traumatisme. Cette recherche est d’autant plus importante que la victime risque de ne pas faire la relation entre ses symptômes et l’événement traumatique. Anéantie ou encore parce que les symptômes n’apparaissent qu’au bout de plusieurs semaines sinon plusieurs mois, elle occulte l’événement ou ne l’associe pas à sa maladie. L’absence de diagnostic ou de traitement peut souvent déboucher sur une dépression chronique et parfois sévère, de l’anxiété et des manifestations somatiques. Le diagnostic précoce est donc capital parce que le trouble est souvent ignoré, même par le patient, et parce que le traitement est alors possible.

Le traitement

Bien que les symptômes dépressifs et anxieux de ce syndrome puissent répondre aux traitements usuels de type pharmacologique, les traitements efficaces diffèrent de ceux qui sont généralement recommandés. De tous les troubles psychiatriques, l’état de stress post-traumatique est peut-être la maladie la plus facile à prévenir et, en médecine du travail, il s’agit peut-être du problème le plus facile à éviter. Parce que l’apparition de ce syndrome est directement liée à un événement stressant spécifique, le traitement peut être axé sur la prévention. Une formation préventive correcte et des conseils adaptés fournis peu après l’exposition au traumatisme permettent de minimiser ou de prévenir totalement les réactions de stress ultérieures. Le caractère préventif ou thérapeutique de l’intervention dépend largement du moment de cette intervention mais la méthode reste la même. La première étape d’une intervention thérapeutique ou préventive réussie est d’amener la victime à établir une relation entre le stress et ses symptômes. Pour atténuer ou prévenir ces symptômes, il est essentiel d’identifier et de «normaliser» les réactions qui sont typiquement sources de peur et de confusion. Après cette normalisation de la réaction au stress, le traitement cherche à contrôler l’impact émotionnel et cognitif de l’événement vécu.

L’état de stress post-traumatique ou les troubles liés au stress post-traumatique résultent de l’occultation par l’individu de réactions émotionnelles et cognitives qu’il ne peut supporter en raison de leur nature ou de leur intensité. On considère généralement que le syndrome de stress peut être évité en offrant au sujet la possibilité de maîtriser ses réactions au traumatisme avant la phase d’occultation. Ainsi, la prévention par un intervenant compétent au moment opportun est la clé de voûte du traitement. Ces principes thérapeutiques peuvent s’écarter de l’approche psychiatrique traditionnelle de divers troubles. C’est pourquoi il est essentiel que le personnel exposé aux risques de stress post-traumatique soit traité par des professionnels de la santé mentale spécialement formés et habitués à la prise en charge de ces cas. La durée du traitement est variable et dépend du moment de l’intervention, de la gravité du facteur de stress, de la sévérité des symptômes et du déclenchement possible, sous l’effet d’un traumatisme, d’une crise émotionnelle liée à une expérience antérieure ou apparentée. La thérapie de groupe ou les groupes de parole sont aussi souvent un gage de succès du traitement. Les victimes d’un traumatisme peuvent en effet tirer un grand profit du soutien des autres personnes qui ont partagé le même traumatisme ou ont connu un stress similaire. Cette approche est particulièrement importante sur le lieu de travail lorsque des équipes d’employés ou des entreprises tout entières sont touchées par un accident tragique, un acte de violence ou une perte traumatique.

La prévention du syndrome post-traumatique après la survenue d’un événement grave sur le lieu de travail

Différents événements ou situations survenant sur le lieu de travail peuvent exposer le personnel au risque de réaction de stress post-traumatique: la violence ou les menaces de violence, dont les suicides, les rixes entre employés, les crimes, les vols à main armée, les accidents graves ou mortels, la mort subite ou une crise médicale telle qu’une attaque cardiaque. Si elles ne sont pas correctement gérées, ces situations peuvent donner lieu à toute une série de conséquences négatives, dont des réactions de stress post-traumatique qui peuvent atteindre un niveau pathologique. On peut aussi observer d’autres effets qui se répercutent sur la santé et le rendement, comme l’évitement du lieu de travail, les difficultés de concentration, les troubles de l’humeur, le retrait social, l’utilisation abusive de toxiques et les problèmes familiaux. Ces problèmes peuvent toucher aussi bien le personnel d’exécution que celui d’encadrement. Les cadres sont particulièrement exposés à ce type de risque en raison des conflits qui existent entre leurs fonctions dans l’entreprise, leur sens personnel des responsabilités vis-à-vis des salariés dont ils ont la charge et leur propre réaction au choc et à l’affliction. En l’absence de politique clairement définie dans l’entreprise, et faute d’assistance spécialisée rapide pour traiter les suites du traumatisme, les responsables à tous les niveaux peuvent souffrir de sentiments de désarroi qui aggravent encore leurs propres réactions de stress post-traumatique.

Les événements traumatiques sur le lieu de travail réclament une réponse précise de la part de la direction qui doit collaborer étroitement avec les différents services concernés de l’entreprise: médical, sécurité, communication, etc. Un plan conçu pour ce genre de situation doit répondre à trois objectifs principaux:

1) prévenir les réactions de stress post-traumatique en atteignant les individus et les groupes touchés avant tout risque d’occultation;

2) communiquer les informations relatives à la crise pour limiter la peur et éviter les rumeurs;

3) expliquer de manière convaincante que la direction maîtrise la situation et se préoccupe du bien-être de ses salariés.

La méthode pour l’exécution d’un tel plan a été décrite de manière exhaustive ailleurs (Braverman, 1992a, 1992b, 1993b). Elle s’appuie sur une communication adéquate entre la direction et les salariés, la constitution de groupes de victimes et la mise à disposition rapide de conseils préventifs pour les personnes les plus exposées au risque de stress post-traumatique en raison de l’intensité de l’événement vécu ou de facteurs de vulnérabilité individuels.

La direction et le service de santé doivent collaborer afin de déceler les signes de stress post-traumatique persistants ou différés au cours des semaines et des mois qui suivent l’événement. La direction comme le personnel de santé peuvent avoir de la difficulté à mettre ces signes en évidence, car les réactions de stress post-traumatique sont souvent retardées et peuvent se manifester sous d’autres formes. Pour un supérieur hiérarchique, l’infirmière ou l’infirmier ou le conseiller, tout signe de stress émotionnel tel qu’irritabilité, retrait affectif ou baisse de rendement peut être une réaction à un stress traumatique. Tout changement de comportement, y compris un absentéisme accru ou, à l’opposé, une augmentation  excessive  du  nombre  d’heures  de  travail  («ergodépendance») peut être une alerte. Tout abus de substances (consommation de drogue ou d’alcool) et tout changement d’humeur doit être analysé, car ils peuvent résulter d’un stress post-traumatique. Un plan d’intervention doit permettre de former la direction et les professionnels de la santé à la détection de ces indices afin d’assurer une action aussi précoce que possible.

Les complications des accidents du travail liées au stress

En examinant les demandes de réparation présentées dans les cinq ans qui suivent un accident, il est apparu que le syndrome de stress post-traumatique est une conséquence fréquente des traumatismes professionnels avec lésion très grave ou mutilante, agression ou autre exposition à un acte criminel. Il est fréquent que le trouble reste non diagnostiqué pendant plusieurs années et que son origine ne soit pas soupçonnée par les médecins, les assurances, la direction des ressources humaines ou par l’intéressé lui-même. Lorsque ce type de trouble reste méconnu, il peut retarder voire empêcher la guérison d’une lésion corporelle.

Les incapacités de travail et les préjudices liés au stress psychologique font partie des problèmes professionnels les plus coûteux et les plus difficiles à gérer. Lorsqu’un salarié présente une demande de réparation pour stress, il prétend avoir subi un préjudice émotionnel à la suite d’un événement ou de certaines conditions de travail. Coûteuses et difficiles à contester, ces demandes aboutissent généralement au litige et au départ du salarié. Il existe pourtant une source beaucoup plus fréquente, mais rarement reconnue, de demandes de réparation pour stress: les cas d’accidents graves ou d’exposition à un danger mortel entraînant un stress psychologique non diagnostiqué et non traité, qui a une incidence considérable sur le pronostic du traumatisme.

D’après notre étude sur les traumatismes professionnels et les épisodes violents enregistrés dans de nombreuses entreprises, au moins la moitié des dossiers de demandes de réparation litigieux est due en réalité à des troubles de stress post-traumatique ou psychosociaux qui n’ont été ni reconnus ni traités. Le stress émotionnel et les problèmes psychosociaux sont relégués à l’arrière-plan par l’urgence des problèmes médicaux et par l’établissement de l’aptitude au travail du salarié, ainsi que par les craintes et les défiances que suscitent les interventions dans le domaine de la santé mentale. Lorsque le stress n’est pas traité, celui-ci peut occulter un certain nombre d’affections médicales, non reconnues par l’employeur, le responsable de la sécurité, le service médical et le salarié lui-même. De même, le stress lié à un traumatisme conduit typiquement à éviter le lieu de travail, ce qui accentue les conflits et les différends sur la reprise du travail et les incapacités de travail.

De nombreux employeurs et assureurs croient que l’intervention d’un professionnel de la santé mentale entraîne des demandes onéreuses et non gérables, ce qui est malheureusement souvent le cas. Les statistiques montrent que les demandes de réparation pour stress psychique sont plus coûteuses que celles des autres types d’accidents et qu’elles se multiplient aussi plus vite. Dans le scénario type de demande de réparation pour préjudice physique et psychique, le psychiatre ou le psychologue n’entre en scène qu’au moment où un expert est sollicité dans le litige, c’est-à-dire plusieurs mois, voire plusieurs années après l’événement, quand le dommage psychologique est déjà fait. La réaction de stress post-traumatique peut avoir empêché le salarié de reprendre son travail, alors qu’en apparence il semblait guéri. Pendant ce temps, le stress réactionnel initial non traité a abouti à une anxiété ou à une dépression chronique, à un trouble somatique ou au recours abusif à des toxiques. Il est rare, en réalité, qu’un spécialiste intervienne quand il pourrait empêcher la réaction de stress post-traumatique et aider le salarié à se remettre pleinement d’un accident grave ou d’une agression.

Avec un minimum de planification et des interventions en temps opportun, le stress post-traumatique, qui coûte cher et cause de graves souffrances, est des plus faciles à prévenir. Nous exposons ci-après les composantes d’un tel plan (Braverman, 1993a).

L’intervention précoce

Dans tous les cas d’accident grave, d’agression ou d’autre événement traumatique impliquant un salarié, l’entreprise doit assurer une intervention psychiatrique ponctuelle. Cette évaluation doit être considérée comme préventive et non associée à la procédure classique de demande de réparation. Elle est indispensable, même s’il n’y a pas d’arrêt de travail, de blessure ou d’indication de traitement médical. Elle doit porter principalement sur l’éducation et la prévention et non suivre une approche strictement clinique qui risque de stigmatiser la victime. L’employeur doit assumer le coût relativement faible de ce service, éventuellement avec l’aide des assurances. Seuls des professionnels spécialement formés ou habitués aux états de stress post-traumatique doivent intervenir.

La reprise du travail

Tout conseil et toute évaluation doivent tenir compte d’un plan de reprise du travail. Les personnes qui ont subi un traumatisme ont souvent peur de retourner sur leur lieu de travail ou hésitent à le faire. Quelques séances de formation et de conseils, associés à des visites sur le lieu de travail pendant la période de convalescence, se révèlent très bénéfiques pour effectuer la transition et permettent une reprise rapide de l’activité. L’équipe médicale peut collaborer avec la hiérarchie ou la direction pour élaborer un plan de retour progressif au travail. Même en l’absence de séquelles physiques, les facteurs émotionnels peuvent nécessiter certains aménagements (par exemple, autoriser un guichetier de banque victime d’une attaque à main armée à travailler dans un autre service de l’établissement durant une partie de la journée pour qu’il se réhabitue progressivement au guichet).

Le suivi

Les réactions de stress post-traumatique sont souvent différées. Il est important de revoir les personnes dans un intervalle compris entre un et six mois après la reprise du travail. Il est également très utile de fournir à la hiérarchie des notices explicatives traitant des problèmes tardifs ou à long terme associés au stress post-traumatique.

Conclusion: rapport entre les études sur le stress post-traumatique et la santé au travail

Plus que toute autre science de la santé, la médecine du travail s’intéresse aux relations entre le stress humain et la maladie. C’est ainsi qu’une grande partie des recherches conduites sur la question depuis le début du siècle s’est déroulée dans les entreprises. A mesure que les sciences de la santé s’orientaient vers la prévention, le lieu de travail devenait un immense laboratoire de recherche. Les études ont porté sur le rôle de l’environnement physique et psychosocial dans la maladie et les autres aspects de la santé, ainsi que sur les méthodes de prévention des troubles causés par le stress. La réaction de l’individu au stress est nettement mieux comprise depuis la révolution qui s’est produite au cours des années quatre-vingt dans les études des troubles du stress post-traumatique. Le spécialiste de la santé au travail se situe à la croisée de ces champs d’étude qui continuent de prendre une importance croissante.

Alors que le paysage professionnel subit des transformations révolutionnaires et que nos connaissances s’améliorent sur la productivité, l’adaptation et les répercussions des mutations incessantes, la frontière entre le stress chronique et le stress aigu ou traumatique a tendance à s’estomper. La théorie clinique du stress traumatique a beaucoup à nous apprendre sur les modes de prévention et de traitement du stress psychologique d’origine professionnelle. Comme dans toutes les sciences de la santé, la connaissance des causes d’un syndrome est utile à la prévention. Dans le domaine du stress traumatique, le lieu de travail s’est révélé extrêmement précieux pour promouvoir la santé et la guérison. Par ses connaissances sur les symptômes et les causes des réactions de stress post-traumatique, le spécialiste de la santé au travail peut aussi devenir un agent de prévention efficace.

LE STRESS ET LE SYNDROME D’ÉPUISEMENT PROFESSIONNEL: LEURS IMPLICATIONS SUR LE LIEU DE TRAVAIL

Herbert J. Freudenberger

«L’économie globale émergente appelle une étude scientifique sérieuse des nouvelles méthodes d’augmentation de la productivité humaine dans un monde du travail en constante mutation et faisant appel à des technologies de pointe» (Human Capital Initi-ative, 1992). Les changements économiques, sociaux, psychologiques, démographiques, politiques et écologiques survenant dans le monde nous contraignent à réévaluer les notions de travail, de stress et d’épuisement chez les travailleurs.

Le travail productif «oblige à tenir compte avant tout des réalités extérieures. Le travail souligne ainsi les aspects rationnels de l’individu et de la résolution des problèmes» (Lowman, 1993). Les aspects affectifs et thymiques liés au travail prennent une importance croissante à mesure que l’environnement professionnel devient plus complexe.

Des conflits peuvent survenir entre l’individu et le travail: lorsqu’il entre dans la vie active, le jeune travailleur habitué à une adolescence égocentrique doit s’habituer à subordonner ses besoins à ceux de son travail. Nombreux sont ceux qui doivent apprendre que les valeurs et les sentiments personnels deviennent secondaires sur le lieu de travail et qu’il leur faut s’adapter.

Avant de poursuivre le débat sur le stress d’origine professionnelle, il est nécessaire de définir ce terme, employé dans de nombreuses acceptions dans les publications du domaine des sciences comportementales. Le stress suppose une interaction entre l’individu et son milieu de travail, situation qui comporte des exigences, des contraintes ou des attentes, ou qui appelle un certain comportement et des réactions conséquentes. «Il existe un risque de stress lorsqu’une situation est perçue comme étant un défi susceptible de dépasser les capacités et les ressources de l’individu, surtout s’il existe un décalage important entre la contribution personnelle nécessaire et les avantages que l’on compte en retirer» (McGrath, 1976).

On peut dire que l’écart entre l’effort et la récompense – selon que le sujet a relevé ou non le défi — détermine la gravité du stress. McGrath précise que le stress peut se présenter de la manière suivante: «Evaluation cognitive dans laquelle le vécu subjectif du stress dépend de la manière dont la situation est perçue. Dans cette catégorie, les réactions émotionnelles, physiologiques et comportementales sont fortement conditionnées par l’interprétation que donne l’individu à la situation de stress objective ou externe».

Une autre composante du stress est l’expérience que l’individu a pu vivre antérieurement dans une situation similaire et la réponse empirique qu’il y avait apportée. Il faut ajouter à cela le facteur de renforcement, positif ou négatif, c’est-à-dire les succès ou les échecs qui peuvent agir en atténuant ou en accentuant le vécu subjectif du stress.

L’épuisement professionnel est une forme de stress. Il s’agit d’un processus qui se définit comme un sentiment de détérioration et d’exhaustion progressives suivies d’une baisse d’énergie. Cet état s’accompagne souvent d’une perte de motivation, d’un sentiment de très grande lassitude que traduirait l’expression «assez, cela suffit». Il s’agit d’un accablement qui finit par influencer les attitudes, l’humeur et le comportement général (Freudenberger, 1975; Freudenberger et Richelson, 1981). Le processus est insidieux et se développe lentement, parfois par paliers. Il passe souvent inaperçu de la personne qui en est atteinte et qui est la dernière à y croire.

Le syndrome d’épuisement professionnel se manifeste sur le plan physique par des plaintes psychosomatiques mal définies, des troubles du sommeil, une fatigue excessive, des manifestations gastro-intestinales, des douleurs dorsales, des céphalées, des affections cutanées ou de vagues douleurs cardiaques d’origine inexpliquée (Freudenberger et North, 1986).

Les changements psychiques et comportementaux sont plus subtils. «L’épuisement professionnel se manifeste souvent par une grande irritabilité, des problèmes sexuels (impuissance ou frigidité), une tendance aux critiques incessantes, de la colère et un faible seuil de tolérance à la frustration» (Freudenberger, 1984a).

Parmi les autres signes affectifs et thymiques, on peut citer un détachement progressif, une perte de confiance en soi, une baisse de l’estime de soi, une dépression, des variations de l’humeur, une incapacité de se concentrer ou d’être attentif, un cynisme et un pessimisme accrus, ainsi qu’un sentiment général de futilité. Avec le temps, la personne sereine devient irritable, la personne extravertie se replie sur soi et l’optimiste devient pessimiste.

Les caractéristiques affectives les plus fréquentes sont l’anxiété et la dépression. En milieu de travail, l’anxiété la plus courante est liée au rendement. Elle peut être accentuée par l’ambiguïté du rôle et par un excès de responsabilités (Srivastava, 1989).

Selon Wilke (1977), «la hiérarchisation de l’organisation du travail est, de tous les domaines, celui qui est le plus susceptible de donner lieu à des conflits chez l’individu présentant des troubles de la personnalité. Ces conflits peuvent trouver leur origine dans l’individu, dans l’entreprise ou résulter d’une combinaison des deux».

Les caractéristiques dépressives sont fréquentes dans la symptomatologie des difficultés d’origine professionnelle. Les études épidémiologiques montrent que la dépression touche 8 à 12% des hommes et 20 à 25% des femmes. D’après les données sur l’espérance de vie en rapport avec les réactions dépressives sévères, de nombreuses personnes seront affectées à un moment ou à un autre de leur vie active par la dépression (Charney et Weissman, 1988).

La gravité de ces observations a été validée par une étude conduite par la Northwestern National Life Insurance Company et rapportée sous le titre: «L’épuisement professionnel — La nouvelle épidémie de l’Amérique» («Employee Burnout: America’s Newest Epidemic») (1991). Cette étude menée sur 600 travailleurs de différentes régions a permis d’identifier l’ampleur, les causes, les coûts du stress professionnel et les solutions à y apporter. Deux conclusions sont particulièrement frappantes: en 1990, un Américain sur trois pensait sérieusement quitter son travail pour des raisons de stress et une proportion similaire s’attendait à connaître un jour une dépression d’épuisement d’origine professionnelle. Près de la moitié des 600 personnes qui ont répondu étaient exposées à un stress considéré comme excessif ou très marqué. Les changements tels que baisses de salaire, suppression d’avantages sociaux, rachats d’entreprises, heures supplémentaires fréquentes ou compressions d’effectifs tendent à accélérer la survenue de ce type de pathologie.

Pour MacLean (1986), les facteurs de stress professionnel sont la précarité ou l’insécurité du travail, les surcharges quantitatives et qualitatives, l’absence de contrôle sur les processus et les cadences, ainsi que la monotonie et l’ennui.

En outre, les employeurs déclarent que le nombre de salariés adoptant  des  conduites  toxicophiles  (alcoolisme,  toxicomanie ou pharmacodépendance) est en augmentation (Freudenberger, 1984b). Les actifs sont nombreux à citer le divorce et les problèmes conjugaux comme des agents stressants, de même que les difficultés immédiates ou à long terme que pose la prise en charge d’un parent âgé ou handicapé.

La réduction des risques d’épuisement professionnel peut passer par l’évaluation et la classification des intérêts, des choix ou des préférences sur le plan professionnel, ainsi que des caractéristiques des individus (Holland, 1973). On pourrait utiliser à cet effet des systèmes d’orientation professionnelle informatisés ou des outils de simulation (Krumboltz, 1971).

Les facteurs biochimiques influencent la personnalité. Les répercussions de leur équilibre ou déséquilibre sur l’humeur et le comportement s’observent chez la femme à l’occasion des changements de personnalité qui surviennent pendant la période prémenstruelle. Au cours des vingt-cinq dernières années, de nombreux travaux ont été réalisés sur les catécholamines sécrétées par la médullo-surrénale (adrénaline et noradrénaline), ainsi que sur d’autres amines biogènes. Ces composés ont été mis en relation avec la crainte, la peur et la dépression (Barchas et coll., 1971).

Les outils d’évaluation psychologique les plus fréquemment utilisés sont les suivants:

On ne saurait traiter le syndrome d’épuisement professionnel sans parler brièvement du système famille-travail, actuellement en pleine évolution. Shellenberger, Hoffman et Gerson (1994) estiment en substance que les familles luttent pour survivre dans un monde de plus en plus complexe et perturbant. Face à des choix trop nombreux, chacun s’efforce de trouver le juste équilibre entre le travail, les loisirs, l’amour et les responsabilités familiales.

Parallèlement, le rôle des femmes au travail se développe et les Américaines déclarent à plus de 90% que le travail est pour elles source d’identité et de valorisation. Outre le fait qu’il a des répercussions sur le rôle des hommes et des femmes dans la famille, le travail des deux conjoints impose parfois des changements de mode de vie: déménagement dicté par le travail, trajets très longs ou installation des conjoints dans des résidences séparées. Tous ces facteurs peuvent peser très lourd sur le couple comme sur l’activité professionnelle.

Les solutions suivantes ont été proposées pour réduire l’épuisement et le stress chez l’individu:

A un autre niveau, il est impératif que les pouvoirs publics et les entreprises prennent en compte les besoins familiaux. La maîtrise du stress dans le système famille-travail nécessitera de repenser complètement la structure du travail et de la vie de famille, et en particulier de proposer «une organisation plus équitable des relations homme-femme et l’alternance possible de périodes travaillées et non travaillées au cours de la vie, avec une banalisation des congés parentaux et sabbatiques» (Shellenberger, Hoffman et Gerson, 1994).

Comme le fait remarquer Entin (1994), la différenciation de l’individu, que ce soit au sein de la famille ou dans l’entreprise, a des répercussions bénéfiques importantes sur la lutte contre le stress, l’anxiété et le syndrome d’épuisement professionnel.

Les individus ont besoin de mieux maîtriser leur existence et d’être responsables de leurs actes; ils doivent, de même que les entreprises, réviser leurs systèmes de valeurs, car des évolutions radicales sont nécessaires. Si on ne tient pas compte des statistiques, il ne fait aucun doute que l’épuisement professionnel et le stress continueront d’être le grand fléau de toute notre société.

LES TROUBLES COGNITIFS

Catherine A. Heaney

Un trouble cognitif est une diminution importante de la capacité qu’a l’individu de traiter et de mémoriser l’information. Le DSM-4 (American Psychiatric Association, 1996) décrit trois types de troubles cognitifs: le délire, la démence et les troubles amnésiques. Le délire se caractérise par un déficit de la mémoire récente et immédiate, une désorientation, ainsi que par une perturbation des perceptions et du langage, le tout s’installant en un temps court. Les troubles amnésiques se caractérisent par une perte totale ou partielle de la mémoire telle que les individus qui en souffrent ont du mal à enregistrer des informations nouvelles ou à évoquer des informations antérieures. Toutefois, aucune autre régression des fonctions cognitives n’est associée à ce type de troubles. Le délire et les troubles amnésiques sont souvent dus aux effets physiologiques d’une pathologie générale (traumatisme crânien ou hyperpyrexie), ou à la consommation de toxiques. Il y a peu de raisons de soupçonner que les facteurs professionnels jouent un rôle direct dans le développement de ces troubles.

Les recherches semblent cependant montrer que ces facteurs peuvent influer sur la probabilité de développement des déficits cognitifs multiples impliqués dans la démence. La démence se caractérise par une altération de la mémoire et par la présence d’au moins un des problèmes suivants: a) troubles du langage; b) perturbation de la pensée abstraite; ou c) impossibilité de reconnaître les objets familiers malgré des fonctions sensorielles intactes (vision, audition, toucher). La maladie d’Alzheimer est le type de démence le plus courant.

La prévalence de la démence augmente avec l’âge. Pour une année donnée, environ 3% des personnes de plus de 65 ans souffriront de troubles cognitifs sévères. Des études récentes portant sur des populations âgées ont montré un lien entre le passé professionnel d’une personne et la probabilité de survenue d’une démence. Ainsi, une étude effectuée en milieu rural français chez des personnes âgées (Dartigues et coll., 1991) a révélé que les personnes qui avaient été ouvriers agricoles, exploitants agricoles, employés de maison et cols bleus présentaient un risque significativement plus élevé de troubles cognitifs sévères que les anciens professeurs, cadres supérieurs, directeurs ou professionnels spécialisés. Il est aussi apparu que cet accroissement du risque n’était dû ni à des différences d’âge, de sexe, de niveau d’instruction, de consommation d’alcool ou de substances psychotropes, ni à des troubles sensoriels.

Etant donné que la démence est rare chez les personnes de moins de 65 ans, aucune étude n’a été consacrée aux facteurs de risque professionnels dans cette population. Toutefois, une importante enquête effectuée aux Etats-Unis (Farmer et coll., 1995) a montré que les personnes de cette tranche d’âge qui ont un niveau d’instruction élevé sont moins enclines à présenter une baisse des fonctions cognitives que celles de même âge, mais ayant fait moins d’études. Les auteurs estiment que le niveau d’instruction peut être une «variable du type marqueur» susceptible de donner une image réelle de l’impact des expositions professionnelles. Actuellement, une telle conclusion relève de la pure spéculation.

Bien que plusieurs études aient montré une relation entre l’activité principale et la démence chez les personnes âgées, on ne connaît encore aucun mécanisme qui pourrait expliquer cette relation. L’une des explications possibles est que certains métiers exposent davantage aux produits et aux solvants toxiques. Ainsi, de plus en plus de travaux montrent que l’exposition aux pesticides et aux herbicides peut avoir des conséquences neurologiques préjudiciables. On a laissé entendre que ce facteur pourrait expliquer le risque important de démence constaté dans l’étude française évoquée plus haut chez les ouvriers et les exploitants agricoles. Certaines données semblent aussi indiquer que l’ingestion de minéraux (aluminium ou calcium dans l’eau de boisson) aurait un impact sur le risque de troubles cognitifs. Il est possible que l’exposition à ces minéraux varie selon les professions. Des recherches complémentaires sont nécessaires pour étudier les mécanismes physiopathologiques possibles.

Le niveau de stress psychosocial des personnes employées à différentes activités pourrait aussi contribuer à la relation qui existe entre certaines professions et les démences. Les troubles cognitifs ne font pas partie des problèmes de santé mentale fréquemment attribués au stress. Dans son étude sur le rôle du stress dans les troubles psychiatriques, Rabkin (1993) s’est concentré sur les troubles anxieux, la schizophrénie et la dépression, mais n’a fait aucune mention des troubles cognitifs. L’un des troubles appelé amnésie dissociative se caractérise par l’impossibilité de se souvenir d’un événement traumatique ou stressant antérieur, sans qu’aucune autre perturbation de la mémoire n’y soit associée. Ce trouble est manifestement lié au stress mais, d’après le DSM-4, il ne fait pas partie des troubles cognitifs.

Bien que le stress psychosocial n’ait pas été explicitement associé à la survenue de troubles cognitifs, il est démontré qu’il agit sur le mode de traitement de l’information et sur l’aptitude à se rappeler cette information. L’activation du système nerveux végétatif qui accompagne souvent l’exposition à des facteurs de stress indique à l’individu que «tout ne se passe pas comme prévu» (Mandler, 1993). Initialement, cette activation peut accroître la capacité de concentration de l’individu sur les questions essentielles et sur la résolution des problèmes. Cette activation épuise en revanche une partie de la «capacité consciente» ou des ressources dont dispose l’individu pour traiter l’information. Ainsi, un niveau élevé de stress psychosocial finit par: 1) réduire l’aptitude à examiner dans l’ordre toute l’information importante dont on dispose; 2) interférer avec l’aptitude à détecter rapidement les indices périphériques; 3) diminuer la capacité d’attention; 4) perturber certains aspects de la mémoire. Bien que ces diminutions de la capacité de traitement de l’information puissent aboutir à certaines symptomatologies liées à des troubles cognitifs, aucune relation n’a été mise en évidence à ce jour entre ces perturbations mineures et la probabilité de développement d’un trouble cognitif cliniquement identifiable.

Un troisième facteur pourrait aussi contribuer à expliquer la relation entre l’activité professionnelle et le trouble cognitif: le niveau de stimulation mentale requis par le travail. Dans l’étude mentionnée ci-dessus portant sur une population rurale âgée en France, les activités associées au plus faible risque de démence étaient les professions intellectuelles (par exemple, médecins, professeurs, avocats). L’une des hypothèses est que l’activité intellectuelle ou la stimulation mentale inhérente à ces professions provoque certaines modifications biologiques au niveau cérébral et que ces changements protègent contre le déclin de la fonction cognitive. L’effet protecteur démontré du niveau d’instruction sur le fonctionnement cognitif va dans le sens de cette hypothèse.

Il est pourtant prématuré de retenir les résultats récapitulés ici pour en tirer des conclusions applicables à la prévention ou au traitement. En fait, la relation entre l’activité principale au cours de la vie active et la survenue de la démence à partir d’un certain âge n’est peut-être pas due aux expositions professionnelles ou à la nature de la profession. Le rapport entre l’activité et la démence pourrait plutôt s’expliquer par des disparités au niveau des caractéristiques individuelles que l’on peut constater d’un métier à l’autre. Les différences d’attitude vis-à-vis de la santé ou la possibilité d’accès à des soins médicaux de qualité pourraient aussi expliquer en partie cet effet lié à la profession. Aucune des études descriptives publiées ne permet d’exclure cette possibilité. Des recherches complémentaires sont nécessaires pour déterminer si des facteurs professionnels spécifiques de type psychosocial, chimique ou physique contribuent à l’étiologie de ce trouble cognitif.

LE KAROSHI OU MORT PAR SURMENAGE

Takashi Haratani

Définition

En japonais, le terme karoshi désigne la mort par surmenage. Le phénomène a été identifié pour la première fois au Japon et ce vocable a été adopté dans toutes les langues (Drinkwater, 1992). Uehata (1978) a rapporté 17 cas de karoshi lors de la 51e réunion annuelle de l’Association japonaise de la santé au travail. Sur ce nombre, 7 cas seulement ont été reconnus comme maladie professionnelle. En 1988, un groupe d’avocats a créé le Conseil national de défense des victimes du karoshi (National Defense Council for Victims of Karoshi, 1990) et a mis en place un service téléphonique pour répondre aux questions sur les prestations accordées au titre de sa réparation. Uehata (1989) a décrit le karoshi comme une notion médico-sociale qui couvre les décès ou les incapacités de travail consécutives aux accidents cardio-vasculaires (accident vasculaire cérébral, infarctus du myocarde ou insuffisance cardiaque aiguë) qui peuvent se produire lorsque des maladies artériosclérotiques hypertensives sont aggravées par une lourde charge de travail. Le terme karoshi n’a pas une acception strictement médicale. Les médias ont fréquemment utilisé ce mot, car il rappelle que des cas de mort subite (ou d’incapacité) sont imputables à une surcharge de travail et devraient faire l’objet d’une réparation. Le karoshi est devenu un problème social important au Japon.

Les recherches sur le karoshi

Uehata (1991a) a effectué une étude sur 203 travailleurs japonais (196 hommes et 7 femmes) victimes d’accidents cardio-vasculaires. Il s’est entretenu avec eux ou avec des membres de leurs familles entre 1974 et 1990 au sujet des demandes de réparation. Sur ce nombre, 174 personnes sont décédées et 55 ont bénéficié de prestations de réparation. Un total de 123 personnes ont subi des accidents vasculaires cérébraux (hémorragie arachnoïdienne dans 57 cas, hémorragie cérébrale dans 46 cas, infarctus cérébral dans 13 cas et cause inconnue dans 7 cas); 50 ont été victimes d’une insuffisance cardiaque aiguë; 27 d’un infarctus du myocarde; 4 d’une rupture de l’aorte. Une autopsie a été effectuée dans 16 cas seulement. Plus de la moitié de ces personnes avaient des antécédents d’hypertension, de diabète ou d’autres maladies athérosclérotiques et 131 avaient travaillé durant de longues heures (plus de 60 heures par semaine, plus de 50 heures supplémentaires par mois ou pendant plus de la moitié des congés normaux). Dans 88 cas, un événement déclenchant a pu être identifié dans les vingt-quatre heures précédant la crise. Uehata en a conclu qu’il s’agissait principalement d’hommes dont les horaires étaient très lourds et qui devaient faire face à d’autres surcharges stressantes. Il a observé que ce rythme de travail s’était répercuté sur leur mode de vie et avait abouti à ces accidents, finalement déclenchés par des perturbations ou des événements professionnels mineurs.

Le modèle de Karasek et le karoshi

D’après le modèle de Karasek (1979) connu sous le nom de demande/contrôle ou exigences/autonomie, un travail qui soumet l’individu à une forte pression (exigences élevées associées à une autonomie ou une marge de décision faibles) accroît le risque de tension psychologique et de maladie physique. Un travail actif (conjuguant des exigences élevées et une autonomie importante) requiert l’apprentissage de la motivation pour développer de nouveaux schémas comportementaux. Selon Uehata (1991b), dans les cas de karoshi, les fonctions occupées se caractérisaient par des exigences importantes, un faible soutien de l’entourage et une autonomie très variable. Cet auteur a décrit les victimes comme des personnes stimulées et enthousiasmées par leur travail et méconnaissant le besoin de repos, les autres nécessités et même celle de se soigner. Il semble que le risque soit élevé non seulement dans les emplois où la pression est forte, mais aussi dans ceux qui nécessitent une importante activité. Les directeurs et les ingénieurs ont une grande marge de décision. S’ils doivent faire face à des exigences extrêmement importantes et s’ils sont enthousiastes dans leur travail, ils risquent aussi de ne pas compter leurs heures. Ces personnes peuvent être un groupe à risque de karoshi.

Le schéma comportemental de type A au Japon

Friedman et Rosenman (1959) ont proposé le schéma comportemental de type A, schéma associé dans de nombreuses études à la prévalence ou à l’incidence des cardiopathies ischémiques.

Hayano et coll. (1989) ont étudié les caractéristiques de ce schéma comportemental chez les salariés japonais, en utilisant l’enquête JAS (Jenkins Activity Survey) sur l’activité. L’analyse a porté sur les réponses de 1 682 hommes employés par une société de télécommunications. La structure factorielle mise en évidence par l’enquête japonaise était à bien des égards analogue à celle trouvée dans l’étude WCGS (Western Collaborative Group Study). Le score moyen correspondant au facteur H (forte motivation et esprit de compétition) chez les Japonais était cependant beaucoup plus faible que dans l’étude WCGS.

Monou (1992), dans une synthèse des études publiées au Japon sur le schéma comportemental de type A, a résumé ainsi la situation: ce schéma est moins prévalent au Japon qu’aux Etats-Unis; la relation entre ce schéma comportemental et les cardiopathies ischémiques apparaît significative au Japon, mais moins marquée qu’aux Etats-Unis; l’enquête japonaise souligne davantage le phénomène «d’ergodépendance» et «d’autorité sur le groupe» que l’étude américaine; le pourcentage de personnes très hostiles est plus faible au Japon qu’aux Etats-Unis; il n’existe aucune relation entre l’hostilité et les cardiopathies ischémiques.

Le Japon et les pays occidentaux ne se comparent pas sur le plan culturel. La culture japonaise est fortement influencée par le bouddhisme et le confucianisme. D’une manière générale, les salariés japonais sont tournés vers l’intérêt de l’entreprise et la coopération entre collègues prend le pas sur la compétition. Dans ce pays, parmi les comportements prédisposant aux accidents coronaires, la compétitivité est moins importante que l’engagement professionnel ou la tendance au travail excessif. L’expression directe de l’hostilité est refoulée dans la société japonaise et se manifeste autrement que dans les pays occidentaux.

Les horaires de travail des Japonais

Il est connu que les horaires de travail sont beaucoup plus lourds au Japon que dans les autres pays industriels. En 1993, le nombre normal d’heures de travail dans les secteurs de production était de 2 017 au Japon, 1 904 aux Etats-Unis, 1 769 au Royaume-Uni et 1 763 en France (BIT, 1995). Au Japon, la durée du travail diminue cependant progressivement. La moyenne annuelle dans les entreprises manufacturières employant moins de 30 salariés, était de 2 484 heures en 1960 et de 1 957 heures en 1994. L’article 32 de la loi sur les normes du travail, révisée en 1987, prévoit la semaine de 40 heures. Cette norme devrait se généraliser progressivement au cours des années quatre-vingt-dix. La semaine de cinq jours a été accordée en 1985 à 27% des personnes travaillant pour des entreprises employant au moins 30 salariés, et à 53% d’entre elles en 1993. La durée moyenne des congés payés était de 16 jours en 1993, mais les salariés n’en prenaient que 9 en moyenne. Au Japon, les salariés ont peu de congés payés et ils ont tendance à les conserver au cas où ils tomberaient malades.

Pour expliquer ces horaires japonais, Deutschmann (1991) a souligné trois éléments structurels à la base de la situation actuelle au Japon. Tout d’abord, les salariés japonais ont constamment besoin d’augmenter leurs revenus. En second lieu, la structure des relations professionnelles est centrée sur l’entreprise, et troisièmement la gestion du personnel est une gestion de type global. Ces conditions reposent sur des facteurs historiques et culturels. Pour la première fois de son histoire, le Japon a subi une défaite en 1945 et, après la guerre, les salaires y étaient faibles. Les Japonais étaient habitués à travailler longtemps et durement pour gagner leur vie. Dans la mesure où les syndicats étaient prêts à coopérer avec les employeurs, les conflits sociaux ont été relativement rares. Les entreprises japonaises ont adopté un système de salaire évoluant en fonction de l’âge et d’emploi à vie. Le nombre d’heures travaillées reflète la loyauté et la coopération du salarié et devient un critère de promotion. Les salariés ne sont pas légalement tenus à de tels horaires, mais ils travaillent pour leur entreprise comme si elle faisait partie de leur famille. La vie professionnelle prend le pas sur la vie familiale. Ces horaires ont contribué à la progression économique remarquable de ce pays.

L’enquête nationale sur l’état de santé des travailleurs

Le ministère du Travail japonais a conduit des enquêtes sur l’état de santé des travailleurs en 1982, 1987 et 1992. Dans l’enquête de 1992, 12 000 entreprises privées employant au moins 10 salariés ont été retenues et 16 000 de leurs salariés ont été choisis aléatoirement sur l’ensemble du pays par branche d’activité et par catégorie professionnelle. Les questionnaires ont été adressés à un représentant par site qui a ensuite procédé à la sélection des participants.

Au total, 65% de ces salariés se plaignaient d’une fatigue physique imputable à leur travail habituel et 48% de fatigue mentale; 57% des personnes ont déclaré que leur activité ou leur vie professionnelle était source d’anxiété, de préoccupation ou de stress. La prévalence des personnes stressées a augmenté, passant de 51% en 1982 à 55% en 1987. Les principales causes de stress étaient les suivantes: relations difficiles dans l’entreprise (48%), nature de l’emploi (41%) et charge de travail (34%).

Des examens de santé périodiques étaient effectués dans 86% des sites analysés. Des actions visant à promouvoir la santé étaient menées sur 44% d’entre eux: événements sportifs (48%), programmes d’activité physique (46%) et conseils en matière de santé (35%).

La politique de protection et de promotion de la santé des travailleurs au Japon

L’objectif de la loi japonaise sur la sécurité et la santé au travail est d’assurer la sécurité et la santé des travailleurs et de faciliter la création d’un milieu de travail convivial. La loi prévoit que l’employeur doit non seulement respecter les prescriptions minimales de prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles, mais aussi s’efforcer d’assurer la sécurité et la santé des travailleurs sur le lieu de travail en mettant en place un cadre de travail confortable et en améliorant les conditions de travail.

L’article 69 de la loi, telle que modifiée en 1988, précise que l’employeur doit prendre des mesures permanentes et systématiques pour maintenir et améliorer la santé des salariés grâce à des actions pertinentes telles que des formations et des conseils en matière de santé. En 1988, le ministère du Travail japonais a annoncé publiquement des directives sur les mesures à prendre dans les entreprises pour protéger la santé des travailleurs. Ces directives recommandent un programme de promotion de la santé globale adapté à l’état de santé des salariés: activité physique (formation et conseil), informations sur la santé, conseils psychologiques et nutritionnels.

En 1992, le ministère du Travail a publié des directives visant à assurer un cadre de travail convivial. Pour cela, le lieu de travail doit être correctement entretenu, l’environnement doit être satisfaisant, la charge de travail doit être réduite et des salles de repos doivent être aménagées. Des prêts à faible intérêt et des subventions ont été accordés pour permettre l’application de ces mesures dans les petites et moyennes entreprises.

Conclusion

Il n’est pas encore totalement prouvé que le surmenage professionnel puisse être la cause d’une mort subite. D’autres études sont nécessaires pour établir la relation de cause à effet. Pour prévenir le karoshi, il conviendrait de réduire la durée du travail. Au Japon, la politique nationale de santé au travail est axée sur les risques professionnels et sur la prise en charge sanitaire des salariés à problèmes. Une première étape en direction d’un cadre de travail convivial est l’amélioration de l’environnement psychologique. Les examens médicaux et les programmes de protection de la santé devraient être encouragés pour tous les travailleurs, car ces mesures permettront de prévenir le karoshi et de réduire le stress.

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